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La perspective du temps

Et l’on pense à ce phare, à ce phare dont Roger Fry demanda à Virginia Woolf qu’elle lui en dévoilât la signification.

De quoi est-il le symbole ? Questionna-t-il.

De rien, mon ami, de RIEN.

La Double vie de Virginia Woolf, de Geneviève Brisac et Agnès Desarthe

Si Flush fut une partie de plaisir de pattes en l’air et de truffe en terre, et que ses essais lus en milieu d’année restaient courts et digestibles, Vers le Phare est une toute autre histoire, si « histoire » est une étiquette que l’on peut se risquer à lui coller, tant sa forme expérimentale est une gageure.

L’intrigue tient un peu de signes : dans les Hébrides au début du siècle dernier, sur une île où séjournent la famille Ramsay et ses proches, un petit garçon – James Ramsay – rêve de faire une promenade au phare. Sa mère, encline à lui autoriser cette faveur, voit son projet contrecarré par le patriarche, Mr Ramsay, qui prévoit qu’il y aura de la pluie, d’une façon aussi unilatérale que son statut. Dedans et dehors, les gens vaquent à leurs activités ; dehors et dedans, les pensées se promènent, se rencontrent, se séparent et tissent un monde.

Retranscrire le passage du temps, saisir les fils de la mémoire

On l’aura compris, il ne se passe pratiquement rien, si ce n’est le temps qui passe, qui est en réalité le sujet central du livre : comment rendre, en mots, les durées, les espaces ? Retranscrire le passage du temps, saisir les fils de la mémoire, voilà les prises de vue auxquelles s’essaye Vers le Phare. Le roman est composé de deux chapitres principaux (« La fenêtre » et « Le phare »), et d’un troisième très court (« Le temps passe »), servant d’entracte, de passage entre la soirée d’été du premier chapitre, et l’excursion au phare du second chapitre, se déroulant dix ans plus tard.

Tout se joue en l’espace de quelques heures, avant le diner et après le dîner. La narration, à la fois omnisciente et plurielle, va comme un courant d’air passer d’une personne à une autre, rentrant par les interstices, pénétrant jusqu’à la conscience de chacun, puis quittant l’habitat au gré des silhouettes s’approchant. Une narration flottante, comme un esprit occupant tel ou tel corps, venant en sucer la pensée, et dont les va-et-vient ne semblent motivés par rien d’autre que la proximité des corps qui se côtoient.

Le second chapitre, le plus court, est magnifique : c’est un pur exercice de forme, à la fois concret, abstrait, balayant les recoins de la maison qui se vide et va rester ainsi, désertée, pendant près de dix ans. Le point de vue s’élève au-dessus du sol et se projette dans les airs, pour observer la poussière s’amasser sur les meubles, les ombres riantes des passants, l’immuable stature des domestiques vacant à leurs tâches au gré des saisons. Il faut rendre la traversée des vivants et des morts interceptés par la pantière du temps.

Une dimension autobiographique : un besoin de purger, d’exorciser

Virginia Woolf a reconnu (dans ses lettres ou dans son journal, ma mémoire me joue des entourloupes) que Vers le Phare était une entreprise psychanalytique : on y retrouve beaucoup de sa biographie familiale. Il y a ce père obsédant et tyrannique, cette mère irréelle, parfaite jusque dans sa mort, qui a lieu entre parenthèses dans l’inter-chapitre. D’autres tragédies se font écho, comme celle du personnage de Prue Ramsay, morte en couches, rappelant Stella, la demi-sœur aînée de Virginia décédée trois mois après ses noces ; son frère Thobby, ainsi que son neveu Julian Bell, tous deux partis si jeunes, sont retrouvés dans le destin d’Andrew Ramsay, tombé au champ d’honneur ; sa sœur, Vanessa, et elle-même s’incarnent toutes deux en enfants, dans James et Cam, et dans des figures extérieures, comme celle de la peintre célibataire, Lily Briscoe, offrant une alternative de vie à celle plus traditionnelle, prônée par Mrs Ramsay.

Woolf emprunte, voire plagie, la vie de son père, pour donner forme à Mr Ramsay : un être bridant ses enfants, inspirant en eux des sentiments contraires et puissants, tour à tour fascinés, subjugués, puis haineux, dégoutés et enferrés. De son père, Virginia dira d’ailleurs :

Anniversaire de Père. Il aurait eu quatre-vingt-seize ans. Quatre-vingt-seize ans. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais pas écrit, pas un seul livre. Inconcevable.

Il y a cela aussi, dans Vers le Phare, des clefs de lecture qui ouvrent différents tiroirs de la psyché de son auteure. De fait, le père de Woolf décède alors qu’elle a vingt-six ans ; tyran victorien qui ne permit pas à ses filles d’aller à l’école, il leur laissa toutefois le libre accès à sa colossale bibliothèque, que Virginia lira de bout en bout dès son plus jeune âge ; quant à la peinture, il ne la considérait qu’avec circonspection. Ses filles se construisent contre lui, ou bien s’éteignent dans son giron, comme leur demi-sœur, Stella, que l’on prétend à moitié folle, peut-être d’avoir été bridée par ce second père. À la mort de leur père, ses filles se mettent à respirer la vie, l’art et le cosmopolitisme. L’une se mettra à publier frénétiquement, l’autre s’adonnera à la peinture.

Je suppose que je fis ce que les psychanalystes font pour leurs malades. J’exprimai une émotion très ancienne et très profondément ensevelie.

Pietro Citati dressa un beau portrait des années pendant lesquelles Virginia Woolf rédigea Vers le Phare.

Le souci de la création

Cet effort de création est l’un des sujets du roman, dans ses motifs, ses personnages, ses paysages. Woolf s’interroge : qu’est-ce que la composition ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que l’art ?

Que ce soit l’écriture ou la peinture, il y a le même effort de création de composition, d’observation et d’élévation. Elle révèle, aux travers des mouvements de sa narration, la multiplicité et la simultanéité du point de vue : le regard en écriture et en peinture est conjoint. Cette question esthétique était prégnante dans la vie et l’œuvre de Woolf, qui se rendait toutes les semaines au musée, dans des galeries, allait écouter des concertos, observait attentivement la vie se dérouler dans les jardins londoniens où elle se promenait presque quotidiennement. Une question qui transparait dans la tenure de son journal : comment formuler, rendre sa phrase étanche à la tentation de la logorrhée ?

Woolf est une écrivaine exigeante, aux mot pointus, retournés cent fois avant d’emprunter le chemin de la page imprimée. Une auteure cérébrale, qu’on méprend souvent pour tout autre chose, comme le disent si bien Agnès Desarthe et Geneviève Brisac :

Les lettres de Virginia Woolf l’ont rendue immortelle, elles ont fait d’elle la plus fragile des mortelles immortelles.

