Month: janvier, 2022

Autant en emporte la guerre (et le nombrilisme)

Mes amis, comment ai-je pu utiliser l’expression « grande fresque romanesque » il y a quelques mois alors que je n’avais pas encore véritablement découvert tout son sens ?

Oubliez tout ! Si vous voulez lire une fresque, romanesque qui plus est, j’ai ce qu’il vous faut : un page-turner comme on n’en connaît peu, un roman addictif, avec en toile de fond un thème peu exploité : la guerre de Sécession.

Commençons par tirer au clair quelques idées reçues liées à cet ouvrage, du fait (ou non) qu’une célèbre adaptation cinématographique ait porté à la connaissance de tous cette histoire pourtant très fresquesque. Autant en emporte le vent, ce n’est pas l’histoire d’amour de Scarlett O’Hara et Rhett Butler. C’est bien, en revanche, l’histoire d’amour de Scarlett O’Hara et Scarlett O’Hara.

Tout d’abord, un bref rappel sur le révisionnisme de l’auteure, dont l’histoire fut inspirée par les récits de ses aïeuls, somme toute plutôt partiaux. Margaret Mitchell fait preuve de très peu de conscience sociale lorsqu‘elle évoque la population noire : le personnel noir que l’on rencontre dans le menu détail est toujours entièrement dévoué aux familles qu’il sert, et les Noirs daignant se comporter librement envers les Blancs – des êtres « désœuvrés » puisque libres et libérés de leurs obligations serviles – sont bel et bien décrits comme dangereux et/ou ignominieux. Mais l‘auteure souhaite avant tout porter son attention sur l’aristocratie sudiste (en ce sens, les Blancs pauvres sont également éclipsés : parfois mentionnés, ils restent traités avec aussi peu d’égard que les Noirs par les élites) et l’effondrement du « système » en place. Et comme l’annonce assez vite Rhett Butler : « il y a autant à tirer du naufrage d’une civilisation que de son édification. » Mais reprenons depuis le début, si vous le voulez bien.

Bienvenue dans le chaos en devenir des États pas encore tout à fait unis d’Amérique, ou l’Union, comme cette nation naissante se fait appeler. Au Nord : une multitude d’États (New York, Washington, etc.), dont les colonies se sont développées, après la guerre d’Indépendance, suivant le modèle industriel qui prédominait en Europe. Les usines et les manufactures vont bon train, tout comme l’économie.

Au Sud, cependant, le temps s’est écoulé plus tranquillement, au rythme des exploitations agricoles et cotonnières. La traite des esclaves fut essentielle au développement et à la prospérité des grandes propriétés qui fournirent le monde entier en coton. Pour les Sudistes, les Nordistes – qu’ils appellent avec mépris « Yankees » – sont des culs-terreux, des malotrus dénués de bonnes manières, qui méritent qu’on leur rabatte le caquet. Et cela tombe bien, car en 1861, le jour-même où commence l’histoire de Scarlett, un événement décisif fait tout basculer : la bataille du Fort Stumter voit les locaux – sudistes, donc – récupérer la possession du précieux fort. L’Union avait déjà accordé le droit aux États de faire sécession : la Caroline, la Géorgie, la Virginie, etc. s’emparent de ce droit et déclarent sécession à l’Union : c’est la guerre avec le Nord qui s’amorce.

Ce résumé emmerderait profondément Scarlett qui, voyez-vous, n’en a rien à cirer de la guerre. Elle a 16 ans et sa seule fonction dans la vie est de penser au pique-nique qui aura lieu le jour-même et l’effet qu’elle provoquera auprès de la gente masculine dans sa jolie mousseline verte. Le slogan de Scarlett est simple : si la conversation ne tourne pas autour d’elle, c’est de l’oxygène gâché. Et on déconne pas avec Scarlett, car elle a beau avoir un peu du pédigrée franco-sudiste de sa mère, élégante matrone pleine de douceur et de langueur délicate, elle est surtout sortie du moule de son père, un Irlandais au tempérament impétueux et primaire. Son intelligence est à parfaire (mais elle s’en contrefout), sa gentillesse/son empathie inexistantes, sa capacité à manipuler très développée, son sens moral très défaillant : Scarlett O’Hara est faite de pur égocentrisme, au point qu’après plusieurs centaines de pages, le diagnostic actuel se rapprocherait plutôt de la sociopathie que de la tendance à l’égotisme. Mais Scarlett, c‘est surtout et par-dessus tout un tempérament de battante. Rien ne peut l‘annihiler : ni la douleur, ni la faim, ni la solitude, ni la mort. C‘est le cafard ultime qui pourra mener une civilisation (de cafards plus faiblards) jusqu‘à la surface. Son instinct de survie est si présent (probablement parce qu‘il marine dans un énorme égo) que son intelligence est souvent incapable de saisir l‘ampleur des dégâts engendrés par la guerre tant elle pense toujours à l‘après.

J’ignore quels sont vos souvenir de Rhett Butler, mais là aussi on vous réserve quelques surprises avec ce roman fleuve.

Rhett est un anticonformiste avant l’heure, las de l’hypocrisie de ses pairs, qui a décidé de jouer cartes sur tables dans la vie. Doté d’une intelligence rare, il parvient à analyser toutes les situations et, parce que cette intelligence est accompagnée d’une absence totale de moralité, d’en tirer profit au maximum. Aussi dédaigne-t-il profondément les Sudistes de tenir si fort à leur mode de vie affecté et de ne pas se rendre compte que leur « civilisation » cotonnière touche à sa fin. Si ces bétounes de campagnards ne veulent pas de la modernité, avec ses outils et ses idées, qu’ils soient anéantis par la furieuse locomotive du progrès : il décide ainsi qu’il reconstruira sa fortune sur leurs dos d’ânes. Il faut plusieurs centaines de pages pour comprendre ce qu’il voit en Scarlett et pourquoi il lui porte tant d’attention : comme un pygmalion démoniaque, il voit le potentiel de rébellion en elle et décide de l’exploiter pour faire imploser les restes méprisables de culture sudiste.

J’ai dévoré les deux tomes, si l’on en doutait encore. La situation se met lentement en place, mais une fois que la guerre est amorcée, on comprend pourquoi le démarrage a tant pris le temps de fouiller dans les passifs et consciences de chacun. Car lorsque les événements sordides débarquent tambour battant, on est d’autant plus ému. Enfin, la guerre est racontée par petits morceaux, avec des détails dont j’ai été très friande, voire avide. Et l’évolution de Scarlett est à la fois fascinante, bien que très lente, et désespérante. La fin apothéotique de ces centaines de pages galvanisantes ne laissera personne indifférent et ne manquera pas de surprendre les connaisseurs du film, qui fut édulcoré par les studios hollywoodiens.