Month: août, 2017

Recentrer le(s) débat(s) fuministe(s)

Autant vous dire que bell hooks a quelques comptes à régler avec le mouvement féministe. Si son premier livre, Ne suis-je pas une femme ? traitait du sort de la femme noire et l’obscurantisme qui l’entoure, ce second livre s’intéresse en profondeurs au mouvement féministe et ses travers, en particulier sa tendance à promouvoir un mode de pensée hégémonique et un point de vue unilatéral. hooks et son ton professoral hautement intelligible entreprennent de convoquer l’esprit errant de toutes les femmes qui ne sont pas rentrées dans le moule du mouvement féministe et de ses revendications, revendications fallacieuses qui ont favorisé l’avancement d’une classe moyenne et ont écarté de leur chemin les préoccupations de femmes plus pauvres, qui ne trouvaient pas voix au chapitre. Tout un programme pour défendre l’idée d’une révolution et rabattre le caquet aux réformistes qui se contentent elleux-mêmes.


Ainsi, De la marge au centre met l’accent sur le classisme et le racisme de ce « mouvement de libération », qui se serait approprié le vocabulaire radical de la lutte contre « l’oppression » (employé abusivement à la place de « sexisme »), pour faire référence aux situations, par exemple, d’enfermement des mères au foyer, quand le sens même du mot oppression doit tenir compte de son historicité et de la violence qui y est attachée. hooks reconnaît la valeur d’une telle lutte (analyser, critiquer et éliminer les constructions sociétales qui ont amené à associer systématiquement les épouses au foyer) mais souhaite dénoncer cet usage rhétorique du vocabulaire de l’oppression qui perd toute sa violence s’il est utilisé dans des contextes où les personnes ont un choix, aussi mince soit-il. C’est en premier lieu cet usage de la dialectique par les « féministes » à des fins de luttes qui ne sont pas radicales, et qui en réalité servent leur individualisme (voire leur individualisme de classe) que l’auteure dénonce et entreprend de démonter. Au nom de l’ « oppression », ces femmes éduquées, souvent aisées, servent leurs propres intérêts et leur avancement capitaliste de classe : elles cherchent à partager le pouvoir, et non à en critiquer les prises.

Une première partie s’intéresse à la place de la femme noire (et la femme blanche pauvre, dans une moindre mesure) dans les débats et problématiques féministes qui sont mis en avant. L’une des analyses auxquelles hooks a très souvent recours est que les femmes blanches de la classe moyenne ont mené un combat féministe qui est en fait un combat capitaliste, en phase avec leur envie d’être les égales des hommes de leur milieu, soit des hommes portant des idées (voire idéaux) de suprématie blanche. L’agenda féministe a en effet poussé ces femmes à réclamer l’égalité d’opportunités de travail, l’égalité salariale et l’égalité dans les tâches domestiques.

Cependant, hooks avance que cette problématique, ce souci, ne s’applique pas aux femmes noires : d’une part, elles ont rarement connu le chômage, et ce depuis le début de leur histoire sur le continent américain, ou une vie dédiée à leur propre foyer. La nécessité de travailler s’est imposée à elles, les alternatives rarement possibles, et elles ne considèrent pas le travail comme une possible source d’émancipation : c’est au contraire une source d’aliénation, puisque les travails les moins considérés et les moins rémunérés leur sont en général réservés, et elles expérimentent une autre forme d’oppression au travail que celle qu’elles pourraient rencontrer à leur domicile ou dans leur quartier. hooks déconstruit cette volonté des femmes de la classe moyenne de partager le pouvoir avec les hommes : elle la renvoie à la source illégitime du pouvoir qu’il faut critiquer, revoir et abolir, et avance qu’il faut reconsidérer ce rapport au pouvoir en général. Elle reviendra, en fin d’ouvrage, sur cette même conception, liée à l’éducation cette fois, et la notion de pouvoir que les parents ont et exercent sur leurs enfants à tort (leur imposant le bagage nécessaire qu’ils emmèneront avec eux à l’âge adulte, qui servira à faire tourner en boucle les rapports de pouvoir, d’autorité et d’oppression). Pour hooks, un parent qui assène plutôt qu’explique ne laisse pas à l’humanité de grandes chances de progresser.

