Month: juin, 2008

Brèves d’images qui bougent 4/4

See, Sept and Son : sons en images

Chef d’orchestre de la musique sur écran d’âge adulte, Michel Chion avait trouvé un élégant sobriquet pour qualifier son outil de travail : la musique était une planche pourrie.

N’allez pas croire que Michel Chion aimait à terroriser les oreillons de ses lecteurs en violentant son sujet bien aimé. Mais Michel avait ses raisons pour tailler dans le gras : en tant que théoricien de comptoir cossu, il criait dans tous les mégaphones que la bande-son sortait du cadre cinématographique et que la place sonore qu’on lui allouait n’était qu’un geste charitable de gracieux connoisseurs visant à embobiner les estropiés. La bande-son, c’était du pipo ; la musique, une virgule travestie en accent ; et la parole un trou dans l’air. Michel acquiesçait et se dissolvait à mesure qu’il s’interrogeait sur ce public ingrat, étourdi ou outrecuidant, qui perdait le goût du bruit, coutumier d’une pléthore sonore empoisonnante.

L’idéal, compagnons, serait de donner tort à Michel Chion : de se rendre vers des paysages filmés, d’y faire halte les pores vagabonds ; puis d’y tendre la vue et d’ouvrir l’ouïe.

Buena Vista Social Club, de Wim Wenders

Ry Cooder a composé la musique de Paris Texas et de The End of Violence. Au cours du travail sur ce dernier film, il parlait souvent avec enthousiasme à Wim Wenders de son voyage à Cuba et du disque qu’il y avait enregistré avec de vieux musiciens cubains. Le disque, sorti sous le nom de « Buena Vista Social Club », fut un succès international. Au printemps 1998, Ry Cooder retourne à Cuba pour y enregistrer un disque avec Ibrahim Ferrer et tous les musiciens qui avaient participe au premier album. Cette fois, Wim Wenders était du voyage avec une petite équipe de tournage.

Plonger dans l’ambiance de Buena Vista Social Club, c’est se lancer dans l’exploration des bas-fonds cubains regorgeant de spécimens rares et solides de la musique latine. Les percussions, les trompettes, le piano s’allient pour livrer l’expression de corps à vif, des paternels dont l’âge n’a pas de prix tant la vigueur, la sérénité et l’humilité traversent les lieux et les images. Entre concerts uniques et un retour aux rues pour escorter des hommes qui ont survécu aux péripéties de leur musique populaire, entre leurs traces suivies avec une fluidité et une simplicité teintée de nostalgie, ses habitants s’en démarquent par des accents virevoltant du plaisir de vivre, d’une vivacité mortellement contagieuse. Nos nuques s’échinent vainement contre ces frissons que nous donne l’alliance des visages et des douces sonorités dont accouchent ces enfants sages. Les faciès arborent les traces des paroles si particulières, si simplement poétiques, exactes répliques de leurs pères. La complicité entre chaque joueur et son instrument demeure stupéfiante, de même que la virtuosité jaillissant de leurs gestes : c’est tout comme aspirer une bouffée chargée de couleurs.

The Rocky Horror Picture Show, de Jim Sharman

Une nuit d’orage, la voiture de Janet et Brad, un couple coincé qui vient de se fiancer, tombe en panne. Obligés de se réfugier dans un mystérieux château, ils vont faire la rencontre de ses occupants pour le moins bizarres, qui se livrent à de bien étranges expériences.

Minuit de chasseurs, des diables paraissent dansant sous l’emprise d’un transsexuel transylvanien, fou d’un libertinage de rites et de ton. Bienvenue dans l’univers phantasmeur de The Rocky Horror Picture Show !

Il est des films qui ont fait de la parodie une authentique machine à produire du culte. De clins d’œil de cinéphiles en regards en coin filant la parfaite folie, un scientifique racoleur accouche en couleurs d’un éphèbe. Mais tout Pygmalion original qu’il soit, ses créations sont vouées à se lasser de ses faveurs pour se targuer de sommets plus enivrants aux relents de leur architecte : l’indépendance. Le sympathique puritanisme incarné par un couple d’ingénus lâche prise pour s’attacher aux libres parties de plaisir que plébiscitent les accrocs au dévergondage peuplant la demeure.

The Rocky donne à goûter un tourbillon d’icônes en images, d’airs qui déménagent : c’est un carnaval de saintes qui y touchent. Démarrage en trombe sur la piste aux bizarreries, acrobaties burlesques sur des bosses gothiques ; et un fabuleux pitre transformiste donnant une fête foutraque à la fin fumeuse.

Dancer in The Dark, de Lars Von Trier

Selma Jezkova, émigrée tchèque et mère célibataire, travaille dans une usine de l’Amérique profonde. Elle trouve son salut dans sa passion pour la musique, spécialement les chansons et les danses des grandes comédies musicales hollywoodiennes. Selma garde un lourd secret : elle perd la vue et son fils Gene connaîtra le même sort sauf si elle réussit à mettre assez d’argent de côté pour lui payer une opération.

La caméra infrarouge de Selma se débat pour capter les mouvements d’un monde qui se meut dans son dos. Selma pressent plus qu’elle ne voit, au travers d’un globe oculaire poissonneux, de couleurs ternes, cernées par des solitaires qui s’épaulent. Et soudain, la voilà, la voici fécondant des bonds, tandis qu’elle a tant de mal à se traîner le long des sentiers, à longer les rails sans vaciller. A mesure que sa vision s’amoindrit, chaque son s’insinue en elle, chaque chuchotement son show, jusqu’à ne dépendre plus que de bouffées d’air libre, puis que de son pouls paniqué. Elle apprivoise les sons du monde environnant pour façonner sa citadelle enivrante. Entre l’usine et la caravane, les rêves sauvent ; entre les couleurs et l’obscurité totale, les rêves prévalent ; entre l’affolement et la fin, le rêve perce puis s’éteint…

Selma est une évadée follement belle, une héroïne tragique à la sensibilité touchante, à la fois têtue et naïve, crue dans son appareil, qui perd la tête sans spiritueux : mais quand un rythme démarre, la fête s’empare de son être.
Le sort frappe, la voix déraille : et le cœur fait une embardée en apesanteur.
Simplement extatique.

Gimmie Shelter, de David et Albert Maysles

Le samedi 6 décembre 1969, dans l’autodrome d’Altamont, en Californie près de San Francisco, 300 000 personnes assistent à un concert gratuit des Rolling Stones. Ce spectacle marque leur retour après trois ans d’absence et clôt une tournée dans les plus grandes villes américaines. Les Hell’s Angels de Californie se chargent de la sécurité tandis que l’on filme le show, qui sera réalisé comme une grande émission de télévision en direct. Très vite, la musique fait place à l’hystérie.

Dans la toile du groupe réputé, la gloire escalade et dégringole des sommets, suivant les aléas acculés d’une existence irréelle. Dans Gimmie Shelter, les frères Maysles tissent un monde effiloché : celui d’un quotidien déconnecté, de musiciens à l’ouest, d’une musique psychédélique pour un auditoire lénifié. Il annonce la fin d’un règne où sujets et souverains ne connaissent plus ni leur place, ni leurs offices, et se laissent dériver aux limites de la conscience. Par l’effet du cinéma direct – utopie graineuse, nous voici cheminant sur les traces des Rolling Stones dressant leur concert gratuit à Altamont ; en parallèle, le film constate les réactions des membres suite à la diffusion des images. Constat de choc : leur légendaire légèreté est spectaculaire. Mais la génération de l’euphorie est révolue, l’espoir est en train de mourir.

Le groupe passif aime en vain de chansons venimeuses qui mènent à l’apothéose. Les Stones envoûtent jusqu’aux obstacles qui s’écroulent les uns après les autres : la machine est en marche pour le désastre. Après la pluie d’amour, acides violence et dérèglements s’abattent comme un voile.

C’est la musique qui semble avoir porté le coup.

Prolonger le plaisir audiovisuel : Tommy de Ken Russel (1975), La leçon de piano de Jane Campion (1993), Reefer Madness de Andy Fickman (2006).

Brèves précédentes :

Brèves d’images qui bougent #1

Brèves d’images qui bougent #2

Brèves d’images qui bougent #3

Extrait du fanzine InK #4 (hors-série Musical), composé & imprimé en 2008, dépôt légal Juin 2008. Pour la rabâche ultra vitale de cacahuètes : InK Le Musical est un (gentil) fanzaïne appartenant à ses sociopathes créatrices : Alivia, Cira, Pierre, Pomme et Winona, et investisseurs intergalactiques.

Dans le cadre d’une opération de grande envergure de numérisation du fonds InK (également intitulée « Temple funéraire »), feu les fanzaïnes de commerce pas équitable seront bientôt disponibles en consule-taie-shion aunelaïne.

Brèves d’images qui bougent 3/4

Si c’est infâme : filmer la guerre

Quoi de plus délectable qu’un crêpage de chignons au marché ou qu’un match de boxe sur un ring ? Parlons tiens, du feu belliqueux : les hommes se battent d’eux, armés d’osselets, de poêles ou de détonateurs depuis les premiers temps du redressement de sa colonne. De l’univers même dont nous sommes tirés, la création s’est avancée dans un chambardement d’atmosphère chargée. La fusion de contraires qui s’attirent : on a souvent avancé que haine et amour se mordaient la queue, et le mot ébat en serait quelque trace probante.

Mais la haine n’a pas été de tous les fronts ; la vilénie et sa palette d’adjuvants seraient plus habiles à auditionner. Ce que le cœur frondeur lui entraîne contre le trône altier de l’humanité est bien plus clair : bienvenue fougueuse Destruction. Te revoici Barbarie ? Tu me fais frissonner d’une anti-nostalgie venue de mes livres du révolu. Oh ! Voici le ballet de Pauvreté, elle est reine dans les taudis, la guerre elle s’en repaît et elle danse pour les autres.
Les autres derrière les rideaux de la paix.

Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola

Cloîtré dans une chambre d’hôtel de Saïgon, le jeune capitaine Willard, mal rasé et imbibé d’alcool, est sorti de sa prostration par une convocation de l’état-major américain. Le général Corman lui confie une mission qui doit rester secrète : éliminer le colonel Kurtz, un militaire aux méthodes quelque peu expéditives et qui sévit au-delà de la frontière cambodgienne.

Psychédélique. Foudroyant. Et à titre personnel : terriblement sensuel…
Ces lumières infernales qui valdinguent font l’effet d’un boomerang qui ne laisserait nul répit. On surfe sur la vague des occupés, on leur troue la terre sous les pieds en entonnant de classiques valses, on se terre dans ses pensées et on s’effraie de ses proches qui prêchent la mort.

Clarté solaire, lueur des torches, éclat de la terre argileuse. Tenter de deviner des hommes qui se mottent et se couvrent des ombres. Se rassasier de découpages et de profils partiels. Observer Le visage impassible du chasseur devenir celui d’une bête traquée. Quand les autres basculent peu à peu au creux du sein brûlant de la folie, même l’homme le plus tenace doit se retirer dans le silence pour ne pas être tenté de répliquer à ce qu’il ne saisit pas et d’être à son tour happé par cette construction microcosmique et démente au milieu de la jungle, ce lieu où siège un demi-dieu qui n’est qu’un homme essoré, résigné à sa fin. Un retour au primitif, aux origines, réapprendre à se nourrir et à boire, voir d’un œil autre, contempler, étudier, sentir… Le film se fait alors semblable à un exercice visuel de capoeira.

Nuit et Brouillard, de Alain Resnais

1955 : Alain Resnais, à la demande du comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, se rend sur les lieux où des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont perdu la vie. Il s’agit d’Orianenbourg, Auschwitz, Dachau, Ravensbruck, Belsen, Neuengamme, Struthof. Avec Jean Cayrol et l’aide de documents d’archives, il retrace le lent calvaire des déportés.

« La guerre s’est assoupie, un œil toujours ouvert. » Alain Resnais alterne entre images d’archives et lente progression entre les vestiges des camps. Entre barbarie et ironique paysage calme et tranquille. Quelle réalité ont pour nous ces lieux imperturbables où des touristes se font photographier le plus sereinement du monde ? Si l’herbe a poussé, si les pierres se sont effritées, si le bois s’est détérioré, ce n’est qu’à l’image de notre esprit que rafraîchit d’une douche glacée cette excursion dans le passé. Ce sont bien les images du présent qui invoquent ces vies décharnées dans la mort. Le brouillard n’est plus que notre propre aveuglement qu’il nous appartient d’estomper. D’une voix sentencieuse, à l’ironie mordante et à la poésie chèrement révoltée, c’est une immersion intemporelle et un conseil que prodigue l’auteur : ne jamais s’apaiser l’âme quand les souvenirs sont une alerte au paysage d’aujourd’hui.

Un héros très discret, de Jacques Audiard

Dans l’époque trouble et confuse de l’hiver 1944-1945, à Paris, un homme qui n’a pas participé à la guerre va se faire passer pour un héros en s’inventant une vie admirable. A force de mensonge, il va construire par omissions et allusions un personnage hors du commun.

Dès les premières notes, le rythme est livré : c’est dans la peau de cet ordinaire personnage à la poursuite de reconnaissance qu’il va falloir se mettre. Ce n’est pas tellement la gloire vers laquelle tend Albert, c’est briller, c’est se trouver là où les autres furent et d’où ils tirent leur droit d’être à présent. Un anti-héros au plomb angélique, un rêveur zélé qui ne réalise l’ampleur de ses tours qu’une fois confronté au caillou coincé dans le mécanisme. Sans prêchi-prêcha sur le sujet rôdé des résistants de la dernière heure, c’est la chronique d’un garçon perdu dans la peau d’un usurpateur, qui saisit la guerre comme une chance d’exister. Qui ment par pratique, dont les fables sont apprises comme des théorèmes de géométrie. Une quasi-candeur qui le fait devenir la proie de ses propres inventions… Riant, bondissant, et frémissant, sillonnant périlleusement parmi ses succions d’histoires, c’est charmés qu’il nous vampirise à notre tour.

Docteur Folamour, de Stanley Kubrick

Le général Jack Ripper, convaincu que les Russes ont décidé d’empoisonner l’eau potable des États-Unis, lance sur l’URSS une offensive de bombardiers B-52 en ayant pris soin d’isoler la base aérienne de Burpelson du reste du monde. Pendant ce temps, Muffley, le Président des Etats-Unis, convoque l’état-major militaire dans la salle d’opérations du Pentagone et tente de rétablir la situation.

Balançant entre film noir, satire et critique des pendants belliqueux, Docteur Folamour est un film trop excentrique pour intégrer le moule des catégories communes. Tout du long de la projection, il déploie ce savoir faire rire sans pouvoir nous ôter de l’esprit les images si sérieuses, parfois froides et austères, de la guerre. Cadre et dialogues concourent au constant décalage, un contraste donnant naissance à une tonalité sacrément grotesque.

Parmi les relents de terrifiant docteur nazi expérimentaliste, militaires qui chiquent et dirigeants aisément manipulables, il faut concéder un chapeau à pois pour le superbe tercet de Peter Sellers, en homme de science dément qui a poussé le vice expérimental jusqu’à trafiquer son propre corps qui lui joue des tours ; en capitaine décalé, dandy et couard, ou bien en président qui se souhaite confiant quand un simple coup de fil suffit à le déstabiliser comme un enfant. Parfois aux allures de documentaire, souvent aux airs de conversation de bistrot, parsemé d’allusions piquantes et de répliques qui font mouche, voilà de quoi piaffer comme une fougueuse jument de la paranoïa et de l’immaturité de nos dirigeants, tout en s’en alarmant rondement.

Brèves précédentes et suivantes :

Brèves d’images qui bougent #1

Brèves d’images qui bougent #2

Brèves d’images qui bougent #4

Extrait du fanzine InK #3, composé & imprimé en 2008, dépôt légal Juin 2008. Comme le dit son Nounours (appellation peu affriolante et comblage d’un trou) : InK est un (gentil) fanzaïne appartenant à ses sociopathes créatrices : Alivia, Pierre, Pomme et Winona.

Dans le cadre d’une opération de grande envergure de numérisation du fonds InK (également intitulée « Temple funéraire »), feu les fanzaïnes de commerce pas équitable seront bientôt disponibles en consule-taie-shion aunelaïne.