Elles ont, comme elle le devinait d’avance, faussé ses relations avec nous, comme elles faussaient ses relations avec ses contemporains. Elles l’ont désacralisée, la faisant du même coup sortir de la cohorte des géants. Elles ont enfin élevé un mur d’incompréhension entre les lecteurs trop familiers de Virginia, et une œuvre formaliste, si exigeante et difficile qu’ils viennent s’y casser le nez et, déçus, s’en éloignent. Personne ne leur avait dit que c’était une œuvre qui, à l’instar de celles de Lowry, Joyce, Proust ou Faulkner, se méritait.

La Double vie de Virginia Woolf, de Geneviève Brisac et Agnès Desarthe

Aparté finale. Brisac et Desarthe articulent avec brio l’une des plus grandes injustices faites à l’œuvre de Virginia Woolf, une affaire similaire collant aux basques de Jane Austen : leurs œuvres sont tombées dans le creux de l’œil public, qui pense déjà les connaître et se fait une idée préconçue de leurs écrits.

Le cas de Jane Austen est d’une simplicité quasi-absolue : on s’attend, en ouvrant ses romans, à découvrir du sirupeux, des histoires d’amour contrariées qui finissent bien. Et l’on se « casse le nez » sur une écriture sardonique, une écriture du détail domestique, l’une des premières écritures qu’on qualifiera de « purement féminine », car elle aura tiré ses sujets de la sphère féminine. Une simili-évidence aujourd’hui : on oublie pourtant qu’au XVIIe siècle, les femmes n’ont que des hommes pour modèle, leur style à singer, et leurs sujets à épouser. Au contraire, choisir une écriture du domestique, des rapports intérieurs et extérieurs se tramant entre femmes, de la domesticité, et, plutôt que de l’amour et du romantisme, de la nécessité de mariage en milieu de survie sociale, choisir de se pencher sur ces questions en se départissant des nœuds d’intrigue masculins comme le fait Jane Austen, en docte de l’espace féminin, est une grande première. Loin d’être une féministe, bien que ses personnages féminins aient du caractère, l’écriture d’Austen est conservatrice : il ne faut pas détonner, mais trouver le moyen de concilier, avec le plus de loyauté possible, soi et les autres. Elle est largement le produit de son temps.

Si elles ont souffert de préjugés frères, Austen et Woolf ne sont pas faites du même moule. Un autre problème se pose pour les écrits de Virginia Woolf, dont les spécificités sont différentes : tout comme on croit, en ouvrant un roman de Jane Austen, se retrouver uniquement dans le récit des affres amoureuses d’une héroïne romantique, on pense, en ouvrant un livre de Virginia Woolf, en prendre un peu plein la tête d’histoires féministes, engagées, peut-être romanesques. On ne saurait pas mieux se tromper. Les romans de Woolf sont des ovnis, ils l’étaient hier et le demeurent aujourd’hui. Des livres expérimentaux, abstraits, concrets, des voix se chamaillent le devant de la page, le temps passe ou ne passe pas. On ne sait pas toujours en quel lieu on se trouve, on ne sait pas toujours qui émet une pensée, on ne sait pas toujours où l’on se dirige, ni pour quels motifs. C’est l’écriture pour l’écriture, avec la volonté première de parvenir à créer, à concevoir quelque chose de réellement neuf, par-dessus des siècles de création littéraire. La volonté de retourner les manches du roman et d’en éclater la doublure.

Dans l’air du temps

L’année 2015 avait été l’occasion de lire un livre que j’avais acheté pour sa charmante couverture et que je pensais condamné à jaunir et gondoler sur une étagère trop exposée à la moisissure… Autant dire que j’ai brandi mon V de la victoire quand je suis tombée sur le titre de ce petit pingouin de la collection Great Ideas, sûrement parti pour suivre le même sort.

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C’est donc le retour de cette chère Virginia, avec laquelle vous êtes dorénavant plus qu’accointés, puisque j’en ai fait mon sujet principal de l’année 2016 (… vous n’êtes pas au bout de vos peines !), ayant même entrepris de contaminer un peu mon entourage.

M’enfin, Virginia, tout cela lui passe bien au-dessus du chignon, ai-je envie de vous dire ! J’ai donc marqué un temps d’arrêt dans la lecture de ses journaux pour m’acquitter de cette lecture qui prenait de l’épaisseur poussiéreuse.

C’est le premier chapitre, « Thoughts on Peace in an Air Raid » (que Folio a traduit en français sous le titre « Pensées sur la paix dans un raid aérien » dans ses Essais choisis) qui donne son titre au recueil. On retrouve d’ailleurs dans ce volume traduit bien plus épais, d’autres essais que j’ai pu découvrir à l’occasion de ma lecture : parmi eux « Par les rues : aventure londonienne » (Street Haunting), « Fiction moderne » (Modern Fiction), et d’autres dont je vais vous dire quelques mots ci-après. Pour les insoumis aux Folios, le Bruit du Temps a également entrepris une (meilleure ?) traduction des essais.

Ce premier essai est celui qui m’a le plus marquée ; c’est également le plus aisé à approcher. Woolf l’initie en dépeignant les sentiments et comportements qu’engendrent les raids aériens allemands, en plein conflit de la Seconde Guerre Mondiale. Allongé dans un lit, quelles pensées nous viennent ? Dans les méandres de son esprit lui vient l’image des jeunes soldats anglais et allemands, qui dans d’autres circonstances, trouveraient complètement absurde de se taper dessus. L’esprit se raccroche à cet imaginaire où l’oppresseur a un autre rôle, où d’autres temps surgissent. Tout à coup, une évidence : il faut libérer l’homme du joug de la machine. Mais avant cela, le rôle de la femme surgit, ce rôle qui a changé en temps de nécessité : que se passera-t-il, quand la Guerre prendra fin ?

Woolf procède à la mise en scène de sa pensée. Comme si ce réveil féministe s’était fait de lui-même, un processus déclenché pour démontrer un naturalisme de la pensée (au lieu d’argumenter de façon traditionnelle, point par point, je montre de quoi découle ma réflexion, baignant naturellement dans son courant, jusqu’au réveil de la conscience façon Kate Chopin). Je suis moi-même convaincue par mon environnement, par la force des éléments qui m’environnent, et en aucun cas je ne suis le bretteur lui-même. En d’autres termes, celui qui convint se présente comme le premier des convaincus (et pof).

C’est une posture à l’unisson avec son argument : en tant que femme, je n’ai pas eu accès à l’éducation et donc aux méthodes classiques d’argumentation que les philosophes, écrivains, politiciens se sont vus enseigner. Tout comme sa littérature, Woolf cherche des voies de traverse pour véhiculer son propos. Elle fait donc mine d’être candide (« quelque chose cloche, non ? C’est probablement moi qui l’imagine, car je n’ai aucune légitimité [en tant que femme, la plupart du temps] pour le savoir. Je vais néanmoins poser la question, à tout hasard »), de s’étonner à l’excès et non sans ironie, pour se placer du côté de son lecteur et l’entraîner dans la nature de son étonnement, le tourner vers les dunes où s’éveille la conscience, jusqu’aux rives où souffle la brise du mécontentement.

