Brèves d’images qui bougent 1/4

Le cinéma asiatique (et pas que)

Aux premières heures, c’étaient les augustes frères Lumière : des vues de cinématographe qui en 1895, chamboulent leur monde. Qui peut vraisemblablement se représenter la fureur des spectateurs de ces sorties d’usine et autres arrivées de locomotive, sobrement accompagnées de piano ? Pour l’heure, des éclats de réalité en noir et blanc, tressautant, durée : une minute et pianotés, ce n’est décidément plus envisageable.

Pas plus que le formidable art de Méliès, le magicien incroyable qui employa des acteurs pour la première fois et mis en scène ses « vues ». Des trucages, des effets spéciaux, de la couleur (imaginez un homme peignant sa pellicule sur des mètres et des mètres), des décors extraordinaires, autant d’éléments fondateurs de notre cinéma contemporain.

Mais est-ce bien l’utilité de cette modeste rubrique de retracer le chemin cinématographique de notre époque ? Certes non, exercice trop périlleux et point optique si pauvre que les miettes restantes de vérité seraient indigestes.

Ici donc, quelques coups d’organe cardiaque (bom bom) : films datant, entrant et sortant, diverses brèves que voici pour vous communiquer l’enthousiasme de leurs spectateurs.

À noter : l’hommage à Kim Ki-Duk, cinéaste coréen de renom international dont les films marquants sont à l’honneur ce fanzaïne-ci. Bonne lecture !

Eurêka, de Aoyama Shinji

À Kyushu, au sud-ouest de l’archipel japonais, un matin de chaleur estivale… une sanglante prise d’otages dans un bus municipal épargne le chauffeur, Makoto, une écolière, Kozue, et son frère aîné, Naoki. Traumatisé, Makoto disparaît. Les deux enfants s’enferment dans le silence.

J’ai trouvé ! s’était écrié Archimède dans son bain. Pourtant, ici nul cri, pas de trouvaille, aucune découverte autre que celle de nos penchants les plus sordides, les plus pitoyables… Et un désir violent de rémission. Mais pourquoi ?

« Un raz de marée va venir, bientôt, j’en suis sûre, tout le monde mourra » : ainsi Kozue inaugure-t-elle le film par une période sentencieuse qu’on oublie bien trop vite… Un matin, un bus, deux enfants, un chauffeur et d’autres passagers : une prise d’otage sanglante, la mort des passagers, la survie de trois individus.

Tourné en noir et blanc versant dans le sépia, le film s’écoule lentement : un voyage de près de 3h30 au noyau dur du psychique. Qu’est-ce qui a été endommagé ? Comment le restaurer ? Cloîtrés dans le mutisme, les enfants errent et sont trouvés : Makoto, le chauffeur dont la fuite se mue en altruisme et Akihiko, le cousin empli du désir de protéger ces oisillons emmaillotés de leur torpeur. Oisillons à nos yeux en déroute : loin de là en vérité. En parallèle, d’autres événements : une intrigante série meurtrière de femmes, la remontée en bus, les secrets de chacun… Epopée lentement ascendante de personnages sans repère, un espoir qui renaît. Un moment ficelé finement, un art de filmage où images et sons sont en harmonie et baignent le spectateur d’un ravissement séché.

The Coast Guard, de Kim Ki-Duk

En Corée du Sud, une base militaire sur la côte veille à ce qu’aucun espion de Corée du Nord ne pénètre dans le pays. Pour nombre de militaires présents, cette mission tient plus de la corvée que du sacerdoce. Le soldat Kang, par contre, prend tout cela très à coeur : il ne vit en fait que pour une chose, pouvoir abattre un espion nord-coréen. Un soir, « l’espion » tant attendu semble être enfin là…

Un nouveau Kim Ki-Duk qui dessine le long cheminement de la conscience à la folie douce amère.

Le soldat Kang n’aspire qu’à une chose : piéger un ennemi, ceux qui pénètrent en zone interdite, la nuit quand tout parait éteint…Paraître motivant pour un couple de villageois insolents qui viennent baigner la plage de leur amour. Le problème, c’est Kang, obnubilé par la soif d’illustration qui surprend l’amourette et embrasse la gâchette. Un dicton pour la suite : plutôt deux fois qu’une et le soldat n’est pas en état de compter ; la cible croule sous le feu et un jet de grenade, et s’émiette sous les yeux terrifiés de sa fiancée.

L’histoire d’un dérèglement de comptes : on abat son semblable et après ? Le goût du sang est âpre entend-t-on. Cette âpreté-ci est celle d’une vision horrifiante, la vue insoutenable d’écoulement sanguin, flot destiné à nous tenter et nous perdre parce qu’inaccessible à la bouche. On ne peut goûter ce qu’on a abattu, en vain donc et ce tiraillement d’essentiel qu’on nous signifie superflu nous place en exil périphérique, en dehors de l’arène d’un monde déjà suranné destinés à le parcourir en contour, en patrouiller les frontières qui nous demeurent closes.

Descente en démence pour Kang et Mee-Young dont l’amant a été répandu sur le sable : pour cette dernière, le temps s’est arrêté quand la vie continue ; elle le cherche, pense le retrouver et devient peu à peu victime de la concupiscence des militaires. Quand Mee-Young est entrée dans l’eau folle toute entière sans chanter gare, Kang observe l’onde et attaque par le talon. Mais le résultat sera l’idem : ces humains devenus créatures erratiques couleront somme toute sous le poids fol de tous les hommes.

Printemps, été, automne, hiver… et printemps, de Kim Ki-Duk

Un enfant grandit auprès d’un vieux moine. Le rythme des saisons accompagne les cycles de la vie du jeune disciple. Ce dernier connaîtra la perte de l’innocence, la passion qui consume l’esprit et les sens, la jalousie et ses pulsions destructrices, la rédemption et l’expérience, avant de devenir un maître à son tour…

Comment mieux définir ce film, que par ce titre curieux, induisant à la réflexion sur bien d’autres plus insipides (…).

Printemps… c’est tout d’abord un film esthétique : des images à couper les artères, de vastes paysages apaisants, des travelling et des excursions qui nous bercent.

Deux portes s’ouvrent sur un temple, au centre d’un lac, et nous voici projetés dans un lieu qui respire la sérénité éternelle.

On touche, ça y est, on est touché.

C’est du temps qui passe, et qui passe merveilleusement bien.

Une leçon de vie.

The Taste of Tea, de Katsuhito Ishii

Les Haruno sont une étrange famille, unie par de solides liens d’affection. Pas moins de trois générations coexistent dans cette tribu sympathique, heureuse de son sort, qui habite une petite bourgade des environs de Tokyo. Pourtant, ce printemps là, chacun va se trouver confronté à des problèmes inattendus…

The Taste of Tea est pour moi la révélation de l’année. Voilà un film qui vient rappeler par sa simple existence, que le cinéma est bien plus qu’une tradition qui se perpétue.

D’exquis et d’indispensables ingrédients y sont réunis : histoire poignante, conte étrange, émotion, esthétisme, poésie… C’est un savoureux mélange.

Le début est un peu déroutant : voilà que vous débarquez dans la vie de nombre de personnages, et suivez leur quotidien malgré vous. Et force est, le temps de se dérouler comme une précieuse pelote de laine, vous pouvez enfin mettre une histoire sur des traits, des sentiments sur un visage. Vous attrapez la ficelle qui relie tous ces drôles de personnages, qui au final sont tout comme vous : de banals humains, dont vous vous étiez fourvoyiez.

La force de ce film, est de réussir à vous faire éprouver tour à tour, foule de sentiments divers. La gaieté, un peu de peine, la pitié, puis la honte d’avoir ressenti une telle pitié.

J’en entends qui maugréent encore : « hep la loutre, tu passes sous silence le côté bizarroïde de la chose ! »

Une fois entrés dans le contexte du film, vous trouverez cela enchantant (l’envie de chanter) et non plus bizarroïde (comme le train qui traverse le front de l’adolescent, simple matérialisation de ses sentiments, ou le tournesol… non, là je vous laisse la surprise. Personnellement, j’en suis restée clouée, bec dans l’air, les yeux ayant quitté leurs orbites pour s’en aller vers d’autres lieux plus saisissables).

Enfin, si vous ignorez comment l’on fabrique une chanson avec un seul mot (montagne)… si enfant, vous étiez poursuivi par votre ombre géante, si vous courrez après les papillons… si vous n’avez pas perdu vos rêves et s’ils sont égarés, entrez dans ce monde de réalités.

Vous y gagnerez une étonnante sérénité.

Locataires, de Kim Ki-Duk

Tae-suk s’est fait une spécialité du squat des maisons inhabitées, sans jamais rien y voler ni dégrader. C’est ainsi qu’il rencontre Sun-houa, une femme maltraitée par son mari, et l’emmène avec lui. Dès lors, uni par un lien puissant qui semble les confondre, le couple va partager de squat en squat la solitude qui les unit.

J’ouis de vicieuses langues : « encore un film peace & love ! »

Dieuesse, que de perspicacité ! Car c’est tout à fait ce qui caractérise Locataires.

Entre blessure et guérison, il y a un lieu, un temps de pause, où l’on progresse.

Ce temps, c’est Locataires, cette femme meurtrie, et cet homme qui par la magie des gestes, des paroles muettes, des regards si peu inquisiteurs… qui par la douceur, car Locataires c’est doux, même lorsque l’on nous montre la violence.

Et les dialogues ne manquent pas, on est presque à regretter que le mari, cette calamité, soit muni d’une foutue langue, et par-dessus le marché, en fasse usage.

C’est une balle de golfe qui redonne le droit de vivre, et la retire tout aussi bien : un vide comblé creuse un comble.

Et c’est le cœur léger que l’on s’en extrait, et les pieds sur leur pointe pour ne pas briser cet éclat de paix.

Garden State, de Zach Braff

Après 9 ans d’absence, Andrew retourne dans son New Jersey natal pour l’enterrement de sa mère. Il revoit son vieux père, et tous ceux avec qui il a grandi. Sa rencontre avec la jolie Sam va le bouleverser. Vivante et audacieuse, elle est tout son contraire. Entre passé et futur, douleur et joie, Andrew va apprendre à se remettre en question…

J’ai aimé, j’aime, j’aimerai. Espoir, quand tu nous tiens…

Garden State : l’état du jardin. Si ce titre désigne le New Jersey, la région qui a vu naître Zach Braff et le tournage se dérouler, il induit à la réflexion. L’état du jardin…

Et si c’était notre petit coin de vaste vie ? Si, aussi dérisoire qu’elle soit, il fallait l’entretenir ? Sam a beau posséder quantité de hamsters, lorsque l’un d’eux vient de rendre l’âme, c’est une prière, c’est une pensée et des larmes, sincères. Le dernier soubresaut d’une petite créature n’est pas plus dérisoire qu’un échafaudage menaçant de s’effondrer.

Ce film est d’une justesse rafraîchissante, d’une franchise rafraîchissante, de gens rafraîchissants.

Garden State nous rappelle l’espoir : il nous dit le plus simplement du monde, que nous sommes ce que nous sommes, et qu’on fera affaire avec. Car qui vaudra mieux ?

Brèves suivantes :

Brèves d’images qui bougent #2

Brèves d’images qui bougent #3

Brèves d’images qui bougent #4

Extrait du fanzine InK #1, composé & imprimé en 2005, dépôt légal Janvier 2006. Comme le dit son Nounours (appellation peu affriolante et comblage d’un trou) : InK est un (gentil) fanzaïne appartenant à ses sociopathes créatrices : Alivia, Paul, Pomme et Yoli.

Dans le cadre d’une opération de grande envergure de numérisation du fonds InK (également intitulée « Temple funéraire »), feu les fanzaïnes de commerce pas équitable seront bientôt disponibles en consule-taie-shion aunelaïne.

« Previous post

Leave a Reply