Si loser m’était conté…

Dire que j’ai procrastiné pour essorer et sécher ce brouillon mouillé début janvier, enfermée à quatre tours, le nez brûlant collé contre la fenêtre d’une maison ensevelie sous quatre mètres de neige québécoise, serait comme de dire que j’avais procrastiné pour finaliser le contrat EDF de mon ancien appartement : si gravissimement vrai que cela suffirait normalement à m’en faire tirer des leçons durables pour le futur. Mais comme disait quelqu’un : « Avec assez de temps, tout peut arriver, statistiquement. »

Assez de pesanteur, place à la légèreté. La neige a fondu, les arbres se sont relevés, les feuilles se sont entrouvertes, timidement. Le printemps tardif a remis son chapeau pour mettre en lumière une sorte d’été, qui nous plombe de sa soudaineté. Les aisselles moites, je nous entraîne pour nous rafraîchir du côté des éditions de la Pastèque, avec La Collectionneuse de Pascal Girard.

Couverture

Dans la vie, Pascal a deux casquettes : il est dessinateur… et loser. À trente-ans, il vient de se faire bazarder par sa blonde, et se retrouve tout naturellement à squatter chez ses meilleurs potes, potes très sympas au demeurant mais récemment devenus parents. Promettant initialement de déguerpir dès qu’il dégote une piaule, il sombre dans la douceur des journées passées à flâner, encombre ses copains des caisses de livres que son ex lui fait livrer, et refuse de se tirer le poil de la main, qui commence à dangereusement prendre le chemin d’une touffe. Alors qu’il furète dans une librairie, il aperçoit une jeune femme voler une bande dessinée : la sienne ! Incapable de la dénoncer et mu par une irrépressible curiosité, il entreprend de la suivre : mais pour quelle raison étrange la jeune rapteuse a-t-elle chouré son œuvre à lui ? De flâneur, Pascal glisse doucement vers le rôdeur.

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Pascal est un loser au grand cœur, un lâche pétri de contradictions, et qui ne cesse de nous faire nous poiler par sa désinvolture : c’est un gentil connard, qui s’illustre par son ingénuité (il mouche les enfants qui chialent, s’impose chez ses potes, ne fait que l’ouvrir au travail au lieu de bosser, ou sauve sa peau plutôt que de rattraper un gosse qui se vautre dans la rue…).

Mais le vol de cette jeune femme fait rentrer une autre possible donnée dans le jeu : Pascal, pourrait-il perdre en lose rien que par l’action d’une autre ? Est-ce qu’être choisi, lui, parmi tant d’autres, dans une librairie (de bon goût), n’est-ce pas une victoire, qu’on pourrait lui imputer ? L’univers, peut-il redistribuer la molécule de la win, à défaut des richesses ? La perspective d’être adulé le fait virtuellement rentrer dans un rôle d’importance. C’est là toute la naïveté de ce gentil minable, qui pense avec sincérité pouvoir exprimer son égocentrisme au quotidien ; du côté du lecteur, le personnage de l’auteur-crétin s’en sort sans trop d’égratignures, grâce au contraste offert par la congrégation d’humains unanimes qui le rabroue à chacune de ses bévues. Pascal, c’est une sorte de Gaston qui a la gaffe sociale.

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Et maintenant, si vous me le permettez, un pas de côté, une moulinette, une entorse : un petit mot sur cet archétype, ce parangon de l’artiste en loser, omniprésent dans la bd d’auteurs, qui a pris le pas sur l’image, tant en vogue au XIXe, de l’artiste maudit.

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Cette figure récurrente de l’artiste en loser, si elle n’est pas une invention des blogs-bd, a beaucoup parasité la blogosphère. Certes, elle ne date pas d’hier, et j’ai un exemple en tête – celui de Journal d’un album – où Dupuy croque un portrait de lui-même très similaire, bien que beaucoup plus dramatique du fait de sa dépression. Les artistes ont toujours eu cette tendance à douter d’eux-mêmes, de leur art, de sa (et leur) viabilité (souvenons-nous de l’exemple magistral de Lantier, dans L’Oeuvre de Zola…). Certains sont prisonniers de l’inspiration qui les gagne et les quitte comme une vague incessante, et en nourrissent un sentiment d’insécurité, un manque d’assurance global. D’autres sentent qu’ils sont aussi prisonniers du regard des autres, de l’opinion d’autrui, et que d’eux dépend leur survivance, d’un point de vue esthétique, social et économique (encore récemment, je lisais sur ce besoin destructeur chez Virginia Woolf ou Sylvia Plath, qui les mena toutes les deux à en finir). Il y a donc une certaine généralisation de l’auto-dénigrement et du manque de confiance en soi chez les artistes.

C’est comme si cette simili-vérité avait explosé dans les années 2000, avec l’avènement des blogs : tout à coup, des dizaines, centaines de personnes, avaient la possibilité d’exposer leur talent et leur pratique sur Internet et les présenter au jugement immédiat de chaque internaute-badaud, lui-même enhardi par la protection offerte par l’écran, pour déverser tout ce qui lui traverserait la caboche. On se retrouvait soudainement face à une moultesse de louanges peu développées, et une kyrielle de commentaires négatifs, critiques détaillées ou avis « éclairs », participant de cette mise en fragilité de la persona du dessinateur. En parallèle, ce dernier décidait de quand même exposer beaucoup de sa vie en dessins, parce qu’il découvrait que cette fenêtre offrait une respiration à la solitude de son atelier. Et je crois que cette prolifération des blogs a engendré ces déclinaisons presque infinies qu’a connues la figure du dessinateur/loser – un quasi-réflexe de blogueur à un moment donné – se voulant le reflet de monsieur Toulemonde (« Je dessine comme un dieu, mais au fond je suis comme vous, parlez-moi et je vous répondrai. »), si populaire chez les internautes et les lecteurs.

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Je ne connais pas des masses Trondheim, mais il me semble que c’est l’une des figures les plus importantes de ce « courant ». Pourtant, j’ai également avalé plusieurs volumes des Petits riens début janvier, et j’en suis ressortie avec un avis très mitigé, notamment pour l’épuisement de cette persona-là, qui m’a paru être parvenue à son terme sous sa plume. Sorte d’adulescent dépassé, le dessinateur se met en scène comme le quarantenaire qui n’a pas tout à fait passé l’arme à gauche de l’âge adulte, mais qui n’est pourtant plus un djeun. Il se montre grandi (une petite famille, une maison, du calme) mais toujours un peu farceur, néanmoins allergique aux vieux cons et un poil misanthrope. Pourtant la lecture des Petits riens ne montre plus grand chose de contestataire, tout juste un ennui généralisé, une appréciation de sa situation mêlée aux regrets nostalgiques de temps plus fous, d’une époque plus lose. Il agite parfois le spectre du loser pour le loser, sans qu’il ne le soit plus vraiment ; une persona vieillie et stagnante dans le fond et la forme, un moi complaisant et plaintif, sans véritable substance neuve à extraire.

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Dans la série des simili-loosers qui se mettent en scène, le récit jouant de Pascal m’a paru plus pertinent, plus étoffé, tandis que les petits rien de Trondheim avaient un parfum d’ennui et de rien, malgré un titre avisé, qui mouline néanmoins pour l’antithèse. Pascal est fauché, il squatte, dépend de son manque d’activisme : il s’égratigne en dessins. C’est un pauvre type du genre à s’enfoncer, cumulant les tuiles, énervant la terre entière… Mais qu’on ne peut pas s’empêcher d’affectionner. Dans La Collectionneuse, Pascal Girard se sert de sa persona de loser comme d’un tremplin humoristique et dramatique : la critique envers lui-même est bien là, teintée de délicieuse auto-dérision et de mise en scène. C’est fait dans une simplicité désarmante.

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Pour conclure et inviter à découvrir ce sympathique récit, c’est l’occasion de se promener dans le Mile End, ce quartier de Montréal cher à Girard, qui abrite artistes et hipsters. On apercevra, au détour d’une page, un petit clin d’oeil au Wilensky’s ou encore à la librairie Drawn & Quarterly.

Table exposition

Petite mise en abîme, avec la version traduite chez Drawn & Quarterly, exposée dans leur librairie du Mile End.

Canigraphia

En 1931, Virginia Woolf ressort essorée de l’écriture des Vagues, une œuvre que Wikipédia – toujours prompt à nous surprendre – décrit comme « chargée d’émotions », mettant en scène « des facettes de conscience illuminant le sens de la continuité ». Comme une œuvre épuisante en termes de confection créative, introspective et narrative. Une fois le point final porté au dernier ressac de cette longue journée, elle consacre ses après-midis, déployée dans l’herbe, à parcourir les lettres d’Elizabeth Barrett Browning, dans lesquelles celle-ci expose au grand jour les facéties de son compagnon bien-aimé : Flush.

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Il n’en faut pas plus à Woolf pour concocter un projet d’écriture, la biographie fictive du beau toutou d’Elizabeth Barrett Browning. Au travers du récit de la vie de Flush, nous sera donné d’apercevoir les grandes lignes de celle de la poétesse victorienne. On notera toutefois que les détails sont menus, souvent sous-jacents et que l’on demeurera tout à fait confondu de découvrir la paralysie psychosomatique qui tint la jeune fille dans un emprisonnement domestique, gardé par un père tyrannique, ce cerbère protecteur désirant barrer les aspirations matrimoniales de sa progéniture. C’est également avec beaucoup d’étonnement que j’ai compris que la rencontre et le mariage d’Elizabeth et de Robert Browning ont eu lieu dans la quatrième décennie de la jeune fille, qui commençait à se faire vieille bicoque, selon la probité de l’époque. Après Mary Wollstonecraft Godwin, enlevée par le romantique Percy Bysshe Shelley, voici un autre couple de poètes qui se la joue têtes brûlées. Quel feu consume de l’intérieur ces flegmatiques britons !

