Month: septembre, 2013

Triste réalité

En recherchant d’antiques lauréates du prix Pulitzer il y a quelques semaines, j’ai mis les yeux sur un opus excavé du Belfond fonds : Les saisons et les jours, de Caroline Miller, qui en 1934 rafla également le prix Femina. « Le plus grand livre sur le Sud et ses habitants » nous vante Margaret Mitchell, auteure d’Autant en emporte le vent : on y suivra le parcours d’une famille de paysans sudistes, au rythme des générations, d’abord jeunes et solides, le vent en poupe ; finalement rabougris et usés, porteurs de désolation. Le roman s’ouvre sur le départ de Cean du cocon familial, la famille Carver, famille de sudistes américains, blancs et pauvres, dans la Géorgie des années 1850. Cean vient d’être mariée à Lonzo, et attelés à la petite carriole, les voilà trottinant vers le terrain que Lonzo a réservé à leur installation. Le quotidien de ces familles est décrit par le menu détail, entre l’agriculture, la ferme, les voyages en carriole vers la côte pour échanger des biens contre d’autres biens, où seuls les hommes en âge se déplacent.

Le Sud des pauvres blancs est un vaste domaine de la littérature américaine : on trouvera notamment les écrits naturalistes de Willa Cather qui s’en rapprochent ; et des sous-genres comme le Southern Gothic, le grotesque, avec Erskine Cauldwell, William Faulkner, Flannery O’Connor, Carson McCullers ou encore Eudora Welty. Pour les fermiers de ce temps-là, il n’y a pas trente-six moyens d’échapper à son sort, embaumé de pauvreté. Soit on possède des esclaves, et la richesse s’accumule sur leurs dos ; soit on s’échappe à la ville, mais encore faut-il être recommandé à quelque âme élevée, pour ne pas finir la crotte aux basques, sur le trottoir. Si l’on reste à son compte, si l’on a aucun moyen de sortir de sa campagne, si la perspective ne se propose même pas à l’esprit, alors on s’unit à son voisin et on perpétue la culture de la généalogie. Et la généalogie est comme le rocher que Sisyphe s’efforce de porter, pour Miller.

Le déterminisme est un coup de fouet tout au long du roman : ce sont de pauvres fermiers, guère lettrés et sans aucun moyen, assignés aux tâches quotidiennes les plus aliénantes. La narration ne verse pas dans la psychologie, elle garde de la distance et peint de l’extérieur des personnalités aux abords simples, enfermés dans leurs occupations, qui n’ont pas le luxe de se questionner. Les étrangers assimilés dans la famille, comme la joyeuse Margot, finissent par rentrer dans le moule, douloureusement. Ceux que l’on observe grandir, que l’on aperçoit dans leur jeunesse et leur vigueur, pleins de promesses, comme Lias, deviennent les plus rustres, égoïstes, incapables de se soumettre à quiconque. Les dialogues sont rares, ce qui amplifie cette fausse impression de simplicité, des personnages comme des bêtes de somme.

Et la Nature… Ah, la Nature. Chez Miller, c’est tout un programme. Elle s’en charge avec talent d’ailleurs, au point de se demander parfois où sont passés les personnages. N’en révèlent d’ailleurs les quelques gammes recopiées dans le livre, censées traduire la musicalité du coq ou du hibou. On sent la noblesse du naturalisme lorsqu’elle s’attaque à peindre les alentours, ce qui survient en moyenne trois fois toutes les quatre pages.

Le fardeau de la maternité est peint sans concession, et c’est peut-être là que la critique d’une campagne arriérée est la plus accentuée. Cean débute comme la petite épouse parfaite qui respecte son homme et se contente de tout ce qu’elle a. Elle travaille dur, dans l’aire domestique et dans les champs, et son instinct de mère est tel qu’elle reconnait son enfant à la seconde où elle le voit. Ce portrait de mère s’effrite pourtant : lors de sa troisième grossesse (en 4 ans…), elle flanche. Ses pensées se font plus noires, elle se sent fatiguée, et la motivation décroit, et le lecteur commence à voir plus qu’un robot derrière cet effondrement de femme. Ses frères la trouvent désormais grosse et vieillie : du haut de ses 25 ans, le souffle de la vie l’a quittée. La scène du troisième accouchement est monumentale : seule, devant s’occuper de deux enfants en bas âge, elle accouche isolée dans sa maison, manquant de force, alors qu’un puma rôde, égorge ses chiens et rentre dans la maison, attiré par le sang déversé. Cean est presque l’incarnation mythique dans cette scène de la mère, une Cérès cerbère, qui met au monde un enfant tout en tuant un puma dont la carcasse repose à ses pieds lorsque son mari rentre trois jours plus tard.

Il faut néanmoins attendre une quatrième grossesse (et un avortement teinté de culpabilité chrétienne, auquel elle imputera tous leurs malheurs matériels : quand on manque de respect à la nature et à la volonté de Dieu, on est puni pour son audace de défier les lois naturelles…), ultime grossesse qui manque de la tuer, pour que son mari s’aperçoive qu’elle est un peu fatiguée la roublarde (il remarque qu’il aurait bien aimé avoir plus de fistons, mais comme elle est une gentille épouse, il ne lui en tiendra pas trop rigueur). Margot, pièce familiale rapportée de la côté, voit également sa fraîcheur se faner : non par les grossesses successives, mais par les abus de son mari : ses cheveux grisaillent soudainement, elle perd une dent lors d’une taloche envoyée par Lias… La maltraitance psychologique et physique de son mari lui ôtent progressivement son charme et sa vigueur, et la change en femme rompue.

Les rapports des pères avec leurs enfants sont également un rayon de soleil : Vince, le père Carver, est incapable de partager un moment de tendresse avec ses enfants, il passe entièrement par le truchement de la mère pour la dispenser. Tout est non-dits et gestes supposément significatifs. Lonzo, qui épouse Cean, la fille de Vince, passe tout son temps dans les champs. Et bien qu’il éprouve du respect pour sa femme et leur progéniture, il n’interagit jamais avec les siens. Il attend que son fils soit en âge d’aller dans les champs pour lui montrer comment devenir un homme. Lias, le fils de Vince et frère de Cean, qui a ramené Margot, une fille de la côte qu’il a épousée après l’avoir culbutée (délai : 3 jours) pousse le vice encore plus loin : ne se préoccupant pas de son premier enfant, une petite fille née hors mariage, il succombe à une irrationnelle jalousie à l’encontre de son deuxième enfant, dont sa femme ne se départit pas. Très vite, il devient abusif, exprime sa frustration par les coups, les injures, et ne s’aventurera jamais à s’approcher de son enfant : la paternité est refusée en bloc.

Le livre fait presque office de document. Au final, le titre français Les saisons et les jours retranscrit bien la construction du livre. Les années se suivent et se ressemblent, tout en très progressivement insérant les irrépressibles altérations : le vieillissement, la patience qui se ride, la lassitude… Une lecture d’envergure, mais malheureusement pas de celles qui m’ont touchée. Le souci, pour ma part, vient probablement de mon manque d’adhésion à ces personnages si bruts, non psychologiques, qui tiennent comme instruments de luttes de forces les dépassant. La peinture d’une Géorgie miséreuse, prisonnière de son milieu, dans un style pointilliste, est à rapprocher du grand roman de Willa Cather et des récits documentaires ; mais le point de vue de Miller, institutrice géorgienne, manque de la poignance intérieure de ces êtres misérables qui trouvent peut-être du confort quelque part, mais qui n’auront jamais cette chance ici.