Month: mai, 2013

Dammet, Jeanette

(Ma mère) était encore en vie quand mon premier roman, Les oranges ne sont pas les seuls fruits, a été publié en 1985. Il est en partie autobiographique dans le sens où il raconte l’histoire d’une petite fille adoptée par un couple de pentecôtistes. On la destine a être missionnaire. Au lieu de cela, elle tombe amoureuse d’une fille. Catastrophe. La jeune fille quitte la maison, se débrouille pour entrer à Oxford, puis revient chez elle où elle découvre que sa mère s’est bricolé une CB pour diffuser les Évangiles aux païens.

Le roman commence par : « Comme la plupart des gens, j’ai longtemps vécu avec ma mère et mon père. Mon père aimait regarder les combats de catch, ma mère, elle, aimait catcher. »

J’ai lutté à mains nues quasiment toute ma vie. Dans ce genre de combat, le vainqueur est celui qui frappe le plus fort. Ayant été battue dans mon enfance, j’ai appris très tôt à ne pas pleurer. Si je passais une nuit enfermée dehors, je m’asseyais sur le pas de la porte jusqu’à l’arrivée du laitier, je buvais les deux pintes qu’il nous livrait, abandonnais là les bouteilles vides pour faire enrager ma mère et partais à l’école.

Il faut bien reconnaître qu’un titre finement dessiné voit déjà une partie du labeur achevée : s’il tinte, s’il est original, s’il accroche au tissu, alors il aura grandement ses chances de se glisser jusqu’à nous. Avec le dépôt légal, on pourrait arguer qu’il est devenu malaisé de sécuriser le périmètre de l’originalité quand la terre a été maintes et maintes fois déjà retournée : car quoi qu’on en dise, on pourrait venir à bout des titres. D’aucun dira que lorsque la langue évolue, ce sont les possibilités qui se démultiplient, mais tout de même. Quand je vois que certains titres ont déjà été trouvés par quelqu’un d’autre que moi, ça me file le bourdon et l’envie de piétiner mes orteils.

Qu’est-ce qui fait un bon titre ? Il y a quelque chose de classique qui s’en dégage instantanément. Évidemment, tous les dits classiques trichent, car intronisés par les pavillons du Temps, on ne peut vraiment plus leur trouver de dissonance qu’ils méritent au fond peut-être. Mais quand surgissent de la modernité des phénomènes de belle tournure, on ne peut s’empêcher d’être marqué, comme avec De battre mon coeur s’est arrêté, ou plus escroc comme Le quatrième morceau de la femme coupée en deux. Il y a aussi l’amusant Comment voyager avec un saumon et l’abasourdi Parfois les ennuis mettent un chapeau

Quand j’ai vu pour la première fois les affiches de promotion de Why be happy when you could be normal tapissant les sous-terrains londoniens, l’effet de frappe a été immédiat : la matraque commerciale était magistralement secondée par une auteure reconnue, mais surtout un titre pimpant, qui intrigue et s’imprime à la seconde où les yeux s’y sont attardés. Assez pour cette histoire, mais l’impact me semble d’ordinaire ardu à obtenir et le sens de la formule un eldorado souvent difficile à cartographier.

The Hopi, an Indian tribe, have a language as sophisticated as ours, but no tenses for past, present and future. The division does not exist. What does this say about time?

Ma première rencontre avec l’oeuvre de Jeanette Winterson a eu lieu à l’automne 2010, dans un cadre que j’attrapais au vol après mon excursion au pays de la nuit toujours alerte. Je découvrais Sexing the Cherry (Le sexe des cerises) et mes neurones bien râpés s’en trouvèrent plus amochés encore. C’était une lecture de celles qui laissent pantois, mi-figue mi-raisin, de celles que l’on perçoit mais que l’on n’appréhende pas réellement. Pleine de symbolique et d’éléments historiques, folkloriques, relig-hics, mixés avec mysticisme, et révélés par une structure narrative des moins évidentes. Le roman (?) enchevêtrait deux fils narratifs, l’un continu (enfin…) et l’autre pas, l’histoire de Jourdain et ses ponctuations ananas-gribouilles, tandis que de courts contes, incartades revisitant ceux que l’on connait depuis la nuit des temps, s’invitaient dans la narration, étrangers à Jourdain et sans lien apparent avec sa quête de banane à l’époque puritaine. Voyez plutôt comment Libération s’en sort pas mieux. En définitive, c’était une oeuvre qui avait quelque chose de fulgurant, mais dont la résistance m’a fait geindre : à la lumière de Pourquoi être heureux quand on peut être normal, il y a alors la possibilité soulevée d’en mieux saisir les enjeux et références, et une nouvelle lecture se profile, cette fois gratifiante, sans la teinte des zones d’obscurité qui perdurent. C’est, amis des lettres renouvelées, une lecture qui s’impose.

C’est un tout autre effet que ses quelques mémoires m’ont fait, puisque ce sont des contours bienhumains que Winterson s’applique à revivifier, comme si elle remplissait d’incessants coups de crayons une surface cabossée pour en faire ressortir les marques invisibles. Dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal, elle entreprend de retracer ce qui a été fondateur dans la construction de son caractère, et revient avec largesse sur le monstre tentaculaire de sa vie : sa mère adoptive. À sa sortie, le livre avait été mis en parallèle avec les mémoires graphiques d’Alison Bechdel, auteure elle-aussi infiniment travaillée par la figure maternelle, source de tant de frustrations élémentaires. Il faut reconnaître que Winterson n’a pas eu l’enfance la plus typique : laissée au soin d’une agence d’adoption par sa mère, Janet – renommée Jeanette – est recueillie par un couple de pentecôtistes convertis sur le tard, qui ne peuvent, ne veulent… pas avoir d’enfant. Cette adoption marque le début d’une vie proche de l’infernal, qui va forger un caractère fort, une identité sexuelle, sociale et artistique.

Mrs Winterson était magnifiquement blessée, comme une martyre du Moyen Âge, le corps entaillé, se vidant de son sang pour Jésus, et tout le monde a pu la voir porter sa croix. La vie n’avait de sens que dans la souffrance. Si vous lui aviez demandé : « Pourquoi sommes-nous sur terre ? » Elle aurait répondu : « Pour souffrir. »
Après tout, notre passage sur terre, en tant qu’antichambre de la Fin des Temps, ne peut être qu’une succession de pertes.

(…) Son fatalisme était si puissant. Mrs Winterson était son propre trou noir qui engloutissait toute la lumière. Elle était constituée de matière noire et sa force était invisible, imperceptible si ce n’est dans ses effets.