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Le bel épagneul cocker roux fait l’apprentissage de la grande vie Londonienne, où le rang est un concept qui s’applique à la race canine. À la ville, Flush est bien conscient de ces différences sociales. La « pureté » d’un chien est jugée d’après le nombre de croisements, de segments que ses pigments ont connus. On ne l’y prendrait pas à frayer avec un bâtard de rang inférieur et son poil luisant lui vaut jusqu’à l’admiration des contrebandiers, qui le dérobent à trois reprises à sa maîtresse désemparée, moyennant rançon. Mais outre ces quelques mésaventures, qui dressent indirectement le portrait de la ville et de sa gentrification, c’est le quotidien de Flush que l’on suit avidement, son appétit, ses envies de gambader, son envie d’aboyer. On aperçoit les gambettes et comme lui, l’on est pris du désir soudain de les croquer à pleines dents.

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L’écriture de Woolf est un régal d’humour, de contournement des codes littéraires, un patchwork de styles. Ouvrant son récit sur des considérations historiques et hagiographiques sur l’origine du mot et de la bête épagneule, elle alterne ensuite entre un mode classique de narration biographique, des passages où le point de vue animal de Flush sur la vie détonne et rend l’histoire de sa vie particulièrement non-importante et passionnante grâce au panache de sa phrase, et des expérimentations humoristiques. Elle profite notamment d’une note à propos de la fidèle dame de compagnie de Miss Barrett, Lily Wilson, qui l’accompagna dans ses heureuses infortunes, pour préciser qu’il y a là une protagoniste secondaire bien mystérieuse dans la biographie de la poétesse, avant de s’aventurer en aparté de fin de volume à retracer l’existence de sa domestique, en comblant les blancs de suppositions tantôt méthodiques, tantôt romanesques.

Et entre les lignes, l’on peut retracer l’existence confinée d’Elizabeth. Enfant chétive, toujours allongée sur son fauteuil, dans la pièce du fond, les rideaux tirés, le lierre épaississant la brique. L’air vicié de la demeure la tient pour si fragile qu’il ne faut pas l’exposer au moindre courant d’air. Bien calé à ses pieds, entre ses jambes, sur ses genoux, ce gourmand et patapouf de Flush, qui termine goulument ses plats à peine effleurés, lui tient une compagnie fusionnelle.

C’est cette présence qui atteste des changements lents qui se font dans le quotidien de la jeune Miss Barrett. Un visiteur, qui vient occuper l’espace et l’attention précédemment dévolus au soyeux Flush. Un monsieur, venant lui tenir converse, d’animés colloques, qui n’est autre que Robert Browning, fameux poète, qui finira par entraîner Elizabeth dans un mariage secret, et dans une fuite vers l’Italie – d’abord Pise, puis Florence – où leur couple s’établira durablement, en recherche de belles et chaudes journées, exilés loin de leurs familles aliénées.et.antes.

Je conseille fortement la traduction agréable du Bruit du temps, qui a également fait paraître les Sonnets portugais de Barrett Browning. J’ai en tête un superbe passage sur la vision canine qui s’établit entièrement au travers de l’odorat de Flush. Dans son style inimitable, l’écrivaine prétend que saisir les subtilités et spécificités de cette vision est impossible aux hommes et à leurs mots, incapables de rendre la richesse de ce sens que l’on n’utilise qu’avec parcimonie ; avant de démontrer son talent de poétesse désentravée en livrant une superbe description de la compréhension olfactive du monde de Flush. On est conquis !

Monstrueux créateur

Nous voici déjà en mars et quelle désertitude sur Fichtre ! Heureusement pour moi, le 8 mars est la journée de la femme, et compte-tenu de mes quelques lectures féminines depuis le commencement de l’année du singe, il était absurde de ne pas saisir cette occasion au vol ! J’ouvre donc le bal de cette journée féminine avec la présentation du célèbre best-seller de Mary Shelley : cela tombe bien, car si l’on regarde la biographie de Mary, elle n’en a pas beaucoup fréquenté de bals, il était sacrément temps de lui rendre justice.

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Mary Shelley, fille de la célèbre mais non moins trépassée dans la misère absolue (ce que l’on nomme dans les salons littéraires le « syndrome du personnage zolien »), Mary Wollstonecraft, auteure britannique de la Déclaration des droits de la femme et d’un papa inconnu au bataillon. Shelley n’a côtoyé le brillant esprit de sa mère qu’à peine 1 mois, ce qui, a priori, lui a porté chance puisque le fameux William Godwin prit l’infant sous son aile dès sa naissance, lui donna son nom, ses ressources, son éducation humaniste, et en fut remercié par la très fameuse fugue de Mary, partie s’éloper à 17 ans, en compagnie d’un homme marié (chassez le naturel…). L’homme marié était quand même un poète lui aussi très fameux (Percy Bysshe Shelley, je vous le donne en mille), bien plus âgé, dont la femme esseulée finit par se suicider, permettant à Mary et Percy de revenir de leurs trois ans d’exil et de vie amorale dans les Alpes à leur Angleterre natale et de sceller leurs amours impures par une bénédiction tardive. Percy claque six ans plus tard (eh oui, tout ça pour ça) et Mary vécut jusqu’à l’âge de 53 ans. Nous résumerons cette biographie par l’équation suivante : 8 ans d’innocence + 9 ans de romantisme + 27 ans de veuvage solitaire = une vie de Mary Shelley.

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Pourtant, de ces années tumultueuses, d’errance en Europe, de paysages suisses, italiens, français, de fréquentation des grands amis poètes, scientifiques, intellectuels de Percy, est née son œuvre, guère très conséquente, mais bel et bien marquante. On se doute néanmoins depuis le début de ce billet, que je ne vais pas bavasser de Mathilda ou même du Dernier homme, mais bien de Frankenstein.

Lorsque l’on songe au gothique, il est difficile de ne pas voir certaines images et certains noms, s’imposer d’entrée sur l’écran de la conscience. Des landes désertes, venteuses, lugubres ; des ronces et des robes en dentelle blanches qui s’y accrochent et s’y effilochent ; des héros ténébreux, sinistres, auto-destructeurs et des héroïnes effrayées, sursautant à tous les coins de page, recherchant l’asile d’épaules solides et réconfortantes. C’est d’ailleurs ce qu’évoquent pour moi les romans d’Ann Radcliffe. Et puis il y a les gothiques plus ésotériques, comme Le Moine ou comme Frankenstein.

Frank cover

Le récit en quelques lignes : Victor Frankenstein est sauvé, lors d’une expédition glaciaire, par l’embarcation d’un scientifique, alors qu’il est sur le point de se congeler dans son traineau. Tandis qu’il recouvre la santé et qu’il souhaite mettre en garde son sauveteur, en lequel il reconnaît la fureur de la connaissance qui l’habite, il entreprend de conter son histoire. Son histoire est longue et complexe, et aussi longue : après une enfance très heureuse, il traverse une crise d’adolescence au cours de laquelle il s’amourache des sciences occultes (la philosophie naturelle). De cette crise bien classique, Victor prend sur lui d’en faire un tintamarre qui sort du lot. Il a une tendance à succomber au narcissisme, et très vite, cette passion tourne à l’obsessionnel. De cette obsession nait (s’emboîte) une créature, faite de bouts de jambon et de soubresauts électriques, qu’il renie deux minutes après l’avoir assemblée (« been there, done that »). Des années plus tard, des crimes sont mystérieusement commis et Victor prend sur lui de traquer sa créature et de mettre un terme à ses forfaits.

… Que de sentiments et d’exclamations ! Car le docteur Frankenstein est un homme du sentiment, en proie aux tourments de l’âme. Une grosse victime ce Vico. Tourmenté d’être enchaîné à ses passions, tourmenté de délaisser ses amis et sa famille (qui attendent tant de lui), tourmenté d’être vicié, tourmenté par le mal perpétué par sa créature… Rien dans la vie ne lui apporte du soulagement. Et il traquera cette bête, qui devra payer pour l’ensemble de ces tourments, quand bien même cette créature est surprenamment articulée. Lorsque le lecteur connait enfin le plaisir de la rencontrer et d’entendre sa parole, raisonnée, précise, structurée et juste, Victor apparaît comme un summum du moi exalté dans ses passions.

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Car Frankenstein est un monstre d’égocentrisme. La créature est un kyste, un égokyste, vide de substance, rempli de Totor. Le papa se désolidarise complètement de son engeance. Victor est quand même bien beaucoup obsédé par lui-même, et on se fait la réflexion qu’il n’y a d’ailleurs qu’un type égocentrique comme lui pour faire un bébé tout seul, le lâcher dans la nature, et lui mettre sur le dos toute la douleur du monde, y compris la sienne, sans lui avoir jamais adressé la parole. Pour un scientifique, tout ça revêt comme un drôle de goût de manque d’objectivité.

