Category: Passage au crible

Autant en emporte la guerre (et le nombrilisme)

Mes amis, comment ai-je pu utiliser l’expression « grande fresque romanesque » il y a quelques mois alors que je n’avais pas encore véritablement découvert tout son sens ?

Oubliez tout ! Si vous voulez lire une fresque, romanesque qui plus est, j’ai ce qu’il vous faut : un page-turner comme on n’en connaît peu, un roman addictif, avec en toile de fond un thème peu exploité : la guerre de Sécession.

Commençons par tirer au clair quelques idées reçues liées à cet ouvrage, du fait (ou non) qu’une célèbre adaptation cinématographique ait porté à la connaissance de tous cette histoire pourtant très fresquesque. Autant en emporte le vent, ce n’est pas l’histoire d’amour de Scarlett O’Hara et Rhett Butler. C’est bien, en revanche, l’histoire d’amour de Scarlett O’Hara et Scarlett O’Hara.

Tout d’abord, un bref rappel sur le révisionnisme de l’auteure, dont l’histoire fut inspirée par les récits de ses aïeuls, somme toute plutôt partiaux. Margaret Mitchell fait preuve de très peu de conscience sociale lorsqu‘elle évoque la population noire : le personnel noir que l’on rencontre dans le menu détail est toujours entièrement dévoué aux familles qu’il sert, et les Noirs daignant se comporter librement envers les Blancs – des êtres « désœuvrés » puisque libres et libérés de leurs obligations serviles – sont bel et bien décrits comme dangereux et/ou ignominieux. Mais l‘auteure souhaite avant tout porter son attention sur l’aristocratie sudiste (en ce sens, les Blancs pauvres sont également éclipsés : parfois mentionnés, ils restent traités avec aussi peu d’égard que les Noirs par les élites) et l’effondrement du « système » en place. Et comme l’annonce assez vite Rhett Butler : « il y a autant à tirer du naufrage d’une civilisation que de son édification. » Mais reprenons depuis le début, si vous le voulez bien.

Bienvenue dans le chaos en devenir des États pas encore tout à fait unis d’Amérique, ou l’Union, comme cette nation naissante se fait appeler. Au Nord : une multitude d’États (New York, Washington, etc.), dont les colonies se sont développées, après la guerre d’Indépendance, suivant le modèle industriel qui prédominait en Europe. Les usines et les manufactures vont bon train, tout comme l’économie.

Au Sud, cependant, le temps s’est écoulé plus tranquillement, au rythme des exploitations agricoles et cotonnières. La traite des esclaves fut essentielle au développement et à la prospérité des grandes propriétés qui fournirent le monde entier en coton. Pour les Sudistes, les Nordistes – qu’ils appellent avec mépris « Yankees » – sont des culs-terreux, des malotrus dénués de bonnes manières, qui méritent qu’on leur rabatte le caquet. Et cela tombe bien, car en 1861, le jour-même où commence l’histoire de Scarlett, un événement décisif fait tout basculer : la bataille du Fort Stumter voit les locaux – sudistes, donc – récupérer la possession du précieux fort. L’Union avait déjà accordé le droit aux États de faire sécession : la Caroline, la Géorgie, la Virginie, etc. s’emparent de ce droit et déclarent sécession à l’Union : c’est la guerre avec le Nord qui s’amorce.

Ce résumé emmerderait profondément Scarlett qui, voyez-vous, n’en a rien à cirer de la guerre. Elle a 16 ans et sa seule fonction dans la vie est de penser au pique-nique qui aura lieu le jour-même et l’effet qu’elle provoquera auprès de la gente masculine dans sa jolie mousseline verte. Le slogan de Scarlett est simple : si la conversation ne tourne pas autour d’elle, c’est de l’oxygène gâché. Et on déconne pas avec Scarlett, car elle a beau avoir un peu du pédigrée franco-sudiste de sa mère, élégante matrone pleine de douceur et de langueur délicate, elle est surtout sortie du moule de son père, un Irlandais au tempérament impétueux et primaire. Son intelligence est à parfaire (mais elle s’en contrefout), sa gentillesse/son empathie inexistantes, sa capacité à manipuler très développée, son sens moral très défaillant : Scarlett O’Hara est faite de pur égocentrisme, au point qu’après plusieurs centaines de pages, le diagnostic actuel se rapprocherait plutôt de la sociopathie que de la tendance à l’égotisme. Mais Scarlett, c‘est surtout et par-dessus tout un tempérament de battante. Rien ne peut l‘annihiler : ni la douleur, ni la faim, ni la solitude, ni la mort. C‘est le cafard ultime qui pourra mener une civilisation (de cafards plus faiblards) jusqu‘à la surface. Son instinct de survie est si présent (probablement parce qu‘il marine dans un énorme égo) que son intelligence est souvent incapable de saisir l‘ampleur des dégâts engendrés par la guerre tant elle pense toujours à l‘après.

J’ignore quels sont vos souvenir de Rhett Butler, mais là aussi on vous réserve quelques surprises avec ce roman fleuve.

Rhett est un anticonformiste avant l’heure, las de l’hypocrisie de ses pairs, qui a décidé de jouer cartes sur tables dans la vie. Doté d’une intelligence rare, il parvient à analyser toutes les situations et, parce que cette intelligence est accompagnée d’une absence totale de moralité, d’en tirer profit au maximum. Aussi dédaigne-t-il profondément les Sudistes de tenir si fort à leur mode de vie affecté et de ne pas se rendre compte que leur « civilisation » cotonnière touche à sa fin. Si ces bétounes de campagnards ne veulent pas de la modernité, avec ses outils et ses idées, qu’ils soient anéantis par la furieuse locomotive du progrès : il décide ainsi qu’il reconstruira sa fortune sur leurs dos d’ânes. Il faut plusieurs centaines de pages pour comprendre ce qu’il voit en Scarlett et pourquoi il lui porte tant d’attention : comme un pygmalion démoniaque, il voit le potentiel de rébellion en elle et décide de l’exploiter pour faire imploser les restes méprisables de culture sudiste.

J’ai dévoré les deux tomes, si l’on en doutait encore. La situation se met lentement en place, mais une fois que la guerre est amorcée, on comprend pourquoi le démarrage a tant pris le temps de fouiller dans les passifs et consciences de chacun. Car lorsque les événements sordides débarquent tambour battant, on est d’autant plus ému. Enfin, la guerre est racontée par petits morceaux, avec des détails dont j’ai été très friande, voire avide. Et l’évolution de Scarlett est à la fois fascinante, bien que très lente, et désespérante. La fin apothéotique de ces centaines de pages galvanisantes ne laissera personne indifférent et ne manquera pas de surprendre les connaisseurs du film, qui fut édulcoré par les studios hollywoodiens.

Les Grandes Désespérances

J’avais, depuis quelques semaines, revu à la baisse mes espérance de vite terminer la lecture des 700 pages de la (jeune) vie de Pip. Après un début légèrement fastidieux, j’étais rentrée de plein fouet dans le vif de l’action, avant de voir mon attention décliner les 200 dernières pages. Il faut dire que ce roman contient quasiment trois romans en un !

Pip n’a pas un début de vie des plus joyeux. À la manière de certains romans d’apprentissage de Dickens, le petit garçon perd ses parents très tôt et est confié à la garde de sa sœur qui le martyrise. Seul Joe, son beau-frère forgeron, lui offre quelques moments d’empathie et de camaraderie. Un beau jour, il est invité dans la demeure de la richissime excentrique du coin, Mlle Havisham. Dame aux cheveux d’argent, demeurant dans un manoir obscur, vêtue tous les jours de sa robe de mariée, elle change la vie de Pip en lui faisant rencontrer la jeune Estella, orpheline elle aussi recueillie dans sa tendre enfance, ayant pour seule consigne de vie de servir les noirs desseins de vengeance de sa protectrice. Pip cultive une admiration instantanée pour ses charmes et, dans l’espoir de gagner quelque valeur à ses yeux dédaigneux, il nourrit de premières ambitions pour une condition plus noble. Quelques années plus tard, un drôle de personnage frappe à la porte de Pip : Pip a été élu par un mystérieux bienfaiteur, il est porteur de « grandes espérances » ! Commence alors l’éducation de Pip, qui prend la route de Londres et s’éloigne des siens afin de devenir… un gentleman.Résumer ce livre est une gageure. Le préfacier a beau noter que la quarantaine de personnages est bien loin de la moyenne dickensienne, il faut avouer qu’ils créent à eux tous une trame complexe, mais bien ficelée, qui me force à laisser de côté pleins de détails importants. Car il faut vous dire aussi qu’enfant, Pip noue une relation étrange avec un forçat qui le force à lui apporter à manger en secret. Que sa sœur tyran finit par avoir un accident très grave, changeant l’enfance martyr de Pip en une enfance désormais « normale ». Que Jagger, l’avocat charismatique et tonitruant annonçant la nouvelle à Pip, devient son tuteur. Que Pip mène une vie adolescente dissipée à Londres, en compagnie d’Herbert, le camarade au caractère le plus noble qu’il soit, et que tous deux dépensent sans compter en ne faisant absolument rien de productif de leur vie. Et qu’au milieu de tout ça, viendront des révélations que je n’avais absolument pas vues venir (je ne suis pas des plus finaudes), qui conduiront aux désillusions de beaucoup, l’annihilation des espérances soi-disant grandes, et un retour à une certaine normalité.

La forme du roman d’apprentissage n’était pas ce pour quoi j’étais partie au début, mais après quelques chapitres qui sont pourtant d’une importance capitale, le roman s’emballe car vient la révélation des grandes espérances. À partir de la moitié du livre, la lecture est ponctuée de petites remarques formidablement formulées, qui font beaucoup rire. Enfin, le dénouement (qui prend quand même plusieurs centaines de pages) est assez bluffant (je reconnais ne pas avoir bien vu venir les choses). Mais il est long, trop long de mon point de vue : j’ai rarement vu un dénouement aussi développé, et il aurait gagné à être un peu plus concis. Détail curieux : le roman a (plus ou moins) deux fins. Dickens en avait écrit une, que l’un de ses amis, à qui il l’avait fait lire, avait trouvée trop radicale. Encourageant l’auteur à la modifier pour la rendre plus douce, cette dernière version (qui sera publiée) est plus énigmatique, laissant ainsi une once d’espoir, mais change quelque peu le point de vue sur les illusions et désillusions découlant de grandes espérances.

J’en retiens une réflexion globale très intéressante sur l’éducation, le déclassement, ou le fait de réaliser ses ambitions par procuration, au travers de sa descendance. La honte qu’éprouve soudainement Pip vis à vis de Joe, en se rendant compte de la différence de milieu entre eux et les autres, est très proche de ce que décrit Annie Ernaux, notamment dans La Honte. Car ce roman (d’émancipation ?) montre combien le petit garçon, en s’éduquant peu à peu, ne se retrouve plus nulle part ; ne supporte plus d’être associé à l’illettrisme, tout en éprouvant une culpabilité constante de ne pas faire honneur à la bonté et la bienveillance des siens. Le mépris qu’il ressent malgré lui le ronge de l’intérieur.

Le roman a donné lieu à de multiples adaptations, comme le rappelle cet article du Guardian qui râle en apprenant qu’il y aura bientôt une nouvelle série TV. Je n’en ai vu aucune, mais franchement, est-ce que celle-ci ne vous fait pas envie :

C’est ma seconde lecture de Dickens ; je crois que pour la troisième, je retournerai du côté de ses romans adultes, probablement Bleak House avec ses 1 000 et quelques pages et sa centaine de personnages. I like big books and I cannot lie.

Pour terminer, petit palmarès sur le thème de « Dickens, amis des femmes » :

Certes, je n’avais plus de Vengeur à mon service à cette époque, mais ma domesticité se composait d’une vieille bonne femme sujette à l’inflammation et assistée par un sac de linge sale ambulant qu’elle appelait sa nièce…

Finalement la vieille femme et sa nièce arrivèrent (cette dernière avec une tête qu’il n’était pas facile de distinguer de son balai) et se montrèrent surprises de me voir devant le feu allumé.

Une éducation sentimentale et religieuse

Au bout de quelques semaines de confinement, j’ai été prise d’une révélation : 2020 allait être l’année des gros romans. Non seulement l’enfermement loin de la ville et de ses divertissements nocturnes allait me donner le temps de concentration dont je manque invariablement, mais l’unité de lieu (et d’activité) allait tenir de tremplin pour ma motivation d’une constitution bien frêle. Si j’avais eu ma bibliothèque parisienne, qui sait, j’aurais pu même trouver la force de m’attaquer aux livres ardus prenant la poussière depuis des lustres… Ah, mildiou !

livre

Voici donc le premier des trois livres dont j’ai récemment fait l’acquisition : Daniel Deronda, tome 1, de George Eliot, également connue dans le civil sous son nom de baptême, Mary Ann Evans. Ne vous méprenez pas, ce tome 1 ne fait pas moins de 576 pages et reste fidèle au goût de son autrice pour les gros pavés. En effet, parmi ses romans les plus célèbres figurent les épais Moulin sur la Floss et Middlemarch, qui doit toujours être quelque part à Ivry-sur-Seine, dans une pile de livres ronflant près de mon sommier. Comme je possédais déjà Middlemarch, j’ai donc choisi un peu au pif un livre de cette grande romancière anglaise recommandée par une tripotée de gens bien (dont Virginia Woolf n’est pas des moins illustres), attirée par le résumé très succinct et la perspective de pouvoir ensuite juger de l’adaptation télévisée produite par la BBC. Je n’avais peut-être pas bien considéré que ça ne sert à rien de regarder une adaptation après avoir lu la moitié de l’œuvre, puisqu’on ne peut pas regarder une adaptation qu’à moitié, et n’ayant pas fait l’acquisition du second tome, je suis – comme diraient nos amis rosbifs – dans un cul-de-sac (à prononcer « cool d’œil sac »).

BBCBBC Drama presents : Hugh Dancy, Romola Garaï, Hugh Bonneville… Rien que ça !

M’enfin, ça, vous vous en fichtrez bien ! Daniel Deronda, c’est donc l’histoire de Gwendolen Harleth. Oui, moi aussi ça m’a surprise : il faut dire que j’ai aperçu le fameux Daniel Deronda à la première page, vraiment, aperçu, puis pouf ! Envolé. Plus entendu parler de lui pendant les presque 300 pages suivantes. Parce que Daniel Deronda, c’est aussi l’histoire de Daniel Deronda, qui reparaît en cours de route, croisant le chemin de Gwendolen Harleth. Mais Daniel Deronda, c’est aussi un peu l’histoire de Mirah, qui tombe dans l’histoire comme une vache dans un puits, et qui semble prendre un rôle bien plus important à la fin du tome 1 en prévision du tome 2.

Daniel Deronda est un roman de mœurs et un roman de caractères : c’est un livre qui m’a passionnée, mais qui est un peu ardu à résumer tant l’action est par moments intérieure. Celle qui semble a priori tenir d’héroïne au roman est une jeune fille distinguée, à la situation familiale et financière pas très heureuse, mais pas non plus des plus malheureuses, une situation à la Bennett, à l’exception de la fratrie partiellement heureuse, puisque Gwendolen n’aime qu’une seule personne au monde, et c’est sa mère. C’est aussi une jeune fille imbue d’elle-même, égoïste, uniquement intéressée par son propre pouvoir de domination sur les autres, qui estime que le meilleur lui est dû. L’autrice nous peint un personnage caractériel, tout en lui trouvant des excuses en permanence pour son comportement, excuses qui pénètrent notre sens de la sympathie, mais nous donnent aussi envie d’une bonne rebuffade. Courtisée par un riche aristocrate alangui au charme d’un bigorneau, elle n’a en tête que la perspective de lui refuser une éventuelle demande en mariage pour montrer à tous son indépendance d’esprit. Hélas, son beau-père étant une espèce de fantôme raté à qui elle doit quatre demi sœurs sans charme ni esprit, il finit, avec l’aide de mauvais spéculateurs, par précipiter leur chute financière et sociale. Gwendolen doit alors faire face à un dilemme intérieur des plus répugnants à ses yeux.

Parallèlement nous est contée l’histoire de Daniel Deronda, un garçon des plus charmants aux origines inconnues, vivant sous la protection d’un « oncle » richissime n’ayant pas d’héritier mâle. Ce dernier, au hasard d’une promenade sur la Tamise, sauve la vie de Mirah, une jeune Juive à l’allure étrangère, qui s’avère avoir connu de grandes difficultés dans une vie de tourments au travers de l’Europe et de l’Amérique. Mirah recherche sa mère et son frère, des Anglais de qui elle a été brutalement séparée lorsqu’elle était enfant. Daniel se met en tête de protéger cette jeune fille qui ne le laisse pas indifférent et part en quête de contacts avec le monde juif.

* * *

Je ne suis vraiment pas douée pour faire honneur aux heures de lecture consacrées à cette fresque anglaise, mais si les romans psychologiques et de mœurs sont votre cup of tea, cela devrait grandement vous plaire. Beaucoup moins réaliste et terre à terre que le style d’une Jane Austen, mais donnant toutefois une grande part aux réflexions de l’autrice sur tout un tas de sujets. Et avoir un personnage féminin central dans ce genre de romans, même s’il est un peu désagréable, est très rafraîchissant (surtout quand ses aspirations sont tout sauf le mariage).

Un roi sans couronne

En cherchant dans les billets de ces dernières années, je n’ai retrouvé que deux billets shakespeariens émanant de mon clavier : l’un sur Le Songe d’une nuit d’été, l’autre sur MacBeth. Il me semblait pourtant vous avoir rebattu les oreilles d’autres œuvres de ce cher barde briton ! Ma foi, le troisième billet complètera parfaitement les deux précédents puisque cette fois, nous plongeons au cœur de l’histoire d’Angleterre : Richard II, mesdames, messieurs !

Richard-II

Je me suis motivée pour faire un billet vulgarisateur (avec, probablement, une bonne dose d’approximations et d’imbroglii). On divise généralement la vaste œuvre de Shakespeare en trois catégories : les tragédies, les comédies et les histoires. Si ce classement est en réalité un peu plus complexe (il y a des tragi-comédies, des pièces qui sont plus poétiques que tragiques stricto sensu, etc.), on peut tout de même mettre dans le même panier toutes ses pièces ayant trait à l’histoire d’Angleterre, plus particulièrement toutes les pièces ayant pour sujet des monarques « récents ».

À présent, quelques faits, pour situer notre barde dans l’espace et le temps. Shakespeare écrit durant le règne d’Élisabeth Ire, cette grande figure monastique qui régna cinquante ans (environ 1550-1600), seule, à la barbe de tous les poltrons qui tentèrent de l’épouser ou de la déloger. Une figure qui me fascine personnellement, et qui fut magistralement incarnée au cinéma par Cate Blanchett :

Elizabeth1England

Elle chargeait pas mal ses tenues vers la fin de son règne.

Elizabeth

Cette affiche lascive semble nous chuchoter un secret à l’oreille : « … I’m a naughty queen ! »
(J’ai pas gardé un souvenir phénoménal de la suite, L’Âge d’or, à part pour ses costumes qui sont à couper le souffle.)

Pour écrire ses pièces historiques, Shakespeare s’est principalement inspiré du travail d’un chroniqueur historique, Holinshed, dont certaines parties du travail furent censurées. Pourquoi ? Eh bien, comme Shakespeare, les publications d’Holinshed paraissent durant le règne d’Élisabeth Ire, et en tant que descendante des Tudors, il y a quelques soucis de filiation que l’on aimerait bien oublier…

Petit arbre généalogique, pour vous resituer tout cela :

TableaugeneaologiqueJ’ai ajouté quelques annotations (très lisibles) sur cet arbre (oui, je m’investis). Devine lesquelles, hihi !

Le père d’Élisabeth est Henri VIII (vous savez, celui dont on tira plus ou moins la légende de Barbe-Bleue), son grand-père est Henri VII (ci-dessus, sur l’arbre), premier de la dynastie Tudor, celui dont le règne mit fin à la guerre des Deux-Roses (guerre civile de succession, qui dura près de trente ans, période pendant laquelle deux clans se tirèrent dans les pattes et tentèrent toutes les trente secondes de piquer la couronne les uns aux autres). Ce n’est pas tant qu’Élisabeth soit une totale usurpatrice, ayant du sang royal coulant dans ses veines, mais son illustre ancêtre a quand même pris le trône où était déjà assis Richard III, et en termes de lignée royale, ce dernier était quand même mieux placé qu’aucun Tudor.

Vous me suivez toujours ? En gros, si j’active mon mode « Jamy », Shakespeare écrit à une époque où il ne faut pas dire trop de mal des Tudors et, si possible, ne pas redorer le blason des rois dont on a usurpé la couronne, soit les deux Richard. Autant vous dire que si Richard III passe pour un méchant réellement monstrueux et machiavélique dans la pièce éponyme, Richard II n’en ressort pas grandi non plus, même si ses traits sont peints avec plus d’humanité.

La pièce de théâtre s’ouvre sur une querelle opposant deux nobles, un certain Mowbray, ayant par le passé commis quelque méfait au nom du jeune roi Richard, et [Henri] Bolingbroke, noble cousin du roi. L’un et l’autre s’accusent d’être des menteurs et des traîtres (une constante dans la pièce), et c’est le roi qui doit arbitrer leur querelle. Expédiant leur procès, il décide de les exiler tous deux : Mowbray doit disparaître pour toujours, tandis que Bolingbroke en prend pour six ans. Les deux sont écœurés, mais font mine d’accepter l’autorité du roi comme la seule qui soit. Assistant au départ de son cousin, Richard se rend tout de même compte que Bolingbroke a la côte avec absolument tout le royaume, et l’affaire lui plaît moyen.

De toute façon, Richard a d’autres soucis : il faut qu’il finance ses guerres, notamment celle qui lui donne du fil à retordre avec des Irlandais, l’amenant bientôt à quitter l’Angleterre pour se battre au nord. Juste avant, le vieux père de Bolingbroke (soit l’oncle de Richard, tout le monde suit ?) meurt, sortant une ou deux prophéties au passage, et Richard se dit que c’est une aubaine qu’il ne faudrait pas laisser passer : il décide de récupérer toute la fortune de la famille du tonton, de retirer ses titres à son cousin en exil, histoire de remplir un peu ses caisses. Puis il se barre faire la guerre on ne sait où.

