Brèves d’images qui bougent 2/4

Sur les histoires sans issue

Pourquoi regardons-nous des films d’amour ?

Pas bête la guêpe qui n’ira pas fourrer ses antennes dans des considérations si emmielées.

Pour tenter de se donner réplique, il faudrait venir fureter du côté des sensations procurées par le visionnage d’un film d’ivresse.
Car depuis 110 ans que le cinéma existe et qu’il y a des hommes pour l’habiter, l’amour n’est jamais tombé de ses nues. Arboré, exhibé ou soufflé des plus belles manières comme lors des censures du Code Hays où les réalisateurs brimés, se sont surpassés à raconter des passions dans une retenue feinte (plus tard, les chevilles de Catherine Deneuve très évocatrices).

Très vulgairement, il faudrait s’emparer de l’aspect dépaysant de nombre de contes d’amour, quand certains ne recherchent qu’un récit au plus voisin de leur réalité, et les autres des présences phantasmées envahissant le film comme par sorcellerie, des situations idéales et ardentes qu’on se projette profusément dans la salle crânienne.

Et ces histoires, souvent nous acheminent au transport de l’âme : nous éclatons de larmes, de rires, nous grelottons plus en une heure et demi sur la chronique étrangère de deux (voire plus, selon les mœurs) inconnus, qu’en un mois sur notre propre couple. L’on rapporte que l’acteur fait rêver parfois plus que la main qu’on tient. Sans sécher le baiser du cinéma, réinventé mille fois, légende milliardaire.

L’art cinématographique d’il bacio.

Mais qu’ont les histoires impossibles de plus que les histoires sentimentales ordinaires ?
Elles sont souvent plus furieuses, cause du nœud prédéfini de leur situation, plus tragiques et intensives ; elles satisfont notre tendance à réclamer nos hypersécrétions et nos coulées de roupie.

Mais surtout, elles sont pleines à craquer les coutures de ce mot tabou, cette chose écoeurante et impure que la moitié des mortels poursuivent et que l’autre moitié feint de fuir furieusement :

Le romantisme.

Edward aux mains d’argent, de Tim Burton

Edward Scissorhands n’est pas un garcon ordinaire. Création d’un inventeur, il a reçu un coeur pour aimer, un cerveau pour comprendre. Mais son concepteur est mort avant d’avoir pu terminer son oeuvre et Edward se retrouve avec des lames de métal et des instruments tranchants en guise de doigts.

L’histoire d’une créature montée de toute pièce, aux cheveux hirsutes, au teint blafard et aux mains déchirantes.
Sur le modèle d’un conte de Grimm, une grand-mère entreprend le récit pressé par une fille petite incapable de s’évanouir au sommeil.
Le conte sombre et coloré d’un frankenstein moderne et édulcoré : un hymne à la différence qui flirte au chant contre le conformisme d’une société, et papillonne aux instruments pour un amour sans issue.
Interprété par un Johnny Depp donnant cœur au personnage peu prolixe et un peu raide avec un brio peu comparable ; orchestré avec délicates fantaisie et poésie, composition aux accords de magie pour un univers aux contours réalistes.
Un coup génial.

Orphée, de Jean Cocteau

L’histoire a traversé les siècles… Orphée a perdu Eurydice, mordue par un serpent. Pour la ramener sur terre, il n’hésite pas à affronter tous les périls de l’enfer. Une seule condition : lors de cette lente remontée vers le monde des vivants, il ne doit pas se retourner, ni regarder la bien-aimée. Hélas ! Cocteau relance le mythe. Parmi ses personnages, quel est le plus envoûtant ? Cet Orphée, amoureux de sa mort qui va et qui vient à travers les miroirs ? La princesse qui transgresse les lois de l’au-delà pour l’amour du poète ? Heurtebise, le messager, qui apparaît et disparaît à volonté ? Eurydice ? L’Intouchable, l’Invisible, l’Ombre ? Dans un décor surréaliste où les vivants et les morts se côtoient, le film de Cocteau prolonge encore le mystère…

Cocteau a beaucoup pratiqué la magie, celle de la poésie. Orphée, ou l’une des nombreuses apogées de son œuvre. Comme certaines histoires qu’il a remaniées, Cocteau s’attèle à donner une histoire aux histoires : ainsi, avant de perdre son Eurydice, Orphée se voit remettre en question sa vocation.