Il est pourtant virtuellement responsable pour tout ce qu’a perpétré sa créature. La question de la responsabilité n’est pas simple dans le roman. Le monstre accuse son créateur égoïste, qui l’a mis au monde pour sa seule satisfaction et ne s’est pas occupé de l’élever, le protéger, le guider. Frankenstein, quant à lui, se flagelle très bruyamment, mais c’est là encore son moi égotiste qui s’exprime et qui jouit de la souffrance ; qui s’incarne dans le blâme, pour la noblesse du sacrifice (bonjour flagellation judéo-chrétienne). Car au fond, il fustige uniquement la monstruosité de sa créature, qu’il considère comme l’antéchrist, avec lequel il ne faut pas converser (la créature est maudite, vile et pécheresse du simple fait d’exister). Frankenstein fuit toutes ses responsabilités, il n’y a que ses « passions » ardentes qui le guident dans ses actes, et ses actes de gentillesse ou de charité sont toujours tournés vers lui-même (qu’il s’agisse de soulager sa conscience ou de se distraire, en aidant les autres). C’est un homme-enfant, enchainé à ses passions, imperméable au monde. Un faible et un couard, qui se raconte des histoires et vit ses actions au travers de visions fantasmatiques. Il agit pour l’image et jouit difficilement du présent et de ce qui l’environne, tant il se projette toujours en avant, son œil posé sur l’horizon qui décline, excité d’en anticiper la nuit.

Victor you are too much

Frankenstein est une lecture distrayante, avec ce je ne sais quoi de désuet pile comme il faut ! Là où mes souvenirs du Moine ou de Carmilla sont plus troubles – trop de péripéties tirées par les cheveux, des histoires aux morales et aux agissements assez vétustes – Frankenstein garde son punch. S’il est, à mon sens, bien en deçà des Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson en termes narratifs et esthétiques, que j’ai en profité pour redécouvrir dans la foulée, il demeure un véritable page-turner, qui se dévore avec beaucoup d’entrain.

Drawn & Quarterly, le mild den

Cela fait longtemps que je n’ai pas causé en badaude, pas depuis l’excursion londonienne où l’on pouvait apercevoir quelques miettes de la merveilleuse baguette littéraire qu’est Daunt Books. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir écumé les recoins ici et ailleurs (j’ai dans ma manchettes quelques cartes, néerlandaise et slovaque) mais il faut croire qu’il fallait un point de chute drôlement puissant pour faire re-démarrer la machine. Mon excursion hivernale à Montréal a enfanté l’occasion.

Le Mile End, ce quartier dit hipster coolos jeunes artistes de Montréal. C’est aussi le quartier juif, le quartier des Dieux du ciel, microbrasserie uber populaire nouvellement installée. Beaucoup d’habitations, quelques magasins de fripes, des bars à ping pong, des cake shops, des galeries antiquaires arty, le Wilensky’s, le Dépanneur café et ses grilled cheese cheddar-mangue-coriandre accompagnés de soupe de patate douce, et deux institutions du bagel : on aime les pretzels vendus sur Fairmount ; mais St Viateur demeure l’enseigne historique du quartier, depuis 1907 (en témoignent les nombreuses coupures de journaux accrochées au mur).

Au 211 avenue Bernard, en plein centre du Mile End, la voici qui pointe le bout de sa devanture, souvent changeante : c’est la Drawn & Quarterly Bookshop, la librairie de la maison d’édition de bande dessinée Drawn & Quarterly. Plus de vingt-cent ans d’existence pour cette maison indépendante, fondée par Chris Oliveros, et s’étant établie comme l’une des mines d’or d’Amérique du Nord. Born and raised in Montréal, la maison édite des auteurs canadiens anglophones, francophones, des auteurs américains et a exhumé des œuvres d’origines les plus diverses. On retrouvera beaucoup de francophones dans son catalogue, ceci dû à son positionnement géographique et sa proximité avec les auteurs et les éditeurs québécois. Parmi ses fers de lance, on retrouve Chester Browns, Chris Ware, Daniel Clowes, Adrian Tomine, Tom Gauld, Kate Beaton, Seth ; Julie Doucet, Julie Delporte, Pascal Girard, Michel Rabagliati.

J’ai un peu craqué mes mâchoires en y pénétrant la première fois. D’autant que c’était le Boxing Day (le 26 décembre) et que pour chaque livre acheté, le second était à – 40 %. Adieu salaire de décembre.

Un samedi midi, rempli. Des clients de tous les âges, anglophones et francophones, écument les étagères.

Un soir de semaine, plus paisible. On peut observer les jeunes libraires geeker silencieusement, semblant parfois flotter entre deux dimensions…

Drawn & Quarterly est une librairie plus ou moins généraliste (un coin jeunesse, un coin fiction, un coin non-fiction, un coin cuisine…), dont le fonds est majoritairement dédié à la bande dessinée indépendante. Impossible d’en faire le tour en moins de deux semaines à s’y aventurer quotidiennement. Les étagères tapissent les murs de haut en bas, les livres sont empilés, dérangés, rangés. Les éditions sont souvent très belles, les libraires prenant soin d’exposer les oeuvres où les graphistes ont eu la main-mise.

Le coin jeunesse est merveilleusement fourni, et on notera naturellement la grande collection de Moomins, ou encore les peluches Pony, conçues d’après le conte de Kate Beaton, La Princesse et le poney. À 30 dollars canadiens la peluche, j’ai été freinée in extremis. Il en aura fallu de peu pour que je ne dévalise pas le magasin d’une manière insensée (non mais une peluche, pourquoi…).

On y trouvera de la fiction et de la non-fiction, avec un choix de belles couvertures mises en avant.


Impossible de s’intéresser décemment aux étagères : il y avait déjà tant à faire avec les livres en exposition sur les tables… Les stars du moment sont indubitablement Adrian Tomine, avec Killing and Dying. Kate Beaton et ses deux volumes de Hark! A Vagrant et Step Aside, Pops bénéficient d’une visibilité assez incroyable, entre sa mise en avant sur les présentoirs et sur le haut des étagères. Tom Gauld n’est pas en reste, figure d’enfant chéri et chétif de la maison, exploité pour illustrer le tote-bag de la librairie et le livre commémoratif des 25 ans de la maison d’édition ; et en dernier clin d’oeil, on note l’édition anglaise de La collectionneuse de Pascal Girard, « Petty Theft ».

Bien entendu, toutes les belles éditions des classiques sont dispersées ici et là. On retrouve les Penguin Drop Caps, les Clothbound ainsi que les Jane Austen décorés par Leanne Shapton, également éditée par D&Q. À ce stade, il n’y a plus qu’à cesser de lutter et se laisser tenter par un élément du décor.

Le plus parfait puits à flânerie.

Fer-battre le macadam en pneige

Paul dans le Nord

Je n’ai pas lu énormément de nouveautés cette année déroulante – aucune en fait, si l’on fait exception du livre de bell hooks que Cambourakis a sorti en septembre 2015 (mais quand même publié pour la première fois dans les années 80…) – aussi j’étais assez contente en finissant Paul à Québec de constater que Rabagliati sortait un nouveau Paul en octobre. La couverture me met immédiatement la puce à l’oreille : on y voit Paul et un copain à lui, couverts des pieds à la tête, guettant l’horizon tandis que leurs deux pouces sont tendus vers la route. Road trip, tabernac !

Auto-stop

Paul va avoir 16 ans et ses parents viennent de déménager. Intégrer une nouvelle polyvalente, se faire de nouveaux amis… La barbe ! Seule une chose lui semble désirable : cette mobylette Kawasaki KE100, qu’il rêve d’enfourcher pour battre le macadam. Mais voilà-ti pas qu’il rencontre Tit-Marc, un grand maigre à la cool attitude, qui va lui faire découvrir le rock, les potes, les road trips et l’amener à ses premières expériences avec ses blondes. Entre l’acné, les déconvenues amoureuses, le pot et les binouzes, les seins et les guitares, Paul traverse sa crise d’adolescence l’air de rien, et en émerge le pouce levé.

Le rêve de PaulPaul et l'acné

Nous sommes en 1976 et Paul est un ado, sacré crisse ! Adieu gmap, gsm et mp3 ; bonjour 45 tours, téléphone fixe et crame directe quand une midinette appelle. Et qu’est-ce que ça sacre dans Paul dans le Nord ! Si la narration rétrospective de Paul est dans un français international, à l’intérieur des bulles, c’est la débandade. Rabagliati se sert des dialogues pour ramener les situations et les personnages à la vie et en 1976 : « Cibole », « Ayoille, ostie d’malade ! », « Calvâsse ! », « Maudite marde »… Ça déménage !

Incartade playlist Paul dans le Nord :

Ginette Ginette

Aut’Chose, « Nancy Beaudoin »

Octobre, « Maudite machine »

Beau dommage, « Ginette »

Garolou, « Germaine »

Offenbach, « Câline de blues »

Lucien Francoeur, « Le rap à Billy »

Tit-Marc fait découvrir le rock

Rabagliati décrit l’état d’effervescence dans lequel on se trouve à l’adolescence, et le regard tour à tour compréhensif, impatient et impuissant des adultes autour. Les sautes d’humeur sont au rendez-vous, les copains sont le sens de la vie et les filles rendent complètement niaiseux. Paul s’amourache et c’est comique : naïf, niais, collant et sans aucun sens de la dignité. Tandis que son père loue le ciel d’avoir un peu de répit et cite la chanson de Sonny James, Young Love, l’œil plus sage de sa mère anticipe la déconvenue. Nous, on se réjouit, c’est l’occasion de voir Paul en slip, roulé en boule dans sa chambre au milieu de ses déchets, à geindre comme c’est pas permis.

Paul et sa blonde

Paul geint

Comme dans Paul à Québec, la sortie de scène a quelque chose de métaphysique, l’auteur usant de plans aériens, la nature se superposant à l’urbain. Rabagliati s’intéresse toujours autant aux espaces et leur transformation. La route et les allers-retours (notamment entre ville et campagne) est le grand sujet de ce tome, facilité dès que Paul fait l’acquisition de sa mobylette tant désirée. Paul est en transition, un peu là-bas, toujours ici, jamais complètement à l’aise dans un endroit comme dans l’autre. Intense dans toutes les circonstances : comme sur son engin pétaradant, il s’agit de progressivement, sans aucun moyen d’accélérer le processus de grandissement, trouver un lent mais sûr équilibre.

