Just Art

C’était l’été de la mort de Coltrane, l’été de l’amour et des émeutes, quand une rencontre fortuite à Brooklyn guida deux jeunes gens dans la vie de bohême, sur la voie de l’art.

Just Kids, c’est exactement ça. Dans ces mémoires publiées en 2010, Patti Smith prend la plume pour raconter sa vingtaine, son exit du New Jersey des années 1960, cette cambrousse qui l’a vue grandir, direction la Grosse Pomme, avec pour seul totem sa foi en l’art et la poésie.

Cette lecture m’a franchement fait un bien inouï : le même genre de bien que vous font les témoignages d’une époque révolue, où tout semble possible, où les personnages sont des figures hautes en couleur – portant, accessoirement, des noms croisés dans les livres d’histoire –, où la recherche de la pensée, de l’échange intellectuel, de la production artistique occupe le quotidien de jeunes débrouillards et affamés, où la vie collective revêt une forme d’évidence aujourd’hui inconcevable. Bref, c’est un concentré de nostalgie, qui vous laissera des bouts de révolution entre les incisives (allez, au moins jusqu’à dimanche).

Un tableau intitulé : « Le zbeul (ou la bohême) »

La relation qui lie Patti Smith, aspirante poétesse, à Robert Mapplethorpe, aspirant artiste, est telle qu’une fiction n’aurait pu mieux la deviser. Cette relation fascinante – entre interdépendance, confiance aveugle, soutien artistique absolu – voit, d’un côté, éclore l’esprit tranquillement rebelle de Smith, sa sociabilité malhabile, sa science politique et poétique ; de l’autre, et à l’insu de Smith, l’homosexualité de Mapplethorpe, son éclectisme et extrême mondanité, et bientôt son regard photographique qui se nourrit de tout cela.

J’ai fait un voyage délicieux d’une dizaine d’années, entre 1967 et 1979, dans un New York palpitant, de quartier en quartier, au rythme des musiques changeantes, des drogues naviguant autour d’une Patti Smith étonnamment sobre pour l’époque et le milieu, et j’en ressors avec un goût raffermi pour les témoignages littéraires (dans un genre parallèle, avec un point de vue qui a fait couler beaucoup d’encre : L’Autobiographie d’Alice B. Toklas de Gertrude Stein).

Beaten Generation

Je suis une femme de 47 ans hantée en permanence par un sentiment d’impermanence. Si le temps ressemblait à un morceau de musique, on pourrait le rejouer jusqu’à en saisir la moindre nuance.

Issue d’une famille juive de la petite bourgeoisie new yorkaise conformiste, Joyce Johnson (née Glassman) a grandi à quelques pas de Broadway, de Columbia et du Village.  À l’âge de 20 ans, elle rencontre Jack Kerouac (alors âgé d’une trentaine bien passée), auteur d’un roman inconnu, fauché, alcoolique, pour qui elle nourrira une passion obsessionnelle pendant près de deux ans, deux ans qui verront ce fantôme de la Beat Generation publier son roman phare, Sur la route, puis sombrer dans une soudaine et déflagrante célébrité.

Aussi ce livre témoignage est-il, il est vrai, la promesse de connaître les coulisses des Beats, promesse ô combien tenue. Mais c’est aussi le récit d’autres personnages, ces Personnages secondaires éponymes qui naviguèrent autour de ces écrivains survoltés, subirent leurs frasques, les entretinrent coûte que coûte pour les garder à flot, et, pour un certain nombre d’elles et eux, sombrèrent dans la folie, le suicide, la maladie. Joyce Johnson, qui le dit dans cette citation clôturant son livre, aurait voulu engloutir la vie autant que les autres : mais une retenue profondément ancrée en elle la maintient à la marge, et c’est ce qui lui permet de raconter l’existence oubliée de sa meilleure amie sacrifiée à cette génération pleine de vie et de mort.

Johnson entame son histoire par la sienne propre, celle de son milieu modeste et calme, celle de son quartier, Manhattan, et entreprend de conter sa lente progression, de fille tranquille et obéissante, vers l’état de sécession spirituelle puis physique, elle qui ne cesse de regretter appartenir à la Génération silencieuse, une génération qui ne vit pas, qui attend le déclic. De dix ans la cadette des consorts de la Beat Generation, elle se laisse porter par une époque attendant des jeunes filles qu’elles fassent leurs études avant de se ranger. Mais à l’adolescence, quelque chose lui manque : les activistes trotskistes qu’elle croise dans la rue constituent sa première rencontre avec un monde souterrain de marginaux, d’exclus, de parias. Pourtant, Johnson colle partiellement à la description d’un idéal bourgeois : peu bravache, assidue à l’école puis à l’université – Barnard College, dépendance de l’université de Columbia où Allen Ginsberg, Jack Kerouac, William Burroughs et Lucien Carr se rencontrèrent dix ans auparavant –, elle pressent avec acuité son enfermement quotidien, le besoin d’émancipation d’une génération. Mais jusqu’à ses 19 ans, elle se contente de regarder avec envie la vie débridée de ses quelques amies dont elle s’entiche avec force, puis des compagnons de ses amies sur lesquels elle transfère son admiration. Elle prend tout de même le soin de sécher des cours lors de sa quatrième année à Barnard et n’obtient jamais son diplôme, ce qui ne l’empêche pas de décrocher très rapidement un boulot de dactylo dans l’édition (une belle époque), puis de job en job, de finalement monter l’échelle éditoriale.

Parmi ses amies, il y a Elise Cowen, profondément atteinte d’un mal existentiel et psychanalytique, qui se lie avec Allen Ginsberg en 1953, quelques années avant la percée de celui-ci à San Francisco et la Renaissance poétique de Berkeley menant à l’émergence de la Beat Generation. Lorsqu’en 1956 paraissent les premiers articles couvrant ce mouvement littéraire (dont l’apparition a en réalité été savamment orchestrée durant des mois par Ginsberg, Kerouac et autres chantres), Johnson remarque le visage de Kerouac – encore relativement inconnu – sur les épreuves d’un reportage de magazine : elle s’intrigue à sa vue, puis tombe par hasard sur sa première publication chez l’agent littéraire pour lequel elle travaille.