Élevée dans une petite ville industrielle proche de Manchester, l’auteure revient sur la terreur avec laquelle sa mère a régné sur son enfance : une mère dure, dont le quotidien cimenté d’interdits, est un empêchement et une lutte de chaque instant contre celui de sa fille, diamétralement opposée, éprise de liberté et de revendications constantes. Les livres, les amis, les divertissements sont proscrits : « le problème avec la littérature, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il y a à l’intérieur avant qu’il ne soit trop tard…« . On la croirait sortie d’un autre temps. La petite fille passe des nuits entières, enfermée dehors, alors que son père travaille à l’usine et que sa mère refuse de la laisser entrer, pour la punir d’un méfait. Mère austère, sévère, ayant repoussé toute sexualité hors de sa vie, incapable de mots d’amour envers une fille qu’elle ne parait pas pouvoir aimer de ses différences. Jeanette se voit répéter tout du long de son enfance qu’elle est l’enfant du diable, qu’elle n’aurait jamais dû atterrir dans leur foyer, qu’elle est mauvaise. Les scènes relatées sont dures, de ces vacances auxquelles la petite fille ne participe pas et qui se voit refuser l’entrée de sa propre maison pendant que ses parents sont partis – vouée à dormir dans la rue – empêchée par son propre oncle de rentrer par effraction chez elle, et menacée d’un coup de fusil si elle s’obstine. Les sentences et les sermons rythment le défilement des heures et des jours, les lieux de la maison en sont habités. Cette violence dévote touche un point culminant lorsque la mère fait subir à sa fille un exorcisme par les anciens pour que le Diable (aka. son homosexualité) se retire d’elle et la remette dans le droit chemin : la jeune fille est battue, affamée, épuisée, harcelée. Il faut qu’elle reconnaisse sa faute, avoue son égarement, afin qu’ils puissent la ramener à eux. Mais Winterson semble dotée d’une force de volonté crue et intraitable, et ne se laisse jamais défaire lorsqu’il lui semble être la visée d’une injustice.

L’écrivaine relate sans pitié et sans apitoiement les cruels événements que traversèrent son enfance et son adolescence : ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Dans le cas de Winterson, ce qui ne vous tue pas vous rend, tout simplement, tout solidement. Jamais elle n’a cessé de vouloir se battre pour obtenir gain de cause, jamais elle n’a baissé la tête, jamais elle n’a voulu arrêté de désirer. Winterson se décrit comme une personne habitée par la quête du bonheur, d’une lucidité sans tâche, d’une volonté rompue. C’est la dureté, la violence, la maltraitance verbale et psychologique de sa mère qui l’a amenée où elle se trouve depuis, une place qu’elle n’échangerait pour rien au monde, une montée en adulte qu’elle ne troquerait jamais non plus. Car désirer une enfance plus acidulée, plus normalisée, plus équilibrée, cela reviendrait peut-être à ne pas s’être construite avec autant de certitude.

En naissant, je suis devenue le coin visible d’une carte pliée. La carte offre plus d’un itinéraire. Plus d’une destination. La carte, ce moi qui se déplie, ne conduit nulle part en particulier. La flèche qui indique VOUS ÊTES ICI est votre première coordonnée. Il y a bien des choses qu’on ne peut changer quand on est enfant. Mais on peut au moins faire son sac en prévision du voyage…

Grandissant dans cette petite ville de la classe ouvrière, c’est également tout un pan de pays qu’elle évoque dans ces mémoires : une lampe de poche accrochée à un fil dans une cabane au fond du jardin, fait office de cabinet de toilettes. La paye arrive chaque semaine, en liquide, et ses parents n’auront jamais, au cours de leur vie, à l’image du voisinage, possédé de compte en banque. L’argent tombe, est dépensé, vient à manquer, et tombe à nouveau. Dans ces villes défavorisées, on apprend qu’il y a encore vingt-trente ans, la messe était délivrée en vieil anglais (King James Bible, la version de 1611). Une aubaine, nous dit-elle, car dans ce pays peu lettré, le seul véritable accès à la culture était oral, la mémoire des gens éléphantesque, et ce vieil anglais de messe permettait un apprentissage des plus aisés de tout un pan de la littérature classique, la langue shakespearienne ne posant aucune difficulté de compréhension pour des gens élevés dans une langue similaire. Les choses ont changé depuis, la province de Manchester a vu ses églises modernisées, et cette tradition orale disparaître comme une trainée de poudre. Dans un même ordre d’idée, elle rappelle que la bibliothèque municipale a été un lieu de retraite fondamental pour les gens du pays qui n’avaient aucun moyen de se créer un patrimoine culturel personnel : c’est là que, dans le secret le plus sourd, elle entreprend de lire, un par un et par ordre alphabétique, tous les livres disposés sur l’étagère littérature anglaise.

De cette élévation par elle-même, Winterson tire tout son orgueil : car, levant le camp à 16 ans du chez-elle qui ne le fut jamais, elle part s’installer dans une petite voiture où elle sommeille, s’alimente et travaille, avant d’être accueillie dans une minuscule chambre proposée par une enseignante austère et juste, qui constatant son appétit brut pour les lettres, la fait suivre une préparation au concours d’entrée d’Oxford. Après avoir réussi l’épreuve écrite, elle rate son entretien, mais persévère au point d’obtenir un rendez-vous avec un recteur qui finit par lui proposer une place au sein de l’un des nouveaux collèges – à titre expérimental. La diabolique self-taught engeance ouvrière se voit ouvrir les portes de l’université la plus prestigieuse d’Angleterre : l’orgueil en ferait bouffir plus de mille. Malgré cela, les pieds demeurent platement plantés sur terre : elle est le cobaye de la frange défavorisée, tandis que sa comparse et immédiate amie se trouve être l’expérience noire. La classe ne comptant pas plus de quatre femmes, la chose est scellée : autant dire qu’il ne faudra pas en attendre beaucoup du cadre universitaire en ce qui les concerne. Mais qu’à cela ne tienne : les voilà connectées à l’un des réseaux littéraires les plus vastes qu’il soit. L’étude et la connaissance occupent enfin légitimement la place centrale qui leur est due.

Du coup, quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu’elle est optionnelle, qu’elle s’adresse aux classes moyennes instruites, ou qu’elle ne devrait pas être étudiée à l’école parce qu’elle n’est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l’on entend sur la poésie et la place qu’elle occupe dans notre vie, j’imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d’un langage difficile – et c’est ce qu’offre la poésie. C’est ce que propose la littérature – un langage assez puissant pour la décrire. Ce n’est pas un lieu où se cacher. C’est un lieu de découverte.