Nous pendions dehors

C’est avec un grand plaisir que je clôture mon année 2015 de Bingo, en compagnie de ce livre évasion grand froid. Le sujet – moins dramatique que Paul à Québec – en fait une lecture que j’ai trouvée réconfortante, lue emmitouflée dans mon plaid, une tasse de café bien chaude ou une bière bio bien fraîche sur la table de chevet, selon l’humeur du soir. Un vrai coup de cœur pour ce tome de Paul, qui serait la sortie de scène de son héros éponyme d’après l’auteur.

Tempête de neige

Je m’en vais dorénavant étirer mes membres endoloris, après ce sacré sprint de fin d’année dont je ne me croyais pas capable en commençant mon programme de rattrapage courant octobre. Je m’en vais mettre le nez dehors, renifler du flocon, humer du sapin… Et je vous souhaite à tous un merveilleux mois de décembre et une belle et lumineuse fin d’année 2015.

Vivre et mourir en Belle-Province

Paul à QuébecEn 2000, Paul est un jeune papa : il vit à Montréal avec Lucie, sa blonde, et Rose, leur petite fille. Paul à Québec est l’occasion de s’éloigner de la capitale et d’aller dans l’arrière-pays, rendre visite à sa belle-famille et son esprit communautaire, débonnaire, de camp de vacances. Oui mais voilà : Roland Beaulieu, son beau-père, est mal en point. Un cancer de la prostate le ronge et il est incurable. La famille toute entière se mobilise et accompagne les derniers mois de Roland.

Paul à Québec - changements urbains

Paul à Québec - crottes

C’est vrai que ce tome de Paul aurait pu s’appeler la Chanson de Rolland : après La Tendresse des pierres, un deuxième livre illustré sur les derniers jours d’un bon papa, me revoici dans le thème du deuil (décidément…). On y suit le quotidien de la petite famille de Paul, leur déménagement dans une maison de banlieue de Montréal, l’achat d’un chien, ainsi que les tribulations de la première connexion à un modem Internet (passage extrêmement drôle de ce tome !). Le tout rompu par quelques excursions chez les beaux-parents, avant que l’état physique de Roland ne devienne trop critique et qu’il faille l’installer dans une maison de fin de vie – un centre gratuit qui ne peut accueillir que dix personnes à la fois, dix personnes… en fin de vie.

Michel Rabagliati raconte cela avec beaucoup de délicatesse, de sensibilité, alternant un ton grave et léger, mais jamais mélodramatique, toujours plein de retenue. La langue est un vrai régal, et on a même le droit à quelques particularismes purement Québecois, made in Québec City. Car non, ces beaux-provinciaux ne prononcent pas tout pareil ! Et ils ne soupent pas pareil : à Québec, on met du beurre sur ses croutes de pizza. Pis ça cause Québec libre, han ouan.

Send Simonac !!!

Paul à Québec reste un livre où le portrait qui est fait des gens donne foi en l’humanité : tout n’est pas tout blanc, loin de là, les gens s’énervent (parfois les uns contre les autres), il leur arrive de rien n’avoir à se dire, d’alterner des moments intimes avec des moments d’éloignement… Mais au bout du compte, tout le monde s’unit face à la catastrophe imminente : tout le monde se rend disponible, aussi longtemps qu’il le faut, les trois filles finissent par installer des matelas au sol dans l’établissement pour rester aux côtés de leur père, une foule considérable se mobilise pour lui rendre visite avant l’issue fatale. La fin graphique, très lyrique, met l’accent sur le renouvellement dans le cycle de la vie, et on referme le livre avec un sentiment fort, l’impression qu’il y a de la compréhension dans l’acceptation. Une impression similaire à celle que j’avais eue lorsque j’étais sortie du cinéma, après avoir vu Vers l’autre rive cet hiver (que je continue de chaudement recommander).

Pour prolonger l’excursion dans l’univers feel good de Rabagliati, Paul à Québec a été adapté en film et est sorti dans les cinémas en septembre (le tiseur a cette douceur naïve et acidulée qui fait passer un bon moment sur son canapé, mais il faudra quand même reconnaître avec une once de médisance et une cuillerée de suffisance que son adaptation se gaufre un peu dans le sirupeux).

Paul à Québec - enfants et neige

Paul à Québec, de Michel Rabagliati, 2011 aux éditions de La Pastèque.

Ain’t We All, a Woman?

bell hooks~Couverture

Je venais de lire Les Féministes blanches et l’empire, et je songeais qu’il serait bon de diversifier un peu mes lectures. Mais au lieu de ça, j’ai opté pour un livre qui vient compléter, éclaircir et dépasser la tentative de Évanjée-Épée et Belkacem. L’ouvrage de bell hooks (qui s’écrit sans majuscule, comme ee cummings), publié en 1982, parcourt l’histoire des États-Unis, depuis le rapt des Africains en vue de la traite qui allait être institutionnalisée dans l’Amérique des premiers temps, jusqu’au mouvement des droits civiques. Il est, en de nombreux points, plus clair, plus développé, plus concret, que les propos des éditions La Fabrique, quand bien même ils partagent un sol commun. Quand le dit-essai était uniquement à charge, le livre de bell hooks va plus loin et explique longuement les origines de ce racisme et du sexisme à l’encontre des Africaines-Américaines, détaille les spécificités de toutes leurs émanations et leurs émanateurs, et propose une voie réflective pour en venir à bout. Et par-dessus tout, hooks ne s’attarde pas seulement sur des événements historiques, elle plonge dans le conscient et l’inconscient collectif pour désamorcer les mécanismes racistes et sexistes qui se mettent en branle malgré nous.

La raison de hooks pour ce projet : presque aucun écrit n’existe sur la condition des femmes noires. Sur la condition des femmes, oui, sur celle des hommes noirs, oui, mais rien sur elles-mêmes. Or, hooks commence par statuer la double oppression qu’ont subie les femmes noires : le racisme, de la part des hommes et des femmes blancs, et le sexisme, de la part des hommes noirs et des hommes blancs. Et ni l’une, ni l’autre, ne peut être hiérarchisée au-dessus ou en-dessous. Elle rapporte longuement comment les hommes noirs ont essayé de les rallier à la cause des droits civiques – quand seuls les hommes étaient inclus comme bénéficiaires de ce combat – et comment les femmes ont tenté de les rallier à la cause féministe et suffragiste, quand de fait uniquement les femmes blanches étaient concernées par les luttes. Ce dernier fait est mis en lumière avec le récit des féministes se désolidarisant des femmes noires lorsque les hommes noirs obtiennent le droit de vote avant elles.

bell hooks 2
Une photo pimpante de hooks, pour détendre l’atmosphère

C’est un livre qui me parait important, parce qu’il fait comprendre un concept, un fait, un phénomène, perçu mais pas souvent clairement appréhendé. Et même après la lecture du petit essai Les féministes blanches et l’empire, des interrogations et des doutes perduraient, dans mon cas précis, ce peut-être à cause de la méthode employée par les deux co-auteurs. Dans son livre, hooks prend un temps infini pour développer chacune des idées, elle prend le temps d’y revenir, d’en montrer les racines et les ramifications, avec une population qui certes n’est pas la nôtre, mais qui rend — par le biais de l’Histoire américaine — la démonstration plus probante. Et j’ai pris pleinement conscience que lorsque je m’identifiais au féminisme, le mouvement qui m’avait précédée et qui a semé les graines de notre libération aujourd’hui, était un féminisme indubitablement blanc, de classe moyenne. Et les combats auxquels je peux m’identifier aujourd’hui qui sont proches de ma condition (le sexisme ordinaire, le manque de parité, d’égalité des salaires, la sémantique…) sont à l’évidence blancs et moyens (dit comme ça…). Ce n’est pas une réflexion facile, car la France a traditionnellement beaucoup nié ce concept de « race », l’étiquetant comme raciste, et à l’inverse des États-Unis, ayant porté le discours du « il n’existe qu’une seule race : la race humaine » (considérant que le mot race était l’apanage de la rhétorique raciste et haineuse), qui s’il n’est pas faux, empêche toute discussion nuancée sur le sujet.


Je prends également le temps de cet espace pour livrer une vulgate de sa thèse :

Sexisme et vécu des femmes noires esclaves

Le premier chapitre traite des origines de l’esclavage jusqu’aux années précédant la guerre de Sécession. hooks rapporte dans un chapitre édifiant comment les femmes ont été doublement victimes de l’oppression, comment toutes les croyances sur l’oppression des hommes noirs perpétrées dans les écrits et témoignages ont complétement occulté leur oppression.
Comment soit-disant l’esclavage a emasculé les hommes noirs : elle remet en cause toute la rhétorique visant à parler d’émasculation et de féminisation des hommes noirs, quand en réalité, il s’agissait de la masculinisation des femmes noires. Les hommes noirs étaient dans les champs, mais n’excutait aucune tâche domestique ; tandis que les femmes noires exécutaient les tâches domestiques, mais travaillaient également dans les champs de coton, travail que les femmes blanches n’exécutaient pas car réservé aux hommes. Jamais il n’a été question dans les champs pour un homme noir de prendre un statut stéréotypé d’homme, c’est-à-dire de prendre la défense ou les tâches exécutées par les femmes noires.

