Month: novembre, 2015

Imagie du quotidien

Alors que je rentre dans mes pénates, ce soir de semaine bien entamée, que je m’assoie sur le bord de mon convertible, qui n’a pas été replié depuis plusieurs jours, déposant mon sac sur le parquet, et étalant mes jambes courbaturées tout du long du rebord, mon œil balaye mes étagères, et s’arrête sur le petit livre des Coquins. J’avais songé un moment l’utiliser pour la catégorie « livre offert mais jamais lu », ou bien pour celle du « livre érotique ». Mais ce petit livre sans parole me semblait manquer de piquant et j’y avais renoncé. Puis soudain, un hasard. Une idée. Taper le nom de Marion Fayolle, l’auteure des Coquins, dans Google. Le résultat est épatant et l’issue inattendue : née le 4 mai 1988. Voilà un mille piqué.

Ni une, ni deux, direction La Sardine à lire dès la semaine suivante, et hop, La Tendresse des pierres est remporté dans la besace à Bingo.

Marion Fayolle

Marion Fayolle est jeune et pourtant ses œuvres (nombreuses, si l’on tient compte de son âge) ont déjà été traduites (Drawn & Quarterly, Nobrow…). La Tendresse des pierres paraît en espagnol cet hiver. Elle planche sur un nouvel ouvrage, à paraître prochainement il semblerait, ainsi qu’une nouvelle édition de L’Homme en pièces pour février 2016, aux éditions Magnani cette fois. On compte aussi pas mal de dessins de presse parmi ses productions, pour le New York Times, Les Inrocks, Télérama, Milk, Marie-Claire, Clés, Muze, Psychologies… Ajoutez à cela les motifs qu’elle a conçus pour une collection de Cotélac, ses interventions physiques, et vous avez un aperçu d’une jeune artiste plutôt variée.

La Tendresse - prologue

La Tendresse des pierres raconte la maladie de son père – un cancer du poumon – sur un mode surréaliste. L’histoire débute avec l’enterrement du poumon droit, aussi lourd qu’un rocher, qui dans une sorte de procession antique, vient se retrouver dans la terre, recouvert tout entier. Cet enterrement signe le début d’une suite de transformations, au cours desquelles le père de Marion va perdre l’usage de sa bouche, se voit installer une parure à nez autour du cou (il est enruban-nez), tire son poumon sur un petit chariot, se transforme tour à tour en enfant puis en roi despotique, avant le dénouement final. La maladie est déclinée sous de multiples facettes, pour essayer d’appréhender ce que cela représente pour le malade lui-même, et pour son entourage.

La Tendresse - enruban-nez

C’est l’occasion pour Fayolle de s’interroger sur son rapport au père (et à la famille), et à son écriture (le pouvoir du crayon : écrire sur cette histoire, est-ce une sorte de superstition, de penser jouer, rejouer, déjouer la maladie ?). Le tout est servi par une fin douce-amère, qui est une très jolie sortie de scène.

La Tendresse - destructuration

Ses personnages sont impersonnels, ils sont là pour symboliser des situations, des idées, des réactions. Elle le dit dans son descriptif de l’ouvrage sur son site, les images sont aussi des mots, des objets, comme c’est exprimé sur la couverture, où Fayolle et ses parents sont installés dans un décor de carton-plâtre, comme dans une maison de poupée ou sur une scène de théâtre. Tout est déplaçable et re-modulable à souhait, dans le but d’exprimer un maximum de combinaisons, de possibles, avec le postulat de départ. Extraits du livre ici, pour avoir un aperçu de son style si particulier.

De son côté, Les Coquins est un livre muet. Chose étrange, il a pourtant déjà bénéficié de plusieurs traductions : en espagnol, en italien, en portugais… On comprend très vite en ouvrant le petit ouvrage regorgeant de trouvailles graphiques pourquoi les étrangers s’en amourachent au point de vouloir le distribuer avec un titre traduit.

Les coquins - minous et scie

Finies les formes purement phalliques ; bonjour formes seiniques, mamelonesques, lochantes ! Les parties génitales deviennent les éléments d’un ensemble de jeux de mots et d’images. Le sexe est un objet propre à être manipulé pour le jeu, la transformation, l’élucubration, comme il le subit souvent aux prises des discours de tout bord. Ici, Fayolle a décidé de lui rendre toute sa malice, sa magie du quotidien. Le(s) sexe(s) est plus bête que méchant.

Les coquins - un amour de salade

C’est un livre un peu pour tous les âges : les adultes, de toute évidence, pouvant pleinement apprécier les références et les clins d’œil, souvent simplement mignons et attendrissants, parfois malicieusement grivois, mais aussi les enfants, qui pourront s’en amuser sans y voir quelque chose de réellement signifiant.

Les coquins - corrida

Quand on lit les œuvres de Fayolle, on a l’impression qu’il s’agit d’une fenêtre sur des moyens de réinventer le réel en le découpant et en le re-composant. La vision des choses peut être sublimée par notre esprit et ses associations d’idées. Le visuel contient une infinité de couches et de combinaisons. Qu’est-ce que le regard ? C’est pousser l’œil au-delà de la vision, pousser l’œil à chercher le contour des choses qu’il entrevoit, pousser l’œil à constituer sa vision. L’œil et l’esprit sont des metteurs en scène.

Fayolle parle très bien de ses ouvrages, elle a une pensée bien articulée sur sa pratique : des extraits de son mémoire sur son site permettent d’une part de constater la réflexion qui se niche derrière ses histoires imagées, d’autre part d’en comprendre et de commenter certains mécanismes, perceptibles à la lecture.

Des mesures et des manteaux

On est parfois bien gâté.

Au printemps dernier, j’ai eu le plaisir de découvrir dans le panier de gâteries annuelles pour récompenser notre endurance de l’existence, l’une des premières éditions du Silence de la mer, de Vercors (avec une date emblématique de réimpression, le 18 juin 1946,). Il s’agit du tout premier livre que les Éditions de Minuit ont publié, en 1942. Le bienfaiteur de la teneur n’était pas allé remplir un panier électronique, ignorant que le vétuste aurait pu être rempilé d’un simple clic : il avait écoulé les bouquinistes, à la recherche physique du bien matérialisé sous ses yeux, soustrait pour une somme qui ne déplumerait pas si les températures venaient à se rafraîchir. Ce fut le déballage le plus diligent de la saison : j’éternuais de plaisir.