La littérature a tout donné à Jeanette Winterson, elle s’y refuge sans discontinuer. Elle l’a approchée de la plus merveilleuse façon qui soit : sans précédence, sans hiérarchie, sans préférence autre que sa propre appréciation. Elle les apprend par coeur, en commençant par la lettre A et en essayant de terminer par la lettre Z, tout en faisant quelques tous petits détours par la poésie (T.S. Eliot) et l’humour (la beauté du classement en bibliothèque) (Gertrude Stein) ; elle happe des textes qui l’occupent tout depuis. Des textes et des impressions dans lesquels je me retrouve : L’autobiographie de Alice B. Toklas, dont la ligne tracée entre la fiction et le vie est si floue et si là, Katherine Mansfield dont les nouvelles ne pouvaient pas être plus éloignées de l’existence qu’elle menait (mais voilà bien un but – sinon l’unique – de la littérature), Emily Dickinson et Andrew Marvell se hissent jusque son tourment de vie, tandis que Mrs Oliphant en prend pour son grade et que Nabokov lui déplait… Un jour que Jeanette n’a pas rangé correctement l’un de ses trésors qu’elle dissimule sous son matelas (Women in Love, de D. H. Lawrence : comme elle le dit elle-même, « mauvaise pioche »…), sa mère découvre des dizaines d’ouvrages accumulés méthodiquement par la gamine, rangés précieusement afin d’échapper à la vue assassine de ce titan adoptif. Attention violence. Dans un accès de folie qui semble dans la droite lignée de beaucoup de réactions de Mrs Winterson, les livres sont démembrés, un à un, par cette furie maternelle qui entreprend de les brûler jusqu’aux cendres dans l’arrière-cour.

Je les ai regardés flamber et flamber et je me souviens de la chaleur qu’ils dégageaient, de la lumière vive sur la nuit de janvier saturnienne et glaciale. Pour moi, les livres ont toujours représenté la lumière et la chaleur.
Je leur avais confectionné des couvertures en plastique parce qu’ils étaient précieux. Et voilà qu’ils partaient en fumée.
Le lendemain matin, la cour et l’allée étaient jonchés de bouts de texte. Des puzzles calcinés de livres. J’ai ramassé quelques-uns de ces morceaux.
C’est sans doute pour cette raison que j’écris comme je le fais – amassant des bribes, incertaine de la continuité du récit. Que dit Eliot ? Je veux de ces fragments étayer mes ruines…

On se construit soi-même, on ne peut compter que sur soi-même. Voilà l’un des enseignements les plus basiques qu’acquiert Winterson, qu’elle acquiert bien et durablement. Au point de constater quelques dysfonctionnements tardifs : difficile de penser pouvoir véritablement être aimée. En réalité, cette solitude formatrice a à la fois créé un besoin vital d’espace personnel, rendu la notion de vie commune un fardeau dans son application quotidienne, et semé quelque part un grain de folie et de violence. Une enfant qui a toujours du se défendre de ses poings, dans la rue, à l’école et à la maison, a construit une adulte battante, dont la violence flotte entre deux eaux.

Autrefois, j’abritais une colère si énorme qu’elle aurait pu remplir n’importe quelle maison. Parfois, et même souvent, une part de nous est à la fois instable et puissante – comme cette colère noire capable de vous tuer en même temps que d’autres et qui menace de tout engloutir. Nous ne pouvons négocier avec cette part puissante mais enragée de notre être qu’après lui avoir appris de meilleures manières. Il n’est pas question de refoulement, mais de trouver le bon réceptacle.

Sa violence est revendiquée comme une part d’elle-même, une violence qui se fait chair. Dans les moments de sa vie où la frustration s’est élevée, où l’injustice s’est faite sentir, c’est de violence que son corps s’est fait l’écho, de pulsion physique et non de réflexion pesée : je me reconnais complètement dans ce portrait réactiviste. Lorsque la colère gronde en soi, que l’on sait sa violence être un remède de l’instant auquel on peut faire appel, la conscience de ses limites s’érige parallèlement à la pensée du bien fondé d’un tel moyen. Car la violence permet l’absence temporaire de crainte et prévient la paralysie. Ceux qui ont été agressés le savent : penser la peur, c’est être enfermé dans son corps. Freiner cette pensée et laisser son corps déborder, c’est se donner les moyens de défense, qui peuvent tout aussi bien provoquer ou accélérer une répartie fatale. Je sais combien mon sang est chaud, et combien je me situe dans l’entre-deux, le calme de l’air qui se soulève, et la marée qui déborde et rafle les passagers de la grève. Encore hier une colère sourde était prête à gronder auprès d’inconnus, apprêtée à fuser avec force, s’il n’y avait pas de retenue en marge de mon propre contour. J’en ressens donc une compréhension infinie, tout en sachant ce remède ancré dans quelque construction du moi qui a eu à répondre avec violence à la violence pour l’écraser.

Les marques sont là, des zébrures saillantes. Lisez-les. Lisez ces blessures. Récrivez-les. Récrivez ces blessures.
C’est pour cette raison que je suis écrivain – je ne dis pas que j’ai « décidé » de l’être ou que je le suis « devenue ». Ce n’est pas un acte volontaire ni même un choix conscient. Pour éviter la trame serrée du récit de Mrs Winterson, je devais être capable de faire mon propre récit. Mi-réalité, mi-fiction, voilà les ingrédients qui composent une vie.

J’ai souvent pensé – et je pense toujours, avec néanmoins de nombreuses nuances, contradictions – que l’on se forge. Aux gens répugnant à accorder une petite claque à leur progéniture, j’ai toujours renvoyé l’opinion qu’une petite claque ne tue pas et rendra la peau un peu plus solide. Ce fut mon cas. Pourtant, force est de reconnaître que les généralités dans ces affaires sont risquées (comme dans toutes) et qu’impliquer que la violence déclenche une résistance salutaire est s’oublier dans les échecs de la pédagogie. Mais la force d’une telle pensée est que ce qui compte véritablement, est ce que l’on souhaite faire de soi-même, et ne pas songer que l’on puisse être déterminé pour de bon. Qu’une petite claque ne fera pas de moi une personne violente avec autrui. Que la violence a apporté une matière par la suite complètement transformée en une énergie double. Qu’elle bout, remplit des veines qui se déversent en courants de prescience. De même que j’ai longtemps cru qu’on se bâtissait de part en part, Winterson ne croit pas à ces histoires de gêne de l’homosexualité. La première fois que j’avais entendu cette histoire, j’ai frémi de colère. Qu’allait-on encore chercher dans la biologie pour porter bannière à la première idéologie qui passera par là ? La lecture découverte de Élisabeth Badinter m’avait fait prendre en grippe ce sens de l’inné que je n’avais jamais particulièrement affectionné, toute amourachée que j’étais avec l’idée du tout-possible, du libre arbitre. Depuis lors, ma pensée s’est arrondie, et ce gêne de l’homosexualité ne me parait plus aussi fantasque. Je continue malgré tout de souhaiter conserver « la narration ouverte » dont Winterson fait volontiers la pierre d’achoppement de l’ensemble de son oeuvre.