Bolingbroke prenant connaissance de cette félonie, de ce croc-en-jambe, il brave l’édit royal et remet les pieds en Angleterre. Au passage, il lève une armée de sympathisants, avec pour motif de se faire justice et de récupérer ce qu’on lui a spolié : mission « je vais demander poliment à mon cousin le roi de me rendre ce qui me revient, et ensuite je rentre chez moi sans faire d’histoire, promis juré ». Mais Richard est introuvable, parti pour une guerre que personne ne voit, la rumeur de sa disparition gagne du terrain et tout son royaume commence à lui faire défaut. Un autre bruit se fait entendre : Henri en voudrait à sa couronne et il aurait fui. Quand il réapparaît, Richard, impétueux et voleur de fortunes, est devenu un roi tragique, miséreux, affaibli. Le voilà devenu un roi sans royaume, sans titre, sans nom. Un roi qui dépose sa couronne devant plus vaillant, plus péremptoire que lui.

* * *

C’est une pièce qui m’a beaucoup plu, mais je ne suis pas très objective sur toutes ses pièces historiques. Il y a peu d’action (la quatrième de couverture parle même d’un « conte d’hiver aux accents plus tristes que violents, sans batailles, dans une atmosphère de soleil couchant ») et beaucoup de scènes d’opposition, menteurs contre menteurs, où il est compliqué de saisir de quel côté se trouve la vérité parmi tous ces ducs, comtes, nobles qui prennent parti pour l’un ou pour l’autre. Je remarque que dans d’autres pièces de Shakespeare, on aperçoit souvent les personnages en train de manigancer, dans des apartés où ils révèlent leurs noirs desseins. Peut-être parce que Richard II est l’une de ses premières pièces ? Ici les personnages se défendent corps et âme contre les accusations et tous les partis semblent plausibles, crédibles… Moins théâtrale par moments que d’autres de ses tragédies, c’est Richard II ici qui tient toutes les promesses pathétiques, poétiques, théâtrales, à la fois par son absence, puis par sa présence fantomatique et diffractée. Avec lui, c’est la couronne d’Angleterre qui perd de son sens, de sa matérialité, et gagne en fragilité.

L’asymétrie du consentement

Allez, quoi de plus enthousiasmant que de terminer l’année avec une lecture faisant écho à l’actualité brûlante de l’année 2017, continuant de faire sentir ses secousses sismiques à l’orée de 2019 ? Laure Murat, qu’il me semble avoir déjà présentée avec son essai sur la relecture, s’attaque à une suite de réflexion sur l’affaire Harvey Weinstein et ses répercussions, contrecoups et prolongements. Cette universitaire, enseignante depuis treize ans à UCLA, en Californie, vit entre la France et les États-Unis. Cette France qui s’est construite sur le mythe de « l’art de vivre » et de l’amour dit courtois, résistant au mouvement #MeToo, défendant férocement Roman Polanski et Bertrand Cantat, et qui fut si déstabilisée par l’affaire DSK sans pour autant se questionner formellement…

L’affaire Harvey Weinstein, tornade révolutionnaire ?

Ce livre relativement court est la parfaite synthèse de tout le déroulé de l’affaire Harvey Weinstein et ce qui en a découlé : les reportages du New Yorker et du New York Times, le lancement du hasgtag #MeToo, les témoignages des actrices s’empilant et s’empilant et s’empilant, sans jamais s’arrêter, le lancement de Time’s Up, les scandales marquants liés à Hollywood (Kevin Spacey, faisant encore l’actualité récemment), ceux sortant de la sphère cinématographique (le médecin Larry Nassar, les présentateurs Charlie Rose ou Matt Lauer, l’islamologue Tariq Ramadan…), la tribune dite « Tribune Deneuve » (alors que cette dernière l’avait signée sans véritablement la lire), menant nécessairement à recauser de l’affaire DSK (comment l’a-t-on accueillie en 2011, comment l’accueillerait-on aujourd’hui).

Larry Nassar, serial toucheur institutionnalisé…

En filigrane, Murat revient sur les dérives possibles, histoire de les évacuer : quand, par exemple, ce qui fait l’affaire peut être le profil médiatisé de l’auteur des faits plutôt que leur gravité propre (exemple-clef, Ben Affleck mis sur le devant de la scène pour s’être saisi du sein d’une co-star, tout autant que le réalisateur James Toback accusé de harcèlement et d’agression sexuelles par 395 femmes…), sur cette « zone grise » entre relations consenties et relations subies mise en lumière suite à la controverse avec Aziz Ansari.

Autre dérive, d’un genre différent : la peur même des dérives, et plus précisément du climat de « délation » qui se serait instauré après l’affaire Weinstein. Murat revient judicieusement sur la différence entre « délation » et « dénonciation », en lien avec cette hantise du fait juif, auquel on peut faire appel pour se prévaloir de l’argument et clore les conversations :

Faut-il rappeler que la délation est « une dénonciation dictée par des motifs vils et méprisables », quand la dénonciation est « l’action de faire connaître une chose (généralement désagréable) » ? Quel rapport y a-t-il entre livrer son voisin juif à l’occupant – car il est bien évident que la référence est à chercher dans la hantise nationale – et signaler une comportement qui porte atteinte aux personnes ? […] C’est dans ce contexte historique et culturel qu’il faut entendre la (partielle) dissidence française face au mouvement #MeToo. Elle s’inscrit dans une longue tradition idéologique, pétrie d’antiaméricanisme et barricadée derrière le mythe de la séduction nationale.

La France, art de vivre et « séduction »

On l’a nommé courtois. On l’a appelé séduction. L’amour, en France, est hétérosexuel. Il suppose une forme d’asymétrie consentante : l’homme propose, la femme dispose.

Mona Ozouf, de même qu’Irène Théry et Élisabeth Badinter, en prennent un peu pour leur grade, à vouloir théoriser une galanterie nationale et mixité « heureuse ». En France, on peut « draguer » et ça doit être bienvenu puisque c’est la coutume. On y développe aussi une obsession de la différence des sexes. Ce mythe de la séduction et du libertinage a la vie dure, Denis Baupin en 2016 y faisait encore appel pour se justifier des plaintes de harcèlement sexuel qui le visaient. Mais cette obsession de la différence et d’une liberté galante masqueraient en réalité en empêchement à évoluer vers des mœurs plus égales, une incapacité à penser le désir dans le consentement et le partage ; une affection, peut-être même affectation, générationnelle, à un schéma galant traditionnel, où la femme serait distinguée par l’œil masculin.


L’affaire DSK, c’est d’ailleurs l’enfer. Retrouver le détail des réactions répugnantes de personnalités politiques, culturelles, se rappeler ses propres doutes lorsque l’affaire fut révélée, puis le long déroulement d’une personnage très problématique, aux travers pourtant bien connus de tous mais tus par l’ensemble, cette « présomption d’innocence » à la bouche de tous les Français prêts à excuser ce comportement un peu « galant » et « séducteur » d’un type qui, rétrospectivement, n’apparaît que sévèrement repoussant et abusif… C’est tout une éducation à faire. Et il faut la faire, avance Murat, car on n’a jamais fait avancer les mentalités dans le consensus et la continuité.

Le problème de l’œuvre du créateur répréhensible

Au problème de Woody Allen et de Roman Polanski, elle se prononce contre la censure, qui voudrait empêcher de regarder les films de ces deux réalisateurs ; en revanche, elle se prononce fermement contre le fait de séparer la biographie des artistes de leur art. Elle revient d’ailleurs longuement sur cette distinction, intronisée par Proust : les spectres auteur-narrateur-personnages qu’il faudrait distinguer à tout prix, en rappelant que cette distinction fut prônée par un Proust placardisé, qui souhaitait avant tout que l’on ne fasse pas le lien entre son récit et son homosexualité. Pourtant, La Recherche EST un roman à clefs, l’inversement des sexes des protagonistes est avéré et son œuvre ne peut être lue correctement sans bénéficier des clefs biographiques de son auteur. Ainsi, les œuvres d’Allen et de Polanski devraient être relues, regardées, re-critiquées à la lumière de ce que l’on sait de leur biographie, c’est-à-dire leur pédophilie présumée et avérée, leur misogynie et leur sentiment de toute-puissance créatrice et masculine. De même qu’Autant en emporte le vent continue d’être étudié, dans le respect de la critique de sa représentation ultra-raciste des Noirs-Américains, il faut descendre des échasses des génies intouchables et en analyser tous les sujets sans ambages.

Une première « révolution » sexuelle ?

Murat se demande comment en est-on possiblement arrivé là, pourquoi cette omerta planétaire ? Où est passée la fameuse révolution sexuelle, qui avait soi-disant libéré toutes les femmes ?

Comment l’attachement revendiqué à la révolution sexuelle, ennemie du patriarcat, [à laquelle tout un tas de femmes, résistant au mouvement #MeToo et à la culpabilité de DSK, avaient pourtant participé] peut-il être compatible avec une telle complaisance pour le harcèlement et la sujétion aux hommes ? La liberté de disposer de son corps, le droit à la contraception et à l’avortement, la reconnaissance des sexualités non procréatrices et non conjugales sont autant de conquêtes de l’émancipation féminine. Les résistances politiques sont encore assez nombreuses néanmoins pour freiner l’égalité, notamment en matière de salaires ou de partage des tâches domestiques, comme l’a montré récemment le retour du concept de « charge mentale ». Si bien que la révolution sexuelle a beaucoup profité… aux hommes, dont les relations avec les femmes ont été facilitées, sans pour autant qu’ils perdent leurs privilèges. C’est ici un point aveugle à considérer : si les femmes ont (péniblement) acquis un certain nombre de droits, les paramètres essentiels de la domination masculine sont demeurés les mêmes.

Elle prend en exemple la fameuse « Tribune Deneuve », signée par une centaine de femmes, qui a remué le monde ne saisissant pas pourquoi ces femmes pourtant garantes de liberté, de « féminisme » et d’autonomie, pourquoi défendaient-elles avec tant de virulence une prétendue « liberté d’importuner » ? Selon Murat, cette tribune, certes provocatrice, montre ses limites en ne prenant pas en compte le désir féminin, uniquement le droit d’être l’objet du désir masculin comme ce dernier l’entend :

De la première à la dernière ligne, outre les questions de classe, de race, ou d’orientation sexuelle jamais abordées, le grand absent de la tribune, c’est le désir féminin, exclusivement soumis à celui des hommes et à la « misère sexuelle » des éjaculateurs du métro. Ni échange possible des rôles, ni réciprocité, ni jeu ne sont au programme de cette « liberté d’importuner », érotisme de la domination à sens unique. Ce qui en fait non pas tant un texte scandaleux mais étonnamment rétrograde.

Cette dernière réflexion pose les fondations : il n’y aurait pas eu de révolution sexuelle. Du moins pas celle que l’histoire du xxe siècle nous a prétendument vendue, et c’est bien cette affaire Weinstein qui mènerait à un véritable questionnement, lié au consentement :

Loin d’être un cas isolé, l’affaire Ansari a donc révélé un trait nouveau de l’après-Weinstein : non seulement un rejet déterminé du harcèlement sous toutes ses formes, mais une volonté de changement de la norme et de la grammaire amoureuse hétérosexuelle. Ce que ma génération, qui est celle de Blandine Grosjean, considérait comme « normale » et « anodin » est devenu inacceptable chez les 18-35 ans.

C’est une évolution globale de la société, qui vient – on me pardonnera l’oxymore – imposer le consentement et la réciprocité du cœur de la relation. Il y aurait plutôt de quoi se réjouir.

Rien à ajouter, je termine donc sur cette note positive de renouvellement et d’évolution, pour le meilleur.

Le corps qui flanche

Il y a des auteurs que j’essaye de lire tous les ans, histoire d’un jour parvenir à en avoir lu une partie relativement significative (Shakespeare), pour échelonner la découverte d’une œuvre complexe (Woolf), ou bien au contraire pour faire durer le plaisir (Ernaux).

Cette année, j’ai cru que je m’étais un peu plantée : j’ai tout d’abord commencé par le livre d’entretiens, Le vrai lieu, transcription revue des entretiens filmés avec Michelle Porte, que cette dernière avait diffusés à la télévision. Si certains passages, qui tirent au monologue, sont éclairants et soulèvent des problématiques de l’écriture, de la mémoire, de la place sociale et urbaine intéressantes, le gros des entretiens représente bien plus une introduction à l’œuvre et à la démarche d’Ernaux qu’un approfondissement inédit. Si bien qu’en tant que lectrice avisée et investie de la socio-autobiographie d’Ernaux, je me suis presque ennuyée à lire ce que j’avais déjà lu. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas son œuvre, c’est une bonne porte d’entrée (même si on se « spoile » un peu sur les « intrigues » de sa vie) !

À la librairie l’Atelier, où j’avais vu Le vrai lieu dans les rayonnages, j’en avais profité pour en prendre un second qui m’était tout à fait inconnu : Mémoire de fille.

Après un faux départ, où je n’étais définitivement pas d’humeur à lire il y a un mois, voilà que je l’ai réattaqué en tout début de semaine. Et quelle petite claque, quelle claquette ! Encore une entreprise de dévoilement forte : à l’âge de 75 ans, Annie Ernaux décide de réexplorer son expérience du dépucelage à l’âge de 17 ans et les années qui suivirent. Dit comme ça, ça impressionne pas fatalement. Sauf qu’évidemment, chez Ernaux, si un événement est fouillé, raconté, analysé, c’est parce qu’il y a à sa fondation un malaise, tangible, et qu’il y a une nécessité de pétrir la mémoire pour comprendre un comportement social à un moment donné et ainsi débloquer un souvenir verrouillé.

De fait, l’expérience en elle-même est assez problématique (la « jeune fille de 58 », comme Ernaux se désigne elle-même – jamais avec un « je », toujours avec un « elle », sauf lorsqu’elle fait enfin la connexion avec son moi présent, qui se reconnaît enfin dans ses comportements –, ne percevra ni la honte, ni le pathétique, ni l’indignité des situations dans lesquelles elle se retrouvera) : assez problématique, tout d’abord, pour créer un malaise chez le lecteur contemporain ; assez problématique, ensuite, pour qu’Ernaux, les années suivant cette première expérience floue et choquante par sa soudaineté et l’incapacité à réfléchir et réagir qu’elle provoque, tombe progressivement dans une boulimie extrême et soit atteinte d’une aménorrhée qui durera près de deux ans.

L’expérience dite et les répercussions (la boulimie et l’aménorrhée) sont traitées en deux temps, parallèles au temps de l’école de bonnes sœurs qui se clôt avec ce fameux été 1958, et un début de vie d’adulte avec l’année de lycée, d’École normale d’institutrice, puis de fille au pair à Londres, tandis que l’ouvrage se termine sur une véritable expérience de dépucelage avec son futur mari, et sur la découverte de la fac de lettres, qui sera la voie enfin choisie.

Beaucoup de choses fascinantes, sur le rapport à soi, aux autres, sur l’absence de vocation, sur l’absence d’attachement, sur cette démarche de comprendre un autre de ses Moi sans le juger, sans s’apitoyer, sans le changer. Ce livre est un condensé de multiples éléments de sa biographie, de son travail d’écriture, de son travail sur la mémoire : le titre fait référence à Beauvoir, qu’elle découvre durant ses années-là et qui la marque durablement avec son Deuxième Sexe. Mais dans le cas d’Ernaux, il ne s’agit pas d’une entreprise d’écriture de mémoires, d’un testament, mais bien de palper la mémoire en tant qu’objet et sujet immatériel. Il ne s’agit pas non plus d’une jeune fille, ou d’une fille à proprement rangée : c’est une fille indéterminée, errant au milieu de cinquante ans de souvenirs, peu identifiable à l’époque, au mystère persistant, résistant toujours à la caractérisation après 160 pages écrites à son sujet.

« Au lit, les amoureux, c’est presque l’heure des fées »

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Thésée épouse Hippolyta, qu’il a conquise dans la violence. Mais les deux futurs mariés royaux n’ont pas le temps d’en profiter, voilà Égée qui vient se plaindre de quelque difficulté en son foyer : sa chère et tendre fille, Hermia, refuse elle-même de se marier au prétendant qu’il a choisi, le viril et belliqueux Démétrius. Il faut dire qu’Hermia s’est entichée de Lysandre, lui-même très amoureux d’Hermia, mais cet amour réciproque n’est pas suffisant aux yeux d’Égée pour faire un bon mariage. En marge de ce triangle insatisfait, il y a la pauvre Héléna, à laquelle Démétrius avait un peu fait la cour précédemment, qui en est tombée raide et se retrouve le bec dans l’eau maintenant que son prétendant s’est fait la malle. Bref, le roi Thésée, en ayant un peu ras le bol de ce gros bordel, finit par valider la plainte d’Égée : Hermia étant une donzelle sous la loi du père, si elle ne se met pas fissa à la page du patriarche et refuse d’épouser Démétrius, on lui préparera une bonne exécution publique qui la calmera de ses ardeurs (l’histoire ne dit pas si le père est vraiment cap d’aller au bout de ses menaces d’infanticide). À l’évidence, Hermia et Lysandre ne souhaitant pas s’en faire conter jusque dans la mort, ils décident donc de prendre la fuite, direction les bois enchantés, où les poursuivent Démétrius et Héléna…

Si tout ça n’est pas assez simple pour vous, sachez que dans les bois aussi il y a facétie et galéjade. Les bois sont le domaine de deux autres royautés, Obéron et Titania, roi et reine des fées. Sauf que voilà, ça se chicane aussi, au nom d’un petit garçon dont ils se disputent la garde (cette affaire n’est pas bien claire). Reste qu’Obéron, afin de remettre la main sur ce petit écuyer, décide de jouer un mauvais tour à sa puissante dulcinée, par le biais de son lutin un peu farceur, le fameux Puck. Il confie donc à Puck la tâche de jeter un sort à Titania : qu’elle tombe en amour avec la première créature qu’elle verra au réveil. Tandis qu’il confie cette mission au malicieux Puck, il entend la pauvre Héléna se prendre des rebuffades pas classes de la bouche de Démétrius, et Obéron qui n’apprécie pas trop la misogynie quand il la voit chez les autres, ordonne à Puck de jeter le même sort à Démétrius, afin d’inverser les courants amoureux. On le devine, rien ne se déroule comme prévu : Puck n’y entend rien en description physique d’humains et jette son sort à Lysandre, puis à Démétrius, qui se mettent tous deux à poursuivre Héléna. Quant à la reine Titania, c’est un âne qu’elle aperçoit à son réveil…

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Voilà pour la trame lançant les festivités enchantées du Songe d’une nuit d’été, qui est tout bonnement jouissif. C’est un embrouillamini d’intrigues amoureuses et non amoureuses, d’esprits malicieux se mêlant d’affaires qui ne les regardent pas, mais après tout, en quoi les pères ont-ils plus à dire dans ces histoires que des lutins des bois ? Les piques que s’envoient les quatre jeunes Athéniens, à mesure que les courants s’inversent et que les incompréhensions se multiplient, sont des pépites de répartie, et les crêpages de chignon et de toison m’ont fait me taper la cuisse à moult reprises. En dénouement, Shakespeare nous régale avec une petite mise en abyme sur le théâtre : le roi Thésée épousant enfin Hippolyta, ils décident de choisir en représentation lors de leurs noces la troupe de théâtre proposant le pire descriptif de pièce jamais vu. La troupe de comédiens benêts, magistrale dans ses ardeurs théâtrales complètement ridicules, offre un tacle et une critique tout à fait hilarants pour conclure cette comédie festive.

Recentrer le(s) débat(s) fuministe(s)

Autant vous dire que bell hooks a quelques comptes à régler avec le mouvement féministe. Si son premier livre, Ne suis-je pas une femme ? traitait du sort de la femme noire et l’obscurantisme qui l’entoure, ce second livre s’intéresse en profondeurs au mouvement féministe et ses travers, en particulier sa tendance à promouvoir un mode de pensée hégémonique et un point de vue unilatéral. hooks et son ton professoral hautement intelligible entreprennent de convoquer l’esprit errant de toutes les femmes qui ne sont pas rentrées dans le moule du mouvement féministe et de ses revendications, revendications fallacieuses qui ont favorisé l’avancement d’une classe moyenne et ont écarté de leur chemin les préoccupations de femmes plus pauvres, qui ne trouvaient pas voix au chapitre. Tout un programme pour défendre l’idée d’une révolution et rabattre le caquet aux réformistes qui se contentent elleux-mêmes.


Ainsi, De la marge au centre met l’accent sur le classisme et le racisme de ce « mouvement de libération », qui se serait approprié le vocabulaire radical de la lutte contre « l’oppression » (employé abusivement à la place de « sexisme »), pour faire référence aux situations, par exemple, d’enfermement des mères au foyer, quand le sens même du mot oppression doit tenir compte de son historicité et de la violence qui y est attachée. hooks reconnaît la valeur d’une telle lutte (analyser, critiquer et éliminer les constructions sociétales qui ont amené à associer systématiquement les épouses au foyer) mais souhaite dénoncer cet usage rhétorique du vocabulaire de l’oppression qui perd toute sa violence s’il est utilisé dans des contextes où les personnes ont un choix, aussi mince soit-il. C’est en premier lieu cet usage de la dialectique par les « féministes » à des fins de luttes qui ne sont pas radicales, et qui en réalité servent leur individualisme (voire leur individualisme de classe) que l’auteure dénonce et entreprend de démonter. Au nom de l’ « oppression », ces femmes éduquées, souvent aisées, servent leurs propres intérêts et leur avancement capitaliste de classe : elles cherchent à partager le pouvoir, et non à en critiquer les prises.

Une première partie s’intéresse à la place de la femme noire (et la femme blanche pauvre, dans une moindre mesure) dans les débats et problématiques féministes qui sont mis en avant. L’une des analyses auxquelles hooks a très souvent recours est que les femmes blanches de la classe moyenne ont mené un combat féministe qui est en fait un combat capitaliste, en phase avec leur envie d’être les égales des hommes de leur milieu, soit des hommes portant des idées (voire idéaux) de suprématie blanche. L’agenda féministe a en effet poussé ces femmes à réclamer l’égalité d’opportunités de travail, l’égalité salariale et l’égalité dans les tâches domestiques.

Cependant, hooks avance que cette problématique, ce souci, ne s’applique pas aux femmes noires : d’une part, elles ont rarement connu le chômage, et ce depuis le début de leur histoire sur le continent américain, ou une vie dédiée à leur propre foyer. La nécessité de travailler s’est imposée à elles, les alternatives rarement possibles, et elles ne considèrent pas le travail comme une possible source d’émancipation : c’est au contraire une source d’aliénation, puisque les travails les moins considérés et les moins rémunérés leur sont en général réservés, et elles expérimentent une autre forme d’oppression au travail que celle qu’elles pourraient rencontrer à leur domicile ou dans leur quartier. hooks déconstruit cette volonté des femmes de la classe moyenne de partager le pouvoir avec les hommes : elle la renvoie à la source illégitime du pouvoir qu’il faut critiquer, revoir et abolir, et avance qu’il faut reconsidérer ce rapport au pouvoir en général. Elle reviendra, en fin d’ouvrage, sur cette même conception, liée à l’éducation cette fois, et la notion de pouvoir que les parents ont et exercent sur leurs enfants à tort (leur imposant le bagage nécessaire qu’ils emmèneront avec eux à l’âge adulte, qui servira à faire tourner en boucle les rapports de pouvoir, d’autorité et d’oppression). Pour hooks, un parent qui assène plutôt qu’explique ne laisse pas à l’humanité de grandes chances de progresser.