Elle disserte longuement sur l’oppression sexuelle, la volonté des maîtres d’augmenter leur nombre d’esclaves et d’obliger les femmes africaines à procréer sans interruption, là où elles étaient habituées en Afrique à alléter pendant deux ans, afin d’espacer de trois ans chaque grossesse (sans rapport entre). Elle revient sur le fait qu’au XIXe siècle, la vision de la femme (blanche) change avec l’ère victorienne et cette dernière devient l’ange dans le foyer, la vierge Marie, la pureté. Beaucoup de femmes embrassent alors cette image, qui les font passer de pécheresse à sainte, et leur permettent de mettre de côté une sexualité qui pour beaucoup est oppressante. Le glissement est opéré vers les esclaves noires, qui revêtent alors les habits de la prostituée. Esclave noire devient synonyme d’esclave sexuelle, menant à un viol institutionnalisé dans les plantations, cautioné par moult femmes blanches, qui ont intériorisé la croyance de l’infériorité féminine des noires.

Origine et survol des mythes et préjugés/croyances urbaines

Dans son chapitre relatant de la dévalorisation perpétuelle de la féminité (womanhood) noire, hooks étaye sur les préjugés avec lesquels le commun des Américains fait son quotidien : la Jézabel, la Sapphire (qui a donné son nom à l’écrivaine), les mulâtresses, la Tante Jemima… hooks déconstruit les mythes et clichés, et revient sur le processus historique par lequel ces mythes ont été institués, mythes mis en rapport avec les relations interraciales (un homme noir en couple avec une femme blanche s’élève et est critiqué de façon virulente ; tandis qu’un homme blanc avec une femme noire s’abaisse, et échappe à la critique, ce dernier ne mettant pas l’ordre dominant en péril).

La double oppression raciste et sexiste

hooks revient sur les mouvements de libération et d’émancipation noires qui ont été largement sexistes, en démarrant depuis Frédéric Douglass et en terminant par Malcom X. Ce dernier se positionne ouvertement pour un patriarcat où la femme serait cantonnée aux tâches domestiques et n’interviendrait pas dans le débat public. L’homme noir luttant pour ses droits désire avant tout avoir les mêmes droits que l’homme blanc, le même statut et la même relation de pouvoir à l’égard de la femme. Lorsque la femme noire élève la voix, elle est accusée de double émasculation.

Et les femmes noires elles-mêmes, n’ayant longtemps pas bénéficié de la protection des hommes puisque devant gagner leur croûte, se défendre elles-mêmes – les hommes noirs avaient leur propre fardeau à porter – ont fini par se placer aux côtés des hommes noirs dans ce sexisme. Dans la volonté consciente ou inconsciente d’accéder à un statut similaire à celui de la femme blanche, d’échapper aux clichés de la femme hystérique, émasculatrice, colérique ou perverse, elles ont accepté et renforcé l’installation d’un sexisme noir. Protégées par « leur » homme, elles se sentent enfin la possibilité d’échapper au cliché de masculinité qui leur colle à la peau. Elles peuvent adopter l’image de la féminité respectée, l’ange dans le foyer, cette gardienne du temple domestique qui n’aurait pas à mettre la main à la pâte.

En filigrane et sceau de bonne qualité, le récit que Linda Brent fait, dans son autobiographie Incidents in the life of a slave girl (traduit en France par Viviane Hamy, probablement une bonne raison de le relire dans le futur pour madame votre débiteuse), est cité de nombreuses fois. Du reste, pas grand chose de dit en français sur le livre ou son auteure, malgré le fait que bell hooks, aux côtés d’Elsa Dorlin, Angela Davis, Audre Lorde and co, soit un classique du féminisme noir aux États-Unis. La Fabrique et Aden publient d’ailleurs au presque même moment Angela Davis, mais Aden semblant avoir fait récemment faillite – puis re-surface – ne rend pas les choses faciles pour dénicher le recueil d’essais originellement prévu pour octobre…

La traduction opte pour une langue proche de celle des nouvelles sciences humaines et sociales, conscientes du manque de neutralité intrinsèque aux genres du français. Elle utilise le point médian quand le terme inclut hommes et femmes, le pronom « iel » et « iels » à la place « il », « elle » et « ils », elles-mêmes et eux-mêmes deviennent « elleux-mêmes », « celles » et « ceux » deviennent « celleux ». Le texte prend ainsi une forme moderne, frappante. Les notes de bas de page de la traductrice parsèment le livre et s’avèrent très précieuses, on y apprend ainsi la différence entre le task system et le gang system, entre un planteur, un négrier, un régisseur et un conducteur d’esclave ou encore la notion d’indentured servant

Il y a des longueurs, où hooks ressasse la thèse de son ouvrage, mais si l’on s’intéresse à l’histoire des femmes, c’est un livre essentiel : hooks a écrit des manuels, grands classiques des Black, Women’s et Gender Studies aux États-Unis. Ce serait folie que de passer à côté de cette sortie de notre côté de l’Atlantique et de la Manche, grâce au travail de Cambourakis.

Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, de bell hooks, 2015 pour l’édition de Cambourakis.

L’immaculée conception du féminisme

C’est la première fois de ma vie que je m’attaque au sujet du féminisme raciste (avec non pas un, mais deux livres) et j’en suis ressortie plutôt chamboulée. Je commence avec un petit essai un peu explosif ; un livre controversé, au vu de la kyrielle de débats nés suite à sa publication.

Il est ardu de résumer son contenu, dont voici approximativement la thèse. Partant des débats autour de la loi contre le port du voile à l’école en 2004, Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem reviennent sur tous les points qui ont vu les politiques utiliser le féminisme à des fins racistes, afin d’instrumentaliser l’opinion. Sous couvert de défendre la liberté d’évoluer et de penser des femmes, il s’agissait en fait de s’attaquer à des points d’ancrage majoritairement culturels ou religieux, sur des territoires urbains bien définis comme les cités ou dans les anciennes colonies, afin d’asseoir des politiques à visées raciste et impérialiste.

Son premier auteur, Félix Boggio Éwanjé-Épée, est présenté comme un étudiant en philosophie de 22 ans et membre du parti NPA, tandis que Stella Magliani-Belkacem est la secrétaire de rédaction de La Fabrique, maison d’édition d’Éric Hazan, constituée d’une poignée d’individus (principalement lui-même, Magliani-Belkacem accomplissant la majorité du boulot d’édition, et un graphiste) et éditant des essais très engagés.

Féministes blanches

C’est le livre le moins clair que j’ai lu cette année, car les thèses de ce féminisme blanc à visée impérialiste et à but / conséquence raciste, sont assenées à grands renforts de rhétorique plutôt rouge que blanche, beige ou noire. Si bien qu’on se demande parfois si ça se finit pas en entourloupe… Car à tant user de termes généraux et génériques, à clamer, asséner, vilipender des traits politiques, on en vient un peu à s’interroger sur une démonstration qui aurait été plus efficace si plus classique dans son historisation. On a là un papier fulminant, qui manque souvent de dates et de faits, ou qui fait l’impasse sur eux. Si bien que les faits relatés paraissent parfois partiels (et partiaux), quand bien même l’atrocité d’un bon nombre d’entre eux est indéniable. Et c’est ce que les auteurs revendiquent dans la présentation de l’éditeur : proposer « non pas une histoire détaillée, mais plutôt un coup de projecteur. »

Un des gros sujets à controverse est venu du chapitre dédié à l’homosexualité, et la valeur « occidentale » qu’il faudrait donner à une telle orientation. Les pays arabes n’auraient, jusqu’au XIXe siècle, pas raisonné en terme d’orientation sexuelle, mais en termes de pratiques sexuelles, aka la sodomie. Il y a donc des sodomites arabes oui, mais pas d’homosexuels, jusqu’à la colonisation impérialiste des occidentaux (… et les lesbiennes dans tout ça ?). Et ce raisonnement se glisse jusque dans les cités et foyers précaires, où l’on n’a pas le loisir de se poser la question de son orientation sexuelle. Une question réservée à des fanges plus aisées…

J’ai donc pas mal surfé, après avoir refermé le livre, et je n’ai pas été déçue sur la quantité d’encre numérique qui a coulé sur ce petit livre : ceux qui s’attaquent à sa lecture ont pris le temps de poser leurs impressions, car les textes sont fluviaux (à l’exception de Serge du Monde Diplo, qui a fait concis). Josette sur Contretemps a voulu réfuter tous les points obscurantistes de l’essai : et la valeur de travail de « recherche » en prend pour son grade, car le manque de méthode est flagrant pour Josie. Pourtant, pas mal de critiques s’attardent à réfuter, tout en précisant que le postulat de départ est non seulement éclairant, mais également nécessaire. Difficile, à partir de ce moment-là, de démêler la querelle de militants/universitaires, à la véritable gageure pour laquelle ce livre passe.

J’en suis sortie un peu interdite, et manquant de bases pour saisir tous les tenants et aboutissants, mais il est certain que nous avons besoin de plus de publications explorant et abondant dans ce sens-là.

Les féministes blanches et l’empire, de Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, éditions La Fabrique, 2012.

Écrire libre

Passion simple

Pendant trois ans, Annie Ernaux n’a rien fait d’autre qu’attendre un homme. Ses deux enfants sont grands, son travail d’enseignante et d’écrivaine occupent le plus clair de son temps. Et au beau milieu de sa trentaine, Annie Ernaux tombe les genoux en avant : c’est un diplomate, un homme marié, qui voyage, et qui la voit exclusivement chez elle. C’est lui qui la contacte, toujours, par téléphone. Si elle est là, il vient. Si le téléphone sonne en son absence, c’est tant pis. Son être et son esprit se soumettent corps et âme à cette passion.

Tout ce temps, j’ai eu l’impression de vivre ma passion sur le mode romanesque, mais je ne sais pas, maintenant, sur quel mode je l’écris, si c’est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu’elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou procès-verbal, ou même du commentaire de texte.