La référence de la couverture prend tout son sens, après la lecture de ce premier essai (une affiche de propagande pour que les femmes contribuent à l’effort de guerre) (remarquez le détournement des éléments graphiques de cette affiche pour coller à l’esprit de la collection Great Ideas, et à l’ouvrage de Woolf) :

Dans le chapitre « The Art of Biography », elle s’en va questionner la valeur de ce nouveau genre, né au 18e siècle, développé plus amplement au 19e et intrinsèquement lié à son sujet d’étude et ses survivants. Woolf déplore qu’il n’y ait pas souvent eu de chef-d’oeuvre du genre, mais remarque de son ton exégétique que ce manque est inhérent aux contraintes – presque sociales – des biographes.

De fait, le biographe dont elle souhaite réellement bavasser s’appelle Lytton Strachey. Strachey était un écrivain, proche de Virginia Woolf, qui n’avait ni le génie du romancier, ni celui du dramaturge, et qui trouva un parfait compromis pour son désir d’écriture dans celle de la vie d’autrui. Qui plus est, pour cet art encore bien jeune, Woolf raconte comment c’est là l’occasion pour ce flamboyant briton de s’y distinguer, en explorant le genre au-delà de ses limites victoriennes. Cet essai donne lieu à un classique duel Craft Vs Art. Une question centrale dans l’entourage de sa mère, Julia Stephen, qui avait côtoyé tout le beau monde de cette Fin de siècle, dont les Préraphaélites n’étaient pas des moindres. C’est dans la gauche lignée de William Morris, John Ruskin et tutti quanti, que Woolf, en bonne critique britannique, se pose ces questions existentielles.

Mais de fait, Virginia Woolf décortique deux biographies rédigées par Strachey – l’une à son sens réussie, l’autre restant un échec – et analyse dans les détails les sources de ces dissensions critiques, pour en conclure que le genre, qui se doit d’être au plus vrai, a pour pour nécessité de grandes limites : les faits.

For the invented character lives in a free world where the facts are verified by one person only – the artist himself. Their authenticity lies in the truth of his own vision. The world created by that vision is rarer, intenser, and more wholly of a piece than the world that is largely made of authentic information supplied by other people. And because of this difference the two kinds of fact will not mix; if they touch they destroy each other. No one, the conclusion seems to be, can make the best of both worlds ; you must choose, and you must abide by your choice.

Mais les faits eux-mêmes sont le terreau de la créativité, les faits sont fertiles, nous dit Woolf, qui termine son essai sur une note presque transcendantale. La biographie est une fenêtre pour l’imagination et l’esprit, qui recherchent d’un commun accord le vrai, le réaliste, le palpable, et bien souvent vont les chercher dans la vie des autres. Car les faits du passé nourrissent et habitent l’imagination, qui se construit sur ce qu’elle sait. Ce passage final est assez fascinant et discute de notre goût pour l’intimité des autres, que ce soit celle des Brangelina, ou bien celle-là même de Woolf, qui a laissé une quantité phénoménale d’écrits, d’essais, de lettres et d’entrées de journal, matériau re-constitué moult fois par des biographes (parfois en herbe), extatiques à l’idée de plonger aussi concrètement dans la vie d’une morte (Hermione, Viviane, Alexandra, Geneviève et Agnès, pour n’en citer qu’une poignée).

Dans une tentative de mise en abyme, de jeu-ne-sais-quoi, Woolf s’est essayée elle-même au tracé des contours de la vie de Roger Fry, peintre et critique, pour mettre en pratique tout son discours sur le genre.

Dans son essai intitulé « Why », elle s’interroge, à la suite d’une conférence donnée par un orateur particulièrement ennuyeux, sur ce qui peut amener la société à faire monter un pauvre homme sur une estrade, plutôt que de le faire se mêler à la populace et débattre librement. Ce début de questionnement l’amène à répéter, au départ pétulante mais bientôt intenable, « pourquoi, pourquoi, pourquoi », en finissant par vouloir complètement chambouler l’ordre des choses, dont l’ordre paraît justement absurde :

… Why not create a new form of society founded on poverty and equality? Why not bring together people of all ages and both sexes and all shades of fame and obscurity so that they can talk, without mounting platforms or reading papers or wearing expensive clothes or eating expensive food? (…) Why not abolish prigs and prophets? Why not invent human intercourse? Why not try?

Bien sûr, Woolf fait de la provoc’ plutôt que de la réelle rébellion, puisqu’elle est bien loin d’être anarchiste, et a tôt fait de rappeler qu’elle parle de littérature. Et en littérature, pourquoi écouter les autres, quand on peut piocher soi-même, à la fois le matériel et le matériau ? Woolf prône l’auto-didactisme et oublie au passage que tout le monde n’a pas grandi dans une bibliothèque géante, avec un éditeur pour papa. Nonobstant cette petite remise en contexte, c’est un essai qui rappelle que c’est une auteure qu’on identifie souvent pour son féminisme, mais moins souvent pour son activisme littéraire « genre-free », et ses opinions indisciplinées, une plume qui aime à secouer la fourmilière de l’establishment.

Cependant, cette petite manie qu’a Woolf, d’à la fois reconnaître qu’elle fait partie de la fange aristocrate, et d’oublier que ses « acquis » sont issus de ses privilèges de classe, conduit au dernier essai intitulé « Why Should One Read a Book? » Sans développer plus avant sur ce dernier essai, je me paye le luxe d’une dernière défense de cette élitiste assumée en précisant qu’elle allait tout de même, à l’orée de sa vingtaine, à la rencontre nocturne d’ouvrières, afin de leur donner de petites conférences sur des sujets divers et variés de l’Histoire et de la culture.

Ce n’est clairement pas un recueil d’essais qui passionnera tout le monde, au vu de ses sujets souvent très contextuels ou confidentiels. Virginia Woolf était quand même une lectrice et écrivain autodidacte, qui n’alla jamais véritablement à l’école (un père tyrannique), qui s’éduqua toute seule, en piochant tous les jours dans l’immense bibliothèque familiale, et qui prit le pli de discuter en elle-même des problématiques soulevées (de la grammaire grecque à l’utilisation du point-virgule par Walter Scott, en passant par le ratage total qu’était pour elle l’Ulysses de Joyce). Le fameux Stream of Consciousness est palpable dans cette façon de se laisser guider dans ses réflexions, et certains essais s’en retrouvent fastidieux à la lecture, comme si vous vous retrouviez au poste de police et que l’inspecteur qui conduisait l’interrogatoire avait une façon plutôt trouble de vous amener à avouer (disons tellement trouble que vous ne sachiez plus vraiment pourquoi vous êtes là). Woolf oppose un style novateur et un découlement, plutôt qu’une argumentation plus classique, pour dévoiler une autre sorte de logique, servant des positions réformatrices.

