Month: novembre, 2017

Chiang et le sujet scientifique

Tour de babylone

La tour de Babylone est un recueil de nouvelles qui s’intéresse tout particulièrement au langage et qui rassemble des histoires balayant des sujets, des situations et des narrations complètement différents les uns des autres : Ted Chiang se glisse dans la peau d’hommes, de femmes, d’enfants, de professeurs ou de chercheurs, d’ouvriers, utilise une narration à la troisième personne, à la première personne, fait usage de flash-backs, de flash-forwards… Chaque nouvelle a son propre univers, ses thèmes, ses techniques. Il faut saluer la propension de Chiang à véritablement explorer les techniques narratives autant que les thématiques scientifiques : on navigue entre les sciences physique, mathématique, linguistique, génétique, théologique ou encore neurologique. Ces réflexions se sont révélées parfois un peu revêches, parfois très accessibles, mais toujours très fertiles !

Pourtant, j’ai vite failli laisser tomber après dix pages de la première nouvelle éponyme : dans la SF ou la fantasy, je suis le genre de lectrice qu’il faut prendre par la main, et si on me propulse dans un univers où la toponymie m’est inconnue, l’échafaudage très fragile de mon attention peut vite céder sous le poids des repères manquants. De fait, j’ai reposé le livre, et l’ai repris quelques mois plus tard, en m’apercevant que le recueil contenait la nouvelle ayant servi de base à Premier contact (The Arrival), un film qui m’a complètement captivée.

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Pour ceux qui auraient raté le début : « L’Histoire de ta vie » et The Arrival racontent l’apparition de mystérieux vaisseaux monolithiques à la surface de la Terre et la tentative de l’armée, épaulée par des scientifiques de tous bords, pour comprendre les intentions des êtres extra-terrestres arrivés avec eux. En l’absence de ressemblance avec quoi que ce soit de possiblement imaginable, l’armée les caractérise d’« heptapodes » et dépêche une linguiste (Amy Adams) auprès d’eux pour établir un premier contact.

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Dans le livre de Ted Chiang, Louise – la wonder-linguiste – comprend en analysant leurs langues (A et B, une langue orale et une langue écrite, sans lien apparent l’une avec l’autre) que leur rapport aux événements est simultané et non séquentiel, comme c’est le cas pour les humains. Ce qui leur permet d’envisager la triade passé-présent-futur complètement différemment de nous. En parallèle, Louise se remémore des moments avec sa fille, quand elle est enfant, jeune adulte ; ces souvenirs surgissent dans tous les sens et sont empreints d’une âpre nostalgie puisqu’on apprend dès les premières lignes que son enfant n’a pas dépassé sa prime jeunesse.

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Les réflexions sur le langage et la différence de rapports au temps et à l’espace sont très intéressantes, mais j’avoue avoir largement préféré son adaptation (sensiblement différente, d’ailleurs), pour son ambiance assez phénoménale (trop fort le Denis). Pourtant, la nouvelle est bien plus subtile à certains égards – le film apporte une réponse à ces flashbacks que n’apporte pas du tout le texte écrit, qui en reste à une suggestion quasi-cryptique, en jouant sur l’utilisation des temps dans le récit à la première personne de Louise. Mais le ton souvent cliché de Louise lorsqu’elle évoque sa fille ne m’a que tièdement convaincue.

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La seconde nouvelle, « Comprend », met en scène un homme s’étant réveillé d’un coma et qui intègre un essai clinique d’injection d’hormones décuplant ses capacités intellectuelles. Quatre injections l’éloignent progressivement de tout affect, toute émotion, pour atteindre un état de pur intellect. Cela l’entraîne vers la reconsidération de tous ses liens cognitifs, donc de sa perception du monde, et le ramène à la primauté du langage. La troisième nouvelle, « Division par zéro », fait le portrait d’une professeure de mathématique qui trouve le moyen de faire s’égaler 1 et 2 (sans passer par la valeur zéro) et voit tout s’effondrer autour d’elle. Les autres histoires traitent tour à tour de génétique (et si un nombre de fœtus bien précis était contenu dans les spermatozoïdes ?), d’automates risquant de remplacer la masse ouvrière, ou encore d’une opération-mystère permettant de couper les capteurs neurologiques sensibles à la « beauté » – opération réversible – qui soulève des questionnements autour du libre-arbitre et de notre conditionnement socioculturel. Le récit qui m’a plus le plu est une sorte de fable, en décalage avec le reste du recueil, qui rapporte les conséquences désastreuses des visitations des anges sur Terre, venant octroyer quelques guérisons miraculeuses. Les anges sont dépeints comme des benêts royalement étourdis, distribuant les guérisons comme des bonbons d’Halloween, au petit bonheur la chance, ne s’apercevant pas que leur puissante lumière cause des catastrophes naturelles, qui laissent autant d’estropiés que de miraculés.