Ginsberg et Cowen, qui (se) tapera le manuscrit de Kaddish à la machine

On ne peut cesser de déplorer, à la lecture de ce livre, combien l’attention et les choix de vie de Johnson (ou de ses comparses) tournent bien trop souvent autour de leurs idoles. Quand, à 21 ans, Johnson voit l’un de ses projets de manuscrit accepté pour publication par Random House et qu’un poste d’assistante éditoriale lui est offert chez Farrar, Strauss and Cudahy par le directeur littéraire Robert Giroux (celui-là même qui finira par diriger la maison d’édition), elle lâche tout pour rejoindre Kerouac au Mexique – et échoue en chemin, puisque Kerouac finit par rentrer en Amérique une semaine avant qu’elle parte le rejoindre. On a envie de lui hurler entre les pages de cesser d’être aussi écervelée. C’est bien entendu sans compter la mémoire que l’on perd de nos 20 ans, ces années de fulgurance où les émotions nous submergent, où le désir d’aventure chez certain.e.s surpasse tout.

Mais le témoignage qui m’a le plus surprise est la description des événements menant à l’encensement de Sur la route. Car, on l’oublie, ce manuscrit a été rédigé par Jack Kerouac en 1951, en l’espace de deux semaines, par un Kerouac probablement sous influence. Les années suivantes, l’auteur essaye de le refourguer à des éditeurs, sans succès, car son tout premier ouvrage publié en 1950, The Town and the City, n’a pas rencontré le public. Quand Viking Press accepte enfin de publier Sur la route, nous sommes en 1957 : l’époque est enfin prête à recevoir cette prose virevoltante, frôlant avec le non-sens, mais Kerouac n’est plus du tout le même. Ses années d’errance l’ont fatigué, il est habité par un sentiment de solitude inextinguible où qu’il aille, il n’est plus en si bons termes avec Neal Cassady, dépeint à ses côtés dans son road-trip. L’auteur n’est plus celui de 1950 et regrette presque sa publication imminente, tandis que les étoiles s’alignent du côté de la critique new-yorkaise :

Quelque part à Cape Cod ou sur le Sound, Orville Prescott, critique littéraire conservateur et vieillissant du New York Times, prenait ses congés annuels. Durant la période creuse du mois d’août, le compte rendu de Sur la route échut à une homme plus jeune nommé Gilbert Millstein, qui suivait la carrière de Jack depuis des années – depuis qu’il était tombé sur l’expression “Beat Generation” dans le romain de John Clellon Holmes intitulé Go, et, cherchant à mieux définir le mouvement naissant, avait demandé à Holmes d’écrire un article sur le sujet.

Apparemment, cette coïncidence relevait de la chance pure et simple – même si l’on vanta ensuite la stratégie éblouissante de Viking Press.

Et, de fait, Gilbert Millstein n’y va pas avec le dos de la cuillère du panégyrique, jugez vous-même :

« Sur la route est le deuxième roman de Jack Kerouac, et sa publication un événement historique dans la mesure où l’apparition d’une œuvre d’art authentique est de quelque importance […]

… la déclaration la plus claire, la plus importante et la plus belle faite jusqu’ici par la génération que, voici des années, Kerouac lui-même qualifia de “beat”, et dont il est le principal avatar.

De même que Le Soleil se lève aussi, plus que tout autre roman des années 1920, fut considéré comme le testament de la Génération perdue, il semble certain que Sur la route deviendra celui de la Beat Generation. »

Gilbert Millstein, New York Times, 5 septembre 1957.

Écriture moins ébouriffante que celle de Just Kids, c’est aussi parce que là où Patti Smith écrivait son époque du point de vue d’actrice, Joyce Johnson la raconte depuis le poste d’observatrice. Ces deux livres se répondent néanmoins, puisque celui-ci s’achève en 1959 dans le Village, moment où une jeune Patti Smith y fait sa première incursion, fraîchement débarquée de son New Jersey natal. Le final tragique de Personnages secondaires m’a saisie, car on avait oublié en pleine lecture que beaucoup des personnages primaires et secondaires ont péri, parfois avec fracas, souvent avec pathétisme et sordidité. Une fin qui vous fait relativiser la nostalgie de ces années-là.

Les Contes du Marylène et l’eugénisme féministe

À peine quelques jours après sa sortie, alors que je le gardais précieusement à mon chevet et patientais le plus longtemps possible avant de le découvrir, j’ai finalement craqué hier soir et ai lu L’Institut des Benjamines, le dernier tome paru de la série d’Anne Simon.

Car c’est ce genre de série, où l’on guette des signes d’avancement en trépignant ; où l’on surveille l’Instagram de l’autrice pour apercevoir des bribes de ses travaux en cours et se rassurer sur la sortie effective du prochain tome ; où l’on calcule le nombre d’années séparant chaque parution, afin de deviner la date de sortie de l’opus suivant… Oui, je suis certainement un peu accroc.

Pour rappel, que sont les contes du Marylène, cette série dont je vous avais déjà parlé en 2020 ? Il s’agit de la chronique d’un pays et des dérives inhérentes à sa gouvernance changeante : à chaque ère, son monarque/tyran/dirigeant plus ou moins éclairé ; à chaque ère, son régime politique qui, même avec les meilleures intentions du monde, finit toujours par échouer.

Dans ce pays fantastique, l’autrice dessine avec humour des espèces imaginaires cohabitant les unes avec les autres. Chaque tome se fait un plaisir de tirer les fils esquissés : qu’il s’agisse de raconter l’histoire d’un personnage mineur aperçu précédemment, de revenir sur un épisode obscur avec moult détail… Le tout dans une ambiance satirique, drôlatique, politique et psychanalytique. Sans oublier ce petit quelque chose de Tolkien (la cosmogonie qui s’étend, s’étend, s’étend…), de Zola (la dégénérescence biologique et sociale) et de médiéval dans la mise en scène graphique.

La Geste d’Aglaé contait le renversement du tyran Von Krantz et le règne de la reine Aglaé, assistée de sa fidèle Simone ; Cixtite l’impératrice est un interlude durant le règne d’Aglaé et conte la guerre opposant Aglaé et Cixtite, le pays de Marylène contre la Tchitchinie (un pays faisant notamment la guerre aux hommes).

