Month: octobre, 2016

L’héritage austiennien

Stella Gibbons est une découverte amicale. Lors d’une échappée dans un comptoir de papier, l’acolyte était revenue toute guillerette, tenant sous le bras un livre au titre un peu ballot : La Ferme de cousine Judith. Ravie de sa lecture, elle en a ensuite vanté les mérites : un ton caustique, dans la lignée des Jane Austen, un humour juteux et des situations ridicules. Puisque la donzelle me devait une recommandation, selon les règles implacables de cette marotte littéraire à laquelle je consacre généralement ma fin d’année, j’ai pu récupérer le volume dans son giron.

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Ce n’est qu’alors que la connexion s’est établie, dans ce méli-mélo médusien de neurones emmêlés : La Ferme de Cousine Judith n’est autre que la traduction infortunée du célèbre classique britannique Cold Comfort Farm ! Celui-là même dont je voyais régulièrement se faufiler dans les listes des livres les plus drôles de tous les temps : Esquire, le Telegraph, le Guardian… Remarquez que Le Guide du voyageur galactique se paye également le haut de l’affiche humoristique de ces listes (oui, toi Bingo-copine qui souffre encore de quelques réluctances à toucher à la SF, je te regarde de mes yeux charbonneux). Ce Gibbons est donc une excellente nouvelle et c’est avec moult anticipation que je m’engouffre avec Flora Poste dans le récit de ses déconvenues sociales à Cold Comfort Farm, la Ferme de Froid Accueil.

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À 21 ans, Flora Poste se retrouve orpheline et sans le sou. Une seule certitude : elle est déterminée à bien ne jamais travailler une seule minute de sa précieuse vie. La solution qui s’impose est de faire appel à la charité de parents éloignés du Sussex, les Starkadders. La jeune femme est enchantée par cette perspective : voici le « projet de vie » idéal pour tromper son oisiveté. La Ferme de Froid Accueil est habitée par une branche très lugubre de la famille de Flora : des rustres mal-fagotés pataugeant dans une crasse permanente, avec nulle envie aucune de se civiliser un tant soit peu. En digne représentante de l’héroïne austiennienne, la vaniteuse Emma, Flora décide qu’il est de son devoir de mettre de l’ordre dans ce chaos campagnard.

Derrière cette histoire simplette, dont l’intrigue n’a pour but que d’occuper l’espace des pages, se cache un livre anti-sentimental : le sirupeux devient une sorte de moquerie, qui va devenir indispensable dans la vie de chacun des personnages. Le maître de maison, à Starkadder, est un prêcheur raté, qui va rencontrer sa destinée d’évangéliste (et quitter femme et ferme) ; la cheffe de famille atterrit dans une maison de repos en Suisse, pour une psychanalyse +++ ; le fils chéri, séducteur acharné, finit par être enrôlé par un producteur de cinéma ; la jeune sœur un peu souillon est une Cendrillon, qui match avec le meilleur parti du coin… Aucun personnage n’échappera à sa destinée romanesque à la ferme de Froid Accueil : en un coup de baguette magique et trois bons mots sur l’absurdité de la vie, le sort de chacun est envoyé paître au pays du happy end. Pas de temps à perdre avec la psychologie, au vu du peu de temps qui nous est imparti sur cette terre, boudiou, on est là pour se détendre – semble nous dire l’auteure ! La fin, mièvre au possible, fait écho aux (effroyables) dernières pages d’Orgueil et préjugés : La Ferme de cousine Judith oscille souvent entre une intrigue un peu neuneu, et la moquerie permanente de son récit, de ses personnages et de ses situations, qui manquent capitalement d’importance.

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Un livre léger qui m’a plu, mais avec lequel j’ai eu du mal parfois, butant sur la (mauvaise) langue : l’édition de Belfond Vintage a ressorti une traduction franchement vétuste du texte, sans réellement la peaufiner, et le texte est malheureusement criblé de formules approximatives, de collages anglais/français ou de contresens. Le plaisir de lecture s’en est un peu ressenti. M’est d’avis les amis qu’il vaut mieux en rester au texte dans sa langue originale (un texte assez simple, au demeurant), pour profiter pleinement de l’humour !

Le scandale de la modernité

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L’amant de lady Chatterley est un titre que l’on fait souvent figurer en tête des listes des livres les plus scandaleux et de la littérature érotique. Scandaleux car l’histoire de son procès à la fin des années 50 a marqué les esprits et fit jurisprudence en matière de « d’atteinte aux mœurs ». Un coup d’éclat que l’on doit en partie à la personnalité de son éditeur de l’époque, car si le texte avait des relents de scandale dans ses thèmes et sa crudité, il pouvait largement prétendre à moins d’obscénité que l’un de ses congénères qui était passé entre les mailles du filet judiciaire : j’ai nommé Lolita, bien entendu.

Nous vivons dans un âge essentiellement tragique ; aussi refusons-nous de le prendre au tragique. Le cataclysme est accompli ; nous commençons à bâtir de nouveaux petits habitats, à fonder de nouveaux petits espoirs. C’est un travail assez dur : il n’y a plus maintenant de route aisée vers l’avenir : nous tournons les obstacles ou nous grimpons péniblement par-dessus. Il faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux.

Telle était à peu près la situation de Constance Chatterley. La guerre avait fait écrouler les toits sur sa tête. Et elle avait compris qu’il faut vivre et apprendre.

Ainsi débute le roman de D.H. Lawrence, avec emphase et optimisme. On comprend immédiatement que l’on va se trouver en joyeuse compagnie, au fin fond de la campagne anglaise : le monde actuel court à sa perte, le bonheur est derrière nous, la guerre et les machines ont fait s’écrouler le monde. Un boute-en-train ce Lawrence !