Pour moi qui suis fascinée par les questions d’identité, la définition de soi, ces livres ont été cruciaux. Se lire soi-même comme une fiction autant que comme un fait est le seul moyen de garder la narration ouverte – le seul moyen d’empêcher le récit de prendre la tangente sous l’effet de son propre rythme, souvent vers une conclusion dont personne ne veut.

Cela n’a jamais été une question de biologie, d’acquis ou d’inné.

Parmi les obsessions de l’écriture wintersonienne (allez on y va), il y a le corps, l’identité, et puis le temps. Celui qui aura déjà été introduit à son univers (Les oranges ne sont pas les seuls fruits, La passion, Le sexe des cerises, Powerbook, Écrits sur le corps…) saura qu’il regorge de références à tel point qu’il est malaisé – parfois – de comprendre de quoi est monté son propos. Tant d’interprétations sont possibles, les légendes arthuriennes se mêlent aux épisodes bibliques, eux-mêmes entrecroisés de canevas littéraires et historiques, allant de Shakespeare à la psychanalyse. Pourquoi être heureux quand on peut être normal offre une lecture de l’oeuvre de Jeanette Winterson en proposant une première explication de l’origine de ces références, une appréhension de ses thèmes obsessionnels liés à sa biographie, son guide d’utilisation de ces épopées :

Les histoires d’Arthur, de Lancelot et de Guenièvre, de Merlin, de Camelot et de la quête du Graal se sont arrimées à moi telle la molécule manquante d’un composé chimique. J’ai retravaillé le cycle arthurien toute ma vie. Il contient des récit de perte, de loyauté, d’échec, de reconnaissance, de seconde chance. Plus tard, quand j’ai connu des phases difficiles dans mon travail, que j’ai senti que j’avais perdu ou m’étais détournée de quelque chose sans même pouvoir l’identifier, l’histoire de Perceval me redonnait espoir. Peut-être y aurait-il une seconde chance…
En fait, nous avons droit à plus que deux chances – beaucoup plus. Avec mes cinquante années d’expérience, je sais à présent que le va-et-vient entre trouver/perdre, oublier/se souvenir, quitter/retrouver, est incessant. L’existence n’est qu’une question de seconde chance et tant que nous serons en vie, jusqu’à la fin, il restera toujours une autre chance.

Au final, le récit autobiographique de Jeanette Winterson, retracer le cheminement d’une des mères et retrouver la trace de la seconde, offre bien plus qu’une clef pour accéder au degré zéro de son écriture. C’est un livre drôle, qui traite du terrible avec l’humeur souvent détachée de celle qui se tire vers le haut sans s’appesantir sur le bas. Le récit de celle qui s’initie à l’écrit, qui dramatise et détraumatise, dont la plume est d’une légèreté indéterminée. Un fabuleux pragmatisme doté d’une géniale carrure.

La monnaie de la pièce

Il parait juste de dire de Virginia Woolf qu’elle est une auteure prolifique du XXe siècle.

À la lumière de la parution de ses journaux, d’une densité impressionnante, on mesure combien l’écriture était plus qu’un besoin, une occupation, un métier. Un remède. C’était aussi une stricte discipline, à laquelle elle s’est adonnée chaque jour de sa vie, avec une attention et une rigueur inflexibles. Auteure de romans, d’essais, de pièces de théâtre, de parodies, d’articles, de poésie (ou bien ?), on l’associe plus précisément à ce courant moderniste qu’elle pava, le désarçonnant stream of consciousness, qui vise à rendre la complexité d’un personnage pensant, à en tisser une toile intérieure. Ma première rencontre avec Woolf fut une occasion manquée : traversant une période de curiosité genresque, je lisais Orlando au même moment où je m’intéressais à Herculine Barbin. Sans mise en garde quant à la teneur et la tenue du livre de Woolf, je me perdais dans les méandres des pages sans saisir véritablement les enjeux narratifs, uniquement déçue par l’approche du sujet, jugée trop peu littérale et bien trop littéraire à mon goût.

Quelques années ont depuis permis à l’eau de s’écouler sous les bâtisses, de surélever les berges et de rincer les façades. Je me suis passionnée pour le personnage, dont la modernité, la productivité et la perspicacité  ont happé mes premières incompréhensions, et me suis finalement plongée dans ses traductions (disons-le d’emblée), pour m’apercevoir combien ses écrits différaient les uns des autres.


A Room of One’s Own
(Une pièce bien à soi, traduction d’Elise Argaud) est paru en 1929.  On y écoute une Virginia Woolf placidement virulente, répondre à la demande universitaire de donner une conférence devant deux collèges féminins de Cambridge, sur le thème des Femmes et de la Fiction. Woolf y répond à sa manière à elle : non pas en délivrant un discours conventionnel et démonstratif dans son sens universitaire, mais en faisant émerger les enjeux d’une telle question et en proposant la méthode du flux de conscience. Suivant et retraçant les moindres pas que sa réflexion emboîte en s’appesantissant sur la question, elle emporte avec elle ses auditeurs dans ses déambulations géographiques et temporelles (et non pas juste dans ses connections sémiologiques), démontrant ainsi l’importance de re-contextualiser pour intellectualiser.

Une pièce bien à soi propose de suivre Virginia Woolf dans sa réflexion, alors qu’elle tente de répondre aux attentes de ses commanditaires, qu’elle arpente les campus, la ville, le musée et la bibliothèque, et de saisir le rapport existant entre les femmes et la fiction. À cette conférence, elle donne une forme formidable : elle crée de la fiction féminine en même temps qu’elle en discourt et en fait émerger des motifs. De cette « conférence », on a plutôt retenu sa fameuse invention d’une soeur à Shakespeare, pure création pour montrer que jamais le génie de Judith (eut-elle existé) n’aurait pu s’épanouir au XVIe siècle, et que son lot fatal aurait été purement et simplement… la folie.

L’exclusion

Je repensai à l’orgue tonitruant dans l’église et aux portes closes de la bibliothèque – je me dis que s’il était franchement désagréable d’être mise dehors, il était peut-être encore pire d’être enfermé dedans ; et, considérant la sécurité et la prospérité d’un sexe comparées à l’insécurité et à la pauvreté de l’autre, ainsi qu’à l’effet de la tradition ou de l’absence de tradition sur l’esprit d’un écrivain, j’en conclus qu’il était temps de rouler la peau fripée de cette journée, avec ses raisonnements et ses impressions, ses colères et ses éclats de rire, et de la jeter dans les broussailles.