Nous sommes en Creuse, un hiver de la Seconde Guerre Mondiale. La France est occupée. La maison qu’un vieil homme partage avec sa nièce est prise d’assaut par des soldats allemands. Mais leur officier se révèle être épris de la culture française et décide d’apprivoiser les deux habitants par sa conversation humaniste. Progressivement, sans que jamais les deux Français ne prononcent un seul mot à l’oral, le contact se noue entre les deux nations.

Ce livre rédigé au tout commencement de la Seconde Guerre Mondiale est un livre poignant, d’une lucidité désarmante pour quelqu’un écrivant en plein conflit, à propos d’un sujet aussi inflammable que sont les rapports des Français et des Allemands.

Le Silence de la mer met en scène un Allemand humaniste, philosophe, spirituel. S’ils sont arrivés par la guerre, il se raccroche à l’espoir que, très vite, la paix naîtra de leur débarquement impromptu et une meilleure entente jamais imaginée liera leurs deux nations. Il décide donc d’amadouer ces deux Français mutiques, patriotes, par la parole : un charme fou se dégage de son français bancal et poétique, auquel les silencieux cèdent, subrepticement. Le soldat n’instaure jamais de violence, jamais de rapport de force, mais un rapport de douceur et de raison. C’est le soir, après avoir frappé à la porte du salon et être rentré sans attendre vainement d’invitation, au coin du feu, que de tels épanchements humanistes sont rendus possibles. Mais hélas, le jour où il se rend à Paris, en pleine lumière, il ne peut plus s’aveugler sur les intentions de sa patrie. Confronté à la réalité, Werner von Ebrennac sombre dans l’abattement le plus complet. Il ne peut plus continuer d’échanger : sa candeur s’est évaporée, avec ses idées qui étaient des idéaux trop éloignés de la réalité. Il doit quitter ce qui était un refuge et ré-adresser son corps aux canons.

L’un des moments les plus poignants de ce mince feuillet est lorsque confronté à ses compatriotes lui exprimant sans ambages leur projet de dépouiller les Français et la France, ce musicien de profession s’écrie, en lettres majuscules : « Avez-vous MESURÉ ? ». Comme si le musicien, sensible et à l’écoute, était soudainement de la profession la plus apte à mettre un nom sur la démesure.

Un texte qui n’a pas pris une ride, très beau, très fin, qui mérite d’être mis au creux de toutes les paumes.

Tissons des bâtisses

C’est dans son chapitre “Des ouvrages et de l’esprit”, extrait de ses Caractères, que La Bruyère a formulé son fameux: “Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes qui pensent.” Eh bien, nous pourrions dire la même chose de Christine de Pizan (ou Christine de Pisande Pizzano) : tout avait été dit, depuis 1404 qu’il avait été publié La Cité des Dames. Mais, pourquoi au juste, n’y a-t-il pas eu de révolution féministe au Moyen Âge ? Exécutons ensemble une petite cabriole dans le temps !

Christine de Pizan

Par une douce et clémente journée, Dame Christine s’étire dans son étude. Elle aimerait faire une petite pause de ses lectures si respectables et lire quelque chose de plus léger. Regardant tout autour d’elle où les livres de tous les genres ne font pas que tapisserie, elle s’aperçoit que rien sur ses étagères ne pourrait correspondre à son humeur : elle ne trouve que des ouvrages insultants et dégradants envers les femmes vertueuses de son genre. La tête pleine de questions sur le pourquoi du comment elle et ses copines s’en prennent plein les dents depuis la nuit des temps, elle sombre progressivement dans une rêverie éveillée.

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C’est alors qu’apparaissent sur le pas de sa porte trois dames, au port altier. La première se présente sous le nom de Raison : elle se propose le rôle d’ériger les murs de la Cité des Dames, qui accueillera réflexions et incarnations de la vertu et de l’intelligence féminine. Pour se faire, elle fait appel à son sens de la logique, de l’analogie et de l’herméneutique, pour réfuter tous les préjugés qui ont été présentés par les (grands) penseurs pour refuser le progrès aux femmes ou justifier leur état de servitude. En réfutant les arguments naturalistes des inégalités des sexes, Raison pose ainsi les fondations d’une réflexion sur le sort des femmes. La seconde, est Rectitude : elle est en charge de faire construire des demeures et des institutions dans lesquelles les illustres femmes de l’Histoire pourront être logées. La troisième et dernière à prendre la parole est la Justice. Elle sera responsable de fermer les portes de la ville, après avoir garanti l’arrivée de la Reine de la cité et de la chrétienté régnante (Ave, Maria !).

Et hop, promenons-nous entre gentes damoiselles.

Visite de la ville

Christine de Pizan était clairement une drôlesse médiévale qui devait jouter avec adresse ! Tombée sous la coupe du veuvage dans son jeune âge, sans ressource mais avec deux enfants à charge, elle dût vite trouver un moyen de joindre les deux bouts. L’écriture fut son gagne-pain, avant d’être un moyen de gagner le respect des intellectuels à la cour de Charles VI. Elle passe pour être la première femme à avoir vécu de sa plume (sans non plus aller jusqu’à pouvoir se payer un nouveau sac Longchamp tous les mois). Femme très vertueuse et pieuse, ayant une grande connaissance des écrits antiques et chrétiens, elle a fait sienne la cause des femmes bafouées par les petits esprits souvent étroits ayant un peu monopolisé la scène littéraire depuis une vingtaine de siècles.

La cité en construction

Dans cette fable allégorique, Christine, totale ingénue, écoute ces trois féministes enhardies lui délivrer contre-vérité sur contre-vérité, et ponctue leurs discours de questions candides, qui guident leur argumentaire. Tous les sujets sont balayés: les femmes sont-elles naturellement moins douées, moins sympas, moins fidèles ? Est-ce vrai qu’elles ne sont bonnes à rien sinon les langes et le linge ? Est-ce que leur façon de s’habiller un peu « cagole » est vraiment un appel au viol (on s’interrogeait déjà sur le sujet au Moyen Âge, de quoi faire valser les arguments de la modernité) ou bien les dhomminants trouvent-ils toutes les excuses phalussifiées au monde pour justifier la goujaterie ? Indice, s’appliquant à tout le livre : la réponse est toujours dans la question.

Saluons Meryl au passage.

