Month: décembre, 2016

Esquisser Meurisse

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Catherine Meurisse (Meumeu, de son surnom) est une dessinatrice de presse « à l’ancienne ». Le simple fait qu’elle fasse partie du staff de Charlie Hebdo en dit déjà un petit morceau sur son trait et sa liberté de ton : un dessin vif, impertinent, avec, toujours, le sens de la formule, la phrase en flèche. Quiconque a lu l’une de ses bandes dessinées ne peut être que soufflé par son sens de la répartie, par son dessin fouillé et par sa faculté de mettre en scène l’histoire, les arts et les lettres. Avec Meurisse, on s’écroule de rire, que ce soit pour plonger dans des siècles de littérature française (Mes Hommes de Lettres), l’impressionnisme et le cinéma (Moderne Olympia) ou bien la Critique d’art (Le Pont des Arts). Elle raconte avec autant de vivacité et de verve les origines de la chanson de geste, les déboires sexuelles des trentenaires que la désorientation existentielle et artistique après les attentats de Charlie et du Bataclan (La Légèreté). Le style de Meurisse est avant tout une vulgate sensiblement drôle.

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Sa toute première œuvre, Alexandre Dumas – Causerie sur Delacroix, est publiée aux éditions Drozophile-Quiquandquoi en 2005, alors qu’elle vient tout juste d’intégrer Charlie, du haut de ses 25 ans. Basée sur un hommage que prononça Alexandre Dumas à l’occasion d’une exposition posthume des œuvres d’Eugène Delacroix, j’y ai vu l’esquisse fondatrice de ce que seront toutes ses œuvres suivantes. Sans couleur aucune (faut pas déconner, elle vient de décrocher son diplôme et n’a pas un rond), ce discours illustré reprend et adapte le texte original, et exprime toute l’admiration de Dumas/Meurisse pour l’art et les lettres, en repartant de cette époque chérie du XIXe siècle et des Salons, où l’un et l’autre ne faisaient qu’un. Le texte de Dumas revient sur toute la carrière de Delacroix et le chemin de ses découvertes artistiques : les refus et insultes, les simili-succès critiques, la succession de salons :

Il fallut une révolution, celle de 1830, un renversement de dynastie, un changement de ministre, le triomphe de la bourgeoisie sur l’aristocratie, pour que Delacroix vendît un tableau.

On a dit que l’homme qui tient une espingole à la droite de la Liberté était le portrait du peintre. De là à dire que Delacroix s’était battu comme un sauvage, il n’y avait qu’un pas. Aussi se répandait-il que Delacroix était un Républicain furieux. Pauvre cher Delacroix ! Nous avons passé toute notre vie à être de la même opinion en art, mais ennemis jurés en politique !

Le portrait de l’homme armé, celui de Delacroix ? Allons-donc ! L’homme à l’espingole est un véritable homme du peuple, et tout au contraire, Delacroix était une nature aristocratique s’il en fût !

(Terrible sort que connut ce tableau : accroché puis décroché en 1830 pour être remisé au grenier, il fut de nouveau monté puis démonté en 1848, direction le grenier pour une seconde sieste, avant d’être de nouveau récupéré en 1855.)

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… et ponctue son portrait d’une multitude d’anecdotes croustillantes (ah, ce bal costumé que servit Dumas chez lui, où il somma tous ses potos gribouilleurs, futurs pontes des Arts, de venir badigeonner les murs de son quatre pièces, entre deux binouzes et une quenelle !). Servi par les illustrations, le récit fait limite office de post de blog tant il est facile d’accès. Au final, pour une œuvre de « jeunesse » (qu’on qualifiera plus facilement de « maturité jeune »), la Causerie de Meurisse est bougrement maîtrisée, bien rythmée et instructive. Alors que le ton est à la badinerie pendant tout le discours, la fin surprend par sa brusque gravité. J’en ai presque eu la gorge étranglée, sacré Dumas, il savait s’y faire !

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Note actu : vous pouvez également opter pour des passeurs plus modernes.

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Scènes de la vie hormonale est un recueil de strips en 6 cases, parus dans Charlie Hebdo entre fin 2014 et mi 2016. C’est sympa sans plus (même si Meurisse visant la moyenne me paraît toujours au-dessus du standard médian) : des histoires très courtes avec des chutes sur le thème du désir de l’autre, de soi, des enfants, avec en guest star la GPA (j’ai limite pas compris que ça prenne autant de place dans le recueil, mais j’imagine que ça va avec la publication hebdomadaire dans Charlie) et multiplie les références aux classiques psychanalytiques. Une lecture facile et le cadeau passe-partout pour les fêtes (cet oncle ou ce membre de la belle-famille qu’on connait mal), et certainement pas ma préférée de l’auteure… Celle que j’ai le moins aimée, en fait (mais bon, difficile de passer après La Légèreté).

