Month: octobre, 2017

Grève de guerre

Athènes, Ve siècle before Jesus. C’est la guerre et y en a ras le pompom. Lysistrata, femme turbulente s’il en est, décide de réunir la communauté ovarienne et de prendre des mesures drastiques pour obtenir un cessez-le-feu de la part des mâles guerriers : faire la grève du sexe. La proposition ne remporte pas le franc succès escompté, les femmes étant disposées à se fendre en deux pour mettre un terme à la guerre, mais sûrement pas à se passer de coït. Les arguments de Lysistrata ayant pourtant du sens, toutes acceptent de prêter serment sur une coupe de vin : si elles tiennent, alors la coupe se remplira de vin. Si elles cèdent, cette dernière se remplira d’eau. Autant vous dire que la vie à Athènes, au vu des priorités de ces gentes dames, a l’air tout à fait rock’n'roll.

Les hommes et les femmes se tirent dans les pattes et s’accusent de tous les maux du monde. Les hommes sont prêts à faire brûler l’Acropole si cela peut faire périr ces goujates qui osent garder les cuisses serrées. Ça se tease, ça intrigue pour outrepasser l’interdiction de Lysistrata, les hommes n’arrivent plus à marcher correctement et les femmes se frottent contre tout ce qui se trouve à portée de minou. Bref, de la comédie potache qui tâche. À noter que la traduction fait le choix de la modernité, mais s’avère carrément vulgos. Loin de la modernité des traduction de Déprats pour les Shakespeare, qui actualisent la langue en conservant une fidélité au contexte ; là on a le droit à des références modernes, de l’insulte de harcèlement de rue, des expressions limites-limites… qui peuvent ne pas être du goût de tous. Cette courte introduction à Aristophane aura éveillé un intérêt tout nouveau, mais malgré une note sur la traduction tout à fait pertinente (et comme on aimerait en lire plus souvent), je pense que j’irai traîner ma truffe du côté des traductions de Gallimard ou des Belles Lettres pour ma prochaine incursion chez ce turlupin grec.

« Macbeth does murther Sleep »

Macbeth, ce brave guerrier, est-il un couard devant ses ambitions ? N-a-t-il aucun courage pour lui-même, comme l’en accuse sa désireuse compagne, Lady Macbeth ? N’est-il qu’un homme moral, manipulé par des sorcières, éminences noires représentant l’ambition d’autres voulant renverser le roi d’Écosse ? Ainsi, Macbeth qui n’était qu’un loyal sujet aidant à la victoire du roi d’Écosse sur les Norvégiens devient-il, après une infortunée rencontre avec des sorcières lui prédisant un royal avenir, l’instrument de la tragédie. Bientôt, l’assassinat est résolu, leur plan mis à exécution. Macbeth, paranoïaque et sanguinaire, finit par transformer le royaume écossais en cimetière, obsédé par l’idée que sa sécurité viendra le jour où son règne ne sera plus sujet aux obstacles. Mais les Macbeth s’aperçoivent qu’il est bien difficile d’être calife à la place du calife quand on est rongé par la peur d’être découvert ou assassiné à son tour.

De multiples thèmes se côtoient dans cette courte et facile pièce de Shakespeare (ma dernière incursion chez le barde datait de l’année dernière, et j’avais manqué de persévérance après un début un peu âpre chez Les Joyeuses commères de Windsor). C’est tout d’abord une pièce sur la trahison. Peut-on faire confiance à un traître ? Faut-il trahir les traîtres ou ce catch-22 nous rend-t-il aussi imméritants et indignes de confiance ? C’est aussi la pièce des bravaches : les protagonistes fuient tous les uns après les autres, abandonnant femmes et enfants aux dagues des mercenaires mandatés pour faire couler le sang des rivaux. Et puis, c’est une pièce sur l’influence. Si les sorcières n’avaient pas, comme leur reproche leur maîtresse Hécate, lâché ces informations fatales, peut-être Macbeth n’aurait-il jamais tenté d’usurper la couronne, puisque de telles aspirations déloyales ne régnaient pas dans son cœur. Plus les actes passent, plus son comportement est imprudent, malavisé, périlleux ; il ne fait plus confiance qu’à la seconde prophétie, professée en milieu de pièce, probablement inventée de toutes pièces par l’une des sorcières (« Tu ne pourras périr que de la main d’un homme qui n’est pas né d’une femme », absurdité élaborée dans le but de le rassurer). La pièce se termine sur la critique d’une croyance aveugle, qui fait fi de toute raison.

Beaucoup de choses m’ont plu et m’ont rendu bien gaie dans cette pièce de théâtre qui ne perd de temps pour rien. Les spectres et les toqués sont toujours un régal chez Shakespeare (Le roi Lear est jouissif à cet égard). Ici, Macbeth a des hallucinations, il observe les couteaux venir à lui, comme s’il était forcé par des forces invisibles, par un destin trop fort. Il voit le sang perler, il croit que les pierres parlent lorsqu’il se déplace. Il est accusé d’être jusque l’assassin du sommeil, l’innocent sommeil… Superbe scène de banquet où Macbeth, ayant accès à une réalité supérieure, se juge téméraire de faire face aux spectres de ses victimes, tandis que Lady Macbeth vivant dans une tout autre dimension, celle du scalpel et des faits, de l’ambition et du pragmatisme, ne parvient pas à interagir avec lui et à le ramener à la raison devant leurs invités. Grosse gêne, le roi est barjo.