Bref, un recueil assez divers dans les styles, tout en étant très consistant sur les thématiques. Pas répétitif pour un sou, mais parfois ardu. J’ai trouvé une critique qui recensait plutôt bien mes impressions après cette lecture, qui s’avère relativement positive… Mais qui n’égale pas Fondation dans le plaisir que j’en ai tiré.

Le diable au corps

Une amie à moi n’avait pas écouté les recommandations de sa très avisée grand-mère lorsqu’au début de l’année 2015, alors que sa matrice stomacale s’arrondissait tranquillement, elle s’était mis en tête de lire Rosemary’s Baby. Mal et bien lui en avaient pris, puisque d’irraisonnables frayeurs s’emparèrent alors de son quotidien, quand l’espace d’un instant, son esprit était porté aux rêveries cauchemardesques. Étrangement, ne pas s’aviser de lire des ouvrages portant sur la grossesse ou d’écouter les divers conseils que pourraient dispenser par des amies-mères est la parole prodiguée à Rosemary par son renommé obstétricien, le Dr Abe Sapirstein, chaudement recommandé par les nouveaux voisins, les invasifs Castevet.

Mais rembobinons un peu, si vous le voulez bien. Nous sommes à New York, en l’an 1965, et Rosemary et Guy Woodhouse sont fraichement mariés, en quête d’un nid d’amour un peu plus grand que la cage à lapins dans laquelle ils demeurent, en prévision d’agrandir leur famille. Alors qu’ils s’apprêtent à signer pour un moderne et large appartement, un logement se libère au Bramford, célèbre complexe du XVIIIe siècle au charme suranné hautement prisé de la classe moyenne new-yorkaise. Le cachet, voyez-vous. Bien que Hutch, un vieil ami un peu bourru mais bien intentionné de Rosemary, les mette en garde sur la pauvre réputation du bâtiment (des meurtres, suicides et autres affaires sordides intimement liées au lieu), le jeune couple emménage rapidement, faisant la connaissance de leurs voisins peu après, au cours d’une tragique nuit qui voit une jeune femme se défenestrer depuis leur propre appartement. Et quels énergumènes que ces Castevets, polonais d’origine, magistralement intrusifs, qui se prennent d’une affection indélébile pour Guy et Rosemary !

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Les Castevets fournissent tout, du pendentif porte-bonheur aux conseils personnalisés sur la carrière d’acteur de Guy, en passant par des bougies noires et des boissons vitaminées pour vitaliser la grossesse de Rosemary. Car Rosemary est enceinte ! Et la carrière de Guy décolle soudainement et puissamment ! Et l’on entend, parfois, de drôles de psalmodies de l’autre côté des cloisons ; les amis bien-intentionnés disparaissent mystérieusement, sans raison apparente ; et que dire de cette douleur abdominale, ces terribles crampes qui tiraillent et plient Rosemary en deux, à longueur de journée… ces crampes qui n’inquiètent pas le Dr Sapirstein le moins du monde et à propos desquelles il ne faut questionner personne, car « chaque grossesse est différente » ?

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Le livre d’Ira Levin est une lecture savoureuse, mais pour ceux qui auraient vu l’adaptation de Polanski, il est quasiment impossible de ne pas voir les grands yeux effrayés de Mia Farrow se frayer un chemin entre les lignes, d’entendre sa douce voix angélique dire amen à tout ce qui peut lui être infligé ou de l’imaginer pianoter avec panique dans la cabine téléphonique lui servant de refuge. Cours Rosemary, cours avec ton gros bidou ! Sauve Andy-Susan-Trucmuche, ton enfant qui a tous les noms et à la vérité qu’un seul et unique ! Le livre est le pendant cinématographique du film fait livre : tout est si visuel, presque scénarisé selon un principe de scènes. Les comportements des personnages évoluent et varient tranquillement, laissant une brume inquiétante et étrange s’installer entre eux, isolant Rosemary du reste du monde. Est-elle folle ? Est-elle plus perspicace et plus tenace que les autres ? Est-ce un conte fantastique brodant à partir de la poussée d’hormones de grossesse (ladies, you are crazy… or maybe not?) ? Rosemary, n’est-ce donc pas, après tout, qu’une Marie… rouge ? Et Guy juste un mec, un pion, une vitrine, un type trop facilement berné, qui derrière ses perpétuelles démonstrations de charme incarne tout de même l’instrument du viol sécrétant la mystérieuse grossesse de Rosemary. Tout n’est pas rose dans Rosemary’s Baby, plutôt majoritairement jaune et vert, des couleurs n’augurant absolument rien de bon, si ce n’est un bon moment de frissons duquel on ne devrait pas se priver.