Et les hommes dans tout ça, ceux qui parfois sont pensés par les sœurs marcheuses comme des ennemis de la cause des femmes, comme le « mal » ? hooks fait également des lettres et des mots sur leur indispensable ralliement à la cause, mais également sur la nécessité de se pencher sur leur propre aliénation. Elle revient sur la place des hommes dans ce mouvement et le discours égaré de certaines femmes mettant l’emphase sur la supposée condition de victime des femmes et d’oppresseur de la gente masculine. Si certains hommes oppressent, il est dangereux d’en faire des généralités et de faire rentrer ces idées reçues dans la tête du tout venant. Car les hommes doivent être aidés et éduqués sur ces notions de pouvoir, qui font d’eux des êtres aussi entravés que les femmes, sans qu’ils ne le soupçonnent. Après tout, qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de mal à disposer d’un peu plus d’autorité, d’argent et d’espace que les autres ? Cra-zy. Pourtant, c’est une évidence, les hommes bénéficieraient de l’égalité des deux sexes : eux-mêmes sont enfermés dans des idées préconçues de ce à quoi tiendrait leur bonheur, leurs besoins, leur rôle dans la société ;  ces messieurs sont poussés, à coups de marteaux de plomb géants, à se comporter d’une certaine façon afin de correspondre à une identité qui serait la clef de voute de leur réussite, une réussite justifiant globalement leur existence. Les hommes sont victimes de cette oppression et leur situation est complexe car leur oppression est subtile et complètement assimilée. Leur liberté est d’autant plus réduite que la moitié (hum, le tiers ?) des possibilités humaines, étiquetées comme féminines, n’arrivent que rarement jusqu’au seuil de leur conscience.

Elle souhaite également réfuter l’absurde amalgame entre féminisme et refus des hommes, qui amèneraient certaines féministes à considérer que seul le lesbianisme peut engendrer une véritable critique et des changements radicaux dans les rapports de sexe. Comme la majorité des points qu’elle soulève, il est probant de constater que ces travers idéologiques sont précisément toujours d’actualité, presque 35 ans plus tard. Ces batailles de normes – hétérosexualité versus homosexualité – sont stériles et se risquent à établir une hiérarchie dans les préférences de chacun-e qui, cette fois, appartiennent aux individus et non au collectif. Un autre argument met d’ailleurs en avant la solidarité nécessaire, la sororité qui devrait faire loi dans les rapports entre femmes. Éliminer toute jalousie, éliminer toute concurrence ; créer un réseau de soutien, d’accompagnement et de sponsoring.

Quant à l’oppression sexuelle, hooks désire exposer comme nulle l’idée qu’elle ne serait faite que de violence, force et engendrée par le masculin. Car l’entravement et la suffocation se manifestent tout autant via la pression sociale de se conformer aux normes d’activité sexuelle : car soudainement, la société véhicule presque à outrance l’idée qu’une femme sexuellement active est une femme libérée de toute oppression, de tout mantra, de tous diktats. Certes, une femme qui choisit sa sexualité et l’exerce comme bon lui semble constitue indéniablement une femme libre ; mais l’idée qu’une femme n’ayant pas d’activité sexuelle est une femme réprimée, oppressée et que son sentiment d’accomplissement doit passer par la sexualité, est entièrement récusée par hooks, qui considère cette idée aussi aliénante que celle d’une femme obéissant au désir masculin avant le sien propre. Si désir il n’y a pas, c’est parce que le cerveau est fait d’une multitude d’hormones (& other stuff) et qu’il n’est pas obligatoirement monocen-trique. La volonté collective cherche à soumettre les femmes à ce jugement sexuel, que l’accomplissement personnel les oblige à s’intéresser à leur performance en rapport avec les hommes (ou les femmes) et le sexe, et les force à essayer de rentrer dans des cases avant tout profitables : profitables pour l’autorité qui les soumet à ses conditions, profitables au commerce qui instrumentalise et mise ses capitaux sur le désir sexuel, profitables à l’establishment, dont l’apocalypse révolutionnaire est repoussé chaque fois qu’un être humain acquiesce sans protester.

L’ouvrage, riche, est souvent répétitif, au point que ses propos deviennent incantatoires et collent à la rétine (peut-être la meilleure stratégie anti-intellectuelle et d’attrait du public, comme elle les prône de préférence ?). Ce sont des décennies de mouvement féministe qui se retrouvent décortiquées, décennies précédant la publication (l’ouvrage est publié en 1984), mais aussi les décennies l’ayant suivie. C’est le point le plus fort de hooks : sa vision critique et analytique était si pertinente, si aiguë, qu’elle a traversé le siècle sans prendre une ride. Les erreurs du féminisme, ses errances, ses possibilités pour le futur, sont dramatiquement semblables. Faut-il en déduire que lutte est en partie perdue d’avance ? Il y a un je-ne-sais-quoi désespérant à y regarder de plus près, surtout lorsqu’on voit resurgir les pensées à fléau(x) que l’on pensait définitivement repoussées, et qui trouvent un second souffle auprès de tempêtes opportunistes. L’analyse des rapports de pouvoir est plus essentielle que jamais.

La perspective du temps

Et l’on pense à ce phare, à ce phare dont Roger Fry demanda à Virginia Woolf qu’elle lui en dévoilât la signification.

De quoi est-il le symbole ? Questionna-t-il.

De rien, mon ami, de RIEN.

La Double vie de Virginia Woolf, de Geneviève Brisac et Agnès Desarthe

Si Flush fut une partie de plaisir de pattes en l’air et de truffe en terre, et que ses essais lus en milieu d’année restaient courts et digestibles, Vers le Phare est une toute autre histoire, si « histoire » est une étiquette que l’on peut se risquer à lui coller, tant sa forme expérimentale est une gageure.

L’intrigue tient un peu de signes : dans les Hébrides au début du siècle dernier, sur une île où séjournent la famille Ramsay et ses proches, un petit garçon – James Ramsay – rêve de faire une promenade au phare. Sa mère, encline à lui autoriser cette faveur, voit son projet contrecarré par le patriarche, Mr Ramsay, qui prévoit qu’il y aura de la pluie, d’une façon aussi unilatérale que son statut. Dedans et dehors, les gens vaquent à leurs activités ; dehors et dedans, les pensées se promènent, se rencontrent, se séparent et tissent un monde.

Retranscrire le passage du temps, saisir les fils de la mémoire

On l’aura compris, il ne se passe pratiquement rien, si ce n’est le temps qui passe, qui est en réalité le sujet central du livre : comment rendre, en mots, les durées, les espaces ? Retranscrire le passage du temps, saisir les fils de la mémoire, voilà les prises de vue auxquelles s’essaye Vers le Phare. Le roman est composé de deux chapitres principaux (« La fenêtre » et « Le phare »), et d’un troisième très court (« Le temps passe »), servant d’entracte, de passage entre la soirée d’été du premier chapitre, et l’excursion au phare du second chapitre, se déroulant dix ans plus tard.

Tout se joue en l’espace de quelques heures, avant le diner et après le dîner. La narration, à la fois omnisciente et plurielle, va comme un courant d’air passer d’une personne à une autre, rentrant par les interstices, pénétrant jusqu’à la conscience de chacun, puis quittant l’habitat au gré des silhouettes s’approchant. Une narration flottante, comme un esprit occupant tel ou tel corps, venant en sucer la pensée, et dont les va-et-vient ne semblent motivés par rien d’autre que la proximité des corps qui se côtoient.

Le second chapitre, le plus court, est magnifique : c’est un pur exercice de forme, à la fois concret, abstrait, balayant les recoins de la maison qui se vide et va rester ainsi, désertée, pendant près de dix ans. Le point de vue s’élève au-dessus du sol et se projette dans les airs, pour observer la poussière s’amasser sur les meubles, les ombres riantes des passants, l’immuable stature des domestiques vacant à leurs tâches au gré des saisons. Il faut rendre la traversée des vivants et des morts interceptés par la pantière du temps.

Une dimension autobiographique : un besoin de purger, d’exorciser

Virginia Woolf a reconnu (dans ses lettres ou dans son journal, ma mémoire me joue des entourloupes) que Vers le Phare était une entreprise psychanalytique : on y retrouve beaucoup de sa biographie familiale. Il y a ce père obsédant et tyrannique, cette mère irréelle, parfaite jusque dans sa mort, qui a lieu entre parenthèses dans l’inter-chapitre. D’autres tragédies se font écho, comme celle du personnage de Prue Ramsay, morte en couches, rappelant Stella, la demi-sœur aînée de Virginia décédée trois mois après ses noces ; son frère Thobby, ainsi que son neveu Julian Bell, tous deux partis si jeunes, sont retrouvés dans le destin d’Andrew Ramsay, tombé au champ d’honneur ; sa sœur, Vanessa, et elle-même s’incarnent toutes deux en enfants, dans James et Cam, et dans des figures extérieures, comme celle de la peintre célibataire, Lily Briscoe, offrant une alternative de vie à celle plus traditionnelle, prônée par Mrs Ramsay.

Woolf emprunte, voire plagie, la vie de son père, pour donner forme à Mr Ramsay : un être bridant ses enfants, inspirant en eux des sentiments contraires et puissants, tour à tour fascinés, subjugués, puis haineux, dégoutés et enferrés. De son père, Virginia dira d’ailleurs :

Anniversaire de Père. Il aurait eu quatre-vingt-seize ans. Quatre-vingt-seize ans. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais pas écrit, pas un seul livre. Inconcevable.

Il y a cela aussi, dans Vers le Phare, des clefs de lecture qui ouvrent différents tiroirs de la psyché de son auteure. De fait, le père de Woolf décède alors qu’elle a vingt-six ans ; tyran victorien qui ne permit pas à ses filles d’aller à l’école, il leur laissa toutefois le libre accès à sa colossale bibliothèque, que Virginia lira de bout en bout dès son plus jeune âge ; quant à la peinture, il ne la considérait qu’avec circonspection. Ses filles se construisent contre lui, ou bien s’éteignent dans son giron, comme leur demi-sœur, Stella, que l’on prétend à moitié folle, peut-être d’avoir été bridée par ce second père. À la mort de leur père, ses filles se mettent à respirer la vie, l’art et le cosmopolitisme. L’une se mettra à publier frénétiquement, l’autre s’adonnera à la peinture.

Je suppose que je fis ce que les psychanalystes font pour leurs malades. J’exprimai une émotion très ancienne et très profondément ensevelie.

Pietro Citati dressa un beau portrait des années pendant lesquelles Virginia Woolf rédigea Vers le Phare.

Le souci de la création

Cet effort de création est l’un des sujets du roman, dans ses motifs, ses personnages, ses paysages. Woolf s’interroge : qu’est-ce que la composition ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que l’art ?

Que ce soit l’écriture ou la peinture, il y a le même effort de création de composition, d’observation et d’élévation. Elle révèle, aux travers des mouvements de sa narration, la multiplicité et la simultanéité du point de vue : le regard en écriture et en peinture est conjoint. Cette question esthétique était prégnante dans la vie et l’œuvre de Woolf, qui se rendait toutes les semaines au musée, dans des galeries, allait écouter des concertos, observait attentivement la vie se dérouler dans les jardins londoniens où elle se promenait presque quotidiennement. Une question qui transparait dans la tenure de son journal : comment formuler, rendre sa phrase étanche à la tentation de la logorrhée ?

Woolf est une écrivaine exigeante, aux mot pointus, retournés cent fois avant d’emprunter le chemin de la page imprimée. Une auteure cérébrale, qu’on méprend souvent pour tout autre chose, comme le disent si bien Agnès Desarthe et Geneviève Brisac :

Les lettres de Virginia Woolf l’ont rendue immortelle, elles ont fait d’elle la plus fragile des mortelles immortelles.

Elles ont, comme elle le devinait d’avance, faussé ses relations avec nous, comme elles faussaient ses relations avec ses contemporains. Elles l’ont désacralisée, la faisant du même coup sortir de la cohorte des géants. Elles ont enfin élevé un mur d’incompréhension entre les lecteurs trop familiers de Virginia, et une œuvre formaliste, si exigeante et difficile qu’ils viennent s’y casser le nez et, déçus, s’en éloignent. Personne ne leur avait dit que c’était une œuvre qui, à l’instar de celles de Lowry, Joyce, Proust ou Faulkner, se méritait.

La Double vie de Virginia Woolf, de Geneviève Brisac et Agnès Desarthe

Aparté finale. Brisac et Desarthe articulent avec brio l’une des plus grandes injustices faites à l’œuvre de Virginia Woolf, une affaire similaire collant aux basques de Jane Austen : leurs œuvres sont tombées dans le creux de l’œil public, qui pense déjà les connaître et se fait une idée préconçue de leurs écrits.

Le cas de Jane Austen est d’une simplicité quasi-absolue : on s’attend, en ouvrant ses romans, à découvrir du sirupeux, des histoires d’amour contrariées qui finissent bien. Et l’on se “casse le nez” sur une écriture sardonique, une écriture du détail domestique, l’une des premières écritures qu’on qualifiera de « purement féminine », car elle aura tiré ses sujets de la sphère féminine. Une simili-évidence aujourd’hui : on oublie pourtant qu’au XVIIe siècle, les femmes n’ont que des hommes pour modèle, leur style à singer, et leurs sujets à épouser. Au contraire, choisir une écriture du domestique, des rapports intérieurs et extérieurs se tramant entre femmes, de la domesticité, et, plutôt que de l’amour et du romantisme, de la nécessité de mariage en milieu de survie sociale, choisir de se pencher sur ces questions en se départissant des nœuds d’intrigue masculins comme le fait Jane Austen, en docte de l’espace féminin, est une grande première. Loin d’être une féministe, bien que ses personnages féminins aient du caractère, l’écriture d’Austen est conservatrice : il ne faut pas détonner, mais trouver le moyen de concilier, avec le plus de loyauté possible, soi et les autres. Elle est largement le produit de son temps.

Si elles ont souffert de préjugés frères, Austen et Woolf ne sont pas faites du même moule. Un autre problème se pose pour les écrits de Virginia Woolf, dont les spécificités sont différentes : tout comme on croit, en ouvrant un roman de Jane Austen, se retrouver uniquement dans le récit des affres amoureuses d’une héroïne romantique, on pense, en ouvrant un livre de Virginia Woolf, en prendre un peu plein la tête d’histoires féministes, engagées, peut-être romanesques. On ne saurait pas mieux se tromper. Les romans de Woolf sont des ovnis, ils l’étaient hier et le demeurent aujourd’hui. Des livres expérimentaux, abstraits, concrets, des voix se chamaillent le devant de la page, le temps passe ou ne passe pas. On ne sait pas toujours en quel lieu on se trouve, on ne sait pas toujours qui émet une pensée, on ne sait pas toujours où l’on se dirige, ni pour quels motifs. C’est l’écriture pour l’écriture, avec la volonté première de parvenir à créer, à concevoir quelque chose de réellement neuf, par-dessus des siècles de création littéraire. La volonté de retourner les manches du roman et d’en éclater la doublure.

Dans l’air du temps

L’année 2015 avait été l’occasion de lire un livre que j’avais acheté pour sa charmante couverture et que je pensais condamné à jaunir et gondoler sur une étagère trop exposée à la moisissure… Autant dire que j’ai brandi mon V de la victoire quand je suis tombée sur le titre de ce petit pingouin de la collection Great Ideas, sûrement parti pour suivre le même sort.

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C’est donc le retour de cette chère Virginia, avec laquelle vous êtes dorénavant plus qu’accointés, puisque j’en ai fait mon sujet principal de l’année 2016 (… vous n’êtes pas au bout de vos peines !), ayant même entrepris de contaminer un peu mon entourage.

M’enfin, Virginia, tout cela lui passe bien au-dessus du chignon, ai-je envie de vous dire ! J’ai donc marqué un temps d’arrêt dans la lecture de ses journaux pour m’acquitter de cette lecture qui prenait de l’épaisseur poussiéreuse.

C’est le premier chapitre, “Thoughts on Peace in an Air Raid” (que Folio a traduit en français sous le titre “Pensées sur la paix dans un raid aérien” dans ses Essais choisis) qui donne son titre au recueil. On retrouve d’ailleurs dans ce volume traduit bien plus épais, d’autres essais que j’ai pu découvrir à l’occasion de ma lecture : parmi eux « Par les rues : aventure londonienne » (Street Haunting), “Fiction moderne” (Modern Fiction), et d’autres dont je vais vous dire quelques mots ci-après. Pour les insoumis aux Folios, le Bruit du Temps a également entrepris une (meilleure ?) traduction des essais.

Ce premier essai est celui qui m’a le plus marquée ; c’est également le plus aisé à approcher. Woolf l’initie en dépeignant les sentiments et comportements qu’engendrent les raids aériens allemands, en plein conflit de la Seconde Guerre Mondiale. Allongé dans un lit, quelles pensées nous viennent ? Dans les méandres de son esprit lui vient l’image des jeunes soldats anglais et allemands, qui dans d’autres circonstances, trouveraient complètement absurde de se taper dessus. L’esprit se raccroche à cet imaginaire où l’oppresseur a un autre rôle, où d’autres temps surgissent. Tout à coup, une évidence : il faut libérer l’homme du joug de la machine. Mais avant cela, le rôle de la femme surgit, ce rôle qui a changé en temps de nécessité : que se passera-t-il, quand la Guerre prendra fin ?

Woolf procède à la mise en scène de sa pensée. Comme si ce réveil féministe s’était fait de lui-même, un processus déclenché pour démontrer un naturalisme de la pensée (au lieu d’argumenter de façon traditionnelle, point par point, je montre de quoi découle ma réflexion, baignant naturellement dans son courant, jusqu’au réveil de la conscience façon Kate Chopin). Je suis moi-même convaincue par mon environnement, par la force des éléments qui m’environnent, et en aucun cas je ne suis le bretteur lui-même. En d’autres termes, celui qui convint se présente comme le premier des convaincus (et pof).

C’est une posture à l’unisson avec son argument : en tant que femme, je n’ai pas eu accès à l’éducation et donc aux méthodes classiques d’argumentation que les philosophes, écrivains, politiciens se sont vus enseigner. Tout comme sa littérature, Woolf cherche des voies de traverse pour véhiculer son propos. Elle fait donc mine d’être candide (“quelque chose cloche, non ? C’est probablement moi qui l’imagine, car je n’ai aucune légitimité [en tant que femme, la plupart du temps] pour le savoir. Je vais néanmoins poser la question, à tout hasard”), de s’étonner à l’excès et non sans ironie, pour se placer du côté de son lecteur et l’entraîner dans la nature de son étonnement, le tourner vers les dunes où s’éveille la conscience, jusqu’aux rives où souffle la brise du mécontentement.

La référence de la couverture prend tout son sens, après la lecture de ce premier essai (une affiche de propagande pour que les femmes contribuent à l’effort de guerre) (remarquez le détournement des éléments graphiques de cette affiche pour coller à l’esprit de la collection Great Ideas, et à l’ouvrage de Woolf) :

Dans le chapitre « The Art of Biography », elle s’en va questionner la valeur de ce nouveau genre, né au 18e siècle, développé plus amplement au 19e et intrinsèquement lié à son sujet d’étude et ses survivants. Woolf déplore qu’il n’y ait pas souvent eu de chef-d’oeuvre du genre, mais remarque de son ton exégétique que ce manque est inhérent aux contraintes – presque sociales – des biographes.

De fait, le biographe dont elle souhaite réellement bavasser s’appelle Lytton Strachey. Strachey était un écrivain, proche de Virginia Woolf, qui n’avait ni le génie du romancier, ni celui du dramaturge, et qui trouva un parfait compromis pour son désir d’écriture dans celle de la vie d’autrui. Qui plus est, pour cet art encore bien jeune, Woolf raconte comment c’est là l’occasion pour ce flamboyant briton de s’y distinguer, en explorant le genre au-delà de ses limites victoriennes. Cet essai donne lieu à un classique duel Craft Vs Art. Une question centrale dans l’entourage de sa mère, Julia Stephen, qui avait côtoyé tout le beau monde de cette Fin de siècle, dont les Préraphaélites n’étaient pas des moindres. C’est dans la gauche lignée de William Morris, John Ruskin et tutti quanti, que Woolf, en bonne critique britannique, se pose ces questions existentielles.

Mais de fait, Virginia Woolf décortique deux biographies rédigées par Strachey – l’une à son sens réussie, l’autre restant un échec – et analyse dans les détails les sources de ces dissensions critiques, pour en conclure que le genre, qui se doit d’être au plus vrai, a pour pour nécessité de grandes limites : les faits.

For the invented character lives in a free world where the facts are verified by one person only – the artist himself. Their authenticity lies in the truth of his own vision. The world created by that vision is rarer, intenser, and more wholly of a piece than the world that is largely made of authentic information supplied by other people. And because of this difference the two kinds of fact will not mix; if they touch they destroy each other. No one, the conclusion seems to be, can make the best of both worlds ; you must choose, and you must abide by your choice.

Mais les faits eux-mêmes sont le terreau de la créativité, les faits sont fertiles, nous dit Woolf, qui termine son essai sur une note presque transcendantale. La biographie est une fenêtre pour l’imagination et l’esprit, qui recherchent d’un commun accord le vrai, le réaliste, le palpable, et bien souvent vont les chercher dans la vie des autres. Car les faits du passé nourrissent et habitent l’imagination, qui se construit sur ce qu’elle sait. Ce passage final est assez fascinant et discute de notre goût pour l’intimité des autres, que ce soit celle des Brangelina, ou bien celle-là même de Woolf, qui a laissé une quantité phénoménale d’écrits, d’essais, de lettres et d’entrées de journal, matériau re-constitué moult fois par des biographes (parfois en herbe), extatiques à l’idée de plonger aussi concrètement dans la vie d’une morte (Hermione, Viviane, Alexandra, Geneviève et Agnès, pour n’en citer qu’une poignée).

Dans une tentative de mise en abyme, de jeu-ne-sais-quoi, Woolf s’est essayée elle-même au tracé des contours de la vie de Roger Fry, peintre et critique, pour mettre en pratique tout son discours sur le genre.