Meryl+Streep+Christine+De+Pizan+Honors+Gala+tmuYd9ruz-Gl

Dame Christine brosse un portrait d’elle-même faussement très en retrait, souhaitant tout apprendre de la bouche de l’allégorie de la Raison, qui a tout le monopole des livraisons de sagesse. La Raison remet tout le monde a sa place dans ce monde littéraire de misogynes. Le ton est sardonique, rappelant parfois celui de Jane Austen, qui égratigne avec ingéniosité. Ça taille, c’est méchant et drôle (parce que c’est vrai quand même) : Ovide était un gros frustré, que personne n’a pris au sérieux, à part les frustrés qui ont suivi, et les frustrés qui ont écouté ceux qui l’ont suivi. Les types « penseurs » s’étant adonné à la Philosophie l’ont clairement méprise pour sa cousine, la Philofolie. Et tant qu’on y est, c’est une femme qui a inventé l’alphabet latin, alors on va se calmer avec les ovaires bonnes à rien ! (note à moi-même : quand même vérifier le bien-fondé de certaines déclarations de Christine)

Christine_de_pisan

En résumé, Christine de Pizan montre qu’elle peut, comme tous les sophistes, les philosophes et autres philologues de son temps, manipuler le langage (et particulièrement celui des autres) (y compris les Saintes Écritures, qui n’ont jamais dit du mal des femmes, enfin !) à but argumentatif. La défense des femmes a comme limite son irréprochabilité : seules les femmes morales et vertueuses sont sauvées et c’est au nom de toutes ces heureuses malheureuses qu’elle monte au créneau (les dépravées, elles, ne méritent pas autant d’effort et ne mettront pas un pied non récuré dans la Cité). J’ai beaucoup souri (et ri) à la lecture de sa défense de la Femme (et défonce de l’Homme), beaucoup plus réussie qu’un autre roman dans le genre, le décevant Herland de Charlotte Perkins Gilman, qui m’était tombé des mains.

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

Ainsi soit Benoîte Groult - Catel

Lorsque Libération propose à Catel Müller de publier un reportage bd, deux idées de femmes à croquer lui viennent immédiatement en tête : Claire Bretécher, l’auteure d’Agrippine et grande pionnière de la bande dessinée en France, et Benoîte Groult, auteure notable d’Ainsi soit-elle et membre de multiples comités féministes. Nous sommes en 2008 et Catel est en pleine réalisation de la bande dessinée Olympe de Gouges, scénarisée par son compagnon (et auteur multi-facettes : jeter un œil à sa page Wikipédia donne un peu le tournis…) José-Louis Bocquet. Pour concevoir leur seconde bio-graphique, tous deux se sont basés en majeure partie sur le livre de Benoîte Groult voué à réhabiliter Olympe de Gouges, Ainsi soit Olympe de Gouges. Le quotidien de Catel est tant imprégné de Groult que l’évidence s’impose. Après quelques rencontres et quelques collaborations postérieures à ce reportage bd, Catel fait sa demande, au téléphone, un soir de veille de réveillon : Benoîte, accepterait-elle d’être « sa » prochaine héroïne ?

Catel - Benoîtine

Troisième bio-graphique signée du trait de Catel, celle-ci a un statut un peu particulier : d’une part, elle est entièrement scénarisée par Catel, puisque José-Louis Bocquet bien que très présent en continu, n’est là qu’en témoin et compagnon de voyage, et non en auteur. D’autre part, il s’agit d’un sujet vivant, ce que souligne immédiatement Benoîte Groult, avec le manque de recul que cela peut constituer par rapport à des biographies de figures déjà passées. Et ce postulat de départ change la donne dans la façon dont le récit est mené (les cinquante premières pages sont le quotidien de Catel, peu à peu coloré par ses rencontres avec Benoîte Groult), qui se rythme sur le récit que Benoîte Groult fait d’elle-même. On ne pourrait peut-être pas parler d’un travail autobio-graphique, car le trait de Catel amène une touche extérieure de contre-subjectivité (ne pouvant vraiment parler d’objectivité, puisque la dessinatrice a tout de même beaucoup d’admiration et d’affection pour son sujet), mais il reste que le point de vue adopté est celui de Benoîte sur Benoîte, parsemé des commentaires et réactions de Catel.

Catel 3

Ce « rapportage » bd alterne les échanges et les moments présents, passés ensemble, les croquis et aquarelles prises sur le fait, et les incursions dans le passé de Benoîte Groult. Cette dernière parle spontanément de son enfance, avant de voir ses entretiens cadrés par Catel, qui souhaite thématiser leurs échanges (la jeunesse, les amours, l’engagement, la famille…), tout en suivant un semblant de chronologie. Ainsi les premières amours de la féministe (un poil tragiques) et quelques épisodes avant et pendant guerre, laissent la place à ses premiers combats pour la Liberté de la Femme. On apprend au passage ses avortements aux aiguilles à tricoter, qu’elle a fricoté avec François Mitterrand, qu’elle a fait de la chirurgie esthétique et qu’elle « n’en a pas honte ! », que des escort-boys de 24 ans lui envoient des lettres pour lui proposer leurs services spécialisés dans le 4ème âge, ou que sa vie d’embourgeoisée pétrit parfois son engagement féministe de contradictions, comme avec l’affaire DSK. Une chose reste néanmoins constante : où que Benoite aille, la foule titraille. C’est une vraie reusta.

Rosie devient Benoîte

Comme toujours, le trait de Catel est magique pour faire revivre le passé, et l’histoire de Benoîte Groult (née Rosie) ne manque pas de protagonistes haut en couleurs, à commencer par sa mère, Marie « Nicole » Groult, qui fréquenta toute la clique de Montparnasse (et le tout Paris excentrique et artistique), adorait la fête, était libre et indépendante, et complètement aux antipodes de Benoîte, qui cherchera à échapper à la féminité que porte sa mère comme un étendard.

Nicole et Rosie

La dessinatrice se retrouve à partager plusieurs années de la vie de Groult (cinq ans !), souffler en compagnie de tous ses amis ses 90 bougies, découvre l’ensemble de sa famille, se voit introduite auprès de P.D.G., d’intellectuels et autres membres de l’intelligentsia qui composent l’entourage surcôté de Benoîte. Au bout du compte, quand les tranches de leurs deux vies dessinées s’achèvent, Groult a 93 ans et semble indétrônable : continuant de bourlinguer à droite à gauche, continuant de donner des conférences, intervenir à la radio, écrire… L’immédiateté avec laquelle l’Alsacienne croque son aînée est rafraichissante et toujours affectueuse, même quand Benoîte plane au sommet de sa mauvaise foi : « la bande dessinée, de la littérature ? Pouah ! »

La BD pouah

La bd est un art

Le format de reportage-documentaire où la dessinatrice se met elle-même en scène pour approcher son sujet est très sympathique, et diversifie de ses travaux précédents. La « pionnière de la bio-graphique, telle qu’elle la nomme » a donc un troisième objet a son actif (et pas des moindres ce pavé de 330 pages). Et si l’on en croit son blog, le duo a déjà fini de plancher sur un troisième opus… Joséphine Baker, à sortir en 2016 !