L’Europe en exil

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Janet Frame était l’un de mes objectifs de l’année 2017, soit des lectures sur le thème de la Nouvelle-Zélande, cette terre qui me fait rêver depuis des années. Ayant finalement entamé le premier tome de son autobiographie, Un ange à ma table, qui fut portée à l’écran en 1990 par la formidable Jane Campion, je m’empresse de rendre hommage à cette nouvelle année avec cet aperçu insulaire.

L’histoire de Janet Frame est un peu dramatique : elle est célèbre avant toute chose, comme Katherine Mansfield, pour être originaire de Nouvelle-Zélande, mais également pour avoir été « profondément marquée par la mort de deux de ses sœurs par noyade à dix ans d’écart. Très introvertie, elle est diagnostiquée schizophrène en 1945. Internée huit ans en hôpital psychiatrique où elle subit quelque deux cents électrochocs, notamment au Sunnyside Hospital de Christchurch, elle réussit tout de même à écrire. »

Ce premier tome de 230 pages porte sur les 16 premières années de sa vie, entre la petite ville de Wyndham et la cité balnéaire d’Oamaru (dont l’industrialisation effraie les membres de la famille Frame lorsqu’ils y déménagent : pour un petit choc sympathique des civilisations, je vous propose de taper « Oamaru, NZ » sur Google et de juger par vous-même de ce degré effrayant d’industrialisation). Je dois avouer que les villages et les villes par lesquelles Janet (Jean) Frame a transité dans son enfance et son adolescence font office d’aires dépeuplées et ne sont pas aussi attrayantes que les paysages des brochures auxquels on est habitué lorsqu’on s’imagine la Terre du Milieu et le reste du pays annexant le Comté.

Retour à cette autobiographie : la quatrième de couverture promet quelques révélations qui n’auront donc pas lieu dans ce premier tome, puisque le traitement que subit l’auteure n’est pas le moins du monde abordé. Il s’agit de parcourir avec elle une bonne dizaine d’années qui la voit accumuler des bêtises d’enfant, mener une vie presque idyllique à la campagne, au sein d’une famille peu fortunée, jusqu’à ses débuts d’écolière qui se prend de passion pour les études et la poésie.

jane-campion-toutes-les-janetLes Janet de l’adaptation de Jane Campion

Force est de s’apercevoir qu’après deux cent pages, on ne sait finalement pas grand chose de l’auteure / la narratrice. Son excellente mémoire dépeint dans les détails ses mésaventures enfantines et adolescentes, mais l’introspection s’arrête là où la psychanalyse pourrait prendre le relai : deuxième fille d’une famille de cinq enfants, des drames touchent pourtant ce pauvre foyer. Son frère aîné, unique garçon de la fratrie, se découvre épileptique à l’adolescence, maladie encore incomprise à l’époque, le rendant inapte au travail, l’amitié, les jeux, et le menant à l’alcool et aux jeux d’argent. Premier drame incompréhensible puisque impossible à résoudre à l’aide de coups de ceinture ou de douceurs maternelles, la maladie de Bruddie demeure planante et tabou. Tabou dans ce premier tome sera également le décès de sa sœur aînée, Myrtle, à l’âge de 15 ans, qui s’évanouit lors d’une banale baignade. Janet Frame rapporte l’événement en quelques pages, puis n’y fait plus trop référence, comme si la vie se poursuivait sans grande altération. De fil en aiguilles, on comprend pourtant que sa « poésie » se développe largement en réaction à cette mort inattendue et que la famille se replie peu à peu sur elle-même. Je n’ai pas trouvé exactement ce que je cherchais dans ce récit qui retrace ce début d’existence, de 1924 jusque la Seconde Guerre Mondiale. Malgré un début fastidieux, qui annonce une narration s’épanchant sur le quotidien dans son menu détail, j’ai pris beaucoup de plaisir à voir défiler les saisons dans ces petites maisons surpeuplées de Frames, encerclées de collines, de rivières, de chats, de vaches, d’animaux et de plantes en tout genre dont la majorité m’était inconnue. Néanmoins, à l’exception de la mention régulière des Maoris et des noms de lieux portant cette marque d’exotisme, je m’attendais (ignorante que j’étais) à plus de dépaysement, et certains chapitres auraient parfaitement trouvé leur place dans une autobiographie européenne. Ce premier volume s’interrompt avant le dénouement de la Seconde Guerre Mondiale, et Wikipedia promet déjà des rebondissements dramatiques dès le second tome, on peut donc me compter parmi les lectrices atteintes du syndrome Closer, animée par la curiosité de la déchéance mentale de l’auteure.