Dans son essai intitulé « Why », elle s’interroge, à la suite d’une conférence donnée par un orateur particulièrement ennuyeux, sur ce qui peut amener la société à faire monter un pauvre homme sur une estrade, plutôt que de le faire se mêler à la populace et débattre librement. Ce début de questionnement l’amène à répéter, au départ pétulante mais bientôt intenable, « pourquoi, pourquoi, pourquoi », en finissant par vouloir complètement chambouler l’ordre des choses, dont l’ordre paraît justement absurde :

… Why not create a new form of society founded on poverty and equality? Why not bring together people of all ages and both sexes and all shades of fame and obscurity so that they can talk, without mounting platforms or reading papers or wearing expensive clothes or eating expensive food? (…) Why not abolish prigs and prophets? Why not invent human intercourse? Why not try?

Bien sûr, Woolf fait de la provoc’ plutôt que de la réelle rébellion, puisqu’elle est bien loin d’être anarchiste, et a tôt fait de rappeler qu’elle parle de littérature. Et en littérature, pourquoi écouter les autres, quand on peut piocher soi-même, à la fois le matériel et le matériau ? Woolf prône l’auto-didactisme et oublie au passage que tout le monde n’a pas grandi dans une bibliothèque géante, avec un éditeur pour papa. Nonobstant cette petite remise en contexte, c’est un essai qui rappelle que c’est une auteure qu’on identifie souvent pour son féminisme, mais moins souvent pour son activisme littéraire “genre-free”, et ses opinions indisciplinées, une plume qui aime à secouer la fourmilière de l’establishment.

Cependant, cette petite manie qu’a Woolf, d’à la fois reconnaître qu’elle fait partie de la fange aristocrate, et d’oublier que ses “acquis” sont issus de ses privilèges de classe, conduit au dernier essai intitulé “Why Should One Read a Book?” Sans développer plus avant sur ce dernier essai, je me paye le luxe d’une dernière défense de cette élitiste assumée en précisant qu’elle allait tout de même, à l’orée de sa vingtaine, à la rencontre nocturne d’ouvrières, afin de leur donner de petites conférences sur des sujets divers et variés de l’Histoire et de la culture.

Ce n’est clairement pas un recueil d’essais qui passionnera tout le monde, au vu de ses sujets souvent très contextuels ou confidentiels. Virginia Woolf était quand même une lectrice et écrivain autodidacte, qui n’alla jamais véritablement à l’école (un père tyrannique), qui s’éduqua toute seule, en piochant tous les jours dans l’immense bibliothèque familiale, et qui prit le pli de discuter en elle-même des problématiques soulevées (de la grammaire grecque à l’utilisation du point-virgule par Walter Scott, en passant par le ratage total qu’était pour elle l’Ulysses de Joyce). Le fameux Stream of Consciousness est palpable dans cette façon de se laisser guider dans ses réflexions, et certains essais s’en retrouvent fastidieux à la lecture, comme si vous vous retrouviez au poste de police et que l’inspecteur qui conduisait l’interrogatoire avait une façon plutôt trouble de vous amener à avouer (disons tellement trouble que vous ne sachiez plus vraiment pourquoi vous êtes là). Woolf oppose un style novateur et un découlement, plutôt qu’une argumentation plus classique, pour dévoiler une autre sorte de logique, servant des positions réformatrices.

L’union fait-elle la force ?

En termes d’écriture victorienne et pré-victorienne, on a retenu quelques fameux noms, qui se ricochent les uns les autres : il y a d’un côté, Jane Austen, ouvrant son siècle par un style réaliste et dépourvu de fioritures ; plus tard viennent les Brontë et leur manie romantico-gothique, Dickens et sa productivité de manufacturier, George Eliot, Wilkie Collins et Mary Shelley se baladent quelque part, tandis qu’Henry James et Edith Wharton débarquent sur la fin de siècle. On a vite relégué Frances Burney, Maria Edgeworth ou Aphra Behn dans le panier des moins-que-les-autres, quand Daniel Defoe, Henry Fielding et Samuel Richardson se payent la vitrine sans concession. Certes, mon relent de féminisme aveuglé concèdera qu’Ann Radcliffe et ses romans d’échevelées (littéralement, l’héroïne à la chemisette volante et aux cheveux détachés) ont obtenu reconnaissance, sinon critique, du moins publique. Mais les éternels relus éclipsent souvent leurs contemporaines, et c’est devenu, on le sait, l’un de mes poneys-nains de bataille, dans cette arène numérique où je m’évertue à donner des coups de rapière en bois à ma seule ombre.

Parlons un peu ce jour d’Elizabeth Gaskell, noble épouse de pasteur, bienconnue de son époque et tombée dans l’oubli peu après. On en connait peu l’oeuvre dans nos contrées saucissonnées, mais outre-Manche, sa renommée est plus établie, figure historique de l’écriture féminine aux côtés de George Eliot et des soeurs Brontë. Attention cependant à ne pas l’assimiler à cette bougresse de Jane Austen, qui expira l’air que respira bambine Gaskell, car cette dernière a notablement nourri un dédain fort affiché (dans sa correspondance, ses écrits, etc…) pour l’écriture et les sujets non-révolutionnaires d’Austen : car chez Gaskell, la modernité est omniprésente, le social et le politique sont en vitrine et une héroïne fait bien de laisser le naturel galoper les plaines de la transgression, tant que les intentions sont morales et la conduite dépourvue de répréhension. On ne saurait qu’approuver.

Pour rendre à César ce qui fut ravi par César, il faut bien sûr noter le travail de la BBC pour jeter un éclairage sur la production de Gaskell : impossible de passer à côté de l’adaptation de North and South datant de 2004, à la musique poignante, aux acteurs incarnés, à la mise en scène impeccable ; la libre écriture de Cranford, tirant son intrigue de plusieurs de ses romans, ou bien le plus vieillot Wives and Daughters, entraînant tout de même. C’est par la figure inflexible du Mr Thornton visité sous les traits de Richard Armitage que j’ai exécuté ma première incursion dans l’univers de Gaskell, via ce manufacturier élevé au rang de bourgeois par la seule force de son travail et sa détermination, trouvant dans le commerce une idéologie et une morale de vie. Il est pourtant curieux (décevant ?) de constater à la lecture du pavé originel de l’auteure que les scènes “romantiques” de la mini-série de la BBC (pauvres dans le livre, présentes sans omni à l’écran) sont des réécritures étoffées de ce qui est sous-entendu ou peu appuyé par le texte. Si l’intrigue amoureuse est bien là, quelque part, c’est loin – très loin – d’en être l’objet, les pages de descriptions et de dialogues donnant la constante prescience au contexte ouvrier et manufacturier, à la rencontre des mondes classés. On voit bien pourtant l’attrait de ce romantisme d’un point de vue commercial, car quitte à lire un ouvrage dressant le portrait de la lutte des classes à l’heure de la Révolution Industrielle et de la montée des syndicats, pourquoi se tournerait-on vers le roman d’une femme ? Par contre, si l’on souhaite bénéficier d’une lecture romantique sur fond de fresque sociale, où les caractères orgueilleux que les deux protagonistes tirent de leurs milieux respectifs clashent avec des accents de tragédie, alors bienvenue, lectrice. C’est ce que mettent en avant les éditeurs souhaitant réhabiliter un peu l’intérêt que l’auteure a connu de son vivant, avec des couvertures arborant d’élégantes figures – qu’on ne voit pratiquement jamais apparaître dans le paysage industriel qui contient l’intrigue – et des références ou citations au concept (trompeur en ce qui concerne cette lecture-ci) d’amour impossible. Dommage, mais réaliste d’un point de vue commercial.

Sur ces entrefaites, causons-en un peu de l’intrigue !

La famille Hale, constituée d’un pasteur, sa femme, sa fille, Margaret et leur gouvernante, Dixon, déménage soudainement de la petite bourgade de Helstone dans le Hampshire, dans le Sud de l’Angleterre, pour rejoindre une ville industrielle du Nord, Milton, où Mr Hale a trouvé un nouveau travail d’enseignant. Margaret, qui a vécu plusieurs années à Londres sous la protection de sa tante et en compagnie de sa bien-aimée et quelque superficielle cousine, Edith, n’a le temps que de cligner de l’oeil sur la campagne verdoyante et paradisiaque du Sud, avant de faire ses bagages et suivre le mouvement ascendant. La raison de ce déracinement vient du refus de Mr Hale de renouveler ses voeux envers l’Eglise établie : le pasteur est un intellectuel d’Oxford, honnête, qui ne peut supporter de rester plus longtemps en position compte-tenu de ses doutes de conscience. Abandonnant le presbytère derrière lui, il entraîne à sa suite femme et enfant vers le Darkshire (qui porte bien son nom) et la ville industrielle de Milton où une place lui a été trouvée en tant que professeur de leçons privées, sous la protection d’un riche commerçant du nom de Mr Thornton.

À leur arrivée, c’est l’effondrement d’un monde et la découverte d’un autre avec une effroyable stupeur : le contraste entre la lumière et le calme du Sud, et l’agitation et la noirceur du Nord. Les gens se bousculent, la pauvreté est partout, l’air moins respirable, les logements insalubres et la fumée enveloppe de son manteau la ville toute entière. La ville est dominée par le commerce du textile : ce sont les manufactures de coton qui font la richesse et la pauvreté de ses habitants, des habitants orgueilleux, furieux, révoltés, qui tirent de leur savoir-faire une fierté et un féroce esprit d’indépendance. Les patrons et les ouvriers, qui s’unissent en syndicat depuis plus d’une dizaine d’années, s’affrontent, impitoyables les uns envers les autres.

C’est dans cette atmosphère dichotomique que les Hales mettent les bottes. Plus pauvres que les industriels dirigeant la ville, mais affiliés à l’aristocratie de par leur statut social et leur éducation. Le père et la fille incarnent, chacun à leur façon, la tentative de dialogue et de compréhension qui s’établit entre les deux fronts : Mr Hale trouve en Mr Thornton un pupille patient, éclairant et fascinant sur la situation du commerce et de sa tenue, tandis que Margaret se lie à la classe ouvrière par le biais de Bessy et Nicholas Higgins et établit avec eux ses premiers et seuls rapports amicaux dans la ville. C’est là le principal thème du roman d’Elizabeth Gaskell : le déplacement. Comment les deux mondes se provoquent et s’accusent de n’y rien entendre l’un à l’autre, entre le Nord des Higgins et le Sud de Margaret, entre le Nord de Thornton et le Sud de Margaret, entre le Nord des Higgins et celui de Thornton. Il s’agit d’un constant mouvement, l’effort de compréhension de Thornton et la mise à disposition de ses clefs aux Hales, vers qui il tend la main sans discontinuer, immanquablement attiré par la simplicité et la noblesse de maintien de coeur de Margaret, de la bonté et l’intelligence de son père ; il s’agit également du constant effort de Margaret de défendre la classe ouvrière et d’accuser celle de Thornton de ne jamais faire assez, et pourtant toujours oeuvrer vers un consensus en présence des pauvres. Il s’agit enfin d’essayer de se retrouver au milieu de toutes ces luttes, car enfin aller jusqu’au bout d’une extrémité n’amène jamais rien d’autre que la perdition de celui qui s’y est aventuré.

Ce mouvement est parfaitement bien compris par l’adaptation télévisuelle de la BBC (la scène finale, les deux personnages se rencontrent sur un quai de gare, lors de l’arrêt de chacun de leurs trains, revenant ou allant vers le Nord : ils se rencontrent exactement en son milieu). Superbe scène de première rencontre entre Margaret et John : cette dernière, lasse d’attendre dans le bureau de ce dernier pour mettre au clair une histoire de logement, se rend dans la manufacture de textile et ouvre grand les portes sur un monde complètement inconnu. Les flocons de coton volent alors partout, comme des flocons de neige, dans une vision de ciel chutant, avant de voir la figure trônante de Thornton, du haut de sa rambarde, surplombant l’ensemble des ouvriers, hurler après l’un des hommes et dévaler les marches pour le poursuivre et le battre en plein milieu de l’usine. La scène est créée de toute pièce, puisque dans le roman, Thornton vient présenter ses hommages à Mr Hale à leur hôtel et en l’absence de ce dernier, c’est Margaret qui lui tient compagnie une demi heure durant dans le salon, demi heure pendant laquelle elle se trouve bien en peine de faire la conversation avec un homme si peu prolixe, pourtant tombé sous le charme.

Certains portraits sont tout bonnement fascinants : Thornton s’en sort haut la main, peint dans toute sa complexité, ses failles, ses contradictions nées de de la friction entre ses croyances inébranlables et sa vive sensibilité.

Margaret dispose d’un capital fortitude non des moindres : fille unique d’un père occupé à vaquer à ses activités intellectuelles et d’une mère peu encline à s’occuper des affaires de sa fille, elle est laissée à elle-même, ce qui implique dans une ville comme Milton de sortir sans chaperon et se heurter à la violence apparente d’une ville qui ne fait pas de quartier. Cette liberté imposée devient le point de départ de la prise d’indépendance du personnage, qui déjà peu encline à faire des manières féminines (un style vestimentaire des plus pratiques, des manières franches et peu “d’aptitudes” – aucun talent au piano, pas de goût particulier pour le dessin – tandis qu’elle met la main à la patte pour le repassage, le lavage, le nettoyage…), souffre de moins en moins qu’on lui impose une manière de vivre, et d’autant moins une pensée. Déjà prédisposée à délivrer son opinion avec franchise (sans s’affoler de partir en croisade contre l’assemblée toute entière), elle en vient à acquérir une véritable liberté de faits. Sa conscience sociale s’éveille, et rien ne peut plus la détacher des sujets qui la préoccupent le plus : les grèves, les conditions de vie des ouvriers, l’état du commerce, la pacification des rapports entre les classes, ou encore la spéculation, jusque se faire enseigner en fin de volume les rudiments de finance et de droit en vue de futurs investissements. La transformation progressive de Margaret Hale l’amène à glaner une fibre d’entrepreneuse qui de fait constitue son ambition de vie.

Le prêchi-prêcha auquel elle s’adonne nuit néanmoins à mon sens à sa haute stature : indomptable, certes, mais ses positions inflexibles mettent en échec sa raison quand le soit-disant cruel et rustre Mr Thornton déploie infiniment plus de patience et de pédagogie pour faire se rencontrer les deux mondes. Margaret représente également la gardienne de piété, plaçant la volonté de Dieu au-dessus de tout, la morale chrétienne comme conduite de vie et de commerce. C’est un personnage parfois frustrant de par son potentiel héroïque (elle n’hésite pas à se placer entre patron et ouvriers, quitte à se prendre une brique dans la tronche) doublé d’une opiniâtreté qui ne voit parfois pas plus loin que le bout de son nez. Elle passe d’ailleurs le plus clair de son temps à s’excuser pour ses écarts et ses faux-pas, lucide sur ses ignorances, mais paradoxalement entêtée dans ses jugements. L’une des faiblesses d’un tel comportement vient de l’entendement avec lequel le lecteur écoute les discours raisonnés de Mr Thornton, dont la dureté et l’inflexibilité sont des manifestations de sa pensée à long-terme, de sa capacité à anticiper et planifier : des comportements donc raisonnés, et non une simple posture caractérielle.

Gaskell est bavarde, c’est un reproche qu’on peut lui adresser. La narration pourrait régulièrement se faire l’économie de certains dialogues, parfois alourdis à force de trop en dire. Il faut alors se rappeler du format de publication de Nord et Sud, la sérialisation en chapitres dans les journaux de Dickens, qui tend à exploiter ses écrivains jusqu’à la moelle et nuit parfois à la fortification de leur romanesque. Nord et Sud serait une version plus étayée et plus équilibrée de la situation des ouvriers déjà rapportée dans son premier roman, Mary Barton, dont l’adaptation est peut-être déjà en cours par la BBC.

Jactance et beau langaige

Tenir sa langue, la tenir, à deux mains s’il le faut, est pourtant la moindre des politesses. Et peut-être le début du style, qui est avant tout un mode de vie, une discipline, une modulation.

So Long, Luise

Il est dit, sur ses quatrièmes de couvertures, dans les recensions de ses livres, dans les articles de presse couvrant ses nouvelles et anciennes publications, que Céline Minard est un ovni.

Son écriture semble-t-il détonne par rapport à la production actuelle, par son inventivité, par son rythme rebelle qui ne se laisse pas même dompter par sa propre plume, par ses choix d’écriture. Ovni littéraire, Minard ? Il faut prendre au mot les critiques qui sont dans le domaine de la littérature des références de lecture : son étrangeté, pour ma part, commence ailleurs. La première mise en échec qu’a paru réalisée Minard est à mon sens la figure de l’écrivain : Céline Minard n’est pas née écrivain, et à la question revenant de façon récurrente dans ses entretiens écrits, radiophoniques et tchats Internet, sommée comme une incantation divinatoire, comme une élucidation de son oeuvre « L’écriture, une vocation ? », Minard répond un juste « Non. » Juste parce qu’il est vrai et va à l’encontre du fatalisme, de la construction mystificatrice de l’écrivain-né, du talent vocationnel, du cliché entretenu d’un art aux voies peu pénétrables. Minard commence donc chaque entretien par la déconstruction simple et sans appel de cette conception de l’écriture, où le talent serait inné : elle est avant tout une lectrice, la compulsion d’une vie jamais secondée d’en faire l’imitation. Ça lui a pris « comme ça ». Et plus précisément, elle rappelle la valeur de l’accident, de l’événement en expliquant comment à la suite d’une chute de patins à roulettes, elle fut cantonnée à son lit pendant une longue période, durant laquelle elle se mit à relire Rousseau et Les Confessions, tout en parallèlement réapprenant la marche.

C’est ainsi que nait son premier livre, mélange de philosophie et de réflexions personnelles, qui sera publié par les éditions Comp’Act sous le titre minimaliste R. L’écriture a donc suivi l’accident et fut renouvelée, comme une activité libératrice et pertinente. C’est une écriture d’exigence, qui se travaille pour se trouver, faite de ratures. Ses maîtres à penser de la philosophie et de la littérature nourrissent son écriture, en baignant sa narration de réflexions, digressions, interruptions, associations d’idées, apartés et autres commentaires adressés à soi-même ou au lecteur, selon l’angle duquel on observe la narration. Le mélange et la mixité, deux règles pionnières de l’écriture Minardienne qui cherche avant tout à explorer des territoires et créer des tensions par son style : les territoires de la langue inexplorés, afin de livrer une rythmique unique et faite (ou défaite) de sens. Plonger dans un texte de Minard, c’est plonger dans un mode de fonctionnement langagier qui décide de créer et suivre sa règle linguistique le temps d’une exploration. Avec pour résultante d’avoir poussé les limites de cette langue que l’on pensait appréhender, et possiblement en questionner sa « pureté ».

Des tailles devis

Céline Minard est née à Rouen en 1969. Après des études de philosophie et quelques années à oeuvrer en tant que libraire, elle publie deux romans : R. chez Comp’act en 2004, et La Manadologie, chez MF (Musica Falsa) en 2005, ainsi qu’une suite inventée d’un livre inachevé de George Sand, Albine, avec Sophie Loizeau et Daniel Arsand, aux éditions Comp’act en 2005. Le Dernier Monde paraît chez Denoël en 2007, puis est réédité en poche chez Folio en 2009. Dans le cadre d’une collaboration avec le Pôle graphisme de la ville de Chaumont et les éditions Dissonances, Minard écrit Bastard Battle en 2008, mis en page par la graphiste Fanette Mellier. Le livre est ensuite republié par les éditions Leo Scheer, dans la collection « Laureli », en 2008, puis repris dans un format poche par les éditions Tristram en 2013 dans leur collection « Souple » (une aubaine pour Minard qui se voit publiée dans la même collection que l’un de ses maîtres, Arno Schmidt). Chez Denoël paraissent Olimpia en 2010 et So Long, Luise en 2011. Elle travaille régulièrement avec la plasticienne scomparo (Sylvie Comparo) avec qui elle publie Les Ales chez Cambourakis en 2011 et s’expose avec elle à diverses reprises pour la sortie de ses publications. La dernière exposition en date est celle organisée à La maison de la poésie à Paris en novembre 2013, pour la sortie de son livre Faillir être flingué (Rivages, 2013). Scomparo y propose une traversée plastique de l’Ouest américain au travers de l’histoire d’un peuple fictif : une installation-performance en miroir de l’univers fictionnel du dernier roman de Minard.

Elle alterne entre petits indépendants et plus grosses maisons d’édition : le plus récent changement constitue sa publication chez un autre éditeur que Denoël (qui la suivait majoritairement depuis Le Dernier Monde), Rivages.

Le renouvellement de la littérature

Le problème des puritains avec le plaisir, le problème de Sade, c’est qu’ils cherchent à le faire durer. Absurde. La vraie question est celle de son renouvellement. Ce qu’il faut négocier avec la longévité, c’est la pertinence, la légèreté des passages entre les positions. Et garder à portée de main un flacon de lubrifiant.

So Long, Luise

Minard voit la fiction comme moyen de problématiser. À chaque livre sa forme littéraire : si dans R. et La Manadologie elle revisite la philosophie, elle accoste sur le territoire du roman d’anticipation avec Le Dernier Monde, où Jaume Roiq Stevens, cosmonaute de son état, refuse d’obéir à un ordre et se retrouve par le plus terrible des hasards seul survivant, en chute libre dans l’espace, observant depuis sa navette la disparition progressive de son espèce. Puis dans le cadre d’une collaboration graphique, elle écrit un texte mélangeant la langue du manga et celle moyenâgeuse de Villon avec Bastard Battle ; son ouvrage suivant, Olimpia la voit prêter sa voix à un personnage historique, Olimpia Maidalchini, dite Pimpaccia, l’égérie du pape Innocent X, pour une langue libre et rageuse traversée par l’italien. Son troisième roman, So Long, Luise publié par Denoël plonge pour sa part dans le merveilleux, la fantasy en proposant le testament mi-inventé d’une auteure française écrivant en anglais. Après une escale par le livre illustré via une collaboration avec la plasticienne scomparo que les éditions Cambourakis proposent sous le titre Les Ales, Minard revient à la rentrée littéraire 2013 avec un récit d’aventure revisitant le western, Faillir être flingué. Pas de genre de prédilection pour Minard qui prend plaisir à tirer de toute lecture une fenêtre d’écriture, et qui trouve dans les genres matière à détourner et problématiser. Si les livres paraissent à première vue si différents, c’est dans ce déplacement d’un genre à un autre, dans les emprunts et les assimilations dont Minard va tirer une néo-langue, dans les frictions et leurs résultantes que l’on pourra analyser ce qui constitue le ferment de son œuvre. Chaque livre s’aventure vers un nouveau territoire de la littérature et de la langue : elle s’intéresse à la philosophie dans R. et La Manadologie, la science- fiction dans Le Dernier Monde, le manga et le récit d’escarmouche dans Bastard Battle, l’écrit biographique et autobiographique dans Olimpia et So Long, Luise ainsi que le merveilleux pour ce dernier, ou plus notablement le western avec son dernier ouvrage, Faillir être flingué. Mais les genres explorés constituent avant tout des supports pour problématiser : problématiser l’espace de l’écriture, les codes et la langue.