Voilà bien là le sens de l’humour de Virginia Woolf, un humour flegmatique, aux abords froids et distancieux, au maintien bien droit. Après avoir passé la journée à arpenter les abords de célèbres collèges fermés aux pupilles féminines, être allée et venue dans le temps, après avoir brisé des conventions, Woolf achève son trajet dans le salon d’une certaine Mary Seton, à décrire son chez elle et imaginer quelle parentes l’ont précédée…

Ce premier chapitre prend donc la forme, à l’image d’un acte tragique, d’un jour unique, se dépliant dans un espace limité, Oxbridge. Pour illustrer l’exclusion que les femmes subirent de la part de l’université, l’écrivain se promène et se repose à l’extérieur de l’enceinte, pour signaler que sa réflexion de femme n’a pu naitre qu’en son deçà. Invitée à entrer (mais l’est-elle ? cette séquence a quelque chose d’un songe), elle assiste à deux repas : un déjeuner et un dîner. Elle s’y décide alors, contrairement aux us littéraires, de décrire très en détails, la teneur du repas qui se trouve devant elle ; puis, en dépit de la simplicité et de sa frugalité, elle décide d’en faire de même avec le dîner.

Un mouvement dans le temps s’exécute, elle ne cesse d’aller et venir en toute liberté. C’est l’automne. La journée s’éteint.

Qui est cette figure de Mary Seton, que l’Histoire réclame en dame de compagnie de Mary Stuart ? Et lorsque Virginia Woolf se crée un personnage, « Mary Beton », y a-t-il une référence au prétendant rejeté de cette première, Internet voulant bien délivrer de maigres informations sur son compte, dont une solide propension au célibat qui fit comme victime, l’amouraché (ou non) Andrew Beaton ? Woolf nous demande d’élaborer sur son parcours et ses liens, qui pris dans leur sens le plus littéral, nous résistent avec force.

L’un des grands avantages d’être femme, c’est de pouvoir passer devant une négresse même très belle sans vouloir en faire une Anglaise.

Déconnons pas, Woolf a clairement l’art de vous foutre une audience mal à l’aise.

Rappel de quelques éléments biographiques : Virginia avait été empêchée d’aller à l’université, que les demoiselles étaient galamment priées de ne pas pénétrer, et avait du se résoudre à lorgner sur le parcours de ses frères. Son père lui a pourtant ouvert sa grande bibliothèque dès son plus jeune âge, et elle s’est donc éduquée par elle-même, ayant accès à absolument tout son contenu sans qu’il n’y regarde, de près ou de loin. Autant dire que ça forge un esprit libre (la bibliothèque familiale était connue pour sa richesse). C’est donc une affaire assez incongrue et importante, que d’avoir ce petit bout de femme parler aux jeunes étudiants de l’université, quand elle-même en fut exclue. Elle remet à leur place ces hommes qui en décidèrent ainsi, qui à leur gré, tandis que le vent de la modernité tourne, l’invitent à intervenir auprès d’étudiantes, uniquement pimprenelles de leur état académique. Virginia Woolf est définitivement moderne, et Une pièce bien à soi est une véritable gifle adressée aux messieurs de l’université, à tous les patriarches résistant à l’avancée des femmes dans des corps de métiers. Qu’attendaient-ils d’elle en lui demandant un topo sur les femmes et la fiction ? Elle leur répond d’une pichenette bien placée, renvoyant l’image présente de ceux qui ont tant résisté à leur introduction académique, cette élite d’Oxbridge, leurs ancêtres – dont ils ont poursuit ou poursuivent encore les traditions. Ceux qui empêchèrent les femmes d’avoir leur plume à dire, qui la contraignirent dans le présent à ne rien pouvoir exhumer de féminin et de fiction avant un certain âge. Et de trouver, là encore, des limitations à ses trouvailles.

Où sont les femmes ?

Woolf inaugure un nouveau jour, à Londres cette fois. Direction : le British Museum, où la vérité scientifique doit pouvoir se trouver. En chemin, elle s’attarde pour rapporter le tableau de l’effervescence qui l’entoure, broder la situation de ce simple périple : un pinceau minutieux ? L’art digressif ? Le flux de conscience ? Chaque détail de son parcours compte, comme autant de points de croix littéraires, dont la texture est le clef-de-voûte de sa réflexion. Sa quête avant d’être spirituelle est une quête des habitants, des lieux, des temps. Ou si elle ne la précède, du moins en est-elle indissociable.

Au British Museum, un constat s’impose : un nombre conséquent de livres sur les femmes ont été écrits par des hommes. Étonnement. Et le mouvement inverse ne semble pas tout à fait vrai. Woolf s’interroge, et examine avec attention les intitulés de ces livres : ils sont, dans leur majorité, prescriptifs. Non d’une flûte. Il y a là un panel de livres moraux, critiques, scientifiques, et beaucoup avec pour objectif de prouver l’infériorité naturelle de la femme. L’errante en ressent de la colère, en même temps qu’elle absorbe la colère des auteurs de ces textes. Pourquoi tant de haine, pourquoi ce souci de prouver l’incapacité généralisée de toute une frange de la population ? Sa réflexion l’amène à penser qu’il y a là une crainte de perdre du terrain sur le pouvoir d’influence que s’est octroyé la gente masculine à la sueur de la dure machette de l’Histoire.

Peut-être bien que lorsque le professeur insiste un peu trop sur l’infériorité des femmes, ce n’est pas tant cela qui le préoccupe que sa propre supériorité. (…) Plus que tout, peut-être, tant nous sommes des êtres d’illusion, (la vie) demande de la confiance en soi. Sans cette confiance, nous ne sommes plus que des nourrissons au berceau. Mais comment faire naître très rapidement cette qualité impondérable, pourtant si précieuse ? En pensant que d’autres personnes nous sont inférieures.

Mais ses pensées sont interrompues par une addition qu’elle doit régler. Elle décampe vers une autre route : l’argent. Observant son porte-monnaie d’où elle tire par miracle des billets de dix shillings, elle songe à sa tante, Mary Beton, qui lui a laissé un héritage. Une histoire fausse. Une histoire vraie. L’anecdote fait irruption et disparait aussitôt, pour laisser la trace du squelette sur lequel repose l’essai.