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Les dessous d’un duo

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Dupuy-Berberian. Derrière ce nom marital se cachent en réalité les sobriquets des deux auteurs de bande dessinée, Charles Berberian et Philippe Dupuy, quinquagénaires bien entamés. Le premier a fui la guerre civile au Liban, pour s’installer en France en 1975 : Du9 a publié un long entretien passionnant, qui revient sur son enfance et son adolescence, puis son arrivée en France (curieux comme il est difficile de ne pas faire le parallèle avec Riad Sattouf) ; le second a grandi en France et a contribué à l’essor de la culture bd underground. Ils se sont rencontrés dans les années 80, à Paris, tous deux des connaissances du cercle de l’Association. Leur collaboration assez féconde démarre rapidement, dont on retient notamment la série des Henriette, et bien sûr des Monsieur Jean, une série bd drôle, intelligente, absolument délicieuse, traitant du quotidien d’un jeune trentenaire.

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Le Journal d’un album est une sorte de making-off de plusieurs choses : de l’écriture et du dessin de Monsieur Jean, qu’ils co-signent, ; du Journal en lui-même ; et de leur quotidien alterné, avec leurs proches, leurs non-aventures et leurs questionnements artistiques.

La lecture du Journal est l’occasion de s’apercevoir que derrière ce duo, il n’y a pas d’harmonie parfaite, pas de symétrie : il y a, en réalité, un manque d’équilibre. Le terme « duo » signifie d’une part la théorie (quand ils travaillent sur Monsieur Jean, ils scénarisent, croquent, encrent, et les planches vont et viennent entre eux) ; d’autre part, il implique la pratique. L’un des deux est plus productif, plus à l’aise avec les histoires, plus à l’aise avec sa pratique, plus à l’aise dans sa vie. Moins torturé, plus équilibré et plus stable, et plus « respecté » des autres membres du groupe de l’Association, Berberian est un peu le frère chéri, dont Dupuy n’arrive pas à se distancier dans son admiration et sa jalousie. Ou plutôt son sentiment d’infériorité. C’est d’ailleurs Berberian qui propose le projet du Journal à Dupuy, qui finira par en faire sa raison d’être. Berberian a compris qu’il s’agissait d’un projet vital pour l’art et la vie de Dupuy, qui perd complètement pied au milieu d’une dépression, de problèmes de couple et de remise en question de son état d’artiste mâle indépendant, après l’arrivée d’un bébé…

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Un contraste intéressant à la lumière de la biographie de Berberian (qui a fuit le Liban, etc…). On sent que Dupuy est aux prises des démons de son époque, de l’Occident où les hommes sont perdus dans leurs aspirations, en conflit avec l’idée de liberté, de masculinité (qui se retrouve dans sa façon de se dessiner, costaud, comme un super héros) et de sensibilité, de fragilité et de famille à laquelle il faut apporter un soutien, une présence, qu’il croit en opposition avec son désir égoïste de pratique plastique, d’Art.

Le Journal met donc en évidence deux personnalités, deux façons d’envisager la pratique artistique. Celui qui la pratique instinctivement, avec une certaine facilité, sans se poser trop de questions. Et celui qui est en constante lutte avec elle, qui dépend de son inspiration, qui peut bloquer devant la page blanche et se torture l’esprit. Dupuy à la fois aime et déteste son sort. Sa pratique est plus personnelle, psychanalytique, thérapeutique (il réitère d’ailleurs en 2005, solo cette fois, avec un album qui sera sélectionné à Angougou).

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La dualité / binarité de ce duo est joliment retranscrite dans Journal d’un album, avec les turpitudes routinières de Berberian, très bien contées, mais dont on n’entrevoit de sa psyché que le vestibule. Les défauts de Berberian se limitent à une irrésistible propension à emmagasiner et tout collectionner, tout dévorer avec avidité (au moment du Journal, il vient de découvrir Batman et se laisse mentalement et physiquement envahir par sa nouvelle passion). Berberian fait office de good guy, avec la guerre qu’il a traversée et dont il ne fait pas grand cas, son tempérament calme et conciliant, sa manie de la collection qui constitue son principal défaut… Berberian se présente toujours avec pudeur, sous un film de protection, qui contracte avec la personnalité dramatique et pathétique de son collègue, la capacité qu’a Dupuy de tordre l’âme et d’en retranscrire les plis noirs, de se payer le luxe d’une mise en abyme complète, de dévoiler ses penchants égoïstes sans faire montre de politiquement correct.

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Une œuvre introspective, qui a un côté croquis, non-abouti. C’est très spontané. La structure n’est pas fixe, Berberian raconte quelques anecdotes, puis passe le flambeau à Dupuy, qui rend la plume à Berberian, comme dans un exercice de cadavre exquis : ce qui peut, à l’arrivée, aussi bien convenir au projet (l’aspect imparfait de la réalisation contribue à sa perfection) comme le desservir, en donnant l’impression au lecteur qu’on lui sert un met qui n’aurait peut-être pas dû figurer à la carte.

Fun, sincère et chouette, clairement pas égal au niveau du rendu entre les deux personnalités, Journal d’un album offre une lecture atypique et furieusement sympathique, dont le contraste qui s’en dégage, entre les deux hommes, leurs deux modes de vie et leurs deux pratiques, est diantrement captivant.

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