L’écriture pour problématiser l’espace

Malgré ce que pourraient laisser penser ses études de philosophie, la pensée de Céline Minard s’avère souvent très concrète, concrétion qui passe par la pensée de l’espace. Espace qui se révèle littéral, dans Le Dernier Monde mais également dans Faillir être flingué où la plaine encore déserte se voit progressivement colonisée par la « civilisation ».

… lieu de l’action principale de mon gros roman que j’avais du mal à mener à bien faute d’une bonne spatialisation.

So Long, Luise

Faillir être flingué se situe dans la continuité d’un travail sur le mouvement : mouvement des différents personnages, perdus dans un espace élargi, alors qu’ils convergent vers une petite communauté. La composition globale présente les personnages comme évoluant simultanément dans un même espace. Les personnages se construisent entre eux, en même temps qu’ils construisent la plaine : le principal enjeu est de trouver ses repères sur cette lande encore vierge. La narration converge vers la ville, une ville qui s’érige finalement sur la mort de tous les Indiens.

C’est également l’espace-temps que son écriture cherche à montrer comme les deux versants d’une même notion, en mêlant le très archaïque et le très actuel : Bastard Battle voit ainsi le rythme sériel et la langue coup-de-poing du manga se mêler à celle de Villon, dans un Chaumont médiéval.

Les deux notions s’entremêlent également dans So Long, Luise : le lecteur ne sait jamais exactement où il se trouve et à quelle époque, car le temps va et vient, en avant et en arrière selon les lignes, et les espaces s’effacent les uns devant les autres, pour n’être plus que des visions claires ou moins claires selon l’humeur narrative. So Long, Luise fait le portrait d’une femme écrivain très âgée, qui déroule sa vie selon les périodes embrassées, via un testament qu’elle adresse à sa bien-aimée, Luise. On ne connait pas véritablement son âge – elle mentionne néanmoins ses quarante ans de vie commune avec Luise – mais sa vie a été des plus mouvementées. Celle qui parle est une femme de caractère aux dents longues, qui ne s’aveugle pas et ne perd jamais de vue l’aspect « gagne-pain » de l’écriture, ou « jactance » comme elle l’appelle pour en signifier la trivialité (« J’étais dans ma tour de guette en train de préparer une affreuse petite jactance destinée à régler nos six à huit mois de vie oisive »). Son projet est d’offrir à Luise des pensées de souvenance, un plaisir de mémoire, pour, au crépuscule de sa vie, étendre encore un peu le temps passé ensemble. La narration (et ses mensonges, ses versions, ses ratures et ses recommencements) est un moyen d’échapper à la longévité d’une vie en la déclinant le plus possible. Elle se remémore les moments d’amour et de vie partagés et en invente quelques uns : ce jeu de réinvention et de déplacement ouvre des espaces littéralement merveilleux.

Le jeu de la jactée (alea jacta) est sans aucun doute une façon de provoquer, de multiplier, mille fois pour une vie, la pauvre poignée de basculements possibles. Adoncques de contrer le temps qui nous est compté.

La narration est nulle part et partout à la fois : elle est dans la mémoire de la narratrice, aussi perdue qu’elle, aussi vague et peu précise, et la clef des déplacements est avant tout contenue dans les associations d’idées qui traversent le paysage mémoriel de la voix baignant dans ses souvenirs. Le récit est un verre à moitié plein, continuellement re-rempli de nouveaux souvenirs qui menacent de le faire déborder. Les souvenirs peuvent être longs, courts, sont rapportés dans un complet désordre, mêlés de pensées et réflexions présentes, et aucunement hiérarchisés. C’est un long monologue intérieur, dédié à sa bien-aimée.

Minard propose une réflexion sur le récit autobiographique et sa dimension mensongère (ou défaillante) en proposant la voix d’une testamentaire lucide et non-conventionnelle. « Attention, dans les récits qui vont suivre, je ne donnerai aucune date. Les lieux seront parfois déplacés, les noms s’il s’en trouve, transformés. » Le titre s’est éclairé à moi-même alors que je pensais faire une comparaison avec le film de Riddley Scott, Thelma et Louise : il s’agit bien entendu d’un parallèle significatif, avec l’histoire de ces deux femmes qui pillent, tuent et cavalent, et qui découvrent qu’elles peuvent vivre sans homme, jusqu’au bout. Minard propose sa version de Thelma et Louise, si seulement elles avaient survécu au plan final, et avaient pu s’aimer.

Dans Bastard Battle, Japon et France médiévaux sont également rapprochés, au-delà des langues qui divergent :

- Akira, qu’est-ce qu’un rônin ?
- Un samourai sans maistre.
Et lors comme un choeur tous nous écriâmes :
- Comme nous aultres ! Pareil au même ! Itelle ! Item et j’en suis !
- Que vivent et longue vie ! Longue vie aux sept samouraïs ! Yeepee !

Cette langue « ancêtre », elle souhaite l’exhumer, la faire revivre : cela ne passe donc pas par une simple mimique du langage moyenâgeux mais bien par sa refonte, sa subversion et son adaptation. Minard voit le potentiel narratif et humoristique qu’elle contient et s’en sert.

Se libérer des codes : écrire les tensions, écrire contre les clichés

Le ferments de l’œuvre de Minard repose dans les frictions, dans les rapports manquant d’évidence, dans les déplacements et les transpositions.

Au début de Faillir être flingué, les détonations sont nombreuses, comme on peut l’attendre d’un western. Mais progressivement, le contrôle social se met en place, par le jeu et le pari. Ce contrôle n’empêche pourtant pas les personnages d’être violents, et de trouver des façons plus raffinées de l’être. L’exemple du conflit qui se résout par une course plutôt qu’une bagarre à la fin du récit est probant. Le rééquilibrage interindividuel est constant car il n’y a pas de loi écrite. C’est la raison pour laquelle les conflits doivent se résoudre autrement que par la force. Le duel, passage obligé (ou cliché) du western a donc bien lieu, mais symboliquement, car personne ne tire.

Les scènes des bains (au Luxe Rudimentaire) sont une invention absurde de l’auteure – les bains publics ne font aucunement partie du topos du western : cette transgression de l’auteure s’accomplit dans un but humoristique et frictionnel, appuyé par le grand écart entre le rudimentaire (la plaine, vide) et le luxe (cigare, whisky, pain). Dans ces bains, on débat même de l’amour, allongés comme à l’époque de la Rome Antique, aux débuts de la philosophie. C’est une adaptation jouissive du banquet.

Dans So Long, Luise, le genre juridique du testament se mélange à celui de l’autobiographie, au roman d’aventure, presque picaresque (suite improbable d’aventures qui n’en finissent pas et se suivent sans discontinuer), ainsi qu’au merveilleux. Il s’agit bien d’envisager l’autobiographie comme écriture à fraude : la vérité se trouve dans le style, dans les traces linguistiques que laisse l’auteur et non dans la sélection des souvenirs narrés. Les faeries peuplent le récit, entre l’Irlande et le pays de Galles, les légendes se succèdent, les éléments (les lacs, les forêts) font surgir des aventures fantasmées et fantastiques : ce surgissement devient littéral lorsque la narratrice trébuche soudainement sur une fourmilière qui lui ouvre les portes d’un monde magique, un monde grouillant de bêtes et de créatures qui vit le temps de quelques pages, un monde « fourmidable » qui les mène vers une reine, une larve de majesté, qui les invite à prendre le thé et des loukoums dans son pavillon d’automne. La magie du merveilleux est faite de toutes les aires géographiques, mais elle provient également du quotidien :

C’étaient donc eux (des rats), et non pas d’extraordinaires termites, qui sapaient et trouaient sournoisement la pesante étoffe de la réalité quotidienne. (…) Cette maquette (…) était censée me permettre d’appréhender la séquence narrative problématique par tous les angles de mes différents personnages.

Ce détournement de codes est le leitmotiv d’écriture de Céline Minard, avec pour effet systématique de provoquer le rire. Les personnages sont outranciers, les situations passent du comique au dramatique dans la même phrase. Pour Minard, il faut tuer le cliché en s’en servant comme outil de déclenchement du rire, et en le dépassant systématiquement. Et pour enrayer le cliché, il faut en montrer l’inconsistance : il faut inventer.

Les courts chapitres de Bastard Battle se concluent par des cliffanghers artificiels, censés tenir le lecteur en haleine, calqués sur le modèle de prépublication par chapitre des manga. En effet, les bandes dessinées japonaises sont sérialisées, et le rythme des chapitres sont extrêmement calibrés : les péripéties doivent s’enchainer, afin de pousser le lecteur à se procurer la suite dès sa sortie. Les séquences se closent toujours sur une note dramatique. Minard subvertit cette notion de cliffhanger en rendant son usage complètement anecdotique, puisque le cliffhangher est le même d’un chapitre à l’autre. Elle met l’emphase sur la vacuité de réutiliser un même schéma qui tue le suspense en l’automatisant. Dans Bastard Battle, la phrase d’accroche devient la source du rire plutôt que de tension : « Ce qui fut, ce jour six de novembre mil quatre cent trente sept, son dernier mouvement de stratège. » Puis de nouveau, au chapitre suivant, après de nouvelles péripéties : « Et ce qui fut, le jour sept de novembre mil quatre cens trente sept, son dernier mouvement de stratège. » De même les codes des batailles sont ridiculisés : les attaques ont des noms ridicules, caricaturaux, et sont orchestrées par des personnages aux noms absurdes et déconnectés de leur magie :

On entend craquer l’os. L’homme hurle. Vipère-d’une-toise depuis le rempart hoche le chef et commande :
- Kung-fu du thé !

- Paume de sagesse !

Lançant sa main ouverte sur le poitrail de son ennemy, il prend un élan qui le porte droit, et souffle la grosse masse de l’homme désarmé, long de chemin, deux pieds en sus du sol.

La typologie de l’attaque de manga est reprise, contée dans une langue fleurie : l’homme est soulevé au-dessus du sol pour la magie de l’attaque « paume de sagesse ». La langue transgresse également le politiquement correct, en caricaturant à l’extrême : « … sous la tunique une paire de tétins assez platz mais tétins fémenins sans conteste puis longs cheveux noirs puis le visaige lisse d’un démon jaune. » La « démone » emprunte les traits physiques grossièrement stéréotypés d’une femme asiatique et ne s’en excuse pas, puisque c’est la notion de cliché qui est mise en scène.

Se libérer par la langue : « Par amour du beau langaige »

Ce qui compte avant tout, c’est le rythme.

So Long, Luise

La langue de Minard cavale : longues phrases, ou phrases abruptes, suite de juxtapositions, mêlée des genres, scansion et listes. Il ne faut rien éliminer : la lourdeur doit apparaître pour mieux ouvrir la voie à la légèreté. Les registres d’écriture sont source de tensions, l’érudition côtoie les barbarismes. Tous les livres de Minard sont dictés par cette logique de frictions : la langue d’Olimpia est traversée par les celles du XVIIe siècle, de l’italien et du Vatican, tandis que Faillir être flingué opère un fondu enchainé des registres de langue. Si l’on prend l’exemple de Bastard Battle, l’histoire met en scène Denysot-le-clerc, dit le Hachis et Spencer Five, clerc, illustrateur et copiste de son état : un héros bien littéraire en soi, servi par le parler cadencé du manga (présence lourde d’insultes, utilisation de l’anglais, formules de défis lancés à tire larigot, caractères excessivement orgueilleux ou excessivement humbles du héros et du méchant, et en règle général, omniprésence de l’excès) et des films de sabre (les références aux Sept samouraïs sont nombreuses), en compagnie de la langue du XVe siècle, rendue sur-contemporaine.

Le bastard lui dit : On me nomme Aligot, mais tu m’appelleras Saigneur. Je suis Aligot de Bourbon, second bastard du nom, le meilleur. Ta rançon, fils de pute, est de ce jour fixée à dix mille florins d’or car tu ne vaux pas le demi d’un Mérigot Marchès. Puis le bastard se détourna.

Le résultat est une langue bâtarde, à laquelle toute noblesse que l’on associe d’ordinaire aux langues vieillies, est retirée : Minard va à l’encontre de la pensée commune qui fait le parallèle entre « ancien », « difficile d’accès », « littéraire et élitiste », et l’ennui. La langue médiévale est dynamitée, hilarante, très intelligible. À l’instar de Queneau qui proposa le néo-français, on pourrait ici dénommer cet effort de création archéo-français : un français qui se réinvente tout en s’incantant lui-même.

Et lui, écumant :
- Gore pissouse, je ferai tanner ta piau pour ma descente de lit ! Lors Tartas lui dit très simplement :
- Va chier !
Ce que sans doulte il fit, ou simplement vider ses chausses.

Tu n’es pas un goin mâtin punais, à parler de droiture en menant ta faulsée par derrière. Icy tu joues ta vie, tu vas le sentir !

Les personnages n’ont aucune noblesse, aucune tenue, l’humour et le second degré sont leur règle de vie, véhiculée par la langue explosive : les jeux de mots pullulent (saigneur / seigneur) et se réalisent entre les langues. Les noms japonais sont calqués sur les noms français et sont dotés de particule (le « no » japonais se substituant au « de » français) : c’est une multilangue, faite de passages et de constantes transpositions. Le résultat est une langue complètement irrévérencieuse :

- Tu peux dire à ton maistre que je te laisse vivre eu égard à ta dextre, drunken master, quel est ton nom ?
- Denysot-le-Clerc dit le Hachis, aussi Spencer Five comme illustrateur et copiste. Mais je n’ay maistre mon sieur, je vais où le vin me pousse.

Et septièmement parla le sabreur. Il dit se nommer Akira No Suké, être fils du soleil levant, vermillon, et son sabre item portait nom : Katana. Il dit encore être un rônin occupé de la seule voie du sabre iaïdo, en quête de perfection. Que lesdites quête et voie l’avoient mené hasardement par les mers et les terres jusqu’en abbaye de Fontenay où les cisterciens l’avoient pris d’amitié.

Cette liberté d’invention passe dans So Long, Luise par un questionnement sur le bilinguisme. La narratrice se présente comme l’unique auteure française à avoir jamais été publiée tout d’abord en anglais, avant d’être traduite en langue française depuis son texte anglais. Le mensonge originel bien sûr est qu’en vérité l’écrivaine a toujours rédigé ses livres en français avant de les traduire elle-même en anglais. Qu’est-ce qu’une langue naturelle, une langue d’écriture ? La sienne est multiple, et prend sa source dans plusieurs endroits, à plusieurs époques.

Le bilinguisme, quelque usage ou double usage que j’en fisse, fut une excellente pratique de proximité alterne, profondément amoureuse.

Laure Limongi dans un essai sur Hélène Bessette paru dans son ouvrage Indociles (Léo Scheer, 2012) revient sur cette tentative d’écrire en deux langues : « Elle avait pour projet de développer une écriture réellement bilingue. Elle a longtemps défendu un manuscrit écrit en français et anglais intitulé Paroles pour une musique, disant que ce serait le « premier livre européen ». » Et Minard se situe dans la droite lignée bessettienne : « Pour Hélène Bessette, la langue française, si on doit en connaître les subtilités, n’est pas à ménager dans son intégrité. » Ce mouvement de la langue, sa réinvention sont nécessaires à la création d’après Hélène Bessette. L’écriture de Céline Minard agit dans une direction similaire. Langues et genres doivent se mêler de façon à ouvrir les frontières de l’écriture : la typographie doit être dynamitée, la poésie doit intervenir dans le roman, l’écriture doit avoir le panache de la vie. C’est une langue qui s’auto-entraîne, une première phrase ouvre la voix pour une seconde. L’énergie qui s’en dégage révèle un état d’ébullition dans lequel la pensée (de l’auteure, mais également du lecteur qui est entraîné avec elle) baigne. Ainsi les mots en anglais, les majuscules, les formules latines, tout est véhicule de pensée et de narration, rien ne se met en travers de la compréhension qui doit être envisagée dans sa globalité. Les mots difficiles, le vocabulaire spécialisé (de la philosophie, du merveilleux – les « pixies », les « Himantopodes », les « Panotes », les « kennings » – du juridique…) ne seront jamais un obstacle d’écriture mais un maillon nécessaire à son naturel, et à sa richesse.

Rita, la terroriste brune, se laisse enfin, enfin embrasser par sa collègue de la filature, retourne l’initiative timide et pose violemment ses mains sur le mur devant elle, décadre, lui mange la bouche. Elle s’étonne de sentir l’absence de son revolver dans son jean, déplace son centre de gravité sur le ventre de l’autre et pousse. Leurs mains frétillent..

C’est une langue qui se délecte, qui aime et cherche à retranscrire cette tendresse. Dans So Long, Luise, Minard tente d’écrire d’une façon renouvelée la force du désir, son électrification. Plus que tous ses autres ouvrages, ce testament factice revient à maintes reprises sur l’amour et la sexualité que partagent la narratrice et Luise. L’écriture tente alors de recréer ce choc du contact sensuel, rend compte et raconte l’amour homosexuel par le déplacement du désir (« le centre de gravité ») et de la description. Les lois de la physique peuvent être réadaptées. Le « revolver » est absent, la sexualité se trouve autre part.

Dans la tiédeur d’une nuit parisienne, contre le mur appuyée, tu m’embrasses. Je passe la main sous ta chemise, pensant toucher du bout des doigts le tissu de ton soutien-gorge, pensant déjà l’écarter mais tu ne portes rien sous la soie.Tu as des seins minuscules dont les aréoles sont totalement détendues, téton gauche piercé. Le contact direct, infiniment doux, me révolte, révolutionne, m’électrise. Tu dis sssht, dans mon oreille.Viens, j’habite à deux pas.

Les personnages ne sont jamais décrits dans le menu détail, l’écriture du désir passe par le mouvement des corps, par le matériel physique, par la surprise. L’irruption du discours direct libre renforce cette montée d’intimité que la narratrice a construite (la nuit, la tiédeur, l’immobilité. Puis un gros plan sur la main qui explore et contamine tout le corps, et monte jusqu’à la tête de la narratrice par la voix qui susurre à l’oreille) et en décuple l’effet : la langue fait frissonner.

… je préférais rester dans la bibliothèque pour jeter un œil au catalogue de l’arrière-grand-tante et toi, ma Luise, alliée Kara, mia cara, tu ne la suivis pas non plus, tout simplement pour être avec moi, et commencer un vrai roman d’aventure. Elle nous montra où s’éteignaient les lumières.

Le personnage de So Long, Luise écrit une déclaration de vie et d’amour à Luise, mais également à la littérature et à l’objet-livre :

Je te regarde du coin de l’oeil et ton profil de page découpe le monde qui m’entoure et l’enchante.

La fin de So Long, Luise est une apothéose : le testament est une carte que l’auteure laisse à sa bien-aimée, une carte mentale. Elle fait appel à son imagination pour la mener là où elle souhaite que Luise trouve son legs, tout en décrivant par le menu détail le parcours qu’il lui faut traverser. Un passage sur lequel je reviendrai plus en détails (oui, c’est possible), puisqu’il s’est agi ici de parcourir dans les grandes lignes les particularités de l’écriture de Céline Minard et ses enjeux.

« La civilisation, vous dis-je, la civilisation ! cria Mr. Parker. Des chaussures bleues et des bottines de nankin ! »

Il est des mania dont on ne se dépêtre pas, et à en juger par ma matinée de balayage frénétique des librairies en ligne, Jane Austen a fait son retour triomphant après quelques mois de silence (… Adieu, argent).

Furetant parmi les étagères bien garnies de Gibert Joseph, j’avais cet été dégoté plusieurs éditions françaises de ses ouvrages, voulant malgré moi comparer les traductions d’Archipoche, de 10/18 et du Livre du poche, laissant à plus tard celles de Folio, Bourgois, ou encore Rivages. Comment alors résister à la mise en place d’une table thématique « Régence et ère victorienne » au milieu du magasin, où trônait comme un cygne une édition de Sanditon ?

Alors un peu de double standard contextuel ne fait jamais de mal. Tout d’abord, pourquoi dans ma mania je ne m’étais encore jamais intéressée à Sanditon, le tout dernier écrit de Jane Austen ? Eh bien il faut savoir qu’en réalité, Jane Austen a gratté un nombre bien restreint de romans (elle n’avait pourtant pas grand chose à faire de sa vie), que l’on compte au nombre de 6 (Raison et sentiments, Orgueil et préjugés, Mansfield Park, Emma, Northanger Abbey, Persuasion – les deux derniers publiés à sa mort). Oui, la folie Austen se perpétue depuis un siècle (tenons que l’engouement n’a pas démarré au quart de tour, malgré un honorable succès) et les multiples rééditions et adaptations se chargent de rejouer continuellement les mêmes intrigues que l’on connait sur le bout de la langue. Si l’on compare avec la production faramineuse de Dickens, on peut high-fiver Austen qui a bien joué son coup. Est-ce qu’Austen était une feignasse de qualité supérieure contrôlée ? Il faut plutôt aller piocher du côté de sa biographie et plus particulièrement sa date d’expiration : trépassée à l’âge de 41 ans, voilà qui enraye le processus créateur d’une œuvre nourrie sur la longueur. Fatalement. À ces six romans s’ajoutent donc des œuvres de jeunesse, Juvenilia (des pièces humoristiques, des essais, écrits pour distraire sa famille, et un court récit, Lady Susan), un roman abandonné (The Watsons) et un roman inachevé : Sanditon.

Et un roman inachevé, c’est un peu… bloquant (un turn-off, dans la langue des chasseurs). Les dénouements des romans de Jane Austen ont ce petit quelque chose qui donne la note du bonheur trémolo, ce truc irrépressible qui fait glousser comme une pintade et dont on ne se lasse heureusement jamais. Même la fin de Persuasion, qui atteint une note plus amère que les autres, réchauffe le torse comme un brownie chargé écrasé dans la bouche. Mais la pensée de rester sur sa faim (… oui) a longtemps écarté la lecture de Sanditon : l’infinitude de Middlemarch n’a pourtant pas empêché le monde savant de porter aux nues le roman de George Eliot. Inachevé sous le titre The Brothers, c’est sa famille lui survivant qui favorise le titre de « Sanditon », lieu où se déroule l’intrigue, et l’ouvrage sera publié à titre lointainement-posthume puisque il voit la couleur d’une presse pour la première fois en 1925, plus d’un siècle après son décès en 1817. Mais un second aspect bloquait quelque peu cette découverte : le roman inachevé avait été notablement « fini » par une autre plume.