Lady Macbeth finit elle-même par succomber à la folie des actes. Son somnambulisme dans l’acte V révèle, pour la dame de compagnie et le médecin qui captent ses paroles, un cœur indigne de disposer d’un corps. Rongée par la culpabilité, somatisée par ses errances nocturnes, elle devient littéralement toquée et répète trois fois : « Au lit, au lit, au lit », avant de sombrer définitivement dans des ténèbres seyant son inhumanité.

On peut lire un merveilleux entretien à propos de Macbeth, avec la disparue Françoise Chatôt, metteuse en scène, et Jean-Michel Déprats, traducteur novateur de Shakespeare, publié dans la Revue électronique d’études sur le monde anglophone sur Revues.org.

Brontë d’âmes

Je raffole du quotidien des écrivains. Je suis tellement curieuse de savoir comment les choses se déroulaient (une curiosité perverse que les lecteurs assidus de Voici et Closer peuvent tout à fait comprendre) : cela va des ragots de la paroisse du coin aux détails peu reluisants d’insignes crises de foie, en passant par les problèmes de napperon à l’heure du thé. Aussi ce genre, et celui du journal, m’enthousiasme au plus haut point. De fait, il y a tellement de correspondances que je souhaite lire que c’est une vraie torture de choisir. Mais passer ce début d’automne en la compagnie venteuse et taciturne des Brontë était comme de voir pousser des arbres frêles et décharnés depuis les lattes du sommier et s’étendre jusqu’au plafond. Ces Lettres m’ont redonné la foi en la lecture dont le goût s’était sensiblement dissipé après ma prise de nouvelles fonctions : il faut dire que lorsqu’on lit et corrige à longueur de journée, le sens de la lecture se fait moins impérieux en sortant du travail, et la frontière entre loisir et labeur s’amincit. Je me suis aperçue que les lectures un peu exigeantes m’envoyaient directement chez Morphée, et les livres commencés dans l’intervalle estival m’ont majoritairement glissé des mains, jusqu’à terminer leur course dans une mare de poussière entre le mur et la table de chevet.

Les Lettres choisies ont changé tout ça. Dès la première lettre, on vit du drame ! Quel excellent choix de Constance Lacroix, traductrice et directrice de l’ouvrage, que d’inaugurer le livre avec une missive de la main du Révérend Patrick Brontë, rapportant avec tristesse l’épisode de la maladie de son épouse et de sa mort prématurée, avec flamme et roidissement. Le misérabilisme, trop peu pour ces grincheux de Brontë. Il y a presque un quelque chose de joyeux qui découlerait de cette écriture vivante, dynamique et qui ne s’apitoie pas dans le malheur le plus complet.

La première moitié des Lettres rend compte de la vingtaine d’Emily, Anne et Charlotte, de leur passage par plusieurs pensionnats, de leurs tentatives de s’établir en tant que gouvernantes dans des familles plus ou moins charitables, des séjours à Bruxelles d’Anne et Charlotte, de la vie (secrètement) débridée de Branwell, jusqu’au projet des trois sœurs d’établir leur propre pensionnat, afin de ne dépendre de rien ni personne sinon d’elles-mêmes. Projet qui sera avorté, d’abord par la déchéance de Branwell, puis par le décès prématuré de la fratrie. Une mélancolie durable va s’emparer de Charlotte, qui tente de tenir bon pour son vieux père de 70 ans qui a vu sa famille décimée par trois décennies (mais qui s’en sort avec humour, l’air de rien).

La famille… En vérité, très peu de lettres subsistent autres que celles tirées de la lourde correspondance qu’entretint Charlotte, en quasi-majorité avec sa grande amie Ellen Nussey, largement conservée et permettant l’existence de ce livre. Pour les curieux dont je fais partie, cet échange de lettres commençant dans la prime jeunesse de Charlotte et se poursuivant jusque son décès, permet d’assouvir la soif de détails. De l’âge de 16 à 36 ans, on assiste à la transformation du temps sur une jeune femme pétrie d’idées et d’un peu de légèreté, pour devenir une vieille célibataire résolue, aux opinions bien marquées et à la morale intangible. Les trois-quarts du livre mettent en scène une Charlotte aux prises du nord du Yorkshire, ses saisons lugubres, l’ascétisme du presbytère, l’absence de vie sociale, et la ribambelle de maladies que tout le monde choppe (il faut croire que les écharpes et les gants étaient des technologies trop avancées pour les pedzouilles du Yorkshire) : il faut parfois rester très alerte pour pas confondre Haworth avec l’Hôtel-Dieu.