Il y a donc d’une part, la situation, celle d’une femme dont on a pitié, qui vit en autarcie dans ses pensées ne trouvant qu’une seule cible toutes ces années ; d’autre part, le projet d’écriture, cherchant à déterminer quel mode d’expression peut convenir à ce récit, qui ne soit ni le mode sentimental, ni le mode pornographique, qui constitue l’introduction de son livre. Passion simple se situe dans la droite lignée de sa tentative d’écrire au couteau : retranscrire les choses telles qu’elles sont, en échappant à une classification sociale, à la morale, au jugement. D’exposer au plus vrai. Un exercice d’écriture influencé par l’écriture de Camus : la simplicité pour la vérité.

annie-ernaux

Elle décrit son comportement sans fioriture : et ça ne donne pas envie, autant le dire d’emblée. Elle ne garde aucun souvenir de ces années qui ne soit pas lié d’une façon ou d’une autre à cet homme, se rend d’une disponibilité à toute épreuve, ne demande pas de compte. Mais le tout est dénué de sentimentalisme : et on s’aperçoit que ce que cherche Ernaux, c’est un lieu de description entre les genres, trouver une brèche parmi le paysage de genres qui existent pour relater cet épisode. Le pornographique ? non. Le sentimental ? non plus. Ernaux se retrouve coincée entre plusieurs comportements contradictoires : son comportement et sa condition, sa conscience. L’écriture cherche à mettre par écrit quelque chose qui jusque-là a dû obéir aux codes de l’écriture féminine.

Un livre faussement simpliste, dont l’intérêt émerge en s’attardant sur la démarche et sa forme, car rien n’est anodin chez Ernaux qui construit une œuvre dans son ensemble. Il reste que je ne conseillerais pas celui-ci pour ceux et celles qui souhaiteraient découvrir l’auteure (plutôt La Honte ou L’événement).

Passion simple - Annie Ernaux ld

Quelques parallèles et renvois entre les couvertures Folio d’Ernaux

Passion simple, d’Annie Ernaux, paru en 1991, poche chez Folio.

Holy fête et la folie en tête

Bienvenue en Alabama en1918, dans la petite ville de Montgomery, où Zelda Sayre est la reine du pétrole. Fille de juge, petite fille de sénateur (et d’esclavagiste), un passe-droit lui est donné pour tout : ses caprices, ses sorties, ses amis et petits amis. Pourtant c’est un soldat yankee sans le sou, Francis, de passage dans la ville, qui va ravir son cœur. Contre l’avis de ses parents, qui la renient, elle quitte sa province natale en 1920 pour nocer cet écrivain fêtard et soûlard, qui l’entraîne à New-York en pleine prohibition, puis en Europe, sur le bassin méditerranéen et à Paris. De retour à New-York en 1930, leur couple se déchire après une décennie d’altercations conjugales… et Zelda finit par errer d’hospice en hospice, où elle croupit entre les mains changeantes de divers psychiatres.

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On ne présente plus le couple Fitzgerald et ses frasques, emblématiques de l’ère jazzy du New York après-guerre, puis de la Lost Generation expatriée à Paris. Ils se sont un peu aimés, ils se sont beaucoup détestés. Francis était un homosexuel refoulé, Zelda fut beaucoup abusée (physiquement, mais aussi psychiquement), s’est vue internée et interdite toute activité créative (outre la peinture), et a terminé dans la dèche et l’oubli. Du pain béni pour la fiction !

Et pourtant. Ce roman de Gilles Leroy, Prix Goncourt 2007, m’a beaucoup déçue et exaspérée : en vérité, après avoir engouffré Kiki de Montparnasse et trouvé le projet, la forme et le fond, à la fois maîtrisés et décoiffant, je dois dire que j’attendais beaucoup plus de cette incursion – certes subjective – dans la vie et la peau de Zelda Fitzgerald. Assez rapidement cependant, il s’avère que la forme « expérimentale » est brouillonne, la narration bancale. Il y a comme une paresse d’écriture, une histoire qui se repose sur l’intelligence du lecteur pour établir les liens : pourquoi pas, en principe, mais en l’état, cela permet à l’auteur de faire l’économie de la contextualisation ; et sans la maîtrise narrative nécessitée pour cette pirouette, le récit tourne au cafouillage. La voix de Zelda est au-delà du plaintif, c’est un geignement interminable… Et Leroy se sert de Zelda comme d’un puits à fantasmes, un toboggan sur lequel faire glisser ses imaginations d’écrivaillon qui croit avoir percé la psyché féminine. Spoiler alert : le niveau de complexité psychologique est inouï. Qu’en est-il de destruction intérieure ? De vraie folie ? Peut-on avoir un peu de matière croustillante sur Zelda, outre l’enchaînement de clichés impersonnels ?

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Alors le Goncourt, sérieusement, j’ai pas compris. Ou alors je me suis bandée les yeux toutes ces années, et c’est en fait précisément ce qu’est le Goncourt. France Info livre son explication (14 tours de scrutin quand même) : « Surprise totale au prix Goncourt : sur les cinq nominés, Gilles Leroy est sorti vainqueur de ce vote difficile, marqué par les absences de jurés importants. ». De fait, si le sujet n’avait pas été aussi peu approprié pour l’écrivain, on s’en serait sorti – mais on est bien loin de la prouesse littéraire. On est, en revanche, plus près de l’écueil. Si la deuxième moitié, plus recentrée sur les ballades de Zelda en thérapie, est plus digeste, ça ne suffit pas pour refermer l’ouvrage convaincu.

Zelda-Fitzgerald_and_family

En peu rembrunie en tournant la dernière page, je décide de me faire un peu de mal et je me rends sur le site de l’auteur. Je suis récompensée pour mon effort dès la première ligne de la page « biographie » :

1958. Gilles naît le 28 décembre à Bagneux, en région parisienne. Fils d’Eliane Mesny (qu’on retrouvera dans les romans sous les traits de Nush, de Lou) et d’André Leroy (dit « Le playboy », dit « Le jeune homme amoureux de l’Amérique »)

Je n’adhère pas vraiment à sa façon de donner les clefs de compréhension de son propre travail : c’est ce même manque de subtilité que l’on retrouve dans son livre et qui en fait un peu un type qui veut parler à la place de son œuvre… Autant dire que je ne m’approcherai pas de ses deux autres « bio-calligraphiques », dont l’une retrace le parcours d’une certaine Nina Simone (ma pauvre, il a dû t’esquinter toi aussi). Je ne regrette néanmoins pas ma petite e-scapade, car c’est l’occasion de découvrir l’édition russe d’Alabama Song, avec la même couverture que Twilight.

Alabama Song, de Gilles Leroy, Mercure de France, 2007 ; Folio pour l’édition de poche.

Imagie du quotidien

Alors que je rentre dans mes pénates, ce soir de semaine bien entamée, que je m’assoie sur le bord de mon convertible, qui n’a pas été replié depuis plusieurs jours, déposant mon sac sur le parquet, et étalant mes jambes courbaturées tout du long du rebord, mon œil balaye mes étagères, et s’arrête sur le petit livre des Coquins. J’avais songé un moment l’utiliser pour la catégorie « livre offert mais jamais lu », ou bien pour celle du « livre érotique ». Mais ce petit livre sans parole me semblait manquer de piquant et j’y avais renoncé. Puis soudain, un hasard. Une idée. Taper le nom de Marion Fayolle, l’auteure des Coquins, dans Google. Le résultat est épatant et l’issue inattendue : née le 4 mai 1988. Voilà un mille piqué.

Ni une, ni deux, direction La Sardine à lire dès la semaine suivante, et hop, La Tendresse des pierres est remporté dans la besace à Bingo.

Marion Fayolle

Marion Fayolle est jeune et pourtant ses œuvres (nombreuses, si l’on tient compte de son âge) ont déjà été traduites (Drawn & Quarterly, Nobrow…). La Tendresse des pierres paraît en espagnol cet hiver. Elle planche sur un nouvel ouvrage, à paraître prochainement il semblerait, ainsi qu’une nouvelle édition de L’Homme en pièces pour février 2016, aux éditions Magnani cette fois. On compte aussi pas mal de dessins de presse parmi ses productions, pour le New York Times, Les Inrocks, Télérama, Milk, Marie-Claire, Clés, Muze, Psychologies… Ajoutez à cela les motifs qu’elle a conçus pour une collection de Cotélac, ses interventions physiques, et vous avez un aperçu d’une jeune artiste plutôt variée.

La Tendresse - prologue

La Tendresse des pierres raconte la maladie de son père – un cancer du poumon – sur un mode surréaliste. L’histoire débute avec l’enterrement du poumon droit, aussi lourd qu’un rocher, qui dans une sorte de procession antique, vient se retrouver dans la terre, recouvert tout entier. Cet enterrement signe le début d’une suite de transformations, au cours desquelles le père de Marion va perdre l’usage de sa bouche, se voit installer une parure à nez autour du cou (il est enruban-nez), tire son poumon sur un petit chariot, se transforme tour à tour en enfant puis en roi despotique, avant le dénouement final. La maladie est déclinée sous de multiples facettes, pour essayer d’appréhender ce que cela représente pour le malade lui-même, et pour son entourage.

La Tendresse - enruban-nez

C’est l’occasion pour Fayolle de s’interroger sur son rapport au père (et à la famille), et à son écriture (le pouvoir du crayon : écrire sur cette histoire, est-ce une sorte de superstition, de penser jouer, rejouer, déjouer la maladie ?). Le tout est servi par une fin douce-amère, qui est une très jolie sortie de scène.