Benoîte et les préjugés bd

Kiki de Montparnasse, de Catel et Bocquet

Petite fille « tombée du ruisseau », Alice Prin avait tout pour bien commencer dans la vie : une mère accouchant cuitée, un père absent, un parrain semi-contrebandier qui la fait danser et chanter dans des tavernes alors qu’elle fait encore l’école buissonnière. Arrivée adolescente à Paris, son indomptable caractère se fait renvoyer de plusieurs établissements, avant de l’amener à faire ses premières poses de modèle nue chez des artistes de Montparnasse. Ni d’une, ni de deux, voici ses opulentes courbes parties faire le tour des ateliers, tandis que sa verve, sa bonne humeur et sa liberté en font bientôt la muse et la mascotte des Montparnos.

Kiki et ses coupains

Quelle vivacité, quel dynamisme ! Grâce aux passionnants et vifs dialogues de Bocquet, la bd suit un rythme effréné, rythme que le trait de Catel entraîne avec aisance et pétulance. Quelle plus merveilleuse façon de faire reprendre vie à de telles figures, que par le biais d’un dessin si vif et astucieux ? Entre 1916 et 1930, Kiki incarne la vie, dans un univers habité par des êtres aspirant à incarner l’art, dans leur conversation, leur mode d’existence, leurs choix de vie. Parfois futile et superficielle, inconstante et caractérielle, cette provinciale libérée offre une vraie vitrine pour ces hommes vivant souvent en reclus, croyant dominer dans des sphères intellectuelles. Elle rappelle que sans la vie, ils ne sont rien et mate tous ceux qui la confondent avec une putain (notamment dans le sud, où l’on ne fait pas la différence entre une morue et une Marie-couche-toi-là… La province, ces arriérés !). De Paris à la Riviera, en passant par New-York, Kiki sera de toutes les fêtes, jusqu’à son déclin.

It's prohibition 2

En passant, on apprendra quelques petites choses sur cette icône et ses comparses : qu’elle a vécu une dizaine d’années avec Man Ray (quand même), qu’elle montrait ses fesses à tout bout de champ, qu’elle savait se tailler les sourcils comme personne, ou encore qu’elle était bien accroc à la coco, dont je découvre un nouveau sobriquet : le « çakébon ».

Man et Kiki 1

Man et Kiki causent de faire un livre olé-olé ensemble…

Man Ray et Kiki 2

Man Ray a finalement bien publié les photos gros plan prises de ses ébats avec Kiki (dit comme ça, c’est très grivois).

Roman de gars

Concarneau, le soir. Un brave type, Mostaguen, sort d’un bar en titubant, sous le regard amusé d’un douanier. Quelques mètres plus tard, il s’effondre. Le douanier s’approche pour s’occuper du gonze et s’aperçoit qu’il est troué du flanc et qu’un liquide rouge opaque s’écoule de l’ouverture. Un chien jaune est couché à ses côtés. Maigret, qui a été dépêché dans la région, arrive dès le lendemain sur les lieux du crime, secondé par Leroy, un tout jeune inspecteur du coin aux méthodes modernes (comprendre : il relève les empreintes et les envoie au labo). Grâce à son savoir-farniente, Maigret va tout comprendre de ce qui s’est diantre passé.

Maigret - Le chien jaune

Je n’avais jamais lu de Simenon, et c’est par l’entremise de Penguin et des vieilles couvertures de leurs romans de gare (B. !) que j’avais relevé l’étonnante taille de sa production (iciiçà ou encore li). Penguin s’est relancé récemment dans une grosse entreprise de réédition de tous les Maigret, et j’ai donc décidé de sauter le pas !

Première impression : l’écriture désarçonne…! Ce n’est pas bavard, pas descriptif, pas explicatif. L’action n’est pas non plus des plus dynamiques et on peut vraisemblablement dire qu’il ne se passe pas grand chose. L’écriture plutôt caricaturale ne s’embarrasse pas de subtilités visant à complexifier les tempéraments et motivations des personnages, pour justifier qu’ils se trouvent dans une situation. Maigret est là, il attend, il se tait, il fume. Il sort, il rentre, il ressort. Il grommelle, on lui téléphone, il écoute, il raccroche. Il commande un demi, demande qu’on lui foute la paix et tente de faire admettre à la serveuse le nombre de mecs avec lequel elle s’entiche. Il la gronde, il lui pince la joue, il la reluque mais reste classe : l’homme, c’est lui, les chiens c’est les autres. C’est le commerce du quotidien.

Maigret on TV

Je me souviens évidemment des épisodes du Commissaire Maigret à la télé, jamais suivis avec assiduité : eh bien, j’ai trouvé Le Chien jaune du même acabit, un poil soporifique. Son côté désuet ne m’a pas non plus amusée des masses : l’intrigue n’est pas palpitante, la caractérisation des personnages est inexistante, l’écriture est scénaristique (mais pas pour des effets de style), Simenon ne prend parfois même pas la peine de faire des phrases complètes… Bref, il n’y a pas grand chose à sauver, si ce n’est le temps investi dans la lecture en s’en rendant compte pas trop tard. Prenez gare, si vous vous attaquez à Simenon : comme l’avait déjà souligné Jean-Bingo dans son excellent billet de 2014 (où il résume très bien le côté daté, caricactural et grotesque de ses histoires), ce n’est pas de la noble littérature.

Fondation

Je reconnaîtrai un avantage indéniable à ne jamais lire de science-fiction : on a le choix ! Et j’étais donc bien contente de m’apercevoir que Fondation faisait partie de la sous-catégorie « Hard SF » pour la majeure partie (voire l’unanimité) d’Internet (je dis cela parce que j’ai eu le droit à un sourcil levé de Jean-Bingo, quand j’ai partagé mon choix) (et Jean-Bingo a tellement levé les sourcils dernièrement, je ne voudrais pas qu’il en arrive à les installer de façon définitive au niveau du front pour leur éviter la navette ;-). De par sa notoriété, son influence, ses sympathiques fans, c’est de loin la lecture qui m’a le plus tentée (c’était aussi endurable en terme de pagination, avouons-le) (l’inconnu fait très très peur quand il se présente sous la forme d’une grosse brique).