Il a l'air tout penaud… Peut-être que la modernité de l'appareil lui faisait peur ?

Ce livre est assez atypique, du point de vue de sa structure, de son histoire, de sa publication. Il fait penser aux œuvres d’écrivains comme Zola, où l’intrigue narrative se mêle à de longs passages descriptifs ou argumentatifs, où les personnages sont parfois les récipients des opinions véhémentes de l’auteur. Dans L’amant de lady Chatterley, c’est un peu pareil : à part Constance, qui est l’incarnation d’une Mère Nature à l’écoute de ses instincts et ne prête jamais sa voix à des opinions marquées, les autres personnages ne dialoguent souvent que pour arguer de manière philosophique. Écrit dans les années 20, le livre est très déstabilisant sur la part qu’il donne aux femmes, qui y sont des créatures hautement supérieures aux hommes (plaît-il ?), petits enfants manipulés par leur orgueil et leur cupidité, qui se sont perdus dans l’Histoire. La femme de son côté ne doit rien à personne, ni à son père, ni à son époux, ni à la communauté, et fait – littéralement – corps avec son environnement, puisqu’elle trouve dans la forêt et dans son garde-chasse, deux moyens de contrecarrer le déterminisme social qui aurait fait d’elle une Lady.

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C’est un roman souvent décrit comme foncièrement moderne et conservateur : le lord que Constance épouse, Sir Clifford Chatterley, est un handicapé qui a perdu l’usage de ses jambes dans la première guerre mondiale, et qui de retour sur ses terres, se jettera à corps perdu dans la modernisation des mines environnant son domaine. Une mission décrite comme patriarcale et artificielle par Lawrence, Clifford étant une coquille vide d’aristocrate qui se trouve des occupations pour ne pas faire face au néant qui l’occupe, et qui représente la partie obscure de la lutte décrite entre nature et industrialisation, entre les mines et la simple forêt arpentée par le garde-chasse, entre Clifford et Constance. Il y a une scène formidable où Clifford, qui ne jure que par la machine et les innovations techniques, abruti toute la journée au son de son transistor, voit son fauteuil électrique d’handicapé bloqué, lors de la montée d’une petite pente raide dans la forêt, et refuse totalement qu’un humain aide la machine à se remettre en marche. Cet homme, impuissant dans sa voiture, se retrouve empêtré dans ses croyances modernes, incapable d’accepter l’intervention d’un peu d’humanité, qui le secourrait. C’est le choc des cultures !

Le début du roman est particulièrement frappant de ce point de vue. Ce qui fait que l’on se demande ce qui a vraisemblablement été le plus choquant pour la société qui lui fit procès : le sexe (peu probable) ? La relation entre un ouvrier et une aristocrate ? Ou toute cette langue libertaire, pas simplement dans la chair mais dans les idées, les envies, les aspirations ? Les femmes, et Constance particulièrement, jouissent d’une liberté de mœurs sans limite, tandis que les hommes sont fréquemment rabaissés à leur état de dépendance presque infantile. Il est assez évident, lorsqu’on lit des comptes-rendus de son procès en Angleterre, que le livre inspira la méfiance et la désapprobation du fait que les parties de jambes en l’air de Constance sont complètement libres de jugement. Il n’y a aucune contextualisation, aucune justification des penchants qu’elle aurait (qui sont, en conséquence, dépeints comme naturels), et c’est bien entendu ce qui manquait principalement au livre pour les bien pensants de l’époque : une morale qui viendrait contrebalancer toute cette liberté, afin de mettre en garde les jeunes et les tempéraments influençables (les femmes et les servants) contre l’exercice d’une telle liberté, qui serait puni par la société.

2nd November 1960:  British publisher Sir Allen Lane (1902 - 1970) displays a copy of D H Lawrence's 'Lady Chatterley's Lover', which was the subject of a celebrated obscenity trial.  He resigned from the Bodley Head in 1935 to found the massively successful Penguin Books Ltd, who published the controversial book.  (Photo by Central Press/Getty Images)

L’amant de lady Chatterley fut publié pour la première fois en 1928, à Florence. Son roman était alors disponible en forme plus ou moins abrégée et purgée, mais rarement autrement. Les éditions intégrales du texte furent sporadiques en Angleterre et presque systématiquement interceptées aux douanes jusque dans les années 60, date à laquelle Allen Lane, le fondateur des éditions Penguin, se décida à fêter dignement les 30 ans de la mort de l’auteur avec une première véritable édition britannique du texte : une édition non-censurée.

Des œuvres aussi variées que Madame Bovary, Moll Flanders, le Décaméron, ou même Tristram Shandy, avait payé de leurs pages cette obscénité chassée par l’esprit du Obscene Publications Act et des « chastes » années 50. Pour les éditeurs de ces publications maudites, il fallait compter des amendes parfois très salées, des interdictions de publication, des peines de prison, et bien sûr, les livres saisis et souvent brûlés.

Moult péripéties juridiques ont suivi la publication en poche de cette œuvre subversive de Lawrence, et c’est finalement devant les tribunaux que les éditions Penguin et Allen Lane vont se retrouver, devant faire face à un juré de 12 lecteurs, qui liront le livre durant les quatre jours de procès. L’État finit par perdre la face, à force d’en critiquer son langage trop ordurier pour les jeunes filles, les servants et autres publics sous influence, et à la faiblesse de ses rares témoins. Lady Chatterley’s Lover fut jugé non coupable d’obscénité. Les éditions Penguin vendirent jusque 3 millions d’exemplaires du livre, et la décision du procès ouvrit la voie à une plus libre publication d’œuvres impertinentes et aux sulfureuses années 60.