La Tendresse - destructuration

Ses personnages sont impersonnels, ils sont là pour symboliser des situations, des idées, des réactions. Elle le dit dans son descriptif de l’ouvrage sur son site, les images sont aussi des mots, des objets, comme c’est exprimé sur la couverture, où Fayolle et ses parents sont installés dans un décor de carton-plâtre, comme dans une maison de poupée ou sur une scène de théâtre. Tout est déplaçable et re-modulable à souhait, dans le but d’exprimer un maximum de combinaisons, de possibles, avec le postulat de départ. Extraits du livre ici, pour avoir un aperçu de son style si particulier.

De son côté, Les Coquins est un livre muet. Chose étrange, il a pourtant déjà bénéficié de plusieurs traductions : en espagnol, en italien, en portugais… On comprend très vite en ouvrant le petit ouvrage regorgeant de trouvailles graphiques pourquoi les étrangers s’en amourachent au point de vouloir le distribuer avec un titre traduit.

Les coquins - minous et scie

Finies les formes purement phalliques ; bonjour formes seiniques, mamelonesques, lochantes ! Les parties génitales deviennent les éléments d’un ensemble de jeux de mots et d’images. Le sexe est un objet propre à être manipulé pour le jeu, la transformation, l’élucubration, comme il le subit souvent aux prises des discours de tout bord. Ici, Fayolle a décidé de lui rendre toute sa malice, sa magie du quotidien. Le(s) sexe(s) est plus bête que méchant.

Les coquins - un amour de salade

C’est un livre un peu pour tous les âges : les adultes, de toute évidence, pouvant pleinement apprécier les références et les clins d’œil, souvent simplement mignons et attendrissants, parfois malicieusement grivois, mais aussi les enfants, qui pourront s’en amuser sans y voir quelque chose de réellement signifiant.

Les coquins - corrida

Quand on lit les œuvres de Fayolle, on a l’impression qu’il s’agit d’une fenêtre sur des moyens de réinventer le réel en le découpant et en le re-composant. La vision des choses peut être sublimée par notre esprit et ses associations d’idées. Le visuel contient une infinité de couches et de combinaisons. Qu’est-ce que le regard ? C’est pousser l’œil au-delà de la vision, pousser l’œil à chercher le contour des choses qu’il entrevoit, pousser l’œil à constituer sa vision. L’œil et l’esprit sont des metteurs en scène.

Fayolle parle très bien de ses ouvrages, elle a une pensée bien articulée sur sa pratique : des extraits de son mémoire sur son site permettent d’une part de constater la réflexion qui se niche derrière ses histoires imagées, d’autre part d’en comprendre et de commenter certains mécanismes, perceptibles à la lecture.

Des mesures et des manteaux

On est parfois bien gâté.

Au printemps dernier, j’ai eu le plaisir de découvrir dans le panier de gâteries annuelles pour récompenser notre endurance de l’existence, l’une des premières éditions du Silence de la mer, de Vercors (avec une date emblématique de réimpression, le 18 juin 1946,). Il s’agit du tout premier livre que les Éditions de Minuit ont publié, en 1942. Le bienfaiteur de la teneur n’était pas allé remplir un panier électronique, ignorant que le vétuste aurait pu être rempilé d’un simple clic : il avait écoulé les bouquinistes, à la recherche physique du bien matérialisé sous ses yeux, soustrait pour une somme qui ne déplumerait pas si les températures venaient à se rafraîchir. Ce fut le déballage le plus diligent de la saison : j’éternuais de plaisir.

Nous sommes en Creuse, un hiver de la Seconde Guerre Mondiale. La France est occupée. La maison qu’un vieil homme partage avec sa nièce est prise d’assaut par des soldats allemands. Mais leur officier se révèle être épris de la culture française et décide d’apprivoiser les deux habitants par sa conversation humaniste. Progressivement, sans que jamais les deux Français ne prononcent un seul mot à l’oral, le contact se noue entre les deux nations.

Ce livre rédigé au tout commencement de la Seconde Guerre Mondiale est un livre poignant, d’une lucidité désarmante pour quelqu’un écrivant en plein conflit, à propos d’un sujet aussi inflammable que sont les rapports des Français et des Allemands.

Le Silence de la mer met en scène un Allemand humaniste, philosophe, spirituel. S’ils sont arrivés par la guerre, il se raccroche à l’espoir que, très vite, la paix naîtra de leur débarquement impromptu et une meilleure entente jamais imaginée liera leurs deux nations. Il décide donc d’amadouer ces deux Français mutiques, patriotes, par la parole : un charme fou se dégage de son français bancal et poétique, auquel les silencieux cèdent, subrepticement. Le soldat n’instaure jamais de violence, jamais de rapport de force, mais un rapport de douceur et de raison. C’est le soir, après avoir frappé à la porte du salon et être rentré sans attendre vainement d’invitation, au coin du feu, que de tels épanchements humanistes sont rendus possibles. Mais hélas, le jour où il se rend à Paris, en pleine lumière, il ne peut plus s’aveugler sur les intentions de sa patrie. Confronté à la réalité, Werner von Ebrennac sombre dans l’abattement le plus complet. Il ne peut plus continuer d’échanger : sa candeur s’est évaporée, avec ses idées qui étaient des idéaux trop éloignés de la réalité. Il doit quitter ce qui était un refuge et ré-adresser son corps aux canons.

L’un des moments les plus poignants de ce mince feuillet est lorsque confronté à ses compatriotes lui exprimant sans ambages leur projet de dépouiller les Français et la France, ce musicien de profession s’écrie, en lettres majuscules : « Avez-vous MESURÉ ? ». Comme si le musicien, sensible et à l’écoute, était soudainement de la profession la plus apte à mettre un nom sur la démesure.

Un texte qui n’a pas pris une ride, très beau, très fin, qui mérite d’être mis au creux de toutes les paumes.

Tissons des bâtisses

C’est dans son chapitre “Des ouvrages et de l’esprit”, extrait de ses Caractères, que La Bruyère a formulé son fameux: “Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes qui pensent.” Eh bien, nous pourrions dire la même chose de Christine de Pizan (ou Christine de Pisande Pizzano) : tout avait été dit, depuis 1404 qu’il avait été publié La Cité des Dames. Mais, pourquoi au juste, n’y a-t-il pas eu de révolution féministe au Moyen Âge ? Exécutons ensemble une petite cabriole dans le temps !

Christine de Pizan

Par une douce et clémente journée, Dame Christine s’étire dans son étude. Elle aimerait faire une petite pause de ses lectures si respectables et lire quelque chose de plus léger. Regardant tout autour d’elle où les livres de tous les genres ne font pas que tapisserie, elle s’aperçoit que rien sur ses étagères ne pourrait correspondre à son humeur : elle ne trouve que des ouvrages insultants et dégradants envers les femmes vertueuses de son genre. La tête pleine de questions sur le pourquoi du comment elle et ses copines s’en prennent plein les dents depuis la nuit des temps, elle sombre progressivement dans une rêverie éveillée.

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C’est alors qu’apparaissent sur le pas de sa porte trois dames, au port altier. La première se présente sous le nom de Raison : elle se propose le rôle d’ériger les murs de la Cité des Dames, qui accueillera réflexions et incarnations de la vertu et de l’intelligence féminine. Pour se faire, elle fait appel à son sens de la logique, de l’analogie et de l’herméneutique, pour réfuter tous les préjugés qui ont été présentés par les (grands) penseurs pour refuser le progrès aux femmes ou justifier leur état de servitude. En réfutant les arguments naturalistes des inégalités des sexes, Raison pose ainsi les fondations d’une réflexion sur le sort des femmes. La seconde, est Rectitude : elle est en charge de faire construire des demeures et des institutions dans lesquelles les illustres femmes de l’Histoire pourront être logées. La troisième et dernière à prendre la parole est la Justice. Elle sera responsable de fermer les portes de la ville, après avoir garanti l’arrivée de la Reine de la cité et de la chrétienté régnante (Ave, Maria !).

Et hop, promenons-nous entre gentes damoiselles.

Visite de la ville

Christine de Pizan était clairement une drôlesse médiévale qui devait jouter avec adresse ! Tombée sous la coupe du veuvage dans son jeune âge, sans ressource mais avec deux enfants à charge, elle dût vite trouver un moyen de joindre les deux bouts. L’écriture fut son gagne-pain, avant d’être un moyen de gagner le respect des intellectuels à la cour de Charles VI. Elle passe pour être la première femme à avoir vécu de sa plume (sans non plus aller jusqu’à pouvoir se payer un nouveau sac Longchamp tous les mois). Femme très vertueuse et pieuse, ayant une grande connaissance des écrits antiques et chrétiens, elle a fait sienne la cause des femmes bafouées par les petits esprits souvent étroits ayant un peu monopolisé la scène littéraire depuis une vingtaine de siècles.

La cité en construction

Dans cette fable allégorique, Christine, totale ingénue, écoute ces trois féministes enhardies lui délivrer contre-vérité sur contre-vérité, et ponctue leurs discours de questions candides, qui guident leur argumentaire. Tous les sujets sont balayés: les femmes sont-elles naturellement moins douées, moins sympas, moins fidèles ? Est-ce vrai qu’elles ne sont bonnes à rien sinon les langes et le linge ? Est-ce que leur façon de s’habiller un peu « cagole » est vraiment un appel au viol (on s’interrogeait déjà sur le sujet au Moyen Âge, de quoi faire valser les arguments de la modernité) ou bien les dhomminants trouvent-ils toutes les excuses phalussifiées au monde pour justifier la goujaterie ? Indice, s’appliquant à tout le livre : la réponse est toujours dans la question.