Canigraphia

En 1931, Virginia Woolf ressort essorée de l’écriture des Vagues, une œuvre que Wikipédia – toujours prompt à nous surprendre – décrit comme « chargée d’émotions », mettant en scène « des facettes de conscience illuminant le sens de la continuité ». Comme une œuvre épuisante en termes de confection créative, introspective et narrative. Une fois le point final porté au dernier ressac de cette longue journée, elle consacre ses après-midis, déployée dans l’herbe, à parcourir les lettres d’Elizabeth Barrett Browning, dans lesquelles celle-ci expose au grand jour les facéties de son compagnon bien-aimé : Flush.

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Il n’en faut pas plus à Woolf pour concocter un projet d’écriture, la biographie fictive du beau toutou d’Elizabeth Barrett Browning. Au travers du récit de la vie de Flush, nous sera donné d’apercevoir les grandes lignes de celle de la poétesse victorienne. On notera toutefois que les détails sont menus, souvent sous-jacents et que l’on demeurera tout à fait confondu de découvrir la paralysie psychosomatique qui tint la jeune fille dans un emprisonnement domestique, gardé par un père tyrannique, ce cerbère protecteur désirant barrer les aspirations matrimoniales de sa progéniture. C’est également avec beaucoup d’étonnement que j’ai compris que la rencontre et le mariage d’Elizabeth et de Robert Browning ont eu lieu dans la quatrième décennie de la jeune fille, qui commençait à se faire vieille bicoque, selon la probité de l’époque. Après Mary Wollstonecraft Godwin, enlevée par le romantique Percy Bysshe Shelley, voici un autre couple de poètes qui se la joue têtes brûlées. Quel feu consume de l’intérieur ces flegmatiques britons !

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Le bel épagneul cocker roux fait l’apprentissage de la grande vie Londonienne, où le rang est un concept qui s’applique à la race canine. À la ville, Flush est bien conscient de ces différences sociales. La « pureté » d’un chien est jugée d’après le nombre de croisements, de segments que ses pigments ont connus. On ne l’y prendrait pas à frayer avec un bâtard de rang inférieur et son poil luisant lui vaut jusqu’à l’admiration des contrebandiers, qui le dérobent à trois reprises à sa maîtresse désemparée, moyennant rançon. Mais outre ces quelques mésaventures, qui dressent indirectement le portrait de la ville et de sa gentrification, c’est le quotidien de Flush que l’on suit avidement, son appétit, ses envies de gambader, son envie d’aboyer. On aperçoit les gambettes et comme lui, l’on est pris du désir soudain de les croquer à pleines dents.

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L’écriture de Woolf est un régal d’humour, de contournement des codes littéraires, un patchwork de styles. Ouvrant son récit sur des considérations historiques et hagiographiques sur l’origine du mot et de la bête épagneule, elle alterne ensuite entre un mode classique de narration biographique, des passages où le point de vue animal de Flush sur la vie détonne et rend l’histoire de sa vie particulièrement non-importante et passionnante grâce au panache de sa phrase, et des expérimentations humoristiques. Elle profite notamment d’une note à propos de la fidèle dame de compagnie de Miss Barrett, Lily Wilson, qui l’accompagna dans ses heureuses infortunes, pour préciser qu’il y a là une protagoniste secondaire bien mystérieuse dans la biographie de la poétesse, avant de s’aventurer en aparté de fin de volume à retracer l’existence de sa domestique, en comblant les blancs de suppositions tantôt méthodiques, tantôt romanesques.

Et entre les lignes, l’on peut retracer l’existence confinée d’Elizabeth. Enfant chétive, toujours allongée sur son fauteuil, dans la pièce du fond, les rideaux tirés, le lierre épaississant la brique. L’air vicié de la demeure la tient pour si fragile qu’il ne faut pas l’exposer au moindre courant d’air. Bien calé à ses pieds, entre ses jambes, sur ses genoux, ce gourmand et patapouf de Flush, qui termine goulument ses plats à peine effleurés, lui tient une compagnie fusionnelle.

C’est cette présence qui atteste des changements lents qui se font dans le quotidien de la jeune Miss Barrett. Un visiteur, qui vient occuper l’espace et l’attention précédemment dévolus au soyeux Flush. Un monsieur, venant lui tenir converse, d’animés colloques, qui n’est autre que Robert Browning, fameux poète, qui finira par entraîner Elizabeth dans un mariage secret, et dans une fuite vers l’Italie – d’abord Pise, puis Florence – où leur couple s’établira durablement, en recherche de belles et chaudes journées, exilés loin de leurs familles aliénées.et.antes.

Je conseille fortement la traduction agréable du Bruit du temps, qui a également fait paraître les Sonnets portugais de Barrett Browning. J’ai en tête un superbe passage sur la vision canine qui s’établit entièrement au travers de l’odorat de Flush. Dans son style inimitable, l’écrivaine prétend que saisir les subtilités et spécificités de cette vision est impossible aux hommes et à leurs mots, incapables de rendre la richesse de ce sens que l’on n’utilise qu’avec parcimonie ; avant de démontrer son talent de poétesse désentravée en livrant une superbe description de la compréhension olfactive du monde de Flush. On est conquis !

La monnaie de la pièce

Il parait juste de dire de Virginia Woolf qu’elle est une auteure prolifique du XXe siècle.

À la lumière de la parution de ses journaux, d’une densité impressionnante, on mesure combien l’écriture était plus qu’un besoin, une occupation, un métier. Un remède. C’était aussi une stricte discipline, à laquelle elle s’est adonnée chaque jour de sa vie, avec une attention et une rigueur inflexibles. Auteure de romans, d’essais, de pièces de théâtre, de parodies, d’articles, de poésie (ou bien ?), on l’associe plus précisément à ce courant moderniste qu’elle pava, le désarçonnant stream of consciousness, qui vise à rendre la complexité d’un personnage pensant, à en tisser une toile intérieure. Ma première rencontre avec Woolf fut une occasion manquée : traversant une période de curiosité genresque, je lisais Orlando au même moment où je m’intéressais à Herculine Barbin. Sans mise en garde quant à la teneur et la tenue du livre de Woolf, je me perdais dans les méandres des pages sans saisir véritablement les enjeux narratifs, uniquement déçue par l’approche du sujet, jugée trop peu littérale et bien trop littéraire à mon goût.

Quelques années ont depuis permis à l’eau de s’écouler sous les bâtisses, de surélever les berges et de rincer les façades. Je me suis passionnée pour le personnage, dont la modernité, la productivité et la perspicacité  ont happé mes premières incompréhensions, et me suis finalement plongée dans ses traductions (disons-le d’emblée), pour m’apercevoir combien ses écrits différaient les uns des autres.


A Room of One’s Own
(Une pièce bien à soi, traduction d’Elise Argaud) est paru en 1929.  On y écoute une Virginia Woolf placidement virulente, répondre à la demande universitaire de donner une conférence devant deux collèges féminins de Cambridge, sur le thème des Femmes et de la Fiction. Woolf y répond à sa manière à elle : non pas en délivrant un discours conventionnel et démonstratif dans son sens universitaire, mais en faisant émerger les enjeux d’une telle question et en proposant la méthode du flux de conscience. Suivant et retraçant les moindres pas que sa réflexion emboîte en s’appesantissant sur la question, elle emporte avec elle ses auditeurs dans ses déambulations géographiques et temporelles (et non pas juste dans ses connections sémiologiques), démontrant ainsi l’importance de re-contextualiser pour intellectualiser.