… Je songeai que le changement de caractère produit par un revenu fixe était bien remarquable. Aucune force au monde ne peut m’enlever mes cinq cent livres de rente. (…) Ainsi s’évanouissent non pas simplement l’effort et la peine, mais aussi la haine et le ressentiment? Je n’ai plus besoin de haïr un homme, car aucun ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter aucun homme, car aucun ne peut rien m’apporter. Alors, insensiblement, je me suis mise à adopter une attitude nouvelle envers l’autre moitié de l’humanité. Il était absurde de condamner une classe ou un sexe tout entier. Une grande masse d’individus n’est jamais responsable de ses actes, car ceux-là sont mus par des instincts qui leur échappent.

Retournant vers chez elle, près du fleuve, elle décrit la vie casanière de sa petite rue. Et prévoit que dans cent ans, la condition des femme aura radicalement changé, tandis que les barrières se seront effondrées pour la majorité d’entre elles.

Tout cela peut arriver dès lors que la féminité cesse d’être un métier protégé.

History vs. Herstory

Les lieux changent, la réflexion se poursuit : c’est le foyer qui l’habite à présent.

Il vaudrait mieux tirer les rideaux, chasser de son esprit les distractions, allumer la lampe, réduire son champ d’investigation et interroger l’historien, qui consigne non les opinions mais les faits, pour savoir quelles furent les conditions de vie des femmes, non pas de tout temps, mais en Angleterre, disons à l’époque d’Elisabeth.

Ce déplacement n’est pas anodin : ce qui l’interpelle avant tout, est ce vide dans l’histoire littéraire, d’auteures de sonnets et de pièces de théâtre, d’oeuvres marquantes, voire d’oeuvres tout court. Quand les hommes, de leur côté, ont été si prolifiques, uniques à produire des textes sources. L’Histoire lui apprend que le sort des femmes n’était pas de leur ressort : manquant de liberté, d’autonomie, elles étaient louées pour leur discrétion et leur obéissance. Ah… Mais pourtant, Wolf ne peut s’empêcher de constater que nombre d’héroïnes de l’époque ont marqué leur ère et toutes les suivantes : Antigone, Cléopâtre, Phèdre, Lady McBeth, Roxanne, Hermione, Bérénice ou Andromaque… et plus tard Emma Bovary, Anna Karénine, Clarisse.

Mais de l’Histoire, les femmes sont un peu absentes. Mises à part Elisabeth et Mary Stuart, on ne sait pas grand chose du déroulement de leurs journées en général, encore moins de leur implication dans les grands faits de l’H. Elles semblent avoir doucereusement somnolé lors des Croisades, s’être pâmées lors de l’édification de l’Université et la Guerre de Cent Ans, avoir langui pendant la Guerre des Roses, la Renaissance ou la Dissolution des Monastères. Présentes dans l’absence (certes, mentionnons les nombreuses compagnes d’Henry VIII dont Boleyn qui pava sa route vers le schisme et la dissolution.)

Se demandant bien pourquoi aucune femme n’a écrit d’oeuvre marquante à l’ère Elisabéthaine (il est vrai que le XXe siècle a fouillé l’histoire pour la re-visiter, et on a depuis exhumé les Journaux privés de Elisabeth I pour leur reconnaître une incontestable valeur, littéraire et historique. Néanmoins, ces journaux étant tenus de manière privée, et au vu du statut exceptionnel d’Elisabeth, on ne peut donc tenir cet exemple comme valeur de contre-argument), voilà qu’elle fait jaillir de son imagination les traits d’une soeur, fictive, de Shakespeare, qui aurait eu, à son exemple, droit aux petits avantages financiers de l’héritage familial, génétique (un esprit de génie) et des aspirations similaires. Inutile de préciser que Judith bute tout au long de son chemin dans des embûches d’envergure, finit cinglée et pour ne rien gâcher, se suicide par une nuit d’hiver et se trouve enterrée à quelque carrefour où font halte les omnibus devant l’arrêt Elephant-and-Castle. Pour ceux qui ne sont jamais allés à Londres, précisons qu’Elephant-and-Castle est un recoin glauque et à l’architecture fortement rebutante : l’endroit a même remporté la palme du lieu le plus moche de Londres, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Judith, pour combler le tout, est donc ensevelie sous l’arrêt de bus le plus laid d’Europe : ça donne envie.

Woolf n’exclut bien entendu pas ces petites exceptions, qui varient d’un siècle à l’autre, et rappelle l’existence muette et terne de Jane Austen ou d’une folle et erratique Emily Brontë. Reste qu’il s’agit bien là du XIXème siècle, et Woolf est bien en peine de découvrir dans sa bibliothèque, des auteures antérieures au tournant du XVIIIe siècle, si sporadiques soient-elles.

Revenant sur les circonstances matérielles nécessaires à l’élaboration d’une oeuvre, le fantôme tuberculeux de Keats est convié à la charmante procession lorsqu’il s’agit de parler des auteurs sur lesquels tous les malheurs tombèrent. Pourtant même ce dernier, malgré son sort funeste, avait trouvé un refuge matériel, accueilli par des hommes, protégé sous les toits de ses mécènes, ou de ses protecteurs.

Mais pour les femmes, me dis-je, en regardant les étagères vides, les difficultés étaient infiniment plus redoutables. Tout d’abord, il était hors de question qu’une femme possède une chambre à elle, encore moins une pièce calme ou protégée du bruit.

Le pire était encore d’ordre immatériel. L’indifférence du monde, si pénible à supporter pour Keats, Flaubert et d’autres hommes de génie, se muait dans son cas à elle en de l’hostilité. À elles, le monde ne disait pas comme à eux : « Ecrivez si ça vous chante, cela m’est égal ». Il s’esclaffait : « Écrire ? À quoi bon ? »

L’écriture féminine

La littérature est parsemée de débris d’hommes qui prirent trop à coeur les opinions émises à leur sujet.

Installée chez elle tandis que son regard se porte sur l’étagère, se pose la question de la production féminine et de la raison d’être du roman : pourquoi a-t-il été le genre de prédilection par lequel la fiction féminine s’est exprimée ? Roman, ce sous-genre.

C’est toute la question de la spécificité de l’écriture féminine. Qu’est-ce que l’écriture féminine ? Y a t-il une écriture féminine ? Voilà un point d’interrogation qui martèle, notamment dans les questions de genre, et la forme plutôt que le fond sont souvent des blocages pour apporter des éléments de réponse. Woolf soulève un point important : l’écriture féminine, c’est avant tout écrire sur une expérience féminine, et non son double masculin. Elle entend par là, écrire sur ce que l’on connait, plutôt que la pensée qu’on le devrait, pour suivre une tradition littéraire et s’inscrire en son sein. Mais mimer n’est pas créer, ce n’est qu’honorer. Pour créer une tradition là où il n’en existe pas, il faut partir de soi et non des autres.