La deuxième partie du livre, cependant, voit naître un regain de vie et d’intellectualisme : il faut dire que, quelques mois précédant la mort de ses trois frères et sœurs, Charlotte a fait publier un recueil de poèmes d’Emily, Anne et d’elle-même, sous les pseudonymes des frères Bell (Currer, Ellis et Acton), tandis qu’Emily fait publier ses Hauts de Hurlevent de son côté, et Anne son Agnès Grey et sa Recluse de Wildfell Hall. Charlotte essuie, elle, des refus pour son premier roman intitulé Le Professeur, tiré de son expérience à Bruxelles et de son amour non réciproque pour son professeur de français (marié avec enfants, sacrée Charlotte), Constantin Héger (dont on trouvera 4 lettres dans ce recueil, les seules lettres de Charlotte à Héger qui ont survécu, que Mme Héger avait subtilisées et qu’elle confiera à ses enfants sur son lit de mort, qui les confieront à leur tour à la British Library). Un peu avant le décès d’Emily et Anne, Charlotte réussira à faire publier Jane Eyre chez Smith, Elder & co, sous pseudonyme, et c’est ce qui lancera un second souffle de vie dans l’existence isolée et lugubre de Charlotte, dernière des Brontë à tenir debout.

Tout à coup, succèdent aux lettres routinières d’Ellen Nussey de multiples correspondances nouées avec ses éditeurs, le beau et dynamique George Smith (pour lequel elle se prend d’un béguin), le nerveux et emporté James Taylor (pour lequel elle aura aussi le béguin), le calme et pondéré William Smith Williams. Jane Eyre, accueilli de multiples façons par la critique (tour à tour immoral, trop prude, bien écrit pour un homme, mal écrit pour une femme, etc.), remporte un succès auprès du public qui se plie en conjectures quant à l’identité de son auteure et fait de Charlotte une figure que le Londres littéraire, la bourgeoisie et l’aristocratie s’arrachent. La voilà invitée à l’opéra, au théâtre, à l’exposition universelle (ou à la banque, la prison ou l’asile d’aliénés, quand on lui laisse le loisir de choisir ses visites), à séjourner aux quatre coins de l’Angleterre ; elle initie une correspondance avec Harriet Martineau, puis Elizabeth Gaskell ; William Makepeace Thackeray recherche sa compagnie, et l’existence de nonne menée pendant près de 35 ans se transforme en tourbillon de mondanités, qui l’épuisent et la ravissent.

La fin de vie de Charlotte prend des airs de romance, de mélodrame : un an et demi avant sa triste fin, elle découvre (enfin) que le vicaire, au service de son révérend de père depuis 7 ans, se meurt – presque littéralement – d’amour pour elle. Un être pour lequel elle n’a jamais eu grande considération (voir du mépris), à la situation inférieure à la sienne, un être un peu noiraud, rigoureux et peu loquace, qui perd complètement ses moyens dès qu’il l’approche. Mr Arthur Nicholls est l’amoureux transi tel qu’on se le figure : complètement déprimé, tremblant, souffrant, au point de s’attirer la compassion de l’entière congrégation, voir de tout l’arrière-pays, tant il est incapable de masquer son effroyable désarroi. Un prétendant complètement inattendu pour Charlotte, qui espérait au fond d’elle-même une petite déclaration de l’un de ses éditeurs (en vain), qui le refuse d’abord, jetant les foudres paternelles sur ce sacripant au sacré toupet (on ne lui retire pas sa seule et unique fille chérie comme ça). À la suite de moult péripéties au cours desquelles Nicholls est envoyé à l’autre bout du Yorkshire, puis rappelé presque en secret, Charlotte finit par accepter sa demande en mariage, faute de meilleur parti à 37 ans. Ses paroles, à l’aube de ses fiançailles, vendent du rêve…

Pourtant, la seule année de mariage qu’elle sera donnée d’avoir sera très heureuse, excepté du fait que son nouveau mari accapare beaucoup trop de son temps (madame avait ses petites habitudes) et commence à lui faire la leçon sur ce qu’il est bon d’écrire ou non dans ses correspondances (« Mais non, ma tendre, il ne faut pas raconter tout ce qui vous passe par la tête à cette chère Ellen, vous imaginez un peu ma réputation si elle s’avisait de livrer toute votre correspondance à Mme Gaskell à votre mort, pour que cette dernière puisse écrire votre biographie que pourront lire tous vos contemporains ?! »). (Malaise.)

Je ne peux pas m’empêcher d’être attristée par cette intégrité que ressentait le lecteur moyen de ces temps jadis : je vise, par ces paroles semant la confusion, les agents prenant part aux correspondances (littéraires) les plus prisées aujourd’hui, qui décidèrent d’honorer le vœu de chasteté posthume des célèbres défunts, ou qui par simple discrétion, détruisirent des dizaines, centaines de lettres, qui nous font désormais cruellement défaut. Looking at you, Cassandra Austen, sœur de Jane Austen, qui est la raison, la cause de tant d’incertitudes auprès de sa fanatique foule contemporaine ; et il en va de même pour les Brontë. Sans la diligence, la propension d’Ellen Nussey à conserver la majorité de ses échanges avec Charlotte Brontë, la vie de cet illustre presbytère qui vit jaillir de prodigieuses plumes, si inclassables, nous demeurerait entièrement brumeuse… Quelle perte cela aurait été !