Une pièce bien à soi propose de suivre Virginia Woolf dans sa réflexion, alors qu’elle tente de répondre aux attentes de ses commanditaires, qu’elle arpente les campus, la ville, le musée et la bibliothèque, et de saisir le rapport existant entre les femmes et la fiction. À cette conférence, elle donne une forme formidable : elle crée de la fiction féminine en même temps qu’elle en discourt et en fait émerger des motifs. De cette « conférence », on a plutôt retenu sa fameuse invention d’une soeur à Shakespeare, pure création pour montrer que jamais le génie de Judith (eut-elle existé) n’aurait pu s’épanouir au XVIe siècle, et que son lot fatal aurait été purement et simplement… la folie.

L’exclusion

Je repensai à l’orgue tonitruant dans l’église et aux portes closes de la bibliothèque – je me dis que s’il était franchement désagréable d’être mise dehors, il était peut-être encore pire d’être enfermé dedans ; et, considérant la sécurité et la prospérité d’un sexe comparées à l’insécurité et à la pauvreté de l’autre, ainsi qu’à l’effet de la tradition ou de l’absence de tradition sur l’esprit d’un écrivain, j’en conclus qu’il était temps de rouler la peau fripée de cette journée, avec ses raisonnements et ses impressions, ses colères et ses éclats de rire, et de la jeter dans les broussailles.

Voilà bien là le sens de l’humour de Virginia Woolf, un humour flegmatique, aux abords froids et distancieux, au maintien bien droit. Après avoir passé la journée à arpenter les abords de célèbres collèges fermés aux pupilles féminines, être allée et venue dans le temps, après avoir brisé des conventions, Woolf achève son trajet dans le salon d’une certaine Mary Seton, à décrire son chez elle et imaginer quelle parentes l’ont précédée…

Ce premier chapitre prend donc la forme, à l’image d’un acte tragique, d’un jour unique, se dépliant dans un espace limité, Oxbridge. Pour illustrer l’exclusion que les femmes subirent de la part de l’université, l’écrivain se promène et se repose à l’extérieur de l’enceinte, pour signaler que sa réflexion de femme n’a pu naitre qu’en son deçà. Invitée à entrer (mais l’est-elle ? cette séquence a quelque chose d’un songe), elle assiste à deux repas : un déjeuner et un dîner. Elle s’y décide alors, contrairement aux us littéraires, de décrire très en détails, la teneur du repas qui se trouve devant elle ; puis, en dépit de la simplicité et de sa frugalité, elle décide d’en faire de même avec le dîner.

Un mouvement dans le temps s’exécute, elle ne cesse d’aller et venir en toute liberté. C’est l’automne. La journée s’éteint.

Qui est cette figure de Mary Seton, que l’Histoire réclame en dame de compagnie de Mary Stuart ? Et lorsque Virginia Woolf se crée un personnage, « Mary Beton », y a-t-il une référence au prétendant rejeté de cette première, Internet voulant bien délivrer de maigres informations sur son compte, dont une solide propension au célibat qui fit comme victime, l’amouraché (ou non) Andrew Beaton ? Woolf nous demande d’élaborer sur son parcours et ses liens, qui pris dans leur sens le plus littéral, nous résistent avec force.

L’un des grands avantages d’être femme, c’est de pouvoir passer devant une négresse même très belle sans vouloir en faire une Anglaise.

Déconnons pas, Woolf a clairement l’art de vous foutre une audience mal à l’aise.

Rappel de quelques éléments biographiques : Virginia avait été empêchée d’aller à l’université, que les demoiselles étaient galamment priées de ne pas pénétrer, et avait du se résoudre à lorgner sur le parcours de ses frères. Son père lui a pourtant ouvert sa grande bibliothèque dès son plus jeune âge, et elle s’est donc éduquée par elle-même, ayant accès à absolument tout son contenu sans qu’il n’y regarde, de près ou de loin. Autant dire que ça forge un esprit libre (la bibliothèque familiale était connue pour sa richesse). C’est donc une affaire assez incongrue et importante, que d’avoir ce petit bout de femme parler aux jeunes étudiants de l’université, quand elle-même en fut exclue. Elle remet à leur place ces hommes qui en décidèrent ainsi, qui à leur gré, tandis que le vent de la modernité tourne, l’invitent à intervenir auprès d’étudiantes, uniquement pimprenelles de leur état académique. Virginia Woolf est définitivement moderne, et Une pièce bien à soi est une véritable gifle adressée aux messieurs de l’université, à tous les patriarches résistant à l’avancée des femmes dans des corps de métiers. Qu’attendaient-ils d’elle en lui demandant un topo sur les femmes et la fiction ? Elle leur répond d’une pichenette bien placée, renvoyant l’image présente de ceux qui ont tant résisté à leur introduction académique, cette élite d’Oxbridge, leurs ancêtres – dont ils ont poursuit ou poursuivent encore les traditions. Ceux qui empêchèrent les femmes d’avoir leur plume à dire, qui la contraignirent dans le présent à ne rien pouvoir exhumer de féminin et de fiction avant un certain âge. Et de trouver, là encore, des limitations à ses trouvailles.

Où sont les femmes ?

Woolf inaugure un nouveau jour, à Londres cette fois. Direction : le British Museum, où la vérité scientifique doit pouvoir se trouver. En chemin, elle s’attarde pour rapporter le tableau de l’effervescence qui l’entoure, broder la situation de ce simple périple : un pinceau minutieux ? L’art digressif ? Le flux de conscience ? Chaque détail de son parcours compte, comme autant de points de croix littéraires, dont la texture est le clef-de-voûte de sa réflexion. Sa quête avant d’être spirituelle est une quête des habitants, des lieux, des temps. Ou si elle ne la précède, du moins en est-elle indissociable.

Au British Museum, un constat s’impose : un nombre conséquent de livres sur les femmes ont été écrits par des hommes. Étonnement. Et le mouvement inverse ne semble pas tout à fait vrai. Woolf s’interroge, et examine avec attention les intitulés de ces livres : ils sont, dans leur majorité, prescriptifs. Non d’une flûte. Il y a là un panel de livres moraux, critiques, scientifiques, et beaucoup avec pour objectif de prouver l’infériorité naturelle de la femme. L’errante en ressent de la colère, en même temps qu’elle absorbe la colère des auteurs de ces textes. Pourquoi tant de haine, pourquoi ce souci de prouver l’incapacité généralisée de toute une frange de la population ? Sa réflexion l’amène à penser qu’il y a là une crainte de perdre du terrain sur le pouvoir d’influence que s’est octroyé la gente masculine à la sueur de la dure machette de l’Histoire.