Woolf ne trouve pas grand chose avant le XIXe siècle en termes d’écriture féminine à se mettre sous la dent. L’éducation et les astreintes sociales porteuses de préjugés sont à blâmer : l’écriture féminine est alors privée, on la trouve dans les lettres élégantes de Dorothy Osborne, qui jamais ne fut troublée par la pensée d’écrire un livre, se gardant bien de ce ridicule et de l’humiliation fatidique qui sauraient en résulter. Woolf évoque alors le précédent enfin réalisé par Aphra Behn : émergeant de la classe moyenne, voilà la première femme à subsister de ses écrits (moyennant des sacrifices non négligeables pour l’époque). Bien sûr, j’ai en tête les noms que l’histoire du XXe siècle a réhabilités : Maria Edgeworth, Frances Burney, Mary Hays, Mary Wollstonecraft. Mais ont-elles vécu de leur plume ?

D’autres noms surgissent, aux lauriers plus altiers : Emily et Charlotte Brontë, Jane Austen, George Eliot.

Aucun chef-d’oeuvre ne surgit solitaire et unique ; tous sont le produit de nombreuses années de pensée en commun, d’une pensée exercée par la masse du peuple, afin que la voix unique s’appuie sur l’expérience de l’ensemble. Jane Austen aurait dû déposer une couronne sur la tombe de Fanny Burney et George Eliot rendre hommage à l’ombre vigoureuse d’Eliza Carter – la vaillante vieille femme qui attachait une clochette à sa tête de lit pour se réveiller tôt et apprendre le grec.

Pourquoi le roman donc ? Emily Brontë, George Eliot, Charlotte Brontë et Jane Austen sont des figures qui n’ont pas tout à fait leur lot de points en commun. Pourquoi leur « génie » littéraire s’est-il pourtant exprimé par la forme du roman ? Revient alors cette pièce à elles, dont elles ne disposaient pas (trait partagé par cette classe moyenne) et du temps qui ne leur était pas imparti. Pour écrire de la poésie (cf. Dickinson, auto-cloîtrée sa vie entière), du théâtre, il faut du temps et de l’espace. En témoigne le neveu de Jane Austen qui écrivit ses mémoires : lui-même est assujetti à une certaine perplexité quand il considère l’étendue de son oeuvre. Elle ne disposait, avance-t-il, que de très peu de temps à elle… Où a-t-elle trouvé la capacité de filer de tels canevas ?

Et puis, une fois encore, toute la formation littéraire d’une femme au XIXe siècle consistait en une observation des caractères et en l’analyse des émotions. Depuis des siècles, sa sensibilité était éduquée par les influences reçues dans le salon commun. Elle s’y imprégnait des sentiments de chacun ; elle avait sans cesse sous les yeux le spectacle des relations humaines. Par conséquent, lorsque la femme de la classe moyenne se mit à écrire, elle se tourna tout naturellement vers le roman.

Et d’un petit rond de jambe, Woolf soulève à la force d’une démonstration toute naturelle, la prédisposition en ce début de XIXe siècle du roman pour faire émerger une fiction propre à l’expérience féminine ; mais encore une fois, il faut marquer les limites de cette expérience, rattachée à la classe moyenne, puisque la femme laborieuse des villes ou des champs n’est absolument pas représentée dans la peinture de ces romans-ci, et si elle est peinte, c’est d’après observation, et non d’après vécu. Woolf précise que la stature de chacune fait qu’elles avaient été moulées pour d’autres genres : la poésie, le théâtre, l’histoire et les biographies, mais que leur nature ad minima de femmes les conditionna pour verser dans le genre romanesque.

L’intégrité du roman

Elle poursuit sur une comparaison entre Jane Austen et Charlotte Brontë, qui la conduit vers ce qu’elle nomme « l’intégrité du roman » : l’incompréhension de la seconde du génie de la première, et l’échec – en tant que romancière au sens où veut l’entendre Woolf – de la seconde. Charlotte aurait, aux dépens de son histoire et de sa caractérisation, évacué de sa frustration dans son oeuvre, et sa voix se scinderait en autant de commentaires non contrôlés qui voileraient la voix de ses personnages. Il ne faut pas écrire lors d’un accès de rage, mais avec sagesse, dans la placidité de la réflexion. Les répercutions du fait d’être une femme, qui entravaient la vie et les aspirations broyées de Charlotte Brontë, marquèrent certains passages de Jane Eyre.

Le roman, d’après Woolf, est un certain reflet, déformé, simplifié et construit, de la vie. Elle en donne également une description imagée :

Il s’agit d’une structure qui marque l’imagination, organisée autour de cours, en forme de pagode, déployant ses ailes et ses galeries ou ramassée et massive et dotée d’un dôme comme la cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople.

Mais il reste franchement difficile d’évaluer le degré auquel cette micro-tirade est lancée.

Dans le cas du romancier, ce que j’entends par « intégrité », c’est la conviction qu’il nous donne d’exprimer la vérité.

J’aime qu’elle tienne cette position, mais il faut bien reconnaître que c’est l’exact argument inverse que soutiennent nombre d’autres écrivains. Voir soudainement avec lumière une situation précédemment vécue mais non appréhendée livre au roman une dimension élévatrice (ce genre sordide). Néanmoins, c’est là la force des narrateurs et énonciateurs, de détenir le pouvoir de faire gober n’importe quoi au détour d’une langue bien ourlée, aussi peut-on facilement imaginer ce qu’il y aurait à y décrier. En tout état de cause, si le roman n’a pas même éclairé et laisse un goût inachevé, alors Il a échoué. Râté.

Et effectivement, pour la plupart, les romans échouent quelque part.

Et comme le roman possède cette correspondance avec la vie réelle, les valeurs qu’il porte sont pour une part aussi celles de la vie réelle. Cependant, il est bien évident que les valeurs des femmes diffèrent très souvent de celles forgées par l’autre sexe – c’est tout naturel. Mais les valeurs masculines dominent. Pour le dire crûment, le football et le sport sont « importants », tandis que le culte de la mode et l’achat de vêtements sont « futiles ». Or ces valeurs passent immanquablement de la vie à la fiction. Tel autre est insignifiant, car il traite des sentiments des femmes au salon.

Et cette différence de valeur demeure. Woolf salue la capacité des femmes écrivains, telles Jane Austen et Emily Brontë, qui ont su ne pas se plier à l’ordonnance des sujets valeureux : elles ont écrit à leur manière, de leur point de vue, non en suivant l’idée générale du public de ce qu’aurait approuvé  l’établissement littéraire. C’est là l’intégrité des auteures d’Emma et des Hauts de Hurlevent.