Boris l’enfant patate met en scène la déchéance d’Aglaé et l’installation de la dictature de Boris, l’enfant roi (une dictature également libérale avec le monopole capitalistique de la frite) ; Gousse et Gigot revenait sur l’existence des deux filles du tyran Von Krantz, ces dommage collatéraux de la politique, jadis maltraitées par leur père, puis par tous les gouvernants qui lui succédèrent.

Enfin, L’Institut des Benjamines montre à voir l’expérience (ratée) de Simone Michel, féministe aveuglément engagée dans la résistance et le renversement de la dictature de Boris, jusqu’à en perdre son humanité.

Bon, le tableau est très pessimiste quand je vous le présente de cette manière, mais le tout est savamment conté ! C’est une véritable fable, à l’humour et la mise en scène lumineux.

Quelques mots sur ce dernier tome : et si le renversement de la dictature patriarcale passait par l’endoctrinement féministe ? Mettez d’innocentes petites filles ensemble dans un manoir isolé, ôtées à leur famille, élevées dans la discipline et les idées révolutionnaires, donnez-leur la meilleure éducation possible, avec des enseignantes inspirantes… Que peut-il mal se passer ?! Ajoutez par-dessus tout cela de l’emprise (comme toujours chez Anne Simon, les plus forts sont toujours les plus faibles, sujets à l’emprise de leur entourage), de l’eugénisme, des figures du passé agissant en sous-main et un peuple désœuvré… Vous obtiendrez une passionnante et instructive chronique de ce pays versatile.

À suivre, dans la série : probablement l’épisode se déroulant sur l’île des Douk-Douk, où des exilés des dictatures successives tentent de trouver refuge…

Erratum : après réécoute de l’émission de France Culture de 2020, le prochain tome ne portera pas sur l’île des Douk-Douk (il s’agira là du tome encore d’après, un hypothétique tome 7), mais sur la relation entre James Kite, le directeur du cirque, et Henry the Horse, son fidèle ami et cheval. Cerise sur le gâteau, Anne Simon précise que ce sera un volume tout en couleur.

#BeauvoirToo

Au printemps, après quelques discussions à propos de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, je me suis mise à lire avec attention la page Wikipédia de Beauvoir et à découvrir une flopée de détails un peu scabreux sur sa personnalité et sa vie. J’ai donc fait l’acquisition de Mémoire d’une jeune fille dérangée, le témoignage de vie et d’influence d’une femme ayant été l’étudiante de Beauvoir professeure avant la guerre et s’étant retrouvée au milieu des amours contingentes de ce couple mythique et très problématique. Bianca Lamblin brosse un portrait peu reluisant des deux philosophes : outre le fait que ce sont des trentenaires bien entamés (quasi quarantenaires) qui fricotent, sortent, couchent avec des mineures ou jeunes étudiantes, Lamblin les décrit dans leur quotidien comme des verbeux sans beaucoup de principes, en proie aux émotions et mettant leur intelligence au service de leur hypocrisie.

Un témoignage intéressant datant de 1990 (vingt-cinq ans avant #MeToo, une victime tentant de mettre au jour les rapports d’influence de deux pontes de la philosophie…), qui atteint son acmé lorsqu’il se détache entièrement de Beauvoir et Sartre, et raconte comment sa famille, juive, a tenté d’échapper aux rafles à partir de 1942. C’est absolument bouleversant, rempli de détails que l’on ne connaît finalement que peu : et pour plus d’émotion, Bianca Lamblin, qui est aussi la cousine de George Perec, détaille comment le petit George, âgé de quelques années seulement, a perdu sa mère dont il racontera plus tard La Disparition dans son ouvrage éponyme.

Autant en emporte la guerre (et le nombrilisme)

Mes amis, comment ai-je pu utiliser l’expression « grande fresque romanesque » il y a quelques mois alors que je n’avais pas encore véritablement découvert tout son sens ?

Oubliez tout ! Si vous voulez lire une fresque, romanesque qui plus est, j’ai ce qu’il vous faut : un page-turner comme on n’en connaît peu, un roman addictif, avec en toile de fond un thème peu exploité : la guerre de Sécession.

Commençons par tirer au clair quelques idées reçues liées à cet ouvrage, du fait (ou non) qu’une célèbre adaptation cinématographique ait porté à la connaissance de tous cette histoire pourtant très fresquesque. Autant en emporte le vent, ce n’est pas l’histoire d’amour de Scarlett O’Hara et Rhett Butler. C’est bien, en revanche, l’histoire d’amour de Scarlett O’Hara et Scarlett O’Hara.

Tout d’abord, un bref rappel sur le révisionnisme de l’auteure, dont l’histoire fut inspirée par les récits de ses aïeuls, somme toute plutôt partiaux. Margaret Mitchell fait preuve de très peu de conscience sociale lorsqu‘elle évoque la population noire : le personnel noir que l’on rencontre dans le menu détail est toujours entièrement dévoué aux familles qu’il sert, et les Noirs daignant se comporter librement envers les Blancs – des êtres « désœuvrés » puisque libres et libérés de leurs obligations serviles – sont bel et bien décrits comme dangereux et/ou ignominieux. Mais l‘auteure souhaite avant tout porter son attention sur l’aristocratie sudiste (en ce sens, les Blancs pauvres sont également éclipsés : parfois mentionnés, ils restent traités avec aussi peu d’égard que les Noirs par les élites) et l’effondrement du « système » en place. Et comme l’annonce assez vite Rhett Butler : « il y a autant à tirer du naufrage d’une civilisation que de son édification. » Mais reprenons depuis le début, si vous le voulez bien.

Bienvenue dans le chaos en devenir des États pas encore tout à fait unis d’Amérique, ou l’Union, comme cette nation naissante se fait appeler. Au Nord : une multitude d’États (New York, Washington, etc.), dont les colonies se sont développées, après la guerre d’Indépendance, suivant le modèle industriel qui prédominait en Europe. Les usines et les manufactures vont bon train, tout comme l’économie.