Peut-être bien que lorsque le professeur insiste un peu trop sur l’infériorité des femmes, ce n’est pas tant cela qui le préoccupe que sa propre supériorité. (…) Plus que tout, peut-être, tant nous sommes des êtres d’illusion, (la vie) demande de la confiance en soi. Sans cette confiance, nous ne sommes plus que des nourrissons au berceau. Mais comment faire naître très rapidement cette qualité impondérable, pourtant si précieuse ? En pensant que d’autres personnes nous sont inférieures.

Mais ses pensées sont interrompues par une addition qu’elle doit régler. Elle décampe vers une autre route : l’argent. Observant son porte-monnaie d’où elle tire par miracle des billets de dix shillings, elle songe à sa tante, Mary Beton, qui lui a laissé un héritage. Une histoire fausse. Une histoire vraie. L’anecdote fait irruption et disparait aussitôt, pour laisser la trace du squelette sur lequel repose l’essai.

… Je songeai que le changement de caractère produit par un revenu fixe était bien remarquable. Aucune force au monde ne peut m’enlever mes cinq cent livres de rente. (…) Ainsi s’évanouissent non pas simplement l’effort et la peine, mais aussi la haine et le ressentiment? Je n’ai plus besoin de haïr un homme, car aucun ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter aucun homme, car aucun ne peut rien m’apporter. Alors, insensiblement, je me suis mise à adopter une attitude nouvelle envers l’autre moitié de l’humanité. Il était absurde de condamner une classe ou un sexe tout entier. Une grande masse d’individus n’est jamais responsable de ses actes, car ceux-là sont mus par des instincts qui leur échappent.

Retournant vers chez elle, près du fleuve, elle décrit la vie casanière de sa petite rue. Et prévoit que dans cent ans, la condition des femme aura radicalement changé, tandis que les barrières se seront effondrées pour la majorité d’entre elles.

Tout cela peut arriver dès lors que la féminité cesse d’être un métier protégé.

History vs. Herstory

Les lieux changent, la réflexion se poursuit : c’est le foyer qui l’habite à présent.

Il vaudrait mieux tirer les rideaux, chasser de son esprit les distractions, allumer la lampe, réduire son champ d’investigation et interroger l’historien, qui consigne non les opinions mais les faits, pour savoir quelles furent les conditions de vie des femmes, non pas de tout temps, mais en Angleterre, disons à l’époque d’Elisabeth.

Ce déplacement n’est pas anodin : ce qui l’interpelle avant tout, est ce vide dans l’histoire littéraire, d’auteures de sonnets et de pièces de théâtre, d’oeuvres marquantes, voire d’oeuvres tout court. Quand les hommes, de leur côté, ont été si prolifiques, uniques à produire des textes sources. L’Histoire lui apprend que le sort des femmes n’était pas de leur ressort : manquant de liberté, d’autonomie, elles étaient louées pour leur discrétion et leur obéissance. Ah… Mais pourtant, Wolf ne peut s’empêcher de constater que nombre d’héroïnes de l’époque ont marqué leur ère et toutes les suivantes : Antigone, Cléopâtre, Phèdre, Lady McBeth, Roxanne, Hermione, Bérénice ou Andromaque… et plus tard Emma Bovary, Anna Karénine, Clarisse.

Mais de l’Histoire, les femmes sont un peu absentes. Mises à part Elisabeth et Mary Stuart, on ne sait pas grand chose du déroulement de leurs journées en général, encore moins de leur implication dans les grands faits de l’H. Elles semblent avoir doucereusement somnolé lors des Croisades, s’être pâmées lors de l’édification de l’Université et la Guerre de Cent Ans, avoir langui pendant la Guerre des Roses, la Renaissance ou la Dissolution des Monastères. Présentes dans l’absence (certes, mentionnons les nombreuses compagnes d’Henry VIII dont Boleyn qui pava sa route vers le schisme et la dissolution.)

Se demandant bien pourquoi aucune femme n’a écrit d’oeuvre marquante à l’ère Elisabéthaine (il est vrai que le XXe siècle a fouillé l’histoire pour la re-visiter, et on a depuis exhumé les Journaux privés de Elisabeth I pour leur reconnaître une incontestable valeur, littéraire et historique. Néanmoins, ces journaux étant tenus de manière privée, et au vu du statut exceptionnel d’Elisabeth, on ne peut donc tenir cet exemple comme valeur de contre-argument), voilà qu’elle fait jaillir de son imagination les traits d’une soeur, fictive, de Shakespeare, qui aurait eu, à son exemple, droit aux petits avantages financiers de l’héritage familial, génétique (un esprit de génie) et des aspirations similaires. Inutile de préciser que Judith bute tout au long de son chemin dans des embûches d’envergure, finit cinglée et pour ne rien gâcher, se suicide par une nuit d’hiver et se trouve enterrée à quelque carrefour où font halte les omnibus devant l’arrêt Elephant-and-Castle. Pour ceux qui ne sont jamais allés à Londres, précisons qu’Elephant-and-Castle est un recoin glauque et à l’architecture fortement rebutante : l’endroit a même remporté la palme du lieu le plus moche de Londres, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Judith, pour combler le tout, est donc ensevelie sous l’arrêt de bus le plus laid d’Europe : ça donne envie.

Woolf n’exclut bien entendu pas ces petites exceptions, qui varient d’un siècle à l’autre, et rappelle l’existence muette et terne de Jane Austen ou d’une folle et erratique Emily Brontë. Reste qu’il s’agit bien là du XIXème siècle, et Woolf est bien en peine de découvrir dans sa bibliothèque, des auteures antérieures au tournant du XVIIIe siècle, si sporadiques soient-elles.

Revenant sur les circonstances matérielles nécessaires à l’élaboration d’une oeuvre, le fantôme tuberculeux de Keats est convié à la charmante procession lorsqu’il s’agit de parler des auteurs sur lesquels tous les malheurs tombèrent. Pourtant même ce dernier, malgré son sort funeste, avait trouvé un refuge matériel, accueilli par des hommes, protégé sous les toits de ses mécènes, ou de ses protecteurs.

Mais pour les femmes, me dis-je, en regardant les étagères vides, les difficultés étaient infiniment plus redoutables. Tout d’abord, il était hors de question qu’une femme possède une chambre à elle, encore moins une pièce calme ou protégée du bruit.

Le pire était encore d’ordre immatériel. L’indifférence du monde, si pénible à supporter pour Keats, Flaubert et d’autres hommes de génie, se muait dans son cas à elle en de l’hostilité. À elles, le monde ne disait pas comme à eux : « Ecrivez si ça vous chante, cela m’est égal ». Il s’esclaffait : « Écrire ? À quoi bon ? »

L’écriture féminine

La littérature est parsemée de débris d’hommes qui prirent trop à coeur les opinions émises à leur sujet.

Installée chez elle tandis que son regard se porte sur l’étagère, se pose la question de la production féminine et de la raison d’être du roman : pourquoi a-t-il été le genre de prédilection par lequel la fiction féminine s’est exprimée ? Roman, ce sous-genre.

