Month: juillet, 2020

Être ou ne pas être roux

L’histoire regorge de héros et héroïnes roux : de ce point de vue-ci, j’aurais pu m’attaquer au Marie Stuart de Stefan Zweig, à l’intégrale d’Agrippine ou au second tome d’Un ange à ma table de Janet Frame. En y réfléchissant bien, j’ai même pensé interviewer un nouveau-né, mes copains ayant donné la vie à un total roukmoute, mais à l’âge de 8 jours, l’animal n’était pas très bavard. Et puis, en passant en revue le catalogue d’éditeurs que j’affectionne sur Place des libraires, je suis tombée sur le livre de Meags Fitzgerald, au titre plus qu’évocateur : Longs cheveux roux ! Un résumé aguichant (Longs cheveux roux est un récit autobiographique intimiste sur fond de sorcellerie et de solidarité féminine, dans lequel Meags Fitzgerald revient sur ses premiers émois amoureux de même que sur la découverte et l’acceptation de sa propre bisexualité.) et la chance d’habiter près de l’une des trois librairies qui vendaient le volume (désormais plus que deux !), me voici partie pour vous le faire découvrir.

Dans ce récit relativement court, l’autrice-narratrice-dessinatrice canadienne nous invite à pénétrer son cercle familial et amical à coups d’avancées et de retours dans le temps. Née au sein d’une famille nombreuse et très bienveillante, religieuse mais aussi très tolérante d’autres croyances, le personnage anonyme de l’autrice (qui ne trouvera son nom qu’en dernière page du recueil) relate combien la construction de soi est une épreuve, ce malgré un entourage très présent. L’une des raisons avancées par Fitzgerald est le manque d’exemples dans la culture populaire. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ses références que je partage entièrement car nous sommes nées la même année : ainsi met-elle l’accent sur le bond en avant que constitue la relation de Willow et Tara (Buffy contre les vampires) telle qu’elle est montrée à l’écran, mais regrette que cette relation soit étiquetée « lesbienne » quand la fluidité de Willow s’apparente plutôt à de la bisexualité pour l’autrice. Ainsi voit-elle partout une difficulté à se penser lorsque l’on est pris entre plusieurs feux : le personnage doit tour à tour taire son goût pour l’un des deux sexes, choisir de porter ses cheveux très longs ou bien de les couper très courts, verser dans des cultures alternatives pour trouver la force de revendication de sa différence.

Ces Longs cheveux roux représentent à la fois son attirance vers le féminin et sa volonté de choisir une identité plutôt que de se la voir imposer. C’est ainsi que le transfert s’effectue en cours de récit : de l’envie d’être autre, on devient enfin soi. En parallèle, Meags Fitzgerald développe toute une réflexion sur le célibat, l’autosuffisance, la solitude heureuse. Loin d’imposer un point de vue radical, elle fait discuter son personnage avec une amie à qui manque l’expérience du couple pour montrer les différentes voies possibles, elles aussi fluides puisque la réflexion du moment n’induit pas que l’on ne change pas d’avis à court ou long terme. Du début à la fin, Longs cheveux roux expose avec beaucoup de vérité et de délicatesse la difficulté à se trouver, la recherche de soi, l’acceptation d’une forme de transition perpétuelle. Un autre ton que Fun Home d’Alison Bechdel, une histoire plus simple, moins calamiteuse, mais dans la même lignée de réflexion : je ne peux que vous encourager à le découvrir.

Bulles en vrac

Outre les classiques pavés, j’ai consommé beaucoup de bulles et de livres jeunesse en ce début d’été. Je m’en vais vous tailler une bavette à propos de quelques-uns qui m’ont enthousiasmée.

Sans transition ni introduction, je commence par mentionner une bande dessinée conceptuelle, pas forcément facile d’accès malgré son format court : c’est Ville nouvelle de Lukasz Wojciechowski, un architecte qui souhaite partager ses réflexions sur la ville. J’ai eu l’occasion de dévorer Boule de feu, la nouveauté d’Anouk Ricard, coréalisée avec Étienne Chaize : le résultat est une blague fantaysique, dans la veine de Terry Pratchett ou Douglas Adams. C’est vraiment très con et très drôle. Dans un tout autre registre, j’ai enfin pu me pencher sur l’œuvre de Julie Delporte, cette Française émigrée au Canada après un burn-out de la vie et de la ville modernes : Je vois des antennes partout et Moi aussi je voulais l’emporter sont des récits autobiographiques, dessinés au crayon de couleur dans un style simili enfantin plein de poésie et de fraîcheur, qui m’ont ravie.