Fondation - Mister Asimov lit

Nous sommes au début du treizième millénaire : il n’est plus question de parler de la Terre, de Mars, du Soleil, toutes ces notions archaïques qui n’ont plus lieu d’être, puisque la Galaxie toute entière a été colonisée par les humains (à peu de choses près). Une planète (?) a vu s’établir le gouvernement impérial et chapeaute plus ou moins bien tous les astres colonisés tout autour. Oui mais voilà, en treize mille ans, beinh il y a eu quelques dérives, et un grand scientifique de l’Empire tire la conclusion que cette ère tire à sa fin, que l’Empire, aux prises de prochains soulèvements qui mèneront à une sorte de chaos politique, sombrera bientôt. Hari Seldon est un « psychologue », et sa science s’appelle la psycho-histoire : globalement, il déduit les phénomènes sociaux et politiques qui sont censés découler du train auquel les choses actuelles vont (ça existe vraiment).

Alors évidemment, les prophètes annonçant l’apocalypse sont jamais les mecs qu’on invite aux soirées (je casse l’ambiance bonjour !) et du coup pour qu’il fiche la paix à l’Empire, on l’envoie à l’autre bout de la Galaxie, sur une planète excavée peu de temps avant et donc inhabitée, portant le petit nom de Terminus : Hari, en compagnie de cent mille personnes, s’y installe, dans le but de fonder une colonie de scientifiques, qui se consacreront à l’écriture de la plus vaste encyclopédie jamais rédigée. Le but de cette encyclopédie galactique ? Rassembler l’ensemble du savoir universel pour que, lorsque les planètes et les astres commenceront à sombrer dans la guerre, le conflit, le chaos, les générations survivantes aient de quoi reconstruire un monde en deux temps, trois mouvements. Sinon imaginez le désastre : l’ère australopithèque le retour.

Mais Seldon est tellement le prophète des prophètes, qu’il a un peu manipulé tout le monde (Hari Seldon, c’est ce type à on attribue l’origine de l’expression « ni vu, ni connu je t’embrouille »), sur la façon dont l’univers allait décliner : il avait prévu les petites brouilles humaines et les terribles défauts naturels de ces monstres de chair qui viendraient enrayer la machine mal huilée de l’évolution. Cinquante ans après l’arrivée des premiers migrants sur Terminus et la création de la Fondation, un hologramme de Hari (décédé au début du bouquin, après l’annonce de l’apocalypse) est extrait d’un caveau : le scientifique avait enregistré un message adressé aux générations suivantes. L’Encyclopédie n’est qu’un leurre (… whaaaat ?) ! Il s’agissait plutôt de créer une oasis dans tout cet univers belliqueux, où les graines d’une nouvelle ère pourraient être plantées en toute sérénité (ou presque).

Geekation_Isaac_AsimovAsimov, précurseur du duckface ?

Bon. Je vous avoue que les vingt premières pages, j’ai eu… très peur. Mais finalement, la situation est très vite exposée de façon limpide – par le biais d’un dialogue (qui est la re-transcription d’un procès). Et de fait, Asimov va en réalité utiliser la voie (la voix ?) du dialogue pour faire avancer l’histoire : il n’y a pratiquement aucune scène d’action à proprement parler, l’action se déroule entièrement via les stratégies élaborées par chacun des personnages occupant la place des chapitres thématiques. Tactique, stratégie, planification… Voilà comment Isaac Asimov envisage la science-fiction dans Fondation : elle est avant tout une pensée, côtoyant d’autres pensées. Une pensée cherchant à se dépenser et à se dépasser.

Au bout de deux cent pages, d’exposition des systèmes politiques et sociaux, d’intrigues, voyant les personnages de différents conseils et gouvernements se rencontrer, leurs systèmes exposés… Je m’aperçois que je n’ai pas croisé le chemin d’une seule femme. Asimov, ce « progressiste » bien de son temps ! Il y a un milliard d’habitants dans cette galaxie, il y a des milliers (millions ?) de planètes et d’étoiles colonisées, la galaxie est sous le pouvoir d’un empire civilisé… mais pas de femme scientifique ? Politicienne ? Des ovaires, quelque part ? Pas étonnant que cette galaxie s’effondre !

Russian-born American author Isaac Asimov is seen in 1974. (AP Photo)

Je vous prie à présent de bien vouloir accueillir l’intervention de notre camarade, Simone la grognonne.

En fait, la première mention d’une femme vient d’une démonstration d’un marchand, qui souhaite expliquer la nécessité des biens qu’il tente de mettre en circulation sur sa planète, restée à l’écart du négoce impérialiste de la Fondation : soudainement, la femme fait son apparition, car il y a tant de choses à lui vendre ! Des bijoux, oui, mais pas seulement : on nous parle également d’une « foule d’articles ménagers » : des fours démontables, des couteaux, des buanderies, des laveurs vaisselle, des frotteuses de parquet, etc… C’est un vrai délice d’être une femme dans Fondation.

Fin de l’intervention de Simone.

À force de ne donner que la parole aux fins stratèges, on se retrouve face à beaucoup de paradoxes. Par exemple, un intéressant postulat est celui d’imaginer s’il n’y avait pas eu le canular de Seldon, dans le chapitre des Encyclopédistes (l’utilité même d’une Encyclopédie donc), s’il avait fallu réellement envisager le projet de ces puristes qui souhaitent rendre pérenne le plan original de Seldon, en gardant en tête qu’il ne faut pas en dévier Versus les gens qui habitent désormais réellement sur la planète et qui n’ont pas ce but long terme dans la tête, mais tous les dangers court-terme et les moyens de subsistance qu’il faut mettre en place. Cette problématique de la vision politique et active (grand dessein contre nécessité de s’adapter aux difficultés immédiates) est soulevée pour être regrettablement entérinée. Qu’Asimov ait fait de ces « universitaires » des êtres à ce point coupés de la réalité pratique et tactique est un peu dommage dans le fond, bien que la critique soit aussi bienvenue (d’autant plus si l’on tient compte de son statut de professeur) …

Il y a quelques années, j’ai lu l’excellente Histoire du capitalisme  1500-2010, de Michel Beaud. Eh bien, avec les différents chapitres de l’évolution de la Fondation, j’ai eu l’impression d’en lire l’application, ce qui devient limpide dans le chapitre consacré à l’idéologie marchande. Ça sent bien fort le communisme, quand on déchiffre tout le discours autour de cette religion créée de toutes pièces afin de conserver les intérêts économiques, politiques et sociaux d’une seule nation. L’expansion de la croyance pour garantir la pérennité d’une petite partie de la population.