Mais quelle magie ?

Magie visuelle avant tout : Cocteau n’a pas déçu les pionniers du cinéma (Méliès que nous évoquions précédemment) avec les tours de passe-passe et les effets spéciaux presque indétectables. En 1950, des hommes peuvent déjà traverser des miroirs, remonter le temps et disparaître. La matière filmique est tâtée en profondeurs : les décors désertiques de l’entre-deux-guerres sont scrutés par la lanterne du réalisateur qui reconstruit le monde à forces d’ombres et de lumière. Les visages sont taillés dans la pénombre et rien jamais n’est hasardeux.

Les dialogues, dignes de l’un de ses ouvrages littéraires (pensez La machine infernale, adaptant le mythe d’Œdipe) sont si affûtés qu’il faudrait constamment se pauser pour en décortiquer les syllabes.
Les acteurs splendides : on retiendra éternellement la douloureuse Maria Casarès en mort moderne qui se radie par amour.
Après une contemplation de l’escale orphique dans les allées contemporaines, Cocteau apparaît comme boussole de l’indicible : comme un voyant.

Brockeback Mountain, de Ang Lee

Eté 1963, Wyoming.

Deux jeunes cow-boys, Jack et Ennis, sont engagés pour garder ensemble un troupeau de moutons à Brokeback Mountain.
Isolés au milieu d’une nature sauvage, leur complicité se transforme lentement en une attirance aussi irrésistible qu’inattendue.
A la fin de la saison de transhumance, les deux hommes doivent se séparer. Ennis se marie avec sa fiancée, Alma, tandis que Jack épouse Lureen. Quand ils se revoient quatre ans plus tard, un seul regard suffit pour raviver l’amour né à Brokeback Mountain. Qu’est-ce qui est secret à Brockeback Mountain ?

A coup dur et certain, le processus de gonflement d’une glotte, l’engorgement salivaire, le provocateur des pulsations, l’étonnant Ang Lee faiseur d’un film à son image. Tout est pur. De longs panoramiques sur un panorama capté au plus grand soin. Dans des teintes claires, dans des tons pâles, dans les sillons de pâturage, deux hommes partagent un amour. Tout est calme : tout est consumant. Pour eux, dévorés par la montagne, d’abord instigatrice de leur combinaison, par cette nature se glissant entremetteuse d’un amour si lourd.

Le premier, Jack, fougueux et volontaire ; le second, Ennis, taciturne et pesneux dans cette amérique profondément éloignée des années soixante-dix, des années deux-mille-dix. Des cœurs en particules ébouillantées, des entrailles charbonneuses, des va-et-vient freinés, une cadence cardiaque effrénée.

Plans d’ensemble qui se resserent sur un profil figé, une nuque qui se brise et des vies tourmentées.
Servie par des acteurs saisissants, Heath Leager et Michelle Williams en tête de file, une merveille de poignance, une photographie composée brillamment, des notes frémissantes et un renouveau du western.

Les brèves précédentes et suivantes :

Brèves d’images qui bougent #1

Brèves d’images qui bougent #3

Brèves d’images qui bougent #4

Extrait du fanzine InK #2, composé & imprimé en 2006, dépôt légal Novembre 2006. Comme le dit son Nounours (appellation peu affriolante et comblage d’un trou) : InK est un (gentil) fanzaïne appartenant à ses sociopathes créatrices : Alivia, Paul, Pomme et Yoli.

Dans le cadre d’une opération de grande envergure de numérisation du fonds InK (également intitulée « Temple funéraire »), feu les fanzaïnes de commerce pas équitable seront bientôt disponibles en consule-taie-shion aunelaïne.

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