Ce patrimoine commun qu’elle décrit est prétendu nul pour les femmes écrivains précédemment citées : impossible de se servir de la tradition littéraire à leur portée pour trouver un style à elle, une écriture qui leur corresponde. La tâche est gigantesque, noble, édifiante.

Le poids, le rythme, l’allure d’un esprit d’homme sont trop éloignés des siens pour qu’elle réussisse à lui voler quoi que ce soit de conséquent. L’imitation est trop vaguement ressemblante pour pouvoir être fidèle. La première chose qu’elle découvrir peut-être en prenant la plume fut l’absence de phrase courante à sa disposition.

Ainsi, Thackeray, Dickens ou Balzac avaient chacun trouvé leur voix, leur rythme, leur tonalité bien particuliers, en s’appuyant sur le domaine commun. La réussite de Jane Austen est d’avoir dessiné le contour d’une phrase unique, qui lui corresponde, bien proportionnée et à laquelle elle se tint ensuite avec constance, sans faillir, dans le moindre recoin de ses romans. Le roman, une forme littéraire assez jeune et bien plus flexible que celles rodées, raides et caillées du théâtre ou de la poésie, est donc le choix de prédilection, et presque l’unique choix, qui était à disposition des femmes écrivains en érection.

Apporter sa pierre à l’édifice

La voilà revenant, dans le cinquième chapitre, à l’époque contemporaine, où les auteures féminines occupent les étagères presque autant que leurs collègues masculins.

Elle s’attelle à réinventer le type même de de la conférence : après tout, malgré le fait qu’elle édite et augmente son originelle intervention, elle choisit d’en garder la forme, d’en garder l’adresse. C’est à vous qu’elle parle, vous, et seulement vous : elle joue avec adresse des pré-requis. On lui a spécialement demandé de prodiguer ses sages paroles à des étudiantes du collège ? Elle en profite pour passer derrière l’institution qui l’invite et fait des recommandations de son propre cru, qui ne seront pas émises de ces murs. Elle situe la pièce, parle du rideau derrière lequel elle espère qu’un recteur ne s’est pas caché, ou quelque instance inviteuse qui pourrait grimacer à ses répliques. Elle rappelle constamment que c’est une conférence qui lui a été demandé de délivrer, pour parler des Femmes et de la Fiction. De quoi pourrait-elle parler d’autre, sinon des femmes ? Pourquoi aurait-on invité cette femme romancière, cette moderniste de génie, sinon pour débiter de cette vaste matière ? Elle donne l’illustration même des difficultés dont elle parle pour les passées écrivaines, des silences de l’histoire, du génie enfoui, par sa langue, son rythme, sa tonalité, sa narration, sa virtuosité à offrir de multiples niveaux d’écoute et de lecture : les femmes et la fiction, c’est aussi Virginia Woolf, qui accomplit un formidable tour de force. Elle crée un personnage, de multiples facettes de fiction pour parler de l’imparlé, et parler surtout de la réalité de la fiction féminine. La réalité par la fiction et la fiction par la réalité.

Au travers du personnage (fictif ?) de Mary Carmichael, une auteure de romans dont le style ne semble, à première vue, pas époustouflant, elle écrit à présent d’une époque où la route est pavée, pour les femmes se destinant à l’exercice de l’écrit, où cette vocation n’est plus une marginalité. Elle regarde cette romancière comme la descendante des madame de Winchelsea, Jane Austen, Aphra Behn and & co.

Car les livres se prolongent les uns dans les autres, malgré notre habitude de les juger séparément.

L’écriture, le style, n’a rien de vrombissant. Woolf lui trouve des défauts instantanément. Mais pour mieux juger l’ensemble du livre et de l’écrivain, elle reprend sa lecture du début, avec minutie.

Je lus : « Chloé aimait bien Olivia. » Et je fus frappée tout à coup par la changement majeur que cela faisait surgir. C’était peut-être la première fois en littérature que Chloé aimait Olivia. Cléopâtre n’aimait pas Octavie. (…) J’essayais de me rappeler, dans le cours de mes lectures, le cas de deux femmes présentées comme amies. (tentative dans Dianne de la croisée des chemins) De temps à autre, elles sont mère ou fille. Mais elles apparaissent presque sans exception sous l’angle de leur rapport aux hommes. (…) D’où le côté étrange des personnages féminins, leurs incroyables extrêmes de beauté et d’horreur et leur oscillation entre divine bonté et infernale dépravation – car c’est ainsi que la verrait son amant selon que son amour enfle ou retombe.

Avec une nuance faite pour les romanciers du XIXe siècle, dépeinte avec plus de complexité, dit Woolf, avant de s’épancher un moment avec emphase sur la difficulté de capturer l’esprit et le caractère d’une femme.

Là, cependant, nous commençons à diverger :

Cette puissance créatrice (cf. des femmes) n’a pourtant absolument rien à voir avec celle de l’homme. Il faut donc en conclure qu’il serait vraiment dommage d’empêcher son déploiement ou de la gaspiller (…). Il serait vraiment dommage que les femmes écrivent ou vivent comme des hommes ou encore leur ressemblent, car, même si aucun des deux sexes n’est complètement adéquat, vu la vastitude et la variété du monde, comment ferions-nous s’il n’en existait qu’un seul ? L’éducation ne devrait-elle pas avoir comme rôle de révéler et de renforcer les différences plutôt que les similitudes ? Il y a déjà trop de ressemblances en l’état, et si un explorateur s’en revenait rapportant la nouvelle de l’existence d’autres sexes scrutant d’autres cieux à travers d’autres branches d’arbres, rien ne rendrait plus service à l’humanité ; sans compter que cela nous procurerait l’insigne plaisir de voir le professeur X se précipiter sur ses règles graduées afin de prouver sa « supériorité ».

Je ne m’accorde pas, mais c’est évidemment à mettre en corrélation avec l’argument que veut faire valoir Woolf : il ne sert à rien d’écrire sur l’expérience des hommes, si l’on doit l’inventer car il faut alors passer par les lieux communs. Une expérience qui a été valorisée par un corps qui n’est pas le sien, vendue comme un absolu. En ce sens, elle revient sur les innombrables vies et aspects de vie inconnus de tous, sur lesquels ni les hommes, n’auraient écrit. Elle veut aider Mary Carmichael a faire la lumière sur son âme, tenir son flambeau, et l’enjoint plus d’une fois.

Elle écrivait comme une femme, mais une femme qui aurait oublié ce qu’elle est, tant et si bien que ses pages étaient pleines de cette singulière qualité sexuelle qui découle d’un sexe qui ne se perçoit pas comme tel.

Quelques routes de continuation sur Multitudes et Agoravox, et les ressources de la London Review of Books : la bio d’Hermione Lee, Deceived with KindnessThree GuineasOn being ill et Flush.