Me voilà donc engourdie de toutes ces informations, prête à passer l’éponge afin de poursuivre mon exploration du territoire Austen : car découvrir un nouveau texte, c’est comme réaliser après avoir stérilisé à la puissance gloutonne de son plus petit doigt l’ensemble du pot de Nutella que l’on avait oublié de passer en revue le couvercle… C’est Noël dans les hanches !

On aurait tort de croire qu’un roman de Jane Austen s’attaque toujours avec facilité : certaines de ses œuvres ont cette accessibilité qui permet l’entrain dès l’incipit, Orgueil et préjugés n’étant pas des moindres. Sanditon pour sa part demande un peu plus de patience à la fanatique romantique qui ne demande rien d’autre que d’être fixée sur les liens tissés entre les protagonistes, quand les 120 premières pages vont pourtant prendre tout leur temps – un petit trot soutenu – pour exposer de long en large, en travers, en-dessus, en-dessous… la provincialité du bord de mer. Car on omet souvent, dans nos suremphatiques louanges des œuvres de Austen, qu’elle est l’écrivaine des caractères, celle qui donna des voix à un très large panel de petites et grandes gens, en modulant à l’infini leurs timbres et tons.

Mais un peu d’histoire, que diable !

En ce début du XIXe siècle où la bonne société anglaise découvre les bienfaits des bains de mer, les Parker se sont mis en tête de faire de la paisible bourgade de Sanditon une station balnéaire à la mode. Invitée dans leur magnifique villa, la jeune Charlotte Heywood va découvrir un monde où, en dépit des apparences « très comme il faut », se déchaînent les intrigues et les passions.

Charlotte Heywood, héritière noble mais comme souvent dans les romans d’Austen, avec un semblant souci d’héritage (treize frères et soeurs), se retrouve sous la protection d’un couple de gentils bourgeois, Mr. et Mrs Parker. Charlotte ne tarde pas à rencontrer la modeste société qui peuple le bord de mer : de la noble Lady Denham, vieille femme égocentrique et imbuvable qui a pris sous sa coupe (et comme esclave domestique) une jeune nièce, Clara Brereton, au caractère lunaire et énigmatique ; Sir Edward Denham, neveu pompeux et ridicule à qui il plairait bien de mettre le grappin sur la demoiselle Brereton ; deux sœurs excentriques et superficielles en mal d’amants, Lydia et Laetitia Beaufort, une héritière créole et sa protectrice, Miss Lambe et Mrs Griffith, et une grande partie de la famille Parker, dont deux sœurs et un frère célibataires, Diana, Mary et Arthur, qui ne sont rien de moins qu’hypocondriaques. Mais toute cette compagnie n’est rien et s’ennuie mortellement avant l’arrivée chamboulante du jeune Sidney Parker, à l’énergie et la bonhomie foudroyantes, qui vient secouer cette société un peu terne en tirant à ses côtés son bon ami Henry Brudenall, dont la mélancolie trahit une récente déception amoureuse.

Découragée que j’avais été en m’attelant à l’ouvrage il y a quelques mois (la persévérance des choses utiles n’est pas ma marque de fabrique), par les descriptions détaillées des petites affaires, des contingences et des potins, il ne m’a pas fallu cinq minutes cette fois avant d’être complètement immergée dans la lecture, si bien qu’à 4h30 du matin, il a fallu que je me ola moi-même. Tout est menu dans l’écriture de Jane Austen, et c’en est parfois surprenant comme elle passe d’une centaine de pages à décrire les plus minutieuses affaires quotidiennes, à ne plus pouvoir se départir des entretiens de personnages une fois que ceux qui étaient voués à être introduits ont enfin pu jouir du plaisir de se rencontrer. Si elle avait eu le temps de reprendre son manuscrit, Jane Austen aurait-elle accordé autant de temps partagé entre Charlotte Heywood et Sidney Parker ? Et parlons-en, tiens, de ces deux canailles qui sont les Lizzy Bennett et Mr Darcy de Sanditon.

Le personnage de Charlotte est un croisement inconnu de multiples héroïnes de précédents romans : elle a la réserve (provinciale dans son cas) et la prudence d’une Elinor Dashwood (l’aînée de Raison et sentiments) avec pourtant un penchant naturel pour l’aventureuse malice de Lizzy (Orgueil et préjugés), que son éducation lui a appris à brider. Moins expérimentée que Lizzy pourtant, ses principes ne tiennent que parce qu’ils n’ont jamais été exposés au reste du monde, et la voilà bientôt désarmée par le charme jouissif de Sidney Parker, bien décidé à lui faire lâcher sa retenue par un excès de franchise et de camaraderie.

On a, avec Sidney, un fascinant personnage d’après la définition de Austen : loin des beaux nobles qui récupèrent d’ordinaire les héroïnes austeniennes, dont les défauts sont plutôt ceux des princes (l’orgueil) comme avec Mr Darcy (Orgueil…), Captain Wentworth (Persuasion) ou Mr Knightley (Emma), Sidney se situe plus du côté des anti-héros dont les comportements ont été blâmés : notablement, George Wickham (Orgueil…) ou Frank Churchill (Emma). Sidney est irrécupérable, plein de failles mais dispose de la meilleure foi au monde. On perçoit le charme d’une Miss Crawford (Mansfield Park) qui valorise l’amusement avant tout mais n’en reste pas moins un personnage intelligent et profond, à la maîtrise des codes sociaux absolument parfaite. Car comment autrement réussir à tirer son absolution de tant de transgressions ?

Jamais autant de défauts n’ont été si peu conséquents :

Après s’être étudiée avec honnêteté, ayant reconnu la stupéfiante influence que Sidney avait acquise sur elle à son insu, Charlotte voulut réagir et lutter en se concentrant sur les défauts de caractère qu’il ne manifestait que trop, défauts qu’elle passa en revue de la sorte : il était désinvolte, mondain, imprudent, impétueux, dominateur, indiscret, incorrigible, irresponsable et sans doute indigne de confiance. Mais ce catalogue de défauts la fit seulement sourire.

Au commencement, le personnage de Charlotte est un régal de par son rarement vu : car bien loin d’être naturellement imprudente (Marianne Dashwood), elle le devient malgré elle, complètement désarmée par le charme du canaillou Parker. Personnage rafraichissant et surprenant, dont le caractère n’est pas défini dans la pierre, et forcé à changer par ses interactions avec le monde.

L’humour est savoureux, comme toujours les personnages croqués par Jane Austen parlent plus qu’ils n’accomplissent. Quelques interventions pompeuses de Sir Edward, aux citations erronées et à la superbe mal placée, valent le détour :

Tandis que Sir Edward en décrivait « l’aspect frangible » qui masquait « une construction adamantine » et se creusait la cervelle à la recherche d’une citation appropriée…

Ma chère Esther, concluait-il, notre conjoncture procrastinatoire ne promet en rien de culminer avec l’authentification de vos aspirations. Nos nouveaux amis semblent peu enclins aujourd’hui à leurs déambulations matutinales.

Dans cette ambiance festive de colonie de vacances, le jeu du match-making bat son plein : il faut se caser à tout prix ! C’est du renouveau Austenien qu’offre Sanditon et c’est assez jouissif. Et avec ce modulateur de compliment, il faut peut-être à présent en repasser les quelques défauts, parce que c’est en pinaillant qu’on devient Pina Bausch repasseur. Je m’explique.

Si Sanditon est dans l’ensemble ressemblant à lui-même, et qu’il faut admettre que jusqu’aux deux-tiers du livre, l’écriture tient la cadence, malgré quelques étrangetés pointant leurs ombres ici et là, vient le fatal moment où les péripéties et le style dans lequel elles sont rapportées ont un goût trop appuyé de jamais-vu. Si au début, on se surprend à aimer cette nouveauté, rafraichissante et renouvelante, elle traverse malheureusement la fine frontière qui la séparait de la dissonance, et fraye dangereusement avec la trahison calleuse.

Le roman a donc été achevé par une tierce main, et bien heureusement à aucun moment de la lecture, ce changement de plume n’est noté (bien heureusement, car sinon le lecteur aurait été trop conscient du changement, là où le choix lui est laissé de réussir à le constater, ou non). En fin de volume, une note de quatre pages intitulée « Quelques mots de justification à propos de l’achèvement du livre » écrite à la première personne mais non signée, nous explique que l’auteure n’avait conclu (dans une forme non définitive) que onze chapitres avant que la maladie ne l’empêche de poursuivre son travail (26 000 mots pour être plus exacte), tandis que l’on vient d’en engouffrer près de trente. Seule une centaine de pages provient donc de la plume régente, tandis que les trois cent restantes ont probablement été catapultées directement d’un clavier d’ordinateur. Cette notion de chapitres se révèle importante quand je m’aperçois que si le ton général du livre a fini par me choquer, je n’ai absolument pas noté la passation lorsqu’elle s’est opérée, ce qui constitue une vraie réussite d’écriture inventive pour cette voix souffleuse. Dans cette note, cette inconnue justifie son travail d’écriture en éclairant les probables intentions de l’auteure originelle qu’ont analysées nombre de critiques universitaires : bien que la voix de Charlotte Heywood ne soit pas développée en largesse lors de la première centaine de pages, il va de soi qu’elle est positionnée en tant qu’héroïne et que la mention à plusieurs reprises de la personne de Sidney Parker fait de lui le parti approprié pour former le cœur de l’intrigue sentimentale. Pourtant ce dernier n’étant pas encore apparu sous l’écriture d’Austen, il est dans le présent livre une complète invention de la continuatrice, à l’instar de ses comparses londoniens. Son caractère moins héroïque prend donc la forme d’un écartement de l’imitatrice, et non d’une simple évolution ou changement de parti pris dans la continuité d’une œuvre.

Voilà ce que dit de sa méthode Marie Dobbs (également connue sous le nom de Anne Telscombe), qui est en fait à l’origine de cette note et des vingt chapitres suivants comme le révèle le copyright (pourquoi les éditions du Livre de poche / J-C Lattès n’offrent aucun éclaircissement sur son identité, cela m’échappe – à moins que ce soit dans un but obscurantiste et participer à l’impression générale qu’une seule auteure mérite de trôner sur le devant de couverture) :

Comment Jane Austen entendait-elle ensuite continuer son roman ?

Ses intentions quant à l’intrigue de constituent pas une difficulté insurmontable. (elle) ne parle que d’une petite fraction de la société, personne ne meurt sous nos yeux et il ne survient jamais de catastrophes. Jane Austen ne s’intéresse pas aux événements politiques, ne se soucie pas des guerres napoléoniennes ; elle ne rapporte jamais une conversation où ne figurerait pas un personnage féminin. (…) Dans cinq de ses six romans, l’héroïne habite un village de campagne jusqu’au moment où un bon parti se présente. (…) Chaque héroïne a généralement un faire-valoir ou une rivale. Mais il y a toujours une fin heureuse.

Dobbs ajoute :

Sanditon est depuis longtemps connu des critiques littéraires ; j’aimerais cependant souligner que mon plaidoyer aussi bien que ma version achevée du manuscrit ne s’adressent pas à eux, mais au grand public qui lit Jane Austen.

Et voilà un moyen parfaitement juste de se prévaloir des critiques sur cette entreprise périlleuse : la suite est là pour divertir les fans, toujours plus en demande. L’expérimentation ne veut pas réussir en ce sens qu’elle ne pouvait qu’échouer. Mais pourtant, il est utile de critiquer pour comprendre ce qui fait l’unicité de ton d’une grande auteure, et bien heureusement, ce qui n’est pas si aisé à imiter.

Pour commencer, Marie Dobbs accorde au lecteur tout ce dont il a toujours rêvé et qu’il ne s’est jamais vu accorder dans un roman de Jane Austen : du temps pour l’amour. Charlotte et Sidney passent un temps démesuré à converser dans Sanditon, à échanger, à se taquiner. C’est tout bonnement anormal, et une faction de bonnes mœurs armée jusqu’aux dents les auraient arrêté il y a belle lurette dans un autre roman de l’auteure : autant de temps passé en la compagnie de l’un et l’autre aurait du valoir à Charlotte un aller-simple au couvent de Sainte-Ursule. Car de Raison et sentiments à Persuasion, on dévore la ligne qui permet de capter la tension électrique entre héroïne et prétendant. Tout est attente, suspense sociétal, description de menu fretin provincial. Les apartés sont peu fréquents et parfois si nuancés qu’il faut lire entre les espaces pour en saisir la charge sentimentale.

Dans la suite de Sanditon, on se voit pourtant accordé tout ce qui fut restreint par le passé : un effleurement de main plus qu’appuyé avec témoins à l’appui (sexy!), des entretiens renouvelés sur des pages et des pages, tous les amis du prétendant venant accorder leurs hommages à l’héroïne et lui répéter combien le dit-prétendant parle en bien sur elle (so much pour l’atmosphère de mystère), la jeune Miss Brereton confesse out of the blue à Charlotte qu’elle planifie une fugue (sans aucun agenda machiavélique ? improbable), on a également droit à des allers-retours pour les conscient et subsconscient de l’héroïne qui tergiverse tellement sur ses sentiments et ses faiblesses amoureuses qu’on en regrette presque qu’elle soit dotée d’un appareil à penser si c’est pour l’entacher comme ça – et qu’en plus on soit forcé d’en être témoin (vive le mutisme d’une Elinor ou d’une Jane), les dialogues et observations (qui finissent par s’appauvrir de façon aride à mesure que le dénouement approche) manquent de subtilité (les sous-entendus si bien soignés et si peu audibles chez Austen sont là braillés avec un mégaphone orange vif), Sidney Parker fait sa demande en mariage littéralement une minute après avoir rencontré le père de sa dulcinée (l’étiquette, quelqu’un ?) ce que ce dernier lui accorde dans l’instant parce qu’il semble disposer « d’un bon sens et de bonnes manières » (c’est un argument fort, c’est sûr)… Au-delà des caractères finalement mal dépeints des personnages, ces manquements atteignent leur apex avec le mot de fin : Charlotte et Sidney s’installent à Londres, car ce dernier ne peut envisager vivre autre part. Mes cordes vocales s’en sont emmêlées.

Autre aspect rarement vu dans ses précédents ouvrages : la modernité. Autant la guerre a souvent été présente par le biais des compagnies militaires stationnant (Orgueil et préjugés), la Marine (Persuasion)… Mais les sociétés décrites sont souvent très conservatrices : bon ou mauvais jugement, les fortunes bourgeoises sont parvenues. Mais l’énergie insatiable de Sidney Parker, déambulant de tous les côtés, prenant en main le destin de chacun, devient alors un symbole de modernité quand il est découvert par Charlotte que ce dernier investit dans « le gaz, la houille et l’éclairage » : Sidney défend l’entreprise d’éclairer Londres grâce au gaz, et prenait le parti des machines à vapeur avant cela. La modernité est enfin arrivée. Et les manières franches du jeune homme, revues à la lumière de ses engouements formeraient une évolution naturelle des mœurs, que l’Auteure n’aurait jamais incluse, en jeune vieille bigote qu’elle était et qui ne mettait pas un chausson hors de son boudoir.

Il reste que je salue l’effort, qui jusqu’à un certain point, m’a bien réjouie : et l’une de ses inventions, menée d’un tambour battant la mesure à moitié (mais battant tout de même), consiste en une scène pratiquement culte. La façon dont, au détour d’une mise en scène pour piéger la prudence et les bons principes de Charlotte en public, Sidney réussit à introduire une petite boîte à bijoux grotesquement moche dans le logis de la demoiselle, et ce sans éveiller aucun soupçon d’impropreté. Le détour se vaut, qu’on se l’assure, et la curiosité assez titillée pour aller lire du côté des continuations de Juliette Shapiro et Anna Austen Lefroy.

Dammet, Jeanette

(Ma mère) était encore en vie quand mon premier roman, Les oranges ne sont pas les seuls fruits, a été publié en 1985. Il est en partie autobiographique dans le sens où il raconte l’histoire d’une petite fille adoptée par un couple de pentecôtistes. On la destine a être missionnaire. Au lieu de cela, elle tombe amoureuse d’une fille. Catastrophe. La jeune fille quitte la maison, se débrouille pour entrer à Oxford, puis revient chez elle où elle découvre que sa mère s’est bricolé une CB pour diffuser les Évangiles aux païens.

Le roman commence par : “Comme la plupart des gens, j’ai longtemps vécu avec ma mère et mon père. Mon père aimait regarder les combats de catch, ma mère, elle, aimait catcher.”

J’ai lutté à mains nues quasiment toute ma vie. Dans ce genre de combat, le vainqueur est celui qui frappe le plus fort. Ayant été battue dans mon enfance, j’ai appris très tôt à ne pas pleurer. Si je passais une nuit enfermée dehors, je m’asseyais sur le pas de la porte jusqu’à l’arrivée du laitier, je buvais les deux pintes qu’il nous livrait, abandonnais là les bouteilles vides pour faire enrager ma mère et partais à l’école.

Il faut bien reconnaître qu’un titre finement dessiné voit déjà une partie du labeur achevée : s’il tinte, s’il est original, s’il accroche au tissu, alors il aura grandement ses chances de se glisser jusqu’à nous. Avec le dépôt légal, on pourrait arguer qu’il est devenu malaisé de sécuriser le périmètre de l’originalité quand la terre a été maintes et maintes fois déjà retournée : car quoi qu’on en dise, on pourrait venir à bout des titres. D’aucun dira que lorsque la langue évolue, ce sont les possibilités qui se démultiplient, mais tout de même. Quand je vois que certains titres ont déjà été trouvés par quelqu’un d’autre que moi, ça me file le bourdon et l’envie de piétiner mes orteils.

Qu’est-ce qui fait un bon titre ? Il y a quelque chose de classique qui s’en dégage instantanément. Évidemment, tous les dits classiques trichent, car intronisés par les pavillons du Temps, on ne peut vraiment plus leur trouver de dissonance qu’ils méritent au fond peut-être. Mais quand surgissent de la modernité des phénomènes de belle tournure, on ne peut s’empêcher d’être marqué, comme avec De battre mon coeur s’est arrêté, ou plus escroc comme Le quatrième morceau de la femme coupée en deux. Il y a aussi l’amusant Comment voyager avec un saumon et l’abasourdi Parfois les ennuis mettent un chapeau

Quand j’ai vu pour la première fois les affiches de promotion de Why be happy when you could be normal tapissant les sous-terrains londoniens, l’effet de frappe a été immédiat : la matraque commerciale était magistralement secondée par une auteure reconnue, mais surtout un titre pimpant, qui intrigue et s’imprime à la seconde où les yeux s’y sont attardés. Assez pour cette histoire, mais l’impact me semble d’ordinaire ardu à obtenir et le sens de la formule un eldorado souvent difficile à cartographier.

The Hopi, an Indian tribe, have a language as sophisticated as ours, but no tenses for past, present and future. The division does not exist. What does this say about time?

Ma première rencontre avec l’oeuvre de Jeanette Winterson a eu lieu à l’automne 2010, dans un cadre que j’attrapais au vol après mon excursion au pays de la nuit toujours alerte. Je découvrais Sexing the Cherry (Le sexe des cerises) et mes neurones bien râpés s’en trouvèrent plus amochés encore. C’était une lecture de celles qui laissent pantois, mi-figue mi-raisin, de celles que l’on perçoit mais que l’on n’appréhende pas réellement. Pleine de symbolique et d’éléments historiques, folkloriques, relig-hics, mixés avec mysticisme, et révélés par une structure narrative des moins évidentes. Le roman (?) enchevêtrait deux fils narratifs, l’un continu (enfin…) et l’autre pas, l’histoire de Jourdain et ses ponctuations ananas-gribouilles, tandis que de courts contes, incartades revisitant ceux que l’on connait depuis la nuit des temps, s’invitaient dans la narration, étrangers à Jourdain et sans lien apparent avec sa quête de banane à l’époque puritaine. Voyez plutôt comment Libération s’en sort pas mieux. En définitive, c’était une oeuvre qui avait quelque chose de fulgurant, mais dont la résistance m’a fait geindre : à la lumière de Pourquoi être heureux quand on peut être normal, il y a alors la possibilité soulevée d’en mieux saisir les enjeux et références, et une nouvelle lecture se profile, cette fois gratifiante, sans la teinte des zones d’obscurité qui perdurent. C’est, amis des lettres renouvelées, une lecture qui s’impose.

C’est un tout autre effet que ses quelques mémoires m’ont fait, puisque ce sont des contours bienhumains que Winterson s’applique à revivifier, comme si elle remplissait d’incessants coups de crayons une surface cabossée pour en faire ressortir les marques invisibles. Dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal, elle entreprend de retracer ce qui a été fondateur dans la construction de son caractère, et revient avec largesse sur le monstre tentaculaire de sa vie : sa mère adoptive. À sa sortie, le livre avait été mis en parallèle avec les mémoires graphiques d’Alison Bechdel, auteure elle-aussi infiniment travaillée par la figure maternelle, source de tant de frustrations élémentaires. Il faut reconnaître que Winterson n’a pas eu l’enfance la plus typique : laissée au soin d’une agence d’adoption par sa mère, Janet – renommée Jeanette – est recueillie par un couple de pentecôtistes convertis sur le tard, qui ne peuvent, ne veulent… pas avoir d’enfant. Cette adoption marque le début d’une vie proche de l’infernal, qui va forger un caractère fort, une identité sexuelle, sociale et artistique.

Mrs Winterson était magnifiquement blessée, comme une martyre du Moyen Âge, le corps entaillé, se vidant de son sang pour Jésus, et tout le monde a pu la voir porter sa croix. La vie n’avait de sens que dans la souffrance. Si vous lui aviez demandé : “Pourquoi sommes-nous sur terre ?” Elle aurait répondu : “Pour souffrir.”
Après tout, notre passage sur terre, en tant qu’antichambre de la Fin des Temps, ne peut être qu’une succession de pertes.

(…) Son fatalisme était si puissant. Mrs Winterson était son propre trou noir qui engloutissait toute la lumière. Elle était constituée de matière noire et sa force était invisible, imperceptible si ce n’est dans ses effets.