C’est toute la question de la spécificité de l’écriture féminine. Qu’est-ce que l’écriture féminine ? Y a t-il une écriture féminine ? Voilà un point d’interrogation qui martèle, notamment dans les questions de genre, et la forme plutôt que le fond sont souvent des blocages pour apporter des éléments de réponse. Woolf soulève un point important : l’écriture féminine, c’est avant tout écrire sur une expérience féminine, et non son double masculin. Elle entend par là, écrire sur ce que l’on connait, plutôt que la pensée qu’on le devrait, pour suivre une tradition littéraire et s’inscrire en son sein. Mais mimer n’est pas créer, ce n’est qu’honorer. Pour créer une tradition là où il n’en existe pas, il faut partir de soi et non des autres.

Woolf ne trouve pas grand chose avant le XIXe siècle en termes d’écriture féminine à se mettre sous la dent. L’éducation et les astreintes sociales porteuses de préjugés sont à blâmer : l’écriture féminine est alors privée, on la trouve dans les lettres élégantes de Dorothy Osborne, qui jamais ne fut troublée par la pensée d’écrire un livre, se gardant bien de ce ridicule et de l’humiliation fatidique qui sauraient en résulter. Woolf évoque alors le précédent enfin réalisé par Aphra Behn : émergeant de la classe moyenne, voilà la première femme à subsister de ses écrits (moyennant des sacrifices non négligeables pour l’époque). Bien sûr, j’ai en tête les noms que l’histoire du XXe siècle a réhabilités : Maria Edgeworth, Frances Burney, Mary Hays, Mary Wollstonecraft. Mais ont-elles vécu de leur plume ?

D’autres noms surgissent, aux lauriers plus altiers : Emily et Charlotte Brontë, Jane Austen, George Eliot.

Aucun chef-d’oeuvre ne surgit solitaire et unique ; tous sont le produit de nombreuses années de pensée en commun, d’une pensée exercée par la masse du peuple, afin que la voix unique s’appuie sur l’expérience de l’ensemble. Jane Austen aurait dû déposer une couronne sur la tombe de Fanny Burney et George Eliot rendre hommage à l’ombre vigoureuse d’Eliza Carter – la vaillante vieille femme qui attachait une clochette à sa tête de lit pour se réveiller tôt et apprendre le grec.

Pourquoi le roman donc ? Emily Brontë, George Eliot, Charlotte Brontë et Jane Austen sont des figures qui n’ont pas tout à fait leur lot de points en commun. Pourquoi leur « génie » littéraire s’est-il pourtant exprimé par la forme du roman ? Revient alors cette pièce à elles, dont elles ne disposaient pas (trait partagé par cette classe moyenne) et du temps qui ne leur était pas imparti. Pour écrire de la poésie (cf. Dickinson, auto-cloîtrée sa vie entière), du théâtre, il faut du temps et de l’espace. En témoigne le neveu de Jane Austen qui écrivit ses mémoires : lui-même est assujetti à une certaine perplexité quand il considère l’étendue de son oeuvre. Elle ne disposait, avance-t-il, que de très peu de temps à elle… Où a-t-elle trouvé la capacité de filer de tels canevas ?

Et puis, une fois encore, toute la formation littéraire d’une femme au XIXe siècle consistait en une observation des caractères et en l’analyse des émotions. Depuis des siècles, sa sensibilité était éduquée par les influences reçues dans le salon commun. Elle s’y imprégnait des sentiments de chacun ; elle avait sans cesse sous les yeux le spectacle des relations humaines. Par conséquent, lorsque la femme de la classe moyenne se mit à écrire, elle se tourna tout naturellement vers le roman.

Et d’un petit rond de jambe, Woolf soulève à la force d’une démonstration toute naturelle, la prédisposition en ce début de XIXe siècle du roman pour faire émerger une fiction propre à l’expérience féminine ; mais encore une fois, il faut marquer les limites de cette expérience, rattachée à la classe moyenne, puisque la femme laborieuse des villes ou des champs n’est absolument pas représentée dans la peinture de ces romans-ci, et si elle est peinte, c’est d’après observation, et non d’après vécu. Woolf précise que la stature de chacune fait qu’elles avaient été moulées pour d’autres genres : la poésie, le théâtre, l’histoire et les biographies, mais que leur nature ad minima de femmes les conditionna pour verser dans le genre romanesque.

L’intégrité du roman

Elle poursuit sur une comparaison entre Jane Austen et Charlotte Brontë, qui la conduit vers ce qu’elle nomme « l’intégrité du roman » : l’incompréhension de la seconde du génie de la première, et l’échec – en tant que romancière au sens où veut l’entendre Woolf – de la seconde. Charlotte aurait, aux dépens de son histoire et de sa caractérisation, évacué de sa frustration dans son oeuvre, et sa voix se scinderait en autant de commentaires non contrôlés qui voileraient la voix de ses personnages. Il ne faut pas écrire lors d’un accès de rage, mais avec sagesse, dans la placidité de la réflexion. Les répercutions du fait d’être une femme, qui entravaient la vie et les aspirations broyées de Charlotte Brontë, marquèrent certains passages de Jane Eyre.

Le roman, d’après Woolf, est un certain reflet, déformé, simplifié et construit, de la vie. Elle en donne également une description imagée :

Il s’agit d’une structure qui marque l’imagination, organisée autour de cours, en forme de pagode, déployant ses ailes et ses galeries ou ramassée et massive et dotée d’un dôme comme la cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople.

Mais il reste franchement difficile d’évaluer le degré auquel cette micro-tirade est lancée.

Dans le cas du romancier, ce que j’entends par « intégrité », c’est la conviction qu’il nous donne d’exprimer la vérité.

J’aime qu’elle tienne cette position, mais il faut bien reconnaître que c’est l’exact argument inverse que soutiennent nombre d’autres écrivains. Voir soudainement avec lumière une situation précédemment vécue mais non appréhendée livre au roman une dimension élévatrice (ce genre sordide). Néanmoins, c’est là la force des narrateurs et énonciateurs, de détenir le pouvoir de faire gober n’importe quoi au détour d’une langue bien ourlée, aussi peut-on facilement imaginer ce qu’il y aurait à y décrier. En tout état de cause, si le roman n’a pas même éclairé et laisse un goût inachevé, alors Il a échoué. Râté.

Et effectivement, pour la plupart, les romans échouent quelque part.

Et comme le roman possède cette correspondance avec la vie réelle, les valeurs qu’il porte sont pour une part aussi celles de la vie réelle. Cependant, il est bien évident que les valeurs des femmes diffèrent très souvent de celles forgées par l’autre sexe – c’est tout naturel. Mais les valeurs masculines dominent. Pour le dire crûment, le football et le sport sont « importants », tandis que le culte de la mode et l’achat de vêtements sont « futiles ». Or ces valeurs passent immanquablement de la vie à la fiction. Tel autre est insignifiant, car il traite des sentiments des femmes au salon.

