Month: novembre, 2018

Les yeux dardés

Janie avait seize ans. Un feuillage vernissé et des bourgeons tout près d’éclore et le désir de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober. Où donc étaient-elles, ses abeilles chanteuses à elle ?… Du haut des marches elle scruta le monde aussi loin qu’elle put, et puis elle descendit jusqu’à la barrière et s’y pencha pour contempler la route de droite et de gauche. Guettant, attendant, le souffle écourté par l’impatience. Attendant que le monde vienne à se faire.

Les navires au lointain transportent à leur bord tous les désirs d’un homme. Certains reviennent avec la marée. D’autres voguent à jamais sur l’horizon, sans jamais s’éloigner du regard, sans jamais toucher terre jusqu’à ce que le Guetteur détourne les yeux de résignation, ses rêves raillés mortifiés par le Temps. Telle est la vie des hommes.

LeVieuxJardinAW+

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de Zora Neale Hurston, a enfin été réédité cette année à l’initiative de Zulma et de l’excellente traductrice Sika Fakambi, qui nous retranscrit une œuvre classique et complètement originale de la littérature américaine.

De l’auteure, précisions qu’elle est une figure de proue du mouvement Harlem Renaissance (certains auront peut-être noté la récente traduction de Fire!! par les éditions Ypsilon), anthropologue dirigée par Franz Boas, en lien avec Ruth Benedict et Margaret Mead (rien de moins), écrivaine et journaliste, plébiscitée par Alice Walker, Zadie Smith ou encore Toni Morrison.

L’histoire raconte le trajet de Janie, petite-fille d’esclave née dans la soif de la liberté post-Guerre de Sécession, qui se battra toute sa vie durant contre toutes les formes d’assujettissement. Un esprit libre, qui n’a pas sa langue dans sa poche, qui n’hésitera jamais à relever l’échine que les sphères domestique et publique tenteront de lui faire courber.

Les dialogues à l’oralité organique viennent secouer une narration alternant entre intense poésie et commentaire social caustique. La langue est tant déstructurée, pour épouser des dialectes et des registres de paroles qui n’ont pas eu d’écrit pendant assez longtemps, qui se sont construites par la transmission d’histoires, par l’échange verbal : le vocabulaire est soit inconnu, soit modifié, abrégé, écrit comme il est prononcé ; les mots sont retranscrits selon leur force d’accent, puisque c’est l’oral qui compte. La syntaxe est « fausse », la conjugaison est « fausse », les pronoms sont utilisés à mal emploi, les prépositions manquent ou sont de trop… C’est d’une puissance étonnante ! Si bien que la lecture est hachée et il faut réapprendre à lire, réapprendre une langue, un style, un rythme. Un délice d’histoire et une expérience de lecture vivifiante.

Elle dardait ses yeux là haut, attendant que quelque chose se manifeste et lui fasse signe. Une étoile dans le jour, peut-être, sous le soleil qui crie ou même le grommellement d’un tonnerre.