Élevée dans une petite ville industrielle proche de Manchester, l’auteure revient sur la terreur avec laquelle sa mère a régné sur son enfance : une mère dure, dont le quotidien cimenté d’interdits, est un empêchement et une lutte de chaque instant contre celui de sa fille, diamétralement opposée, éprise de liberté et de revendications constantes. Les livres, les amis, les divertissements sont proscrits : “le problème avec la littérature, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il y a à l’intérieur avant qu’il ne soit trop tard…“. On la croirait sortie d’un autre temps. La petite fille passe des nuits entières, enfermée dehors, alors que son père travaille à l’usine et que sa mère refuse de la laisser entrer, pour la punir d’un méfait. Mère austère, sévère, ayant repoussé toute sexualité hors de sa vie, incapable de mots d’amour envers une fille qu’elle ne parait pas pouvoir aimer de ses différences. Jeanette se voit répéter tout du long de son enfance qu’elle est l’enfant du diable, qu’elle n’aurait jamais dû atterrir dans leur foyer, qu’elle est mauvaise. Les scènes relatées sont dures, de ces vacances auxquelles la petite fille ne participe pas et qui se voit refuser l’entrée de sa propre maison pendant que ses parents sont partis – vouée à dormir dans la rue – empêchée par son propre oncle de rentrer par effraction chez elle, et menacée d’un coup de fusil si elle s’obstine. Les sentences et les sermons rythment le défilement des heures et des jours, les lieux de la maison en sont habités. Cette violence dévote touche un point culminant lorsque la mère fait subir à sa fille un exorcisme par les anciens pour que le Diable (aka. son homosexualité) se retire d’elle et la remette dans le droit chemin : la jeune fille est battue, affamée, épuisée, harcelée. Il faut qu’elle reconnaisse sa faute, avoue son égarement, afin qu’ils puissent la ramener à eux. Mais Winterson semble dotée d’une force de volonté crue et intraitable, et ne se laisse jamais défaire lorsqu’il lui semble être la visée d’une injustice.

L’écrivaine relate sans pitié et sans apitoiement les cruels événements que traversèrent son enfance et son adolescence : ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Dans le cas de Winterson, ce qui ne vous tue pas vous rend, tout simplement, tout solidement. Jamais elle n’a cessé de vouloir se battre pour obtenir gain de cause, jamais elle n’a baissé la tête, jamais elle n’a voulu arrêté de désirer. Winterson se décrit comme une personne habitée par la quête du bonheur, d’une lucidité sans tâche, d’une volonté rompue. C’est la dureté, la violence, la maltraitance verbale et psychologique de sa mère qui l’a amenée où elle se trouve depuis, une place qu’elle n’échangerait pour rien au monde, une montée en adulte qu’elle ne troquerait jamais non plus. Car désirer une enfance plus acidulée, plus normalisée, plus équilibrée, cela reviendrait peut-être à ne pas s’être construite avec autant de certitude.

En naissant, je suis devenue le coin visible d’une carte pliée. La carte offre plus d’un itinéraire. Plus d’une destination. La carte, ce moi qui se déplie, ne conduit nulle part en particulier. La flèche qui indique VOUS ÊTES ICI est votre première coordonnée. Il y a bien des choses qu’on ne peut changer quand on est enfant. Mais on peut au moins faire son sac en prévision du voyage…

Grandissant dans cette petite ville de la classe ouvrière, c’est également tout un pan de pays qu’elle évoque dans ces mémoires : une lampe de poche accrochée à un fil dans une cabane au fond du jardin, fait office de cabinet de toilettes. La paye arrive chaque semaine, en liquide, et ses parents n’auront jamais, au cours de leur vie, à l’image du voisinage, possédé de compte en banque. L’argent tombe, est dépensé, vient à manquer, et tombe à nouveau. Dans ces villes défavorisées, on apprend qu’il y a encore vingt-trente ans, la messe était délivrée en vieil anglais (King James Bible, la version de 1611). Une aubaine, nous dit-elle, car dans ce pays peu lettré, le seul véritable accès à la culture était oral, la mémoire des gens éléphantesque, et ce vieil anglais de messe permettait un apprentissage des plus aisés de tout un pan de la littérature classique, la langue shakespearienne ne posant aucune difficulté de compréhension pour des gens élevés dans une langue similaire. Les choses ont changé depuis, la province de Manchester a vu ses églises modernisées, et cette tradition orale disparaître comme une trainée de poudre. Dans un même ordre d’idée, elle rappelle que la bibliothèque municipale a été un lieu de retraite fondamental pour les gens du pays qui n’avaient aucun moyen de se créer un patrimoine culturel personnel : c’est là que, dans le secret le plus sourd, elle entreprend de lire, un par un et par ordre alphabétique, tous les livres disposés sur l’étagère littérature anglaise.

De cette élévation par elle-même, Winterson tire tout son orgueil : car, levant le camp à 16 ans du chez-elle qui ne le fut jamais, elle part s’installer dans une petite voiture où elle sommeille, s’alimente et travaille, avant d’être accueillie dans une minuscule chambre proposée par une enseignante austère et juste, qui constatant son appétit brut pour les lettres, la fait suivre une préparation au concours d’entrée d’Oxford. Après avoir réussi l’épreuve écrite, elle rate son entretien, mais persévère au point d’obtenir un rendez-vous avec un recteur qui finit par lui proposer une place au sein de l’un des nouveaux collèges – à titre expérimental. La diabolique self-taught engeance ouvrière se voit ouvrir les portes de l’université la plus prestigieuse d’Angleterre : l’orgueil en ferait bouffir plus de mille. Malgré cela, les pieds demeurent platement plantés sur terre : elle est le cobaye de la frange défavorisée, tandis que sa comparse et immédiate amie se trouve être l’expérience noire. La classe ne comptant pas plus de quatre femmes, la chose est scellée : autant dire qu’il ne faudra pas en attendre beaucoup du cadre universitaire en ce qui les concerne. Mais qu’à cela ne tienne : les voilà connectées à l’un des réseaux littéraires les plus vastes qu’il soit. L’étude et la connaissance occupent enfin légitimement la place centrale qui leur est due.

Du coup, quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu’elle est optionnelle, qu’elle s’adresse aux classes moyennes instruites, ou qu’elle ne devrait pas être étudiée à l’école parce qu’elle n’est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l’on entend sur la poésie et la place qu’elle occupe dans notre vie, j’imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d’un langage difficile – et c’est ce qu’offre la poésie. C’est ce que propose la littérature – un langage assez puissant pour la décrire. Ce n’est pas un lieu où se cacher. C’est un lieu de découverte.

La littérature a tout donné à Jeanette Winterson, elle s’y refuge sans discontinuer. Elle l’a approchée de la plus merveilleuse façon qui soit : sans précédence, sans hiérarchie, sans préférence autre que sa propre appréciation. Elle les apprend par coeur, en commençant par la lettre A et en essayant de terminer par la lettre Z, tout en faisant quelques tous petits détours par la poésie (T.S. Eliot) et l’humour (la beauté du classement en bibliothèque) (Gertrude Stein) ; elle happe des textes qui l’occupent tout depuis. Des textes et des impressions dans lesquels je me retrouve : L’autobiographie de Alice B. Toklas, dont la ligne tracée entre la fiction et le vie est si floue et si là, Katherine Mansfield dont les nouvelles ne pouvaient pas être plus éloignées de l’existence qu’elle menait (mais voilà bien un but – sinon l’unique – de la littérature), Emily Dickinson et Andrew Marvell se hissent jusque son tourment de vie, tandis que Mrs Oliphant en prend pour son grade et que Nabokov lui déplait… Un jour que Jeanette n’a pas rangé correctement l’un de ses trésors qu’elle dissimule sous son matelas (Women in Love, de D. H. Lawrence : comme elle le dit elle-même, “mauvaise pioche”…), sa mère découvre des dizaines d’ouvrages accumulés méthodiquement par la gamine, rangés précieusement afin d’échapper à la vue assassine de ce titan adoptif. Attention violence. Dans un accès de folie qui semble dans la droite lignée de beaucoup de réactions de Mrs Winterson, les livres sont démembrés, un à un, par cette furie maternelle qui entreprend de les brûler jusqu’aux cendres dans l’arrière-cour.

Je les ai regardés flamber et flamber et je me souviens de la chaleur qu’ils dégageaient, de la lumière vive sur la nuit de janvier saturnienne et glaciale. Pour moi, les livres ont toujours représenté la lumière et la chaleur.
Je leur avais confectionné des couvertures en plastique parce qu’ils étaient précieux. Et voilà qu’ils partaient en fumée.
Le lendemain matin, la cour et l’allée étaient jonchés de bouts de texte. Des puzzles calcinés de livres. J’ai ramassé quelques-uns de ces morceaux.
C’est sans doute pour cette raison que j’écris comme je le fais – amassant des bribes, incertaine de la continuité du récit. Que dit Eliot ? Je veux de ces fragments étayer mes ruines…

On se construit soi-même, on ne peut compter que sur soi-même. Voilà l’un des enseignements les plus basiques qu’acquiert Winterson, qu’elle acquiert bien et durablement. Au point de constater quelques dysfonctionnements tardifs : difficile de penser pouvoir véritablement être aimée. En réalité, cette solitude formatrice a à la fois créé un besoin vital d’espace personnel, rendu la notion de vie commune un fardeau dans son application quotidienne, et semé quelque part un grain de folie et de violence. Une enfant qui a toujours du se défendre de ses poings, dans la rue, à l’école et à la maison, a construit une adulte battante, dont la violence flotte entre deux eaux.

Autrefois, j’abritais une colère si énorme qu’elle aurait pu remplir n’importe quelle maison. Parfois, et même souvent, une part de nous est à la fois instable et puissante – comme cette colère noire capable de vous tuer en même temps que d’autres et qui menace de tout engloutir. Nous ne pouvons négocier avec cette part puissante mais enragée de notre être qu’après lui avoir appris de meilleures manières. Il n’est pas question de refoulement, mais de trouver le bon réceptacle.

Sa violence est revendiquée comme une part d’elle-même, une violence qui se fait chair. Dans les moments de sa vie où la frustration s’est élevée, où l’injustice s’est faite sentir, c’est de violence que son corps s’est fait l’écho, de pulsion physique et non de réflexion pesée : je me reconnais complètement dans ce portrait réactiviste. Lorsque la colère gronde en soi, que l’on sait sa violence être un remède de l’instant auquel on peut faire appel, la conscience de ses limites s’érige parallèlement à la pensée du bien fondé d’un tel moyen. Car la violence permet l’absence temporaire de crainte et prévient la paralysie. Ceux qui ont été agressés le savent : penser la peur, c’est être enfermé dans son corps. Freiner cette pensée et laisser son corps déborder, c’est se donner les moyens de défense, qui peuvent tout aussi bien provoquer ou accélérer une répartie fatale. Je sais combien mon sang est chaud, et combien je me situe dans l’entre-deux, le calme de l’air qui se soulève, et la marée qui déborde et rafle les passagers de la grève. Encore hier une colère sourde était prête à gronder auprès d’inconnus, apprêtée à fuser avec force, s’il n’y avait pas de retenue en marge de mon propre contour. J’en ressens donc une compréhension infinie, tout en sachant ce remède ancré dans quelque construction du moi qui a eu à répondre avec violence à la violence pour l’écraser.

Les marques sont là, des zébrures saillantes. Lisez-les. Lisez ces blessures. Récrivez-les. Récrivez ces blessures.
C’est pour cette raison que je suis écrivain – je ne dis pas que j’ai “décidé” de l’être ou que je le suis “devenue”. Ce n’est pas un acte volontaire ni même un choix conscient. Pour éviter la trame serrée du récit de Mrs Winterson, je devais être capable de faire mon propre récit. Mi-réalité, mi-fiction, voilà les ingrédients qui composent une vie.

J’ai souvent pensé – et je pense toujours, avec néanmoins de nombreuses nuances, contradictions – que l’on se forge. Aux gens répugnant à accorder une petite claque à leur progéniture, j’ai toujours renvoyé l’opinion qu’une petite claque ne tue pas et rendra la peau un peu plus solide. Ce fut mon cas. Pourtant, force est de reconnaître que les généralités dans ces affaires sont risquées (comme dans toutes) et qu’impliquer que la violence déclenche une résistance salutaire est s’oublier dans les échecs de la pédagogie. Mais la force d’une telle pensée est que ce qui compte véritablement, est ce que l’on souhaite faire de soi-même, et ne pas songer que l’on puisse être déterminé pour de bon. Qu’une petite claque ne fera pas de moi une personne violente avec autrui. Que la violence a apporté une matière par la suite complètement transformée en une énergie double. Qu’elle bout, remplit des veines qui se déversent en courants de prescience. De même que j’ai longtemps cru qu’on se bâtissait de part en part, Winterson ne croit pas à ces histoires de gêne de l’homosexualité. La première fois que j’avais entendu cette histoire, j’ai frémi de colère. Qu’allait-on encore chercher dans la biologie pour porter bannière à la première idéologie qui passera par là ? La lecture découverte de Élisabeth Badinter m’avait fait prendre en grippe ce sens de l’inné que je n’avais jamais particulièrement affectionné, toute amourachée que j’étais avec l’idée du tout-possible, du libre arbitre. Depuis lors, ma pensée s’est arrondie, et ce gêne de l’homosexualité ne me parait plus aussi fantasque. Je continue malgré tout de souhaiter conserver “la narration ouverte” dont Winterson fait volontiers la pierre d’achoppement de l’ensemble de son oeuvre.

Pour moi qui suis fascinée par les questions d’identité, la définition de soi, ces livres ont été cruciaux. Se lire soi-même comme une fiction autant que comme un fait est le seul moyen de garder la narration ouverte – le seul moyen d’empêcher le récit de prendre la tangente sous l’effet de son propre rythme, souvent vers une conclusion dont personne ne veut.

Cela n’a jamais été une question de biologie, d’acquis ou d’inné.

Parmi les obsessions de l’écriture wintersonienne (allez on y va), il y a le corps, l’identité, et puis le temps. Celui qui aura déjà été introduit à son univers (Les oranges ne sont pas les seuls fruits, La passion, Le sexe des cerises, Powerbook, Écrits sur le corps…) saura qu’il regorge de références à tel point qu’il est malaisé – parfois – de comprendre de quoi est monté son propos. Tant d’interprétations sont possibles, les légendes arthuriennes se mêlent aux épisodes bibliques, eux-mêmes entrecroisés de canevas littéraires et historiques, allant de Shakespeare à la psychanalyse. Pourquoi être heureux quand on peut être normal offre une lecture de l’oeuvre de Jeanette Winterson en proposant une première explication de l’origine de ces références, une appréhension de ses thèmes obsessionnels liés à sa biographie, son guide d’utilisation de ces épopées :

Les histoires d’Arthur, de Lancelot et de Guenièvre, de Merlin, de Camelot et de la quête du Graal se sont arrimées à moi telle la molécule manquante d’un composé chimique. J’ai retravaillé le cycle arthurien toute ma vie. Il contient des récit de perte, de loyauté, d’échec, de reconnaissance, de seconde chance. Plus tard, quand j’ai connu des phases difficiles dans mon travail, que j’ai senti que j’avais perdu ou m’étais détournée de quelque chose sans même pouvoir l’identifier, l’histoire de Perceval me redonnait espoir. Peut-être y aurait-il une seconde chance…
En fait, nous avons droit à plus que deux chances – beaucoup plus. Avec mes cinquante années d’expérience, je sais à présent que le va-et-vient entre trouver/perdre, oublier/se souvenir, quitter/retrouver, est incessant. L’existence n’est qu’une question de seconde chance et tant que nous serons en vie, jusqu’à la fin, il restera toujours une autre chance.

Au final, le récit autobiographique de Jeanette Winterson, retracer le cheminement d’une des mères et retrouver la trace de la seconde, offre bien plus qu’une clef pour accéder au degré zéro de son écriture. C’est un livre drôle, qui traite du terrible avec l’humeur souvent détachée de celle qui se tire vers le haut sans s’appesantir sur le bas. Le récit de celle qui s’initie à l’écrit, qui dramatise et détraumatise, dont la plume est d’une légèreté indéterminée. Un fabuleux pragmatisme doté d’une géniale carrure.

La monnaie de la pièce

Il parait juste de dire de Virginia Woolf qu’elle est une auteure prolifique du XXe siècle.

À la lumière de la parution de ses journaux, d’une densité impressionnante, on mesure combien l’écriture était plus qu’un besoin, une occupation, un métier. Un remède. C’était aussi une stricte discipline, à laquelle elle s’est adonnée chaque jour de sa vie, avec une attention et une rigueur inflexibles. Auteure de romans, d’essais, de pièces de théâtre, de parodies, d’articles, de poésie (ou bien ?), on l’associe plus précisément à ce courant moderniste qu’elle pava, le désarçonnant stream of consciousness, qui vise à rendre la complexité d’un personnage pensant, à en tisser une toile intérieure. Ma première rencontre avec Woolf fut une occasion manquée : traversant une période de curiosité genresque, je lisais Orlando au même moment où je m’intéressais à Herculine Barbin. Sans mise en garde quant à la teneur et la tenue du livre de Woolf, je me perdais dans les méandres des pages sans saisir véritablement les enjeux narratifs, uniquement déçue par l’approche du sujet, jugée trop peu littérale et bien trop littéraire à mon goût.

Quelques années ont depuis permis à l’eau de s’écouler sous les bâtisses, de surélever les berges et de rincer les façades. Je me suis passionnée pour le personnage, dont la modernité, la productivité et la perspicacité  ont happé mes premières incompréhensions, et me suis finalement plongée dans ses traductions (disons-le d’emblée), pour m’apercevoir combien ses écrits différaient les uns des autres.


A Room of One’s Own
(Une pièce bien à soi, traduction d’Elise Argaud) est paru en 1929.  On y écoute une Virginia Woolf placidement virulente, répondre à la demande universitaire de donner une conférence devant deux collèges féminins de Cambridge, sur le thème des Femmes et de la Fiction. Woolf y répond à sa manière à elle : non pas en délivrant un discours conventionnel et démonstratif dans son sens universitaire, mais en faisant émerger les enjeux d’une telle question et en proposant la méthode du flux de conscience. Suivant et retraçant les moindres pas que sa réflexion emboîte en s’appesantissant sur la question, elle emporte avec elle ses auditeurs dans ses déambulations géographiques et temporelles (et non pas juste dans ses connections sémiologiques), démontrant ainsi l’importance de re-contextualiser pour intellectualiser.

Une pièce bien à soi propose de suivre Virginia Woolf dans sa réflexion, alors qu’elle tente de répondre aux attentes de ses commanditaires, qu’elle arpente les campus, la ville, le musée et la bibliothèque, et de saisir le rapport existant entre les femmes et la fiction. À cette conférence, elle donne une forme formidable : elle crée de la fiction féminine en même temps qu’elle en discourt et en fait émerger des motifs. De cette “conférence”, on a plutôt retenu sa fameuse invention d’une soeur à Shakespeare, pure création pour montrer que jamais le génie de Judith (eut-elle existé) n’aurait pu s’épanouir au XVIe siècle, et que son lot fatal aurait été purement et simplement… la folie.

L’exclusion

Je repensai à l’orgue tonitruant dans l’église et aux portes closes de la bibliothèque – je me dis que s’il était franchement désagréable d’être mise dehors, il était peut-être encore pire d’être enfermé dedans ; et, considérant la sécurité et la prospérité d’un sexe comparées à l’insécurité et à la pauvreté de l’autre, ainsi qu’à l’effet de la tradition ou de l’absence de tradition sur l’esprit d’un écrivain, j’en conclus qu’il était temps de rouler la peau fripée de cette journée, avec ses raisonnements et ses impressions, ses colères et ses éclats de rire, et de la jeter dans les broussailles.

Voilà bien là le sens de l’humour de Virginia Woolf, un humour flegmatique, aux abords froids et distancieux, au maintien bien droit. Après avoir passé la journée à arpenter les abords de célèbres collèges fermés aux pupilles féminines, être allée et venue dans le temps, après avoir brisé des conventions, Woolf achève son trajet dans le salon d’une certaine Mary Seton, à décrire son chez elle et imaginer quelle parentes l’ont précédée…

Ce premier chapitre prend donc la forme, à l’image d’un acte tragique, d’un jour unique, se dépliant dans un espace limité, Oxbridge. Pour illustrer l’exclusion que les femmes subirent de la part de l’université, l’écrivain se promène et se repose à l’extérieur de l’enceinte, pour signaler que sa réflexion de femme n’a pu naitre qu’en son deçà. Invitée à entrer (mais l’est-elle ? cette séquence a quelque chose d’un songe), elle assiste à deux repas : un déjeuner et un dîner. Elle s’y décide alors, contrairement aux us littéraires, de décrire très en détails, la teneur du repas qui se trouve devant elle ; puis, en dépit de la simplicité et de sa frugalité, elle décide d’en faire de même avec le dîner.

Un mouvement dans le temps s’exécute, elle ne cesse d’aller et venir en toute liberté. C’est l’automne. La journée s’éteint.

Qui est cette figure de Mary Seton, que l’Histoire réclame en dame de compagnie de Mary Stuart ? Et lorsque Virginia Woolf se crée un personnage, “Mary Beton”, y a-t-il une référence au prétendant rejeté de cette première, Internet voulant bien délivrer de maigres informations sur son compte, dont une solide propension au célibat qui fit comme victime, l’amouraché (ou non) Andrew Beaton ? Woolf nous demande d’élaborer sur son parcours et ses liens, qui pris dans leur sens le plus littéral, nous résistent avec force.

L’un des grands avantages d’être femme, c’est de pouvoir passer devant une négresse même très belle sans vouloir en faire une Anglaise.

Déconnons pas, Woolf a clairement l’art de vous foutre une audience mal à l’aise.

Rappel de quelques éléments biographiques : Virginia avait été empêchée d’aller à l’université, que les demoiselles étaient galamment priées de ne pas pénétrer, et avait du se résoudre à lorgner sur le parcours de ses frères. Son père lui a pourtant ouvert sa grande bibliothèque dès son plus jeune âge, et elle s’est donc éduquée par elle-même, ayant accès à absolument tout son contenu sans qu’il n’y regarde, de près ou de loin. Autant dire que ça forge un esprit libre (la bibliothèque familiale était connue pour sa richesse). C’est donc une affaire assez incongrue et importante, que d’avoir ce petit bout de femme parler aux jeunes étudiants de l’université, quand elle-même en fut exclue. Elle remet à leur place ces hommes qui en décidèrent ainsi, qui à leur gré, tandis que le vent de la modernité tourne, l’invitent à intervenir auprès d’étudiantes, uniquement pimprenelles de leur état académique. Virginia Woolf est définitivement moderne, et Une pièce bien à soi est une véritable gifle adressée aux messieurs de l’université, à tous les patriarches résistant à l’avancée des femmes dans des corps de métiers. Qu’attendaient-ils d’elle en lui demandant un topo sur les femmes et la fiction ? Elle leur répond d’une pichenette bien placée, renvoyant l’image présente de ceux qui ont tant résisté à leur introduction académique, cette élite d’Oxbridge, leurs ancêtres – dont ils ont poursuit ou poursuivent encore les traditions. Ceux qui empêchèrent les femmes d’avoir leur plume à dire, qui la contraignirent dans le présent à ne rien pouvoir exhumer de féminin et de fiction avant un certain âge. Et de trouver, là encore, des limitations à ses trouvailles.

Où sont les femmes ?

Woolf inaugure un nouveau jour, à Londres cette fois. Direction : le British Museum, où la vérité scientifique doit pouvoir se trouver. En chemin, elle s’attarde pour rapporter le tableau de l’effervescence qui l’entoure, broder la situation de ce simple périple : un pinceau minutieux ? L’art digressif ? Le flux de conscience ? Chaque détail de son parcours compte, comme autant de points de croix littéraires, dont la texture est le clef-de-voûte de sa réflexion. Sa quête avant d’être spirituelle est une quête des habitants, des lieux, des temps. Ou si elle ne la précède, du moins en est-elle indissociable.

Au British Museum, un constat s’impose : un nombre conséquent de livres sur les femmes ont été écrits par des hommes. Étonnement. Et le mouvement inverse ne semble pas tout à fait vrai. Woolf s’interroge, et examine avec attention les intitulés de ces livres : ils sont, dans leur majorité, prescriptifs. Non d’une flûte. Il y a là un panel de livres moraux, critiques, scientifiques, et beaucoup avec pour objectif de prouver l’infériorité naturelle de la femme. L’errante en ressent de la colère, en même temps qu’elle absorbe la colère des auteurs de ces textes. Pourquoi tant de haine, pourquoi ce souci de prouver l’incapacité généralisée de toute une frange de la population ? Sa réflexion l’amène à penser qu’il y a là une crainte de perdre du terrain sur le pouvoir d’influence que s’est octroyé la gente masculine à la sueur de la dure machette de l’Histoire.

Peut-être bien que lorsque le professeur insiste un peu trop sur l’infériorité des femmes, ce n’est pas tant cela qui le préoccupe que sa propre supériorité. (…) Plus que tout, peut-être, tant nous sommes des êtres d’illusion, (la vie) demande de la confiance en soi. Sans cette confiance, nous ne sommes plus que des nourrissons au berceau. Mais comment faire naître très rapidement cette qualité impondérable, pourtant si précieuse ? En pensant que d’autres personnes nous sont inférieures.

Mais ses pensées sont interrompues par une addition qu’elle doit régler. Elle décampe vers une autre route : l’argent. Observant son porte-monnaie d’où elle tire par miracle des billets de dix shillings, elle songe à sa tante, Mary Beton, qui lui a laissé un héritage. Une histoire fausse. Une histoire vraie. L’anecdote fait irruption et disparait aussitôt, pour laisser la trace du squelette sur lequel repose l’essai.

… Je songeai que le changement de caractère produit par un revenu fixe était bien remarquable. Aucune force au monde ne peut m’enlever mes cinq cent livres de rente. (…) Ainsi s’évanouissent non pas simplement l’effort et la peine, mais aussi la haine et le ressentiment? Je n’ai plus besoin de haïr un homme, car aucun ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter aucun homme, car aucun ne peut rien m’apporter. Alors, insensiblement, je me suis mise à adopter une attitude nouvelle envers l’autre moitié de l’humanité. Il était absurde de condamner une classe ou un sexe tout entier. Une grande masse d’individus n’est jamais responsable de ses actes, car ceux-là sont mus par des instincts qui leur échappent.

Retournant vers chez elle, près du fleuve, elle décrit la vie casanière de sa petite rue. Et prévoit que dans cent ans, la condition des femme aura radicalement changé, tandis que les barrières se seront effondrées pour la majorité d’entre elles.

Tout cela peut arriver dès lors que la féminité cesse d’être un métier protégé.

History vs. Herstory

Les lieux changent, la réflexion se poursuit : c’est le foyer qui l’habite à présent.

Il vaudrait mieux tirer les rideaux, chasser de son esprit les distractions, allumer la lampe, réduire son champ d’investigation et interroger l’historien, qui consigne non les opinions mais les faits, pour savoir quelles furent les conditions de vie des femmes, non pas de tout temps, mais en Angleterre, disons à l’époque d’Elisabeth.

Ce déplacement n’est pas anodin : ce qui l’interpelle avant tout, est ce vide dans l’histoire littéraire, d’auteures de sonnets et de pièces de théâtre, d’oeuvres marquantes, voire d’oeuvres tout court. Quand les hommes, de leur côté, ont été si prolifiques, uniques à produire des textes sources. L’Histoire lui apprend que le sort des femmes n’était pas de leur ressort : manquant de liberté, d’autonomie, elles étaient louées pour leur discrétion et leur obéissance. Ah… Mais pourtant, Wolf ne peut s’empêcher de constater que nombre d’héroïnes de l’époque ont marqué leur ère et toutes les suivantes : Antigone, Cléopâtre, Phèdre, Lady McBeth, Roxanne, Hermione, Bérénice ou Andromaque… et plus tard Emma Bovary, Anna Karénine, Clarisse.

Mais de l’Histoire, les femmes sont un peu absentes. Mises à part Elisabeth et Mary Stuart, on ne sait pas grand chose du déroulement de leurs journées en général, encore moins de leur implication dans les grands faits de l’H. Elles semblent avoir doucereusement somnolé lors des Croisades, s’être pâmées lors de l’édification de l’Université et la Guerre de Cent Ans, avoir langui pendant la Guerre des Roses, la Renaissance ou la Dissolution des Monastères. Présentes dans l’absence (certes, mentionnons les nombreuses compagnes d’Henry VIII dont Boleyn qui pava sa route vers le schisme et la dissolution.)

Se demandant bien pourquoi aucune femme n’a écrit d’oeuvre marquante à l’ère Elisabéthaine (il est vrai que le XXe siècle a fouillé l’histoire pour la re-visiter, et on a depuis exhumé les Journaux privés de Elisabeth I pour leur reconnaître une incontestable valeur, littéraire et historique. Néanmoins, ces journaux étant tenus de manière privée, et au vu du statut exceptionnel d’Elisabeth, on ne peut donc tenir cet exemple comme valeur de contre-argument), voilà qu’elle fait jaillir de son imagination les traits d’une soeur, fictive, de Shakespeare, qui aurait eu, à son exemple, droit aux petits avantages financiers de l’héritage familial, génétique (un esprit de génie) et des aspirations similaires. Inutile de préciser que Judith bute tout au long de son chemin dans des embûches d’envergure, finit cinglée et pour ne rien gâcher, se suicide par une nuit d’hiver et se trouve enterrée à quelque carrefour où font halte les omnibus devant l’arrêt Elephant-and-Castle. Pour ceux qui ne sont jamais allés à Londres, précisons qu’Elephant-and-Castle est un recoin glauque et à l’architecture fortement rebutante : l’endroit a même remporté la palme du lieu le plus moche de Londres, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Judith, pour combler le tout, est donc ensevelie sous l’arrêt de bus le plus laid d’Europe : ça donne envie.

Woolf n’exclut bien entendu pas ces petites exceptions, qui varient d’un siècle à l’autre, et rappelle l’existence muette et terne de Jane Austen ou d’une folle et erratique Emily Brontë. Reste qu’il s’agit bien là du XIXème siècle, et Woolf est bien en peine de découvrir dans sa bibliothèque, des auteures antérieures au tournant du XVIIIe siècle, si sporadiques soient-elles.

Revenant sur les circonstances matérielles nécessaires à l’élaboration d’une oeuvre, le fantôme tuberculeux de Keats est convié à la charmante procession lorsqu’il s’agit de parler des auteurs sur lesquels tous les malheurs tombèrent. Pourtant même ce dernier, malgré son sort funeste, avait trouvé un refuge matériel, accueilli par des hommes, protégé sous les toits de ses mécènes, ou de ses protecteurs.

Mais pour les femmes, me dis-je, en regardant les étagères vides, les difficultés étaient infiniment plus redoutables. Tout d’abord, il était hors de question qu’une femme possède une chambre à elle, encore moins une pièce calme ou protégée du bruit.

Le pire était encore d’ordre immatériel. L’indifférence du monde, si pénible à supporter pour Keats, Flaubert et d’autres hommes de génie, se muait dans son cas à elle en de l’hostilité. À elles, le monde ne disait pas comme à eux : “Ecrivez si ça vous chante, cela m’est égal”. Il s’esclaffait : “Écrire ? À quoi bon ?”

L’écriture féminine

La littérature est parsemée de débris d’hommes qui prirent trop à coeur les opinions émises à leur sujet.

Installée chez elle tandis que son regard se porte sur l’étagère, se pose la question de la production féminine et de la raison d’être du roman : pourquoi a-t-il été le genre de prédilection par lequel la fiction féminine s’est exprimée ? Roman, ce sous-genre.

C’est toute la question de la spécificité de l’écriture féminine. Qu’est-ce que l’écriture féminine ? Y a t-il une écriture féminine ? Voilà un point d’interrogation qui martèle, notamment dans les questions de genre, et la forme plutôt que le fond sont souvent des blocages pour apporter des éléments de réponse. Woolf soulève un point important : l’écriture féminine, c’est avant tout écrire sur une expérience féminine, et non son double masculin. Elle entend par là, écrire sur ce que l’on connait, plutôt que la pensée qu’on le devrait, pour suivre une tradition littéraire et s’inscrire en son sein. Mais mimer n’est pas créer, ce n’est qu’honorer. Pour créer une tradition là où il n’en existe pas, il faut partir de soi et non des autres.

Woolf ne trouve pas grand chose avant le XIXe siècle en termes d’écriture féminine à se mettre sous la dent. L’éducation et les astreintes sociales porteuses de préjugés sont à blâmer : l’écriture féminine est alors privée, on la trouve dans les lettres élégantes de Dorothy Osborne, qui jamais ne fut troublée par la pensée d’écrire un livre, se gardant bien de ce ridicule et de l’humiliation fatidique qui sauraient en résulter. Woolf évoque alors le précédent enfin réalisé par Aphra Behn : émergeant de la classe moyenne, voilà la première femme à subsister de ses écrits (moyennant des sacrifices non négligeables pour l’époque). Bien sûr, j’ai en tête les noms que l’histoire du XXe siècle a réhabilités : Maria Edgeworth, Frances Burney, Mary Hays, Mary Wollstonecraft. Mais ont-elles vécu de leur plume ?

D’autres noms surgissent, aux lauriers plus altiers : Emily et Charlotte Brontë, Jane Austen, George Eliot.

Aucun chef-d’oeuvre ne surgit solitaire et unique ; tous sont le produit de nombreuses années de pensée en commun, d’une pensée exercée par la masse du peuple, afin que la voix unique s’appuie sur l’expérience de l’ensemble. Jane Austen aurait dû déposer une couronne sur la tombe de Fanny Burney et George Eliot rendre hommage à l’ombre vigoureuse d’Eliza Carter – la vaillante vieille femme qui attachait une clochette à sa tête de lit pour se réveiller tôt et apprendre le grec.

Pourquoi le roman donc ? Emily Brontë, George Eliot, Charlotte Brontë et Jane Austen sont des figures qui n’ont pas tout à fait leur lot de points en commun. Pourquoi leur “génie” littéraire s’est-il pourtant exprimé par la forme du roman ? Revient alors cette pièce à elles, dont elles ne disposaient pas (trait partagé par cette classe moyenne) et du temps qui ne leur était pas imparti. Pour écrire de la poésie (cf. Dickinson, auto-cloîtrée sa vie entière), du théâtre, il faut du temps et de l’espace. En témoigne le neveu de Jane Austen qui écrivit ses mémoires : lui-même est assujetti à une certaine perplexité quand il considère l’étendue de son oeuvre. Elle ne disposait, avance-t-il, que de très peu de temps à elle… Où a-t-elle trouvé la capacité de filer de tels canevas ?

Et puis, une fois encore, toute la formation littéraire d’une femme au XIXe siècle consistait en une observation des caractères et en l’analyse des émotions. Depuis des siècles, sa sensibilité était éduquée par les influences reçues dans le salon commun. Elle s’y imprégnait des sentiments de chacun ; elle avait sans cesse sous les yeux le spectacle des relations humaines. Par conséquent, lorsque la femme de la classe moyenne se mit à écrire, elle se tourna tout naturellement vers le roman.

Et d’un petit rond de jambe, Woolf soulève à la force d’une démonstration toute naturelle, la prédisposition en ce début de XIXe siècle du roman pour faire émerger une fiction propre à l’expérience féminine ; mais encore une fois, il faut marquer les limites de cette expérience, rattachée à la classe moyenne, puisque la femme laborieuse des villes ou des champs n’est absolument pas représentée dans la peinture de ces romans-ci, et si elle est peinte, c’est d’après observation, et non d’après vécu. Woolf précise que la stature de chacune fait qu’elles avaient été moulées pour d’autres genres : la poésie, le théâtre, l’histoire et les biographies, mais que leur nature ad minima de femmes les conditionna pour verser dans le genre romanesque.

L’intégrité du roman

Elle poursuit sur une comparaison entre Jane Austen et Charlotte Brontë, qui la conduit vers ce qu’elle nomme “l’intégrité du roman” : l’incompréhension de la seconde du génie de la première, et l’échec – en tant que romancière au sens où veut l’entendre Woolf – de la seconde. Charlotte aurait, aux dépens de son histoire et de sa caractérisation, évacué de sa frustration dans son oeuvre, et sa voix se scinderait en autant de commentaires non contrôlés qui voileraient la voix de ses personnages. Il ne faut pas écrire lors d’un accès de rage, mais avec sagesse, dans la placidité de la réflexion. Les répercutions du fait d’être une femme, qui entravaient la vie et les aspirations broyées de Charlotte Brontë, marquèrent certains passages de Jane Eyre.

Le roman, d’après Woolf, est un certain reflet, déformé, simplifié et construit, de la vie. Elle en donne également une description imagée :

Il s’agit d’une structure qui marque l’imagination, organisée autour de cours, en forme de pagode, déployant ses ailes et ses galeries ou ramassée et massive et dotée d’un dôme comme la cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople.

Mais il reste franchement difficile d’évaluer le degré auquel cette micro-tirade est lancée.

Dans le cas du romancier, ce que j’entends par “intégrité”, c’est la conviction qu’il nous donne d’exprimer la vérité.

J’aime qu’elle tienne cette position, mais il faut bien reconnaître que c’est l’exact argument inverse que soutiennent nombre d’autres écrivains. Voir soudainement avec lumière une situation précédemment vécue mais non appréhendée livre au roman une dimension élévatrice (ce genre sordide). Néanmoins, c’est là la force des narrateurs et énonciateurs, de détenir le pouvoir de faire gober n’importe quoi au détour d’une langue bien ourlée, aussi peut-on facilement imaginer ce qu’il y aurait à y décrier. En tout état de cause, si le roman n’a pas même éclairé et laisse un goût inachevé, alors Il a échoué. Râté.

Et effectivement, pour la plupart, les romans échouent quelque part.

Et comme le roman possède cette correspondance avec la vie réelle, les valeurs qu’il porte sont pour une part aussi celles de la vie réelle. Cependant, il est bien évident que les valeurs des femmes diffèrent très souvent de celles forgées par l’autre sexe – c’est tout naturel. Mais les valeurs masculines dominent. Pour le dire crûment, le football et le sport sont “importants”, tandis que le culte de la mode et l’achat de vêtements sont “futiles”. Or ces valeurs passent immanquablement de la vie à la fiction. Tel autre est insignifiant, car il traite des sentiments des femmes au salon.

Et cette différence de valeur demeure. Woolf salue la capacité des femmes écrivains, telles Jane Austen et Emily Brontë, qui ont su ne pas se plier à l’ordonnance des sujets valeureux : elles ont écrit à leur manière, de leur point de vue, non en suivant l’idée générale du public de ce qu’aurait approuvé  l’établissement littéraire. C’est là l’intégrité des auteures d’Emma et des Hauts de Hurlevent.

Ce patrimoine commun qu’elle décrit est prétendu nul pour les femmes écrivains précédemment citées : impossible de se servir de la tradition littéraire à leur portée pour trouver un style à elle, une écriture qui leur corresponde. La tâche est gigantesque, noble, édifiante.

Le poids, le rythme, l’allure d’un esprit d’homme sont trop éloignés des siens pour qu’elle réussisse à lui voler quoi que ce soit de conséquent. L’imitation est trop vaguement ressemblante pour pouvoir être fidèle. La première chose qu’elle découvrir peut-être en prenant la plume fut l’absence de phrase courante à sa disposition.

Ainsi, Thackeray, Dickens ou Balzac avaient chacun trouvé leur voix, leur rythme, leur tonalité bien particuliers, en s’appuyant sur le domaine commun. La réussite de Jane Austen est d’avoir dessiné le contour d’une phrase unique, qui lui corresponde, bien proportionnée et à laquelle elle se tint ensuite avec constance, sans faillir, dans le moindre recoin de ses romans. Le roman, une forme littéraire assez jeune et bien plus flexible que celles rodées, raides et caillées du théâtre ou de la poésie, est donc le choix de prédilection, et presque l’unique choix, qui était à disposition des femmes écrivains en érection.

Apporter sa pierre à l’édifice

La voilà revenant, dans le cinquième chapitre, à l’époque contemporaine, où les auteures féminines occupent les étagères presque autant que leurs collègues masculins.

Elle s’attelle à réinventer le type même de de la conférence : après tout, malgré le fait qu’elle édite et augmente son originelle intervention, elle choisit d’en garder la forme, d’en garder l’adresse. C’est à vous qu’elle parle, vous, et seulement vous : elle joue avec adresse des pré-requis. On lui a spécialement demandé de prodiguer ses sages paroles à des étudiantes du collège ? Elle en profite pour passer derrière l’institution qui l’invite et fait des recommandations de son propre cru, qui ne seront pas émises de ces murs. Elle situe la pièce, parle du rideau derrière lequel elle espère qu’un recteur ne s’est pas caché, ou quelque instance inviteuse qui pourrait grimacer à ses répliques. Elle rappelle constamment que c’est une conférence qui lui a été demandé de délivrer, pour parler des Femmes et de la Fiction. De quoi pourrait-elle parler d’autre, sinon des femmes ? Pourquoi aurait-on invité cette femme romancière, cette moderniste de génie, sinon pour débiter de cette vaste matière ? Elle donne l’illustration même des difficultés dont elle parle pour les passées écrivaines, des silences de l’histoire, du génie enfoui, par sa langue, son rythme, sa tonalité, sa narration, sa virtuosité à offrir de multiples niveaux d’écoute et de lecture : les femmes et la fiction, c’est aussi Virginia Woolf, qui accomplit un formidable tour de force. Elle crée un personnage, de multiples facettes de fiction pour parler de l’imparlé, et parler surtout de la réalité de la fiction féminine. La réalité par la fiction et la fiction par la réalité.

Au travers du personnage (fictif ?) de Mary Carmichael, une auteure de romans dont le style ne semble, à première vue, pas époustouflant, elle écrit à présent d’une époque où la route est pavée, pour les femmes se destinant à l’exercice de l’écrit, où cette vocation n’est plus une marginalité. Elle regarde cette romancière comme la descendante des madame de Winchelsea, Jane Austen, Aphra Behn and & co.

Car les livres se prolongent les uns dans les autres, malgré notre habitude de les juger séparément.

L’écriture, le style, n’a rien de vrombissant. Woolf lui trouve des défauts instantanément. Mais pour mieux juger l’ensemble du livre et de l’écrivain, elle reprend sa lecture du début, avec minutie.

Je lus : “Chloé aimait bien Olivia.” Et je fus frappée tout à coup par la changement majeur que cela faisait surgir. C’était peut-être la première fois en littérature que Chloé aimait Olivia. Cléopâtre n’aimait pas Octavie. (…) J’essayais de me rappeler, dans le cours de mes lectures, le cas de deux femmes présentées comme amies. (tentative dans Dianne de la croisée des chemins) De temps à autre, elles sont mère ou fille. Mais elles apparaissent presque sans exception sous l’angle de leur rapport aux hommes. (…) D’où le côté étrange des personnages féminins, leurs incroyables extrêmes de beauté et d’horreur et leur oscillation entre divine bonté et infernale dépravation – car c’est ainsi que la verrait son amant selon que son amour enfle ou retombe.

Avec une nuance faite pour les romanciers du XIXe siècle, dépeinte avec plus de complexité, dit Woolf, avant de s’épancher un moment avec emphase sur la difficulté de capturer l’esprit et le caractère d’une femme.

Là, cependant, nous commençons à diverger :

Cette puissance créatrice (cf. des femmes) n’a pourtant absolument rien à voir avec celle de l’homme. Il faut donc en conclure qu’il serait vraiment dommage d’empêcher son déploiement ou de la gaspiller (…). Il serait vraiment dommage que les femmes écrivent ou vivent comme des hommes ou encore leur ressemblent, car, même si aucun des deux sexes n’est complètement adéquat, vu la vastitude et la variété du monde, comment ferions-nous s’il n’en existait qu’un seul ? L’éducation ne devrait-elle pas avoir comme rôle de révéler et de renforcer les différences plutôt que les similitudes ? Il y a déjà trop de ressemblances en l’état, et si un explorateur s’en revenait rapportant la nouvelle de l’existence d’autres sexes scrutant d’autres cieux à travers d’autres branches d’arbres, rien ne rendrait plus service à l’humanité ; sans compter que cela nous procurerait l’insigne plaisir de voir le professeur X se précipiter sur ses règles graduées afin de prouver sa “supériorité”.

Je ne m’accorde pas, mais c’est évidemment à mettre en corrélation avec l’argument que veut faire valoir Woolf : il ne sert à rien d’écrire sur l’expérience des hommes, si l’on doit l’inventer car il faut alors passer par les lieux communs. Une expérience qui a été valorisée par un corps qui n’est pas le sien, vendue comme un absolu. En ce sens, elle revient sur les innombrables vies et aspects de vie inconnus de tous, sur lesquels ni les hommes, n’auraient écrit. Elle veut aider Mary Carmichael a faire la lumière sur son âme, tenir son flambeau, et l’enjoint plus d’une fois.

Elle écrivait comme une femme, mais une femme qui aurait oublié ce qu’elle est, tant et si bien que ses pages étaient pleines de cette singulière qualité sexuelle qui découle d’un sexe qui ne se perçoit pas comme tel.

Quelques routes de continuation sur Multitudes et Agoravox, et les ressources de la London Review of Books : la bio d’Hermione Lee, Deceived with KindnessThree GuineasOn being ill et Flush.