Et les hommes dans tout ça, ceux qui parfois sont pensés par les sœurs marcheuses comme des ennemis de la cause des femmes, comme le « mal » ? hooks fait également des lettres et des mots sur leur indispensable ralliement à la cause, mais également sur la nécessité de se pencher sur leur propre aliénation. Elle revient sur la place des hommes dans ce mouvement et le discours égaré de certaines femmes mettant l’emphase sur la supposée condition de victime des femmes et d’oppresseur de la gente masculine. Si certains hommes oppressent, il est dangereux d’en faire des généralités et de faire rentrer ces idées reçues dans la tête du tout venant. Car les hommes doivent être aidés et éduqués sur ces notions de pouvoir, qui font d’eux des êtres aussi entravés que les femmes, sans qu’ils ne le soupçonnent. Après tout, qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de mal à disposer d’un peu plus d’autorité, d’argent et d’espace que les autres ? Cra-zy. Pourtant, c’est une évidence, les hommes bénéficieraient de l’égalité des deux sexes : eux-mêmes sont enfermés dans des idées préconçues de ce à quoi tiendrait leur bonheur, leurs besoins, leur rôle dans la société ;  ces messieurs sont poussés, à coups de marteaux de plomb géants, à se comporter d’une certaine façon afin de correspondre à une identité qui serait la clef de voute de leur réussite, une réussite justifiant globalement leur existence. Les hommes sont victimes de cette oppression et leur situation est complexe car leur oppression est subtile et complètement assimilée. Leur liberté est d’autant plus réduite que la moitié (hum, le tiers ?) des possibilités humaines, étiquetées comme féminines, n’arrivent que rarement jusqu’au seuil de leur conscience.

Elle souhaite également réfuter l’absurde amalgame entre féminisme et refus des hommes, qui amèneraient certaines féministes à considérer que seul le lesbianisme peut engendrer une véritable critique et des changements radicaux dans les rapports de sexe. Comme la majorité des points qu’elle soulève, il est probant de constater que ces travers idéologiques sont précisément toujours d’actualité, presque 35 ans plus tard. Ces batailles de normes – hétérosexualité versus homosexualité – sont stériles et se risquent à établir une hiérarchie dans les préférences de chacun-e qui, cette fois, appartiennent aux individus et non au collectif. Un autre argument met d’ailleurs en avant la solidarité nécessaire, la sororité qui devrait faire loi dans les rapports entre femmes. Éliminer toute jalousie, éliminer toute concurrence ; créer un réseau de soutien, d’accompagnement et de sponsoring.

Quant à l’oppression sexuelle, hooks désire exposer comme nulle l’idée qu’elle ne serait faite que de violence, force et engendrée par le masculin. Car l’entravement et la suffocation se manifestent tout autant via la pression sociale de se conformer aux normes d’activité sexuelle : car soudainement, la société véhicule presque à outrance l’idée qu’une femme sexuellement active est une femme libérée de toute oppression, de tout mantra, de tous diktats. Certes, une femme qui choisit sa sexualité et l’exerce comme bon lui semble constitue indéniablement une femme libre ; mais l’idée qu’une femme n’ayant pas d’activité sexuelle est une femme réprimée, oppressée et que son sentiment d’accomplissement doit passer par la sexualité, est entièrement récusée par hooks, qui considère cette idée aussi aliénante que celle d’une femme obéissant au désir masculin avant le sien propre. Si désir il n’y a pas, c’est parce que le cerveau est fait d’une multitude d’hormones (& other stuff) et qu’il n’est pas obligatoirement monocen-trique. La volonté collective cherche à soumettre les femmes à ce jugement sexuel, que l’accomplissement personnel les oblige à s’intéresser à leur performance en rapport avec les hommes (ou les femmes) et le sexe, et les force à essayer de rentrer dans des cases avant tout profitables : profitables pour l’autorité qui les soumet à ses conditions, profitables au commerce qui instrumentalise et mise ses capitaux sur le désir sexuel, profitables à l’establishment, dont l’apocalypse révolutionnaire est repoussé chaque fois qu’un être humain acquiesce sans protester.

L’ouvrage, riche, est souvent répétitif, au point que ses propos deviennent incantatoires et collent à la rétine (peut-être la meilleure stratégie anti-intellectuelle et d’attrait du public, comme elle les prône de préférence ?). Ce sont des décennies de mouvement féministe qui se retrouvent décortiquées, décennies précédant la publication (l’ouvrage est publié en 1984), mais aussi les décennies l’ayant suivie. C’est le point le plus fort de hooks : sa vision critique et analytique était si pertinente, si aiguë, qu’elle a traversé le siècle sans prendre une ride. Les erreurs du féminisme, ses errances, ses possibilités pour le futur, sont dramatiquement semblables. Faut-il en déduire que lutte est en partie perdue d’avance ? Il y a un je-ne-sais-quoi désespérant à y regarder de plus près, surtout lorsqu’on voit resurgir les pensées à fléau(x) que l’on pensait définitivement repoussées, et qui trouvent un second souffle auprès de tempêtes opportunistes. L’analyse des rapports de pouvoir est plus essentielle que jamais.