Le corps qui flanche

Il y a des auteurs que j’essaye de lire tous les ans, histoire d’un jour parvenir à en avoir lu une partie relativement significative (Shakespeare), pour échelonner la découverte d’une œuvre complexe (Woolf), ou bien au contraire pour faire durer le plaisir (Ernaux).

Cette année, j’ai cru que je m’étais un peu plantée : j’ai tout d’abord commencé par le livre d’entretiens, Le vrai lieu, transcription revue des entretiens filmés avec Michelle Porte, que cette dernière avait diffusés à la télévision. Si certains passages, qui tirent au monologue, sont éclairants et soulèvent des problématiques de l’écriture, de la mémoire, de la place sociale et urbaine intéressantes, le gros des entretiens représente bien plus une introduction à l’œuvre et à la démarche d’Ernaux qu’un approfondissement inédit. Si bien qu’en tant que lectrice avisée et investie de la socio-autobiographie d’Ernaux, je me suis presque ennuyée à lire ce que j’avais déjà lu. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas son œuvre, c’est une bonne porte d’entrée (même si on se « spoile » un peu sur les « intrigues » de sa vie) !

À la librairie l’Atelier, où j’avais vu Le vrai lieu dans les rayonnages, j’en avais profité pour en prendre un second qui m’était tout à fait inconnu : Mémoire de fille.

Après un faux départ, où je n’étais définitivement pas d’humeur à lire il y a un mois, voilà que je l’ai réattaqué en tout début de semaine. Et quelle petite claque, quelle claquette ! Encore une entreprise de dévoilement forte : à l’âge de 75 ans, Annie Ernaux décide de réexplorer son expérience du dépucelage à l’âge de 17 ans et les années qui suivirent. Dit comme ça, ça impressionne pas fatalement. Sauf qu’évidemment, chez Ernaux, si un événement est fouillé, raconté, analysé, c’est parce qu’il y a à sa fondation un malaise, tangible, et qu’il y a une nécessité de pétrir la mémoire pour comprendre un comportement social à un moment donné et ainsi débloquer un souvenir verrouillé.

De fait, l’expérience en elle-même est assez problématique (la « jeune fille de 58 », comme Ernaux se désigne elle-même – jamais avec un « je », toujours avec un « elle », sauf lorsqu’elle fait enfin la connexion avec son moi présent, qui se reconnaît enfin dans ses comportements –, ne percevra ni la honte, ni le pathétique, ni l’indignité des situations dans lesquelles elle se retrouvera) : assez problématique, tout d’abord, pour créer un malaise chez le lecteur contemporain ; assez problématique, ensuite, pour qu’Ernaux, les années suivant cette première expérience floue et choquante par sa soudaineté et l’incapacité à réfléchir et réagir qu’elle provoque, tombe progressivement dans une boulimie extrême et soit atteinte d’une aménorrhée qui durera près de deux ans.

L’expérience dite et les répercussions (la boulimie et l’aménorrhée) sont traitées en deux temps, parallèles au temps de l’école de bonnes sœurs qui se clôt avec ce fameux été 1958, et un début de vie d’adulte avec l’année de lycée, d’École normale d’institutrice, puis de fille au pair à Londres, tandis que l’ouvrage se termine sur une véritable expérience de dépucelage avec son futur mari, et sur la découverte de la fac de lettres, qui sera la voie enfin choisie.

Beaucoup de choses fascinantes, sur le rapport à soi, aux autres, sur l’absence de vocation, sur l’absence d’attachement, sur cette démarche de comprendre un autre de ses Moi sans le juger, sans s’apitoyer, sans le changer. Ce livre est un condensé de multiples éléments de sa biographie, de son travail d’écriture, de son travail sur la mémoire : le titre fait référence à Beauvoir, qu’elle découvre durant ses années-là et qui la marque durablement avec son Deuxième Sexe. Mais dans le cas d’Ernaux, il ne s’agit pas d’une entreprise d’écriture de mémoires, d’un testament, mais bien de palper la mémoire en tant qu’objet et sujet immatériel. Il ne s’agit pas non plus d’une jeune fille, ou d’une fille à proprement rangée : c’est une fille indéterminée, errant au milieu de cinquante ans de souvenirs, peu identifiable à l’époque, au mystère persistant, résistant toujours à la caractérisation après 160 pages écrites à son sujet.

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