Découverte cette année, mais en phase de devenir l’une de mes autrices favorites : Anne Simon et toute sa fresque du Marylène. Peut-être avez-vous vu passer, en librairie ou sur les ondes, le volume de Gousse et Gigot, ces drôles de sœurs au look un peu étrange ? Encensé par la critique, il se trouve que ce volume a été précédé par un tout premier opus, La Geste d’Aglaé, puis un second, Cixtite Impératrice et enfin un troisième, Boris l’enfant patate. Servies par un dessin riche en détails, en références, en piques, ces histoires racontent comment Aglaé renversa un tyran et s’établit comme reine au pays de Marylène, un pays qui voit cohabiter toutes sortes d’espèces insolites. Anne Simon a créé un monde très drôle, où les personnages se croisent et se recroisent, avec une mythologie à la fois très simple et profonde.

Toujours dans la série des bd humoristiques, j’ai complètement craqué sur Yoon-sun Park, une Coréenne vivant en France et écrivant ses aventures directement en français : Le Jardin de Mimi est absolument hilarant et franchement stupide. J’ai entrepris de découvrir toute son œuvre, à commencer par le premier opus, L’Homme-chien (l’histoire de Monsieur Kim, que l’on retrouve dans ses œuvres suivantes, qui échoue à devenir fonctionnaire, et qui décide de devenir chien policier afin d’obtenir le statut d’une façon ou d’une autre…), les suivantes (Le Club des chats ; Le Club des chats casse la baraque, qui sont plus orientées jeunesse), ainsi que sa bd mettant en images le premier texte écrit avec l’alphabet coréen : Les Aventures de Hong Kiltong.

Dans les livres jeunesse, gros coup de cœur pour la série de Mrzyk et Moriceau : Panique au village des crottes de nez, etc. ! J’ai fait l’acquisition de beaucoup de livres des Éditions Magnani, qui font des volumes jeunesse arty, parfois un peu conceptuels, mais très beaux : La Danse des étoiles et Les Contes de Petit Duc de Jérémie Fisher, Sam et l’ombre d’Astrid Verlinden… Pour celleux qui ne connaîtraient pas ces belles éditions indépendantes, un petit tour de leur catalogue vaut le coup. Enfin, je ne peux oublier l’hilarant Ratapoil de Delphine Durand, la suite de Gouniche et des Mous.

Si jamais vous passez par Angers, je vous invite à vous rendre à une toute jeune librairie, Le Myriagone, tenue par un libraire animé, ancien étudiant en histoire de l’art, qui a amassé un incroyable fonds. Son rayon de livres illustrés et de livres jeunesse est une prouesse, franchement.

Un héros (pas) très discret

Tchitchikov, mystérieux personnage fraîchement arrivé dans la ville de N., s’adonne à un étrange commerce : rendant visite aux propriétaires de terres, il entreprend de leur acheter… leurs « âmes mortes » – leurs serfs récemment décédés –, en vue de se constituer une propriété fictive qui lui permettra de contracter un emprunt. Roman grinçant, vaste « poème de la Russie » destiné à mettre en lumière « la platitude de la vie » et « la trivialité de l’homme vulgaire », Les Âmes mortes, demeuré inachevé à la mort de l’auteur en 1852, est le chef-d’œuvre de Gogol.

Très bon cru russe en ce qui me concerne car j’ai passé un excellent moment ! Gogol marque sa présence dans le récit, par un constant commentaire des actions de son héros, des us et coutumes des uns et des autres, envoyant des piques à la société russe, puis lui décochant quelques flatteries ici et là.

Reste que l’entièreté de ce texte est une énigme : en effet, Gogol a écrit la première partie de l’œuvre sous l’égide de Pouchkine, son mentor poétique et l’humour s’en ressent. Mais Pouchkine meurt soudainement à 37 ans, dans un duel qui lui est fatal. L’état d’esprit, puis son écriture, change drastiquement après ce drame. Il cède peu à peu à une morale et une piété de plus en plus radicales. Les dix ou quinze années suivantes, il tentera d’écrire la seconde partie des Âmes mortes, avec une tonalité bien plus digne, sans humour, pour « expier » cette première partie. Il meurt avant de réellement pouvoir la publier, mais le livre s’en retrouve problématique : il est à la fois les deux parties, à la fois uniquement la première. L’auteur a plus ou moins renié la partie qui fut publiée, mais au sens contemporain, c’est pourtant la meilleure (j’ai vite lâché l’affaire de la seconde partie posthume). Bref, une œuvre un peu complexe à cerner dans son ensemble, mais dont la première partie (et seule publiée) a été un régal.