Saluons Meryl au passage.

Meryl+Streep+Christine+De+Pizan+Honors+Gala+tmuYd9ruz-Gl

Dame Christine brosse un portrait d’elle-même faussement très en retrait, souhaitant tout apprendre de la bouche de l’allégorie de la Raison, qui a tout le monopole des livraisons de sagesse. La Raison remet tout le monde a sa place dans ce monde littéraire de misogynes. Le ton est sardonique, rappelant parfois celui de Jane Austen, qui égratigne avec ingéniosité. Ça taille, c’est méchant et drôle (parce que c’est vrai quand même) : Ovide était un gros frustré, que personne n’a pris au sérieux, à part les frustrés qui ont suivi, et les frustrés qui ont écouté ceux qui l’ont suivi. Les types « penseurs » s’étant adonné à la Philosophie l’ont clairement méprise pour sa cousine, la Philofolie. Et tant qu’on y est, c’est une femme qui a inventé l’alphabet latin, alors on va se calmer avec les ovaires bonnes à rien ! (note à moi-même : quand même vérifier le bien-fondé de certaines déclarations de Christine)

Christine_de_pisan

En résumé, Christine de Pizan montre qu’elle peut, comme tous les sophistes, les philosophes et autres philologues de son temps, manipuler le langage (et particulièrement celui des autres) (y compris les Saintes Écritures, qui n’ont jamais dit du mal des femmes, enfin !) à but argumentatif. La défense des femmes a comme limite son irréprochabilité : seules les femmes morales et vertueuses sont sauvées et c’est au nom de toutes ces heureuses malheureuses qu’elle monte au créneau (les dépravées, elles, ne méritent pas autant d’effort et ne mettront pas un pied non récuré dans la Cité). J’ai beaucoup souri (et ri) à la lecture de sa défense de la Femme (et défonce de l’Homme), beaucoup plus réussie qu’un autre roman dans le genre, le décevant Herland de Charlotte Perkins Gilman, qui m’était tombé des mains.

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

Ainsi soit Benoîte Groult - Catel

Lorsque Libération propose à Catel Müller de publier un reportage bd, deux idées de femmes à croquer lui viennent immédiatement en tête : Claire Bretécher, l’auteure d’Agrippine et grande pionnière de la bande dessinée en France, et Benoîte Groult, auteure notable d’Ainsi soit-elle et membre de multiples comités féministes. Nous sommes en 2008 et Catel est en pleine réalisation de la bande dessinée Olympe de Gouges, scénarisée par son compagnon (et auteur multi-facettes : jeter un œil à sa page Wikipédia donne un peu le tournis…) José-Louis Bocquet. Pour concevoir leur seconde bio-graphique, tous deux se sont basés en majeure partie sur le livre de Benoîte Groult voué à réhabiliter Olympe de Gouges, Ainsi soit Olympe de Gouges. Le quotidien de Catel est tant imprégné de Groult que l’évidence s’impose. Après quelques rencontres et quelques collaborations postérieures à ce reportage bd, Catel fait sa demande, au téléphone, un soir de veille de réveillon : Benoîte, accepterait-elle d’être « sa » prochaine héroïne ?

Catel - Benoîtine

Troisième bio-graphique signée du trait de Catel, celle-ci a un statut un peu particulier : d’une part, elle est entièrement scénarisée par Catel, puisque José-Louis Bocquet bien que très présent en continu, n’est là qu’en témoin et compagnon de voyage, et non en auteur. D’autre part, il s’agit d’un sujet vivant, ce que souligne immédiatement Benoîte Groult, avec le manque de recul que cela peut constituer par rapport à des biographies de figures déjà passées. Et ce postulat de départ change la donne dans la façon dont le récit est mené (les cinquante premières pages sont le quotidien de Catel, peu à peu coloré par ses rencontres avec Benoîte Groult), qui se rythme sur le récit que Benoîte Groult fait d’elle-même. On ne pourrait peut-être pas parler d’un travail autobio-graphique, car le trait de Catel amène une touche extérieure de contre-subjectivité (ne pouvant vraiment parler d’objectivité, puisque la dessinatrice a tout de même beaucoup d’admiration et d’affection pour son sujet), mais il reste que le point de vue adopté est celui de Benoîte sur Benoîte, parsemé des commentaires et réactions de Catel.

Catel 3

Ce « rapportage » bd alterne les échanges et les moments présents, passés ensemble, les croquis et aquarelles prises sur le fait, et les incursions dans le passé de Benoîte Groult. Cette dernière parle spontanément de son enfance, avant de voir ses entretiens cadrés par Catel, qui souhaite thématiser leurs échanges (la jeunesse, les amours, l’engagement, la famille…), tout en suivant un semblant de chronologie. Ainsi les premières amours de la féministe (un poil tragiques) et quelques épisodes avant et pendant guerre, laissent la place à ses premiers combats pour la Liberté de la Femme. On apprend au passage ses avortements aux aiguilles à tricoter, qu’elle a fricoté avec François Mitterrand, qu’elle a fait de la chirurgie esthétique et qu’elle « n’en a pas honte ! », que des escort-boys de 24 ans lui envoient des lettres pour lui proposer leurs services spécialisés dans le 4ème âge, ou que sa vie d’embourgeoisée pétrit parfois son engagement féministe de contradictions, comme avec l’affaire DSK. Une chose reste néanmoins constante : où que Benoite aille, la foule titraille. C’est une vraie reusta.

Rosie devient Benoîte

Comme toujours, le trait de Catel est magique pour faire revivre le passé, et l’histoire de Benoîte Groult (née Rosie) ne manque pas de protagonistes haut en couleurs, à commencer par sa mère, Marie « Nicole » Groult, qui fréquenta toute la clique de Montparnasse (et le tout Paris excentrique et artistique), adorait la fête, était libre et indépendante, et complètement aux antipodes de Benoîte, qui cherchera à échapper à la féminité que porte sa mère comme un étendard.

Nicole et Rosie

La dessinatrice se retrouve à partager plusieurs années de la vie de Groult (cinq ans !), souffler en compagnie de tous ses amis ses 90 bougies, découvre l’ensemble de sa famille, se voit introduite auprès de P.D.G., d’intellectuels et autres membres de l’intelligentsia qui composent l’entourage surcôté de Benoîte. Au bout du compte, quand les tranches de leurs deux vies dessinées s’achèvent, Groult a 93 ans et semble indétrônable : continuant de bourlinguer à droite à gauche, continuant de donner des conférences, intervenir à la radio, écrire… L’immédiateté avec laquelle l’Alsacienne croque son aînée est rafraichissante et toujours affectueuse, même quand Benoîte plane au sommet de sa mauvaise foi : « la bande dessinée, de la littérature ? Pouah ! »

La BD pouah

La bd est un art

Le format de reportage-documentaire où la dessinatrice se met elle-même en scène pour approcher son sujet est très sympathique, et diversifie de ses travaux précédents. La « pionnière de la bio-graphique, telle qu’elle la nomme » a donc un troisième objet a son actif (et pas des moindres ce pavé de 330 pages). Et si l’on en croit son blog, le duo a déjà fini de plancher sur un troisième opus… Joséphine Baker, à sortir en 2016 !

Benoîte et les préjugés bd

Kiki de Montparnasse, de Catel et Bocquet

Petite fille « tombée du ruisseau », Alice Prin avait tout pour bien commencer dans la vie : une mère accouchant cuitée, un père absent, un parrain semi-contrebandier qui la fait danser et chanter dans des tavernes alors qu’elle fait encore l’école buissonnière. Arrivée adolescente à Paris, son indomptable caractère se fait renvoyer de plusieurs établissements, avant de l’amener à faire ses premières poses de modèle nue chez des artistes de Montparnasse. Ni d’une, ni de deux, voici ses opulentes courbes parties faire le tour des ateliers, tandis que sa verve, sa bonne humeur et sa liberté en font bientôt la muse et la mascotte des Montparnos.

Kiki et ses coupains

Quelle vivacité, quel dynamisme ! Grâce aux passionnants et vifs dialogues de Bocquet, la bd suit un rythme effréné, rythme que le trait de Catel entraîne avec aisance et pétulance. Quelle plus merveilleuse façon de faire reprendre vie à de telles figures, que par le biais d’un dessin si vif et astucieux ? Entre 1916 et 1930, Kiki incarne la vie, dans un univers habité par des êtres aspirant à incarner l’art, dans leur conversation, leur mode d’existence, leurs choix de vie. Parfois futile et superficielle, inconstante et caractérielle, cette provinciale libérée offre une vraie vitrine pour ces hommes vivant souvent en reclus, croyant dominer dans des sphères intellectuelles. Elle rappelle que sans la vie, ils ne sont rien et mate tous ceux qui la confondent avec une putain (notamment dans le sud, où l’on ne fait pas la différence entre une morue et une Marie-couche-toi-là… La province, ces arriérés !). De Paris à la Riviera, en passant par New-York, Kiki sera de toutes les fêtes, jusqu’à son déclin.

It's prohibition 2

En passant, on apprendra quelques petites choses sur cette icône et ses comparses : qu’elle a vécu une dizaine d’années avec Man Ray (quand même), qu’elle montrait ses fesses à tout bout de champ, qu’elle savait se tailler les sourcils comme personne, ou encore qu’elle était bien accroc à la coco, dont je découvre un nouveau sobriquet : le « çakébon ».

Man et Kiki 1

Man et Kiki causent de faire un livre olé-olé ensemble…

Man Ray et Kiki 2

Man Ray a finalement bien publié les photos gros plan prises de ses ébats avec Kiki (dit comme ça, c’est très grivois).