Au Sud, cependant, le temps s’est écoulé plus tranquillement, au rythme des exploitations agricoles et cotonnières. La traite des esclaves fut essentielle au développement et à la prospérité des grandes propriétés qui fournirent le monde entier en coton. Pour les Sudistes, les Nordistes – qu’ils appellent avec mépris « Yankees » – sont des culs-terreux, des malotrus dénués de bonnes manières, qui méritent qu’on leur rabatte le caquet. Et cela tombe bien, car en 1861, le jour-même où commence l’histoire de Scarlett, un événement décisif fait tout basculer : la bataille du Fort Stumter voit les locaux – sudistes, donc – récupérer la possession du précieux fort. L’Union avait déjà accordé le droit aux États de faire sécession : la Caroline, la Géorgie, la Virginie, etc. s’emparent de ce droit et déclarent sécession à l’Union : c’est la guerre avec le Nord qui s’amorce.

Ce résumé emmerderait profondément Scarlett qui, voyez-vous, n’en a rien à cirer de la guerre. Elle a 16 ans et sa seule fonction dans la vie est de penser au pique-nique qui aura lieu le jour-même et l’effet qu’elle provoquera auprès de la gente masculine dans sa jolie mousseline verte. Le slogan de Scarlett est simple : si la conversation ne tourne pas autour d’elle, c’est de l’oxygène gâché. Et on déconne pas avec Scarlett, car elle a beau avoir un peu du pédigrée franco-sudiste de sa mère, élégante matrone pleine de douceur et de langueur délicate, elle est surtout sortie du moule de son père, un Irlandais au tempérament impétueux et primaire. Son intelligence est à parfaire (mais elle s’en contrefout), sa gentillesse/son empathie inexistantes, sa capacité à manipuler très développée, son sens moral très défaillant : Scarlett O’Hara est faite de pur égocentrisme, au point qu’après plusieurs centaines de pages, le diagnostic actuel se rapprocherait plutôt de la sociopathie que de la tendance à l’égotisme. Mais Scarlett, c‘est surtout et par-dessus tout un tempérament de battante. Rien ne peut l‘annihiler : ni la douleur, ni la faim, ni la solitude, ni la mort. C‘est le cafard ultime qui pourra mener une civilisation (de cafards plus faiblards) jusqu‘à la surface. Son instinct de survie est si présent (probablement parce qu‘il marine dans un énorme égo) que son intelligence est souvent incapable de saisir l‘ampleur des dégâts engendrés par la guerre tant elle pense toujours à l‘après.

J’ignore quels sont vos souvenir de Rhett Butler, mais là aussi on vous réserve quelques surprises avec ce roman fleuve.

Rhett est un anticonformiste avant l’heure, las de l’hypocrisie de ses pairs, qui a décidé de jouer cartes sur tables dans la vie. Doté d’une intelligence rare, il parvient à analyser toutes les situations et, parce que cette intelligence est accompagnée d’une absence totale de moralité, d’en tirer profit au maximum. Aussi dédaigne-t-il profondément les Sudistes de tenir si fort à leur mode de vie affecté et de ne pas se rendre compte que leur « civilisation » cotonnière touche à sa fin. Si ces bétounes de campagnards ne veulent pas de la modernité, avec ses outils et ses idées, qu’ils soient anéantis par la furieuse locomotive du progrès : il décide ainsi qu’il reconstruira sa fortune sur leurs dos d’ânes. Il faut plusieurs centaines de pages pour comprendre ce qu’il voit en Scarlett et pourquoi il lui porte tant d’attention : comme un pygmalion démoniaque, il voit le potentiel de rébellion en elle et décide de l’exploiter pour faire imploser les restes méprisables de culture sudiste.

J’ai dévoré les deux tomes, si l’on en doutait encore. La situation se met lentement en place, mais une fois que la guerre est amorcée, on comprend pourquoi le démarrage a tant pris le temps de fouiller dans les passifs et consciences de chacun. Car lorsque les événements sordides débarquent tambour battant, on est d’autant plus ému. Enfin, la guerre est racontée par petits morceaux, avec des détails dont j’ai été très friande, voire avide. Et l’évolution de Scarlett est à la fois fascinante, bien que très lente, et désespérante. La fin apothéotique de ces centaines de pages galvanisantes ne laissera personne indifférent et ne manquera pas de surprendre les connaisseurs du film, qui fut édulcoré par les studios hollywoodiens.

Bande de dessins

Il y a comme une habitude bien installée chez moi de dévorer des volumes ayant pris la poussière durant des mois avant que ne sonne le carillon du réveillon.

On ne va pas se cacher que cette année ne fut pas faste pour les cercles de lecture. La reprise laborieuse nous a menés  si proches de la faim de notes, de l’éradication de ce projet citoyen, de la terminaison d’un cercle de lecture à l’énergie quasi ancestrale…

Bref, je ne fais pas la maline, car je n’ai pas (encore) de quoi révolutionner cette année un peu anémique, mais j’ai songé à des images qui me faisaient de l’œil et au fait que le Festival d’Angoulême était (de nouveau) reporté au vu de la situation pandécomique, et me voici fin prête à causer de bandes dessinées passées entre mes pattes. Ainsi quelques rapides avis (eh oui, une note pour plusieurs opus, voyez comme je laboure cette friche virtuelle, à mon habitude).

J’ai lu ce livre à sa sortie, en février, et j’ai donc peu de souvenir du contenu (ça commence bien). MAIS : je l’ai trouvé superbe graphiquement, j’ai eu un réel coup de cœur ! C’est la première bande dessinée de cette jeune autrice, une suite de nouvelles courtes au ton punk, décalé, un poil absurde. Toute la bd est réalisée à la peinture, dans une ambiance de tableau expressionniste.

Extraits ici et , pour vous rendre compte de l’originalité de son dessin.

Une bd que l’on m’a prêtée à l’automne et que j’ai beaucoup appréciée, mais je n’en garde pourtant aucun souvenir précis (décidément). Avec un trait un peu naïf, des couleurs douces tendant soudainement vers le sombre, l’autrice nous raconte des bribes d’histoire (problématique) de famille, mêlées à des réflexions sur l’histoire globale et sur l’existence.

(Long) descriptif et extraits sur le site de l’éditeur.