Asimov - Comme ça c'est dit

En tous les cas, il y a toujours un bien moindre mal, et on part du principe que la vérité n’appartient pas à la masse, sauf quand cela sert les intérêts de plus grands desseins. Mais l’idée mérite sa petite application : et s’il y a avait eu un projet mûrement réfléchi, de monde meilleur, de possibilité d’arriver à un monde amélioré, tout en traversant ce que le livre appelle des « crises » (des ères où les erreurs sont commises et admises, puisqu’elles font partie de l’équation globale et dépassées)… est-ce que le monde aurait été améliorable par ce biais ? C’est un raisonnement plein de défauts que tient Asimov, même dans ses meilleures parties, mais qui vaut vraiment la peine d’être exploré, pour faire avancer la recherche. Un livre très riche, qui fait réfléchir à foison et que l’on ne peut que conseiller.

Horrifique enfantine

J’ai un peu hésité, avant de reprendre la routine du mardi matin et du billet ponctuel. Et puis j’ai réalisé que le Bingo m’avait permis une vraie respiration, au cours de ce week-end anxiogène, face aux images et aux pensées sombres. Lire, malgré une concentration parfois difficile, a été primordial, pour garder la tête un peu fraîche. Aussi je n’hésite plus et je me permets de vous parler de Coraline, de Neil Gaiman.

Coraline - Neil Gaiman

La petite Coraline et ses parents viennent d’emménager dans un nouvel appartement. Oui mais voilà, les parents de Coraline ont du travail et manquent de temps pour s’occuper d’elle. Aux autres étages, elle se distrait à l’aide de deux vieilles voisines, actrices défraichies revivant leurs exploits d’antan, et d’un vieux monsieur vivant au grenier avec ses rats. Et puis ce n’est pas tout : il y a cette drôle de porte dans le salon, qui donne sur un mur de briques rouges. La mère de Coraline lui explique qu’il n’y a rien derrière cette porte condamnée, rien d’autre qu’un autre appartement ressemblant exactement au leur. Un après-midi d’ennui, Coraline ouvre la porte et découvre un couloir tout noir, au bout duquel se trouve… un autre appartement tout comme le sien. Sauf qu’un peu différent : dans ce monde parallèle, son autre mère est un peu plus pâle, un peu plus grande, ses doigts sont longilignes et courbés et ses yeux sont des boutons. Mais cette mère-là n’essaye pas de l’envoyer balader : oh non, cette mère-là veut la garder pour elle… et pour l’éternité !

Plus très habituée à lire des œuvres adressées à des enfants/ados, j’ai cru que le style parfois un peu explicatif serait un frein à l’enthousiasme que j’allais éprouver à la lecture de ce prix Hugo. Il s’avère rapidement n’en être rien : bien que le style reste de toute évidence ciblé vers un public plus jeune, l’histoire tourne rapidement à l’horrifique. Cette autre mère qui se voudrait rassurante est en fait repoussante au possible : elle se gave de cafards qu’elle décortique et croque onctueusement (irk). Coraline, qui finit par se faire enfermer « de l’autre côté », se fait poursuivre par des rats, attraper la jambe tandis qu’elle tente de s’échapper par la trappe d’une cave, prendre au piège derrière un miroir… On frissonne et on serre les dents !

Coraline

Le personnage de Coraline est un personnage de petite fille forte : son caractère téméraire ne se laisse pas débouter et convaincre trop vite, toute fringante qu’elle est dans son imperméable bleu (dans le livre) et ses bottes jaunes. Un modèle d’enfant libre et anti-conformiste, qui déclare à sa mère qu’elle n’aspire qu’à des vêtements qui la feront sortir du lot à l’école (clap clap clap). Si elle est tentée quelques secondes de croire aux mensonges du clone de sa mère, qui sont aussi la projection de ses propres peurs et cauchemars (« tes parents seront plus heureux sans toi », « au fond ils ne t’aiment pas », etc.), c’est pour mieux se reprendre très vite et faire battre en retraite ces propos insidieux, en raisonnant dans son (jeune) for intérieur. Coraline apprend à ne compter que sur elle-même, et c’est elle qui sera l’instrument de la libération de ses parents. Elle fait montre d’une témérité et d’une intelligence exemplaires pour les jeunes lecteurs : bravez l’obscurité, petits, car on en ressort que plus grands.

Petite folle de Merricat

Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur, Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens, et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantegenêt, et l’amanite phalloïde, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.

Bienvenue dans l’esprit un peu dérangé de Mary Katherine, qui vit en compagnie de sa sœur bien-aimée, Constance, et de son oncle infirme, Julian, dans cette grande demeure familiale de style gothique, désertée depuis une cène tragique où tous les membres de la famille furent empoisonnés à l’arsenic… à l’exception d’eux-trois. Difficile d’en dire plus sans divulgâcher immédiatement, et le suspense excellemment ménagé par l’auteure fait une grande partie du charme de ce petit livre, à l’issue surprenante.

Cela faisait un bail que je me disais que ce petit classique devrait en jour me passer entre les mains. Mais il a fallu un passage du livre de Joyce Carol Oates, mentionnant quelques détails glauques de la vie de l’auteure pour aiguiser définitivement ma curiosité. En exclusivité, un extrait de J’ai réussi à rester en vie :

Je pense à Shirley Jackson – écrivain brillant, « féministe » glaçante et drôle à une époque – les années cinquante – où le « féminisme » ne s’était pas encore imposé comme une façon nouvelle et révolutionnaire pour les femmes de se penser, et qui finit sa vie atteinte d’agoraphobie aiguë, incapable de quitter la chambre à coucher sordide de sa maison de North Bennington dans le Vermont.

Shirley n’avait pas perdu son mari au sens propre du terme – mais Stanley Edgar Hyman la trompait ouvertement, souvent avec ses étudiantes de Bennington, en adoration.

La plus hideuse des morts – obésité maladive, dépendance aux amphétamines, alcoolisme. Pendant des mois, Shirley Jackson s’est terrée dans sa chambre à coucher sordide – avec la complicité de Hyman ? – mais il ne se souciait sans doute plus d’elle à ce moment-là – et on avait fini par la trouver morte, d’un arrêt du cœur, à l’âge de quarante-neuf ans.

Shirley Jackson : agoraphobe, droguée, trompée, obèse, paranoïaque, retrouvée morte chez elle ? Count me in.

Shirley Jackson, dans les années 40. Ça avait l'air encore d'aller !

L’horreur est ici psychologique. L’atmosphère est suintante, il fait bon de toujours rester sur ses gardes. À la suite de cet incident, il semble que les survivants de la famille Blackwood se soient isolés du reste du monde. La vie pour Mary Katherine se limite aux trois dimensions de sa sœur chérie et celles de son chat, Jonas. Le reste de l’humanité ne vaut rien. Et ceux qui méritent le plus d’être torturés et de finir leur souffreteuse existence dans les plus terribles souffrances ? Ce sont les villageois, ces maudites engeances qui la regardent passer et se rient d’elle, lorsqu’elle s’aventure une fois la semaine en dehors du Château ; car les deux sœurs ne peuvent pas vivre en complète autarcie alimentaire.

Mais que s’est-il véritablement passé ? Vont-elles pouvoir continuer à vivre en dehors du monde ? Quel nouveau tourment mental va bien pouvoir inventer Mary Katherine ? Pourquoi a-t-on le sentiment que quelqu’un – n’importe qui – peut péter un plomb d’un instant à l’autre et dézinguer tout ce qui se trouve autour ? Si Constance a dix ans de plus que Mary Katherine, son extrême fragilité, sa volonté de rester enfermée dans la cuisine, à mitonner des petits plats pour ses deux locataires, en font une silhouette aux semblants flous et évanescents. Elle ne s’aventure dans le jardin que pour exploiter la terre afin de faire des conserves (et leur permettre de subsister), tandis que sa sœur, dans une logique inverse, balise son territoire en enterrant des objets dans le sol. Toutes sortes d’objets.

Comment les légendes naissent et fleurissent, et notamment les histoires que l’on se raconte sur les maisons hantées. Car les filles, barricadées dans leur maison, finissent par revêtir le contour diaphane des fantômes : on ne les voit jamais, toujours terrées dans leur cuisine en soubassement, à épier par les petits trous de lumière, percés dans le carton les imperméabilisant de la présence des autres. On leur laisse leur nourriture sur le pas de la porte avec quelques paroles ou prières d’excuse, comme on donne à manger aux divinités ou aux esprits, pour ne pas les enrager, les calmer et les garder de bon augure.

Un bijou d’ébène que j’ai dévoré. L’humour est aussi noir que la suie encombrant leur grosse cheminée, le suspense est au rendez-vous, la fin est à la hauteur des attentes un peu incertaines que l’on a à mesure que la lecture avance. Le personnage de Mary Katherine, la narratrice, est une pièce maîtresse : comme le dit Oates dans son analyse du livre, Mary Katherine est un personnage hypnotique, perturbant, rapportant ses actes sans jamais les justifier. Je recommande très chaudement cette histoire simili-horrifique et surréaliste, d’une auteure majeure (et pourtant peu connue dans nos contrées), qui a, entre autres, inspiré Neil Gaiman, ou encore Robert Wise, qui a adapté l’un de ses livres au cinéma (La Maison du Diable).

Dessous la veuve

« Parmi les innombrables derniers devoirs de la veuve, il n’en est qu’un qui importe vraiment : le jour du premier anniversaire de la mort de son mari, la veuve devrait se dire J’ai réussi à rester en vie. »

Tout le monde connait Joyce Carol Oates, l’auteure ayant publié plus de cent vingt livres, une soixantaine de romans, plus de quatre-cent nouvelles, une bonne dizaine d’essais, huit livres de poésie et plus de trente pièces de théâtre. Véritable Wonder Woman de la littérature américaine, elle est clairement l’une des auteurs les plus prolifiques des XXe et XXIe siècles. Comment a-t-elle réussi un tel exploit ? N’a-t-il donc pas vécu, ce petit bout de femme de moins d’1m60, en dehors de l’écriture et de la rature compulsives ?

J'ai réussi à rester en vie - Joyce Carol Oates

Il n’en fallait pas plus que le soudain décès, d’un mari chéri et adoré, pour se permettre une incursion inattendue et totale dans la simple existence de cette femme dévouée. Car non seulement Joyce Carol Oates a vécu, en dehors de son écriture et son activité d’écrivaine, mais cette catastrophe est l’occasion de s’apercevoir qu’elle n’a vécu qu’en dehors de son écriture. Ceux qui ne vivent que pour et dans leur art mentent, affirme-t-elle, ou bien ce sont des gens bien seuls : car c’est le reste, c’est-à-dire les vivants, qui donnent à la vie toute sa valeur.

Si on ne l’avait pas compris, voilà ce qu’était véritablement Oates : une épouse. Non une fonction, mais sa nature, à proprement parler. Et puisque l’époux décède, la valeur de sa nature opère un glissement d’épouse à veuve : voilà donc ce que sera dorénavant Oates, la Veuve.

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Raymond « Ray » Smith et Joyce Carol Oates se sont mariés en 1961, quelques mois après leur rencontre à l’Université de Wisconsin. Il était alors en thèse de littérature, elle terminait son master. Ensemble, ils ont traversé les années 60, 70, 80, 90, ont enseigné du Texas à l’Ontario, en passant par Detroit, avant que la mort de Ray les sépare en février 2008 : une simple pneumonie, traitée à l’hôpital de l’Université de Princeton – où enseigne Oates depuis 30 ans – une pneumonie prenant une mauvaise tournure quand ce jeune homme de 74 ans attrape un staphylocoque, quelques jours à peine après être avoir été admis. Tout d’abord morte d’inquiétude et de solitude, Oates se rassure en voyant l’état de son mari un peu s’améliorer. Le cinquième jour pourtant, un coup de téléphone la réveille en pleine nuit : il faut qu’elle vienne à l’hôpital, vite, très vite. Sur place, après s’être garée comme une sagouine, elle trouve les appareils silencieux, son mari débranché, la chambre déserte. L’infirmière de garde est bien désolée, mais rien n’a pu être fait. Après quelques errances, Oates déboussolée s’extrait de l’établissement, les quelques affaires de son mari débordant dans ses bras.