Et cette différence de valeur demeure. Woolf salue la capacité des femmes écrivains, telles Jane Austen et Emily Brontë, qui ont su ne pas se plier à l’ordonnance des sujets valeureux : elles ont écrit à leur manière, de leur point de vue, non en suivant l’idée générale du public de ce qu’aurait approuvé  l’établissement littéraire. C’est là l’intégrité des auteures d’Emma et des Hauts de Hurlevent.

Ce patrimoine commun qu’elle décrit est prétendu nul pour les femmes écrivains précédemment citées : impossible de se servir de la tradition littéraire à leur portée pour trouver un style à elle, une écriture qui leur corresponde. La tâche est gigantesque, noble, édifiante.

Le poids, le rythme, l’allure d’un esprit d’homme sont trop éloignés des siens pour qu’elle réussisse à lui voler quoi que ce soit de conséquent. L’imitation est trop vaguement ressemblante pour pouvoir être fidèle. La première chose qu’elle découvrir peut-être en prenant la plume fut l’absence de phrase courante à sa disposition.

Ainsi, Thackeray, Dickens ou Balzac avaient chacun trouvé leur voix, leur rythme, leur tonalité bien particuliers, en s’appuyant sur le domaine commun. La réussite de Jane Austen est d’avoir dessiné le contour d’une phrase unique, qui lui corresponde, bien proportionnée et à laquelle elle se tint ensuite avec constance, sans faillir, dans le moindre recoin de ses romans. Le roman, une forme littéraire assez jeune et bien plus flexible que celles rodées, raides et caillées du théâtre ou de la poésie, est donc le choix de prédilection, et presque l’unique choix, qui était à disposition des femmes écrivains en érection.

Apporter sa pierre à l’édifice

La voilà revenant, dans le cinquième chapitre, à l’époque contemporaine, où les auteures féminines occupent les étagères presque autant que leurs collègues masculins.

Elle s’attelle à réinventer le type même de de la conférence : après tout, malgré le fait qu’elle édite et augmente son originelle intervention, elle choisit d’en garder la forme, d’en garder l’adresse. C’est à vous qu’elle parle, vous, et seulement vous : elle joue avec adresse des pré-requis. On lui a spécialement demandé de prodiguer ses sages paroles à des étudiantes du collège ? Elle en profite pour passer derrière l’institution qui l’invite et fait des recommandations de son propre cru, qui ne seront pas émises de ces murs. Elle situe la pièce, parle du rideau derrière lequel elle espère qu’un recteur ne s’est pas caché, ou quelque instance inviteuse qui pourrait grimacer à ses répliques. Elle rappelle constamment que c’est une conférence qui lui a été demandé de délivrer, pour parler des Femmes et de la Fiction. De quoi pourrait-elle parler d’autre, sinon des femmes ? Pourquoi aurait-on invité cette femme romancière, cette moderniste de génie, sinon pour débiter de cette vaste matière ? Elle donne l’illustration même des difficultés dont elle parle pour les passées écrivaines, des silences de l’histoire, du génie enfoui, par sa langue, son rythme, sa tonalité, sa narration, sa virtuosité à offrir de multiples niveaux d’écoute et de lecture : les femmes et la fiction, c’est aussi Virginia Woolf, qui accomplit un formidable tour de force. Elle crée un personnage, de multiples facettes de fiction pour parler de l’imparlé, et parler surtout de la réalité de la fiction féminine. La réalité par la fiction et la fiction par la réalité.

Au travers du personnage (fictif ?) de Mary Carmichael, une auteure de romans dont le style ne semble, à première vue, pas époustouflant, elle écrit à présent d’une époque où la route est pavée, pour les femmes se destinant à l’exercice de l’écrit, où cette vocation n’est plus une marginalité. Elle regarde cette romancière comme la descendante des madame de Winchelsea, Jane Austen, Aphra Behn and & co.

Car les livres se prolongent les uns dans les autres, malgré notre habitude de les juger séparément.

L’écriture, le style, n’a rien de vrombissant. Woolf lui trouve des défauts instantanément. Mais pour mieux juger l’ensemble du livre et de l’écrivain, elle reprend sa lecture du début, avec minutie.

Je lus : « Chloé aimait bien Olivia. » Et je fus frappée tout à coup par la changement majeur que cela faisait surgir. C’était peut-être la première fois en littérature que Chloé aimait Olivia. Cléopâtre n’aimait pas Octavie. (…) J’essayais de me rappeler, dans le cours de mes lectures, le cas de deux femmes présentées comme amies. (tentative dans Dianne de la croisée des chemins) De temps à autre, elles sont mère ou fille. Mais elles apparaissent presque sans exception sous l’angle de leur rapport aux hommes. (…) D’où le côté étrange des personnages féminins, leurs incroyables extrêmes de beauté et d’horreur et leur oscillation entre divine bonté et infernale dépravation – car c’est ainsi que la verrait son amant selon que son amour enfle ou retombe.

Avec une nuance faite pour les romanciers du XIXe siècle, dépeinte avec plus de complexité, dit Woolf, avant de s’épancher un moment avec emphase sur la difficulté de capturer l’esprit et le caractère d’une femme.

Là, cependant, nous commençons à diverger :

Cette puissance créatrice (cf. des femmes) n’a pourtant absolument rien à voir avec celle de l’homme. Il faut donc en conclure qu’il serait vraiment dommage d’empêcher son déploiement ou de la gaspiller (…). Il serait vraiment dommage que les femmes écrivent ou vivent comme des hommes ou encore leur ressemblent, car, même si aucun des deux sexes n’est complètement adéquat, vu la vastitude et la variété du monde, comment ferions-nous s’il n’en existait qu’un seul ? L’éducation ne devrait-elle pas avoir comme rôle de révéler et de renforcer les différences plutôt que les similitudes ? Il y a déjà trop de ressemblances en l’état, et si un explorateur s’en revenait rapportant la nouvelle de l’existence d’autres sexes scrutant d’autres cieux à travers d’autres branches d’arbres, rien ne rendrait plus service à l’humanité ; sans compter que cela nous procurerait l’insigne plaisir de voir le professeur X se précipiter sur ses règles graduées afin de prouver sa « supériorité ».

Je ne m’accorde pas, mais c’est évidemment à mettre en corrélation avec l’argument que veut faire valoir Woolf : il ne sert à rien d’écrire sur l’expérience des hommes, si l’on doit l’inventer car il faut alors passer par les lieux communs. Une expérience qui a été valorisée par un corps qui n’est pas le sien, vendue comme un absolu. En ce sens, elle revient sur les innombrables vies et aspects de vie inconnus de tous, sur lesquels ni les hommes, n’auraient écrit. Elle veut aider Mary Carmichael a faire la lumière sur son âme, tenir son flambeau, et l’enjoint plus d’une fois.

Elle écrivait comme une femme, mais une femme qui aurait oublié ce qu’elle est, tant et si bien que ses pages étaient pleines de cette singulière qualité sexuelle qui découle d’un sexe qui ne se perçoit pas comme tel.

Quelques routes de continuation sur Multitudes et Agoravox, et les ressources de la London Review of Books : la bio d’Hermione Lee, Deceived with KindnessThree GuineasOn being ill et Flush.