Lu il y a quelques jours à peine (merci Mère Noël), je ne présente plus Catherine Meurisse dont j’ai parlé quasiment tous les ans depuis 6 ans. Son tout dernier opus continue sur sa lancée depuis La Légèreté : partie à la découverte et la redécouverte de paysages du monde, Meurisse est cette fois à Kyôto, accueillie dans la fameuse résidence d’artistes, la villa Kujoyama. C’est l’occasion pour elle d’imaginer un dialogue avec un peintre japonais, à la recherche d’inspiration, un tanuki à grosses roubignoles et une jeune femme libre, liée à la mer et déliée des hommes. C’est léger, drôle et cela donne très envie d’aller au Japon.

Il y a une édition deluxe cheros également disponible de ce titre, avec les planches originellement dessinées en noir et blanc par l’autrice : une fois n’est pas coutume, je trouve que la couleur ajoute cependant beaucoup de sérénité au récit.

Un extrait ici.

Second présent de la Mère Noël et dévoré dans la foulée (faut dire que la campagne lotoise en plein hiver, pleine drache et plein chantier, ça limite).

À Paris, au cœur du musée de l’Homme, quelques ethnologues se réunissent, bientôt rejoints par des gens de tous horizons – avocats, religieuses ou garagistes. Autour de Boris Vildé, d’Anatole Lewitsky, d’Yvonne Oddon, ces visionnaires posent les bases de la lutte qui mènera à la Libération : évasions de prisonniers, passages vers l’Angleterre ou la zone libre, et publication d’un journal clandestin, Résistance.

Simon Roussin met en images un scénario de Raphaël Moetz et Louise Moaty, mais dont aucun dialogue n’est inventé, puisque chaque parole prononcée est tirée d’archives (lettres, interviews, autobiographies, témoignages…).

Le choix est tout à fait compréhensible (rester au plus près de la pensée des femmes et des hommes de ce réseau), mais le résultat est quelque peu décalé : il y a comme un ton guindé, théâtral, emphatique dans les dialogues, puisque sans surprise, ce que ces intellectuels ont écrit dans leurs mémoires a des tendances (des velléités ?) poétiques.

C’est une démarche à la fois très intéressante, troublante et frustrante. Autre originalité : le trait de Simon Roussin, qui fait un pas de côté par rapport aux bd typiquement « historiques ». En choisissant une palette de teintes limitées, en dessinant plutôt l’ambiance, le climat, que les événements et les décors, en suggérant beaucoup, on se retrouve paradoxalement dans une bande dessinée très facile d’accès (là où les bd d’histoire peuvent vous laisser à la marge).

Extraits sur le site de l’éditeur.

De l’obscurité à la Lumière

Après des mois à avoir buté sur des lectures, j’ai profité d’une nouvelle incursion estivale dans la campagne lotoise, campagne silencieuse, placide, qui encourage les heures de lecture, au coin du feu ou au bord du lit. Or cette année, il n’y a pas de rez-de-chaussée, en raison de travaux à durée indéterminée. Qu’à cela ne tienne, il y a une chambre poussiéreuse qui fait encore l’affaire dans les combles.

L’année dernière, j’ai pu redécouvrir George Sand avec Indiana ; cette année, c’est la librairie de proximité et son seul titre de Sand qui a choisi pour moi, je vais donc vous parler de Mauprat !

Je parle de redécouvrir Sand, car les souvenirs ancestraux que je conserve de mes lectures d’elle sont des petits romans pastoraux, de La Petite Fadette et François le champi aux Maîtres sonneurs. On a souvent collé à cette autrice une étiquette de contes rupestres, simples, à destination de la jeunesse, alors qu’elle a pourtant écrit une somme considérable de textes, allant de romans psychologiques, d’aventure et d’histoire d’amour, de nouvelles et de pièces de théâtre, à des critiques d’art et de littérature, des contes pour les enfants, un journal et une autobiographie monumentale… Allons bon, découvrons Mauprat.

À la Roche-Mauprat, le temps s’est arrêté : nous sommes au xviie siècle, mais ses barbares occupants vivent d’us et coutumes féodales, s’étant peu à peu coupés du reste de la société. Faisant siège dans leur ténébreux château, ils sont grossiers, mal fagotés, torturent et pillent quand ils le peuvent, et se refusent à payer quelque impôt ou quelque dette que ce soit. Bernard, jeune Mauprat de 17 ans, est déconsidéré. C’est le petit dernier et le maillon faible du groupe. Ses frères, célibataires robustes et endurcis et uniques membres de la fratrie, s’en débarrasseraient bien, s’ils ne devaient pas compter sur son soutien physique en cas d’attaque. Et justement, un beau soir, la maréchaussée décide de faire enfin tomber ce bastion de l’illégalité. Parallèlement débarque de la forêt Edmée, une jeune noble éperdue mais fière, qui n’est autre que la cousine éloignée des Mauprat. Au grand dam de ses frères et de ses propres notions, Bernard décide de la faire s’échapper du castel, après lui avoir fait jurer de se donner à lui pour l’en remercier.

C’est un résumé bien court et qui ne s’en tient qu’au tout début de l’histoire. Car le roman, situé à l’époque des Lumières, fait l’éloge de l’éducation : ce Bernard, mal dégrossi, voulant prendre son dû dans la vertu de sa cousine, n’est franchement pas à sa hauteur. S’il parvient à s’élever intellectuellement et humainement, alors il méritera sa main, son cœur, et tout le reste convoité. Jean-Jacques étant la lecture de chevet d’Edmée et de ses comparses, ils souhaitent rallier Bernard à leur esprit social, philosophique, naturaliste et même un peu communautaire. Sauf que Bernard résiste, sa passion l’entraînant souvent à exiger qu’on lui accorde des étreintes, et ce n’est que très progressivement qu’il va accepter de s’éduquer, plus par défi que par envie.

J’ai dévoré ce roman, malgré quelques passages longuets : il y a une ambiance de roman gothique, de roman philosophique, de roman d’aventure avec un passage en Amérique, de roman social avec cette société qui touche peu à peu à la montées des classes et la Révolution française, et même un petit quelque chose du roman policier avec un procès et une enquête. Le tempérament d’Edmée est une sacrée énigme : habituée des histoires un peu simplettes, je ne saisissais pas bien cette femme qui se refuse à cet homme, alors qu’elle semble lui porter autant d’affection que lui. Tu vas lui donner ta foutue main, Edmée ?! Tu arrêtes de faire languir ce bon Bernard ? Mais, si l’on y réfléchit bien, faut-il se revoir à la baisse parce que l’on aime ? Avec toutes les angoisses que nous filent les temps modernes (entre autres), on est sans cesse pris dans une course à la conformité. Le professeur Edmée aurait infiniment beaucoup à enseigner aujourd’hui. S’il faut beaucoup de patience pour parvenir à saisir le canevas inextricable qu’est son caractère, fait d’indéfectibles exigences, je crois que cela vaut diantrement le coup.