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Le récit de la mort de son mari occupe les 150 premières pages, cinq jours contés dans le plus menu détail ; les 150 pages suivantes reviennent sur la première semaine qui a suivi (le pavé en compte plus de 500…). Oates gratte compulsivement toutes ses pensées, réflexions, actions les plus obsessionnelles. Elle recopie sa correspondance électronique, pour donner à voir dans quel état malade est sa psyché. Dans ce témoignage émotionnel, mais aussi pratique, logistique, elle fait appel à sa mémoire pour connecter des événements et des ressentis, elle effectue des parallèles avec la littérature, et fait des allers-retours constants vers les mêmes pensées : suicide, antidépresseurs, solitude et incompréhension de sa situation. Le livre s’apparente au journal d’une veuve, ce qui apparaît dans le titre original du livre, A Widow’s Story, publié par les presses de l’Ontario Review, revue et presses qu’avaient créées Joyce et Raymond Smith en 1974.

Le témoignage est très focalisé sur l’état mental et physique de la Veuve, Joyce Smith – et non Oates, qui est sa persona publique, complètement refoulée quand elle passe le pas de la porte : son désœuvrement est complet en l’absence de son mari, désœuvrement qui touche vite les aspects financier et manuel. La narratrice – qui est à la fois Smith et Oates – rapporte comment sa dissociation des personnalités lui permet une respiration, comment son activité de professeure lui offre une fenêtre de distraction vitale. L’épouse n’est pas l’auteure, Joyce Smith n’est pas Joyce Carol Oates, qu’elle décrit comme un costume à enfiler. Ray n’avait jamais lu l’un de ses livres, pas un seul, (malgré qu’il ait été un éditeur de renom) et leur vie en avait été ainsi complètement dissociée. Son mari ne connaissait pas Joyce Carol Oates. Ce fait – pas tout à fait anodin – est source de multiples reproches pour la veuve, qui pleure également le fait de ne pas avoir assez connu son mari, discret et peu affable.

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En somme, un manuel branlant de survie à l’égard de la veuve et le récit comme force contraignante pour réussir à se souvenir sans périr. L’écriture est une activité mais aussi un exutoire, dans ce journal où l’écrivaine s’exprime et rapporte comme elle ne le pourrait pas de vive voix, dans son nouvel état d’agoraphobe et de vocaphobe (elle laisse le téléphone sonner pendant des mois, incapable de faire sortir le son de sa voix une fois le combiné en main).

Un livre qui trainait sur mes étagères depuis 2012 et que je suis tout de même bien contente d’avoir lu, malgré quelques longueurs et une structure parfois confuse : Joyce Carol Oates a 70 ans en 2008, lorsque Raymond Smith passe l’arme à gauche.

Un siècle de contraste

Par un beau matin printanier de 2013, on me propose de me joindre à la conférence de presse de Colum McCann, pour la sortie de Transatlantic chez Belfond. Je n’ai jamais entendu parler du gonze, qui semble provoquer une réaction chimique hormonale chez tous ceux mentionnant son nom, mais je suis toujours partante pour un correc’ casse-routine. Entre le jus d’orange et les croissants, je découvre un débonnaire irlandais, bel homme à la peau rose et à la bonne humeur débordante, dont l’humour et la facilité à parler et raconter tiennent son auditoire de libraires conquis en émoi. Il n’est pourtant plus question de lui les deux années suivantes, le sourire de cet Irlandais émigré aux États-Unis volatilisé de ma mémoire, jusqu’à sa résurgence par un soir feutré de 2015, par le biais des Saisons de la nuit, élaboration partie de This Side of Brightness.

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Dans Les saisons de la nuit, McCann fait le portrait des ouvriers du progrès, œuvrant aux édifices de la nation. Tandis que Nathan premier du nom fait sa vie dans les souterrains, à participer à la construction du métro new-yorkais dans les années 1910 et les années 1920, son petit-fils, lui, s’attelle aux chantiers des gratte-ciel dans les années 1980. Tous les deux ont trouvé un sens existentiel dans ces travaux : Clarence Nathan est en constant équilibre, en besoin de symétrie, un Icare dans son désir de tester la pesanteur et vivre dans les hauteurs, alors que Nathan son grand-père a commencé sous la terre, enfermé mais libéré de la surface et de ses préjugés. À travers eux, l’histoire de « l’élévation » des noirs au XXe siècle au statut qui leur est du. Au milieu d’eux coule une rivière, celle de Clarence – simultanément un fils et un père – ouvrier sur terre.

Dans l’Amérique de la ségrégation, les tunnels sont un refuge pour Nathan qui y est invisible ; tandis que Clarence Nathan échappe également à ces lois raciales quand il est en hauteur, au plus près de la spiritualité, échappant au regard de la terre. Les descriptions du travail du garçon rappellent la célèbre photo de Charles Clyde Ebbets, « Lunch atop a Skyscraper », avec les travailleurs déjeunant sur la poutrelle. C’est toute la modernité d’un siècle qui s’érige physiquement au travers de ces histoires.

Mais le petit-fils finit là où le grand-père a commencé : il y a régression, initiée par son père Clarence, qui avait pourtant obtenu un A en sciences, laissant présager que l’élévation sociale via l’exercice de la raison et de la patience est un possible ; mais le meurtre d’Eleanor O’Leary, sa mère irlandaise mariée à Nathan, remet tout en question, déclenche une sauvagerie qui n’avait pas encore vu le jour dans le cœur du sage Clarence. La violence des rapports sociaux reprend le dessus, et il assassine un policier, empêchant toute possibilité d’élévation immédiate. Les possibilités sont remises entre les mains de la génération suivante. Hélas, il y a également dégénérescence chez la troisième génération, celle de Clarence Nathan – surnommé Treefrog – qui commet une transgression à son tour. Le progrès est ralenti si l’on perd le contact avec le père ou la mère : c’est la généalogie qui doit être gardienne de cette évolution, le récipient de la mémoire évolutive ; sans elle, tout s’écroule. La neige et le froid sont une constance tout au long du livre, comme pour figurer cette histoire en noir et blanc, le contraste entre les tunnels et l’extérieur éternellement enneigé. Les noirs sont terrés, enterrés et ont peur de la surface en même temps qu’ils la recherchent, pour grappiller un peu de lumière et trouver de quoi subsister.

La vivacité et le dynamisme de Colum McCann se retrouvent dans son écriture. Il faut continuer d’avancer, la vie est une suite d’épisodes qu’il faut mettre les uns à la suite des autres. L’écriture est du présent, le temps de l’immédiateté, de l’action ; pas de recul, pas de nostalgie, pas de passé et pas de futur. C’est l’écriture de l’existence, de ce qui prend vie dans la phrase. Une lecture qui se dévore et fait naitre tout un tas de réflexion.