Month: juin, 2016

Marche à l’hombre

Pourquoi ne parler dans ces pages, et sur des questions somme toute générales, que de livres écrits par des femmes (ou presque) ? Par provocation, tout simplement, par souci de justice et pour rétablir un peu la balance. Quand un lecteur évoque ses lectures, et qu’il n’évoque que des livres écrits par des hommes, ceux qui l’ont fait ce qu’il est, ceux à qui il est reconnaissant, ses pères et ses modèles, personne ne relève même cette univocité. Le masculin est le général. Le féminin est le particulier.

En juin, fais ce qui t’enjaille. C’est ainsi que s’emplit, pendant plusieurs semaines, l’auge à essais. Parmi les ramifications au programme de la captation, la possibilité du nie-Il, soit de la parlante en dilettante (ou non) d’une ou cent mantes.

En choisissant cette catégorie d’essai portant sur une figure filiforme féminine des Lettres, je n’avais pas de titre précis ballottant dans la caboche, mais plutôt quelques volumes, empilés aux abords de lit-mon, traitant des sujettes, qui patientaient stoïquement que je m’y attaquasse enfin. Juin pointant le bout de son parapluie, je déroulai mes bras de chemise jusqu’aux poignets et je m’emparai des Portraits de femmes, de Pietro Citati, bien décidée à me mettre dans la peau d’un homme pour caqueter phrasé phéminin. Hélas, force fut d’avouer capitulation : le premier chapitre sur sainte Thérèse d’Avila me bouta hors du papier. Ti rivedrò tantôt, Pietro.

Comme les choses sont bien faites en ce bas-monde, je lisais en parallèle, d’un œil distrait, la collection de courts essais de Geneviève Brisac, mystérieusement intitulée La Marche du cavalier. Stupeur ! Après un incipit qui me fait un peu hausser de broussailleux sourcils (la peur d’entendre ressasser de Brisac, sous le fallacieux prétexte de lire à propos de tout autres auteures), je m’aperçois qu’il n’en est rien. L’introduction, brève au demeurant, est l’annonce émotionnée du projet d’essais de Brisac, une justification (dont est issue la citation en exergue de ce post) du fait de ne placer que des elles dans son panier (si vous me passez l’allusion). Et cette justification tient à peu de choses : d’une part, ce choix est une révolte et une tentative de faire justice, pour le compte d’auteures dont on n’écrit que trop peu ; d’autre part, c’est une défense de leur prose ou de leur poésie antimatérialiste et anticonformiste :

J’écris ce livre pour défendre (…) les histoires dont nous avons besoin, comme nous avons besoin d’eau, la littérature qui n’est ni véhicule idéologique, ni forme pure, mais autre chose, la beauté mystérieuse des scènes, des phrases, des personnages qui nous laissent silencieux et nourris. Les émotions de pensée. La littérature qui ne sert à rien que cela.

À première vue, rien de très neuf. Maisenfait, l’éditrice est bien plus remontée que ça, et elle l’explicite un peu plus bas, dans sa critique des grosses ficelles et des grosses écuries, ainsi que des cavaliers un peu fat eux-mêmes :

« À l’ère de l’autopropagande généralisée qui est la nôtre, les écrivains qui ne proposent pas leur propre mode d’emploi, nouveau Satan, nouveau Rimbaud, nouveau Sade, ou nouveau Kafka, sont des écrivains perdus. Et à ce jeu les femmes n’ont pas, comme on dit aux cartes, une très bonne main. »

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Une défense donc, d’auteures pointues, des laissées pour conte, qu’elle ira chercher de l’autre côté des frontières hexagonales (on perçoit mieux avec un peu de recul, prétend-elle ; on comprend, surtout, qu’une écrivaine française ait du mal à critiquer ou porter un regard admiratif et analytique sur ses consœurs, quand la langue qu’elles parlent en commun ramène forcément l’exercice à l’autocritique).

Le vestibule laisse rapidement la place à la première salle d’exposition, via le récit d’une anecdote tenant au point de vue (initialement rétrograde) de Nabokov sur Jane Austen (Nabokov qui, par principe, ne lisait pas la mièvre prose des femmes… Il y a une expression toute consacrée en anglais pour ce genre de réaction épidermique et assumée, quasi-conçue pour Vladimir lui-même : chauvinist pig), elle réussit l’exercice d’éperonner, en peu de mots et faits, les travaux de Lidia Jorge, Natalia Ginzburg, Virginia Woolf, Grace Paley, Sylvia Townsend Warner, Alice Munro, Ludmila Oulitskaïa, Rosetta Loy, Karen Blixen, Jean Rhys ou encore Christa Wolf. Écrivaines du XXe siècle dans leur quasi-majorité (seules Alice Munro, récente lauréate du prix Nobel de littérature, Rosetta Loy, Lidia Jorge et Ludmila Oulitskaïa, leur survivent), on ne compte parmi elles que peu de noms véritablement connus du grand public (si mystérieuse que cette entité soit). La sélection de ces auteures est bien entendu personnelle (elles font toutes partie du panthéon de Brisac), mais on peut également mettre dans la balance le besoin de réhabilitation de certaines d’entre elles, dont on n’a trop peu entendu lire et écrire.

Jean Rhys

“Hi, there.”

Chaque court essai se focalise sur un aspect bien particulier de l’écriture de chaque auteure, à l’aide de quelques remarques pointues, exemplifiées en fragments extraits d’une ou plusieurs œuvres et en allusions à leur biographie. Les essais se répondent les uns les autres, et incorporent quelques noms supplémentaires ici et là, sans sombrer non plus dans la manie du name-dropping (pour avoir lu ce mois-ci Murmures à la jeunesse de Taubira, je peux dire que le concept du name-dropping a pris tout son sens). Juste de quoi établir des liens bienvenus, qui tout au mieux, incite à quelques recherches supplémentaires une fois le volume refermé, si l’on souhaite prolonger le voyage.

Sylvia Townsend Warner

Ce fut notamment l’occasion de faire la découverte des écrits de Grace Paley et de Sylvia Townsend Warner, dont je me suis procuré Les petits riens de la vie et le Royaume des elfes dans l’immédiate foulée.

Pour refroisser ce billet, un bon mot, un écho :

J’ai observé que, si on ne parle que de femmes, le soupçon est instantané.

Alors va pour le soupçon.

Le mot juste

J’écris ces pages pour puiser dans les livres que j’aime, dans les rêveries et les réflexions qu’ils m’inspirent, la force de penser. On découvre ce que l’on pense en écrivant.

La Marche du cavalier, Geneviève Brisac

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Ces semaines juniales furent riches en Brisac, entre la lecture palpitante de La Double vie de Virginia Woolf et La Marche du cavalier. Écrire sur les écrits, critiquer et encenser sur le mode de l’écrivain plutôt que celui de l’académie : une posture qui avait tendance à me faire frissonner, au souvenir d’hommages égocentriques ou de témoignages bien romanesques. Mais Geneviève Brisac (et Agnès Desarthe), loin de déplacer l’angle d’attaque du luminaire, plongent la pleine lumière sur leurs sujets. Envoyant une chiquenaude à Marcel, elles puisent dans les biographies des éléments éclairants et les distillent, sans faire d’histoire, à mesure qu’elles commentent et décortiquent, avec acuité, les cuirassées que l’Histoire a souvent oubliées sur le champ de bataille. Un enthousiasme bien moindrement éprouvé à la découverte des Sept femmes de Lydie Salvayre, qui se voient mises en scène dans une mêlée de sentiments de l’auteur et de fragments de leur propre biographie, dans une apparence de cadre analytico-poétique qui déçoit par son manque de pénétration.

Le travail de l’écrivain est de trouver le mot juste“, disait Jean Rhys, citée par Brisac. Si le travail du critique était celui de trouver la note la plus juste, appliquée à un autre que soi ?