Enfin, pour terminer, il y a de superbes personnages secondaires : j’ai été beaucoup émue par Patience, le vieux sorcier illettré, vivant seul dans sa cahutte, mais dont le cœur philosophe à toute heure ; Marcasse, ce sergent paysan à la langue imbitable mais à l’intelligence aiguisée ; ou bien Arthur, le compagnon de guerre de Bernard, naturaliste né.

Pour résumer, une grande fresque romanesque, parfaite pour l’été ou bien les soirs d’hiver un peu duveteux.

La querelle des Antiques et des Modernes

C’est le nom que donne la bonne bourgeoisie au salon tenu par le duc d’Esgrignon, l’une des familles nobles les plus anciennes et les plus respectées de province. Nobles oui, mais dont l’influence et la richesse ne sont plus depuis la Révolution. Ni l’Empire, ni la Restauration n’ont permis à cette vieille famille de retrouver sa lumière d’antan, et ce n’est que par l’habileté d’un vieux serviteur devenu un adroit notaire, Chesnel, qui conserve une loyauté (qui tient à la féodale servilité) que les derniers survivants (le duc, sa sœur et son fils orphelin d’une mère morte en couches) subsistent dans une maison de ville. Et si les habitants environnant les respectent, force est de constater que cette famille de noble vit toujours comme au XVe siècle, dédaignant les arrivistes, croyant toujours en le secours royal. Niant au siècle sa modernité et la réalité de ses nouvelles politiques, c’est une vieille race vouée à dépérir silencieusement.

C’est une formidable chronique de temps changés, en train de changer, et des caractères qui s’entêtent encore de les nier. Leur cas n’est pas tout à fait désespéré, les institutions sont en cours de bâtissage ; mais sauront-ils sauter dans le train de la modernité avant qu’il soit trop tard ?

Un livre relativement court, facile, contant la déchéance de la noblesse, spoliée par la Révolution, par Bonaparte, puis oubliée lors de la Restauration. Vieille noblesse de province ayant perdu la majorité de ses biens et qui vit dans l’attente d’être rappelée par le roi. C’est aussi l’histoire d’une vengeance de la bourgeoisie, plus riche, mais dans l’attente que la noblesse reconnaisse sa valeur et s’allie à elle. Attente bien entendu déçue, car on n’efface pas si vite des siècles et des siècles de préjugés et de domination… Du Croisier a un quelque chose de du Bousquier, avec une volonté de vengeance pure, dénuée de l’envie de s’enrichir jusqu’au bout.

Cette œuvre fait référence à beaucoup d’autres : La Vieille Fille, Le Père Goriot, Beatrix, Le Secret de la Princesse Cadignan. On y croise Rastignac, De Marsay, et l’éponyme Princesse Cadignan qui n’est pas encore tout à fait princesse. Enfin, que dire de ce formidable Chesnel ! Un magnifique portrait balzacien, à l’instar du Colonel Chabert, de Vautrin (Le Père Goriot, Les Illusions perdues) ou du Chevalier de Valois dans La Vieille Fille.

Fraîcheur de rose

Si Anne Eliot de Persuasion a été décrite par Jane Austen comme une vieille fille sur le devenir qui ne manque pourtant pas d’attraits, on sait dès l’entrée que la vieille fille de Balzac n’aura pas autant de chance. Rose-Marie-Victoire Cormon a 42 ans, un physique imposant et un tour d’esprit de plus naïfs, pour ne pas dire bêtoune. Reste qu’elle est l’une des plus riches du comté d’Alençon, que sa maison est entretenue avec soin et qu’elle y reçoit la bonne société, entre la haute bourgeoisie et un peu d’aristocratie. Aussi est-elle l’objet de tous les désirs de deux vieux garçons (et d’un plus jeune), le vieil aristocrate Chevalier de Valois sans le sou et le fat bourgeois Du Bousquier. Il se trouve que Rose Cormon est obsédée par l’idée de se marier, mais les années passant, s’est découvert de hautes attentes en la matière : la demoiselle est romantique, mais tient aussi des opinions bien tranchées. La voilà donc au supplice et, bien que sympathique, fait les frais des cancans de la ville.

C’est un roman assez court (moins de 200 pages), avec un mélange de descriptions et d’actions plutôt équilibré. Balzac décide d’introduire longuement chacun des deux prétendants par leur tenue, leur train de vie, avant de nous faire pénétrer l’existence de la fameuse vieille fille. Il y a de bien beaux passages et le vieux Chevalier de Valois a toujours des petites formules inimitables, en particulier quand il appelle ses « grisettes », les jeunes lavandières qui entendent tout et lui soufflent toutes les nouvelles aux oreilles : « petit bijou d’espièglerie », « petit masque », « cher petit mouton du diable ».

Un début dans la vie comiquement humaine

Mon histoire avec Balzac est une histoire tourmentée, bien que très brève.

N’ayant pas eu l’opportunité de découvrir l’auteur au lycée et ayant été découragée adolescente par les premières pages de La Duchesse de Langeais, je n’ai jamais trop insisté sur ce qui me paraissait être un effrayant mastodonte de la littérature française, au style tentaculaire et beaucoup trop descriptif à mon goût. Quelques années plus tard, plus motivée, je réessayai pourtant avec La Peau de chagrin : que n’avais-je pas fait ! Il m’a fallu dix ans pour me remettre du sentiment d’empêchement engendré par lecture des premières pages de ce dernier titre. Dix ans, un challenge XIXe siècle et un site Internet très didactique m’expliquant combien son œuvre hétéroclite avait de quoi satisfaire tous les appétits.

Plus de peur que de mal

J’adore les univers où les personnages, les lieux et les histoires se croisent. L’imagination a tellement plus de territoire à parcourir ! Avec les 90 volumes formant la Comédie humaine de Balzac, on peut dire que madame est servie. Sauf que, bien sûr, les 90 volumes ne forment pas un tout aussi consistant, cohérent et chronologique que les Rougon-Macquart de Zola, dans la mesure où le dessein de Balzac est né progressivement. Son écriture (et sa vie) ayant été également plus erratiques, les tomes que l’on compte désormais parmi ceux de la Comédie humaine ne sont pas égaux en taille, en intérêt, en qualité, en sujets, ni même en style. Mais parmi ces 90, il y en a forcément un qui est fait pour vous.

Se familiariser avec l’œuvre

Lorsque je me suis intéressé à la Comédie humaine l’année dernière, je suis tombée sur des sites qui donnaient des conseils plutôt utiles : ils avisaient notamment de ne pas commencer par des sommes comme La Peau de chagrin, Le Lys dans la vallée ou La Duchesse de Langeais. Au contraire, ils conseillaient même des titres qui m’étaient totalement inconnus ! En tête, La Cousine Bette, Béatrix, ou le plus célèbre Eugénie Grandet.

Un site proposait même de lire la Comédie humaine sous forme de parcours thématiques : un exemple, avec le parcours « féminisme » qui propose plutôt les lectures de Mémoires de deux jeunes mariées, La Femme de trente ans, Une Fille d’Ève ou Honorine. Ainsi, plutôt que de suivre les catégories « Scènes de la vie privée », « Scènes de la vie de province », etc., on peut tout simplement établir d’autres liens, plus proches de nous, ou bien s’intéresser à des personnages particuliers que l’on retrouve d’un livre à l’autre (c’est le cas, par exemple, de Rastignac, de Vautrin, de Delphine de Nucingen).

Que puis-je conseiller ?

Parmi les œuvres lues l’année dernière et cette année, je ne peux que vous recommander chaudement La Cousine Bette, Eugénie Grandet, Le Colonel Chabert et Le Père Goriot. Pour les plus pressés, Le Colonel Chabert est court et sympathique et se lit d’une traite (et ne traite aucunement de la guerre, mais d’un vieux colonel). Le plus virevoltant, ironique, sympathique, non dénué d’une petite once de cruauté, c’est La Cousine Bette : il peut paraître un peu gros, mais il est constitué de très courts chapitres qui s’enfilent avec facilité et plaisir. C’est une très bonne porte d’entrée dans la Comédie humaine.

Enfin, Eugénie Grandet et Le Père Goriot sont des classiques qui méritent leur titre, le premier ayant peut-être moins vieilli que le second (écrit en début de carrière, avec un style qui s’en ressent, malgré une plume déjà bien affutée), mais le second mettant tout de même en scène les débuts dans le monde de ce cher Rastignac, que l’on retrouvera dans les Illusions perdues, et en filigrane d’autres œuvres, une fois sa carrière politique bien avancée.

J’ajouterais à cette liste La Vieille Fille et Le Cabinet des Antiques, qui partagent beaucoup de personnages et qui m’ont tous deux beaucoup plu. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le cabinet des « Antiques » ne fait pas référence à une confrérie d’antiquaires, mais à un salon vieille garde où les aristocrates laissent le temps moderne (et les bourgeois) leur filer entre les doigts. Quant à la vieille fille éponyme, une bonne bourgeoise à l’aube de sa quarantaine, indépendante de tempérament et de bourse, qui rêve tout de même de s’établir plus tôt que tard…

Guide d’achat du classique

Si je puis me hasarder à dispenser quelques conseils en édition de classiques, car j’ai accumulé quelques écueils depuis que je me suis lancée dans mon challenge XIXe siècle, je commencerais par vous dire de toujours ouvrir un classique avant de l’acheter.

Pourquoi ? Eh bien parce que vous pouvez vite vous retrouver avec un texte difficilement lisible. Pour vous donner un point de comparaison entre plusieurs éditions Folio : un texte à l’édition très récente sera bien mieux qu’un texte dont l’édition date. Attention : ne vous fiez pas à la couverture ! Folio (par exemple) réédite les textes tels quels à l’intérieur en changeant simplement la couverture pour qu’elle colle à leur nouvelle charte (c‘est le cas du Père Goriot, malgré une chouette couverture).

Si vous voyez la mention « Nouvelle mise en page » ou « Nouvelle édition » en dessous du titre, foncez ! Mais pourquoi vous embêté-je donc avec cela ? Eh bien, parce que je l’ai appris à mes dépens : le gros plomb qui date fait mal aux yeux. Entendez-moi bien, je n’ai rien contre le bon vieux plomb, je trouve même que les éditions originales au bon vieux plomb sont souvent superbes. Mais le souci du bon vieux plomb apparaît quand il a été réimprimé, et réimprimé, puis photogravé, ou scanné, puis encore imprimé et réimprimé : ce n’est plus du tout du bon vieux plomb, c’est du gros plomb qui tâche et, pour tout vous avouer, une honte éditoriale quand on sait combien les classiques vendent et ne coûtent quasiment rien.

Je glisserai dans de prochains billets quelques mots à propos de certains titres lus cette année, et finirai par la mention d’autres moins connus peut-être, en particulier Le Cousin Pons, aisé à lire mais qui m’a cependant fatiguée (et le choix de transcrire l’accent du personnage allemand tout du long du roman est franchement lourdingue) et  Une ténébreuse affaire. Ce dernier, situé en 1800, narre comment des nobles et des petits-bourgeois se trouvent tragiquement mêlés à un complot politique visant à effacer de l’histoire une tentative d’assassinat du futur empereur Napoléon. Un complot politique et une enquête policière qui m’a, à l’inverse, infiniment plu, mais il exige quelques connaissances sur la période historique et n’est véritablement pas ce que je conseillerais pour entrer dans son œuvre. Enfin, je préciserais que j’ai goûté les premières pages de Beatrix lors d’une excursion bretonne et qu’elles auguraient une excellente lecture, tout comme le recueil de nouvelles tout récemment publié intitulé Gobseck.

Elle, ce qu’elle aime, c’est le bic

Cette fin d’année se clôture par un coup de stylo en plein cœur avec Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris.

Quel magnifique objet, qui coupe le souffle tant techniquement, que narrativement, thématiquement, psychologiquement, plastiquement ! C’est tout à la fois un récit d’apprentissage, une enquête de détective, une chronique de l’Amérique des années 1960-1970 et de ses tensions raciales, une étude psychologique des mécanismes d’enfance, un tableau de la prostitution infantile, de la montée du nazisme, l’acceptation de la maladie, du deuil, et encore un thriller fantastique et un commentaire d’histoire de l’art. Rien que tout ça !

La texture de ses dessins est tout bonnement époustouflante. Dans une petite vidéo de l’auteure, que j’ai trouvée sur YouTube, elle explique que lorsqu’elle dessine, elle « sent » tout : le tissu des vêtements, la chaleur d’un cou… Et cela se perçoit à la lecture, tant on a le sentiment que les personnages, les lieux et les objets traversent le papier. Et que dire de cette obsession du détail, des traits ? C’est une œuvre névrotique. Apprendre que l’auteure a produit cette cathédrale de papier en sortie de paralysie, pour retrouver partiellement ses capacités… quelle leçon monumentale de résilience. Emil Ferris devient instantanément une de mes figures adoubées, il ne peut simplement pas en être autrement.

J’ai initialement pensé que ça allait être trop bavard pour moi, mais j’ai pourtant glissé dans les dessins et les récits, et me suis fait entièrement happée par l’histoire de cette petite fille qui voit tout au travers du prisme monstrueux. Une petite fille qui aime les filles et qui se construit une autre identité pour, tout à la fois, exacerber sa différence, la revendiquer et la dissimuler sous une grande carapace. Une vraie pépite, dont j’attends la suite en piaffant.

Big Brother is Writing You

Pendant le confinement, j’ai décidé de placer cette année sous le signe de la mélancolie, en allant puiser l’immense majorité de mes lectures dans le xixe siècle. Vraie-fausse mélancolie pour tout dire car, pour finalement conserver l’équilibre précaire de ma santé mentale en ces temps de retraite forcée, je me suis tenue éloignée des poètes maudits e tutti quanti. Mais enfin, ce siècle fut si riche en tous points littéraires qu’une année ne sert qu’à approcher la diversité des écrits qui nous sont parvenus. Alors que la fin d’octobre se rapproche, je me dis que j’ai enfin pu me réconcilier avec Balzac, m’ouvrir correctement à Sand, poursuivre Zola, dévorer Eliot, comparer les Dumas, m’aventurer avec Dickens et Stevenson, frémir avec Wilde, me familiariser avec Maupassant, contempler Hugo, critiquer Stendhal, préméditer avec Wells. Les Russes ont fait leur retour : Pouchkine, Tourgueniev et Gogol verront bientôt Tolstoï, Dostoïevski et Gontcharov leur tenir compagnie. Certains ont enfin rejoint les étagères, Barbey d’Aurevilly, Musset, Vallès, mais leur horizon de lecture est encore indistinct. Certains, parmi eux Melville et Flaubert, après une molle tentative, sont momentanément mis à l’amende.

Tout cela résultant en une année d’acquisitions frénétiques : ça dégueule sur les étagères. Mais aussi de lectures hors-pistes, avec une dose illégale de bandes dessinées et quelques classiques modernes. Ce préambule complètement hors sujet m’amène tout droit à écrire quelques mots d’un certain mastodonte. Car parmi mes lacunes, mes manques, mes secrètes hontes, il y avait 1984, que je n’avais jamais lu. Profitant d’une nouvelle traduction sortie en poche chez Folio, je m’y suis attelée avec délice le mois dernier.

Ce fut un excellent moment de lecture, le texte n’a pas vieilli et est tellement plus riche que l’image que l’on en a. On connaît beaucoup la première partie, la surveillance, le système de classe entre les membres du parti, les employés et la classe populaire, dont les droits sont paradoxalement plus étendus que les employés affiliés au parti. Mais la seconde partie du livre regorge d’éléments que l’on a moins en tête : pourtant, c’est la fabrique du consentement qu’elle raconte, la torture puis le formatage des citoyens deuxième génération. Au discours s’ensuit la pratique, les moyens bien concrets de coercition et de contrôle des citoyens, de l’homme désobligeant à la femme rebelle. C’est un véritable manuel : comment briser un homme ? Vous saurez tout !

Difficile de juger de ce que peut apporter de plus cette nouvelle traduction par rapport à l’ancienne, mais sachez déjà que la « novlangue » est devenue le « néoparler ». La traductrice l’explique d’ailleurs dans une note à cet égard :

Orwell était extrêmement méticuleux dans ses choix de termes, son appendice [sur les Principes du Novlangue, ndlr] est rédigé de manière extrêmement méthodique. S’il avait voulu écrire « novlangue », il aurait écrit « newlanguage ». Or ça n’est pas une langue, c’est une anti-langue. Comme si on introduisait un virus dans le logiciel de la langue pour qu’il la détruise. Je suis convaincue que l’expression « novlangue » va rester dans la conversation, mais pour traduire le terme qu’Orwell a choisi, « newspeak », c’est « néoparler ».

Bon en revanche, la nouvelle nouvelle traduction que Folio sort en janvier 2021 me rend clairement songeuse. Outre le fait que cette énième nouvelle traduction est moins chère que celle sortie cet été, je m’interroge sur l’utilité pour le même éditeur d’en sortir une flopée (qu’on imagine due à l’entrée du texte VO dans le domaine public…).

Je ne résiste pas à un petit panel des meilleures couvertures :

Les profanes du quotidien

Début des années 1970, dans l’État du Kerala tout au sud de l’Inde, la famille Kochamma est une famille plutôt aisée, possédant une conserverie marchant tant bien que mal. Sous le même toit vivent les doyennes, Mammachi et sa belle-sœur Baby Kochamma – vieille grand-tante jamais mariée et plutôt harpie –, ses enfants ayant échoué dans leur vie sentimentale et revenus au bercail, Chacko et Ammu, ainsi que ses petits-enfants, les jumeaux d’Ammu : Estha et Rahel. Dans l’entourage de Mammachi, il y a également un jeune Intouchable, Velutha, qu’elle a toujours traité avec bienveillance, malgré tous les préjugés et toutes les discriminations liés à sa condition. Quand l’ex-femme de Chacko décide de venir leur rendre visite pour Noël avec sa fille, Sophie Mol, toute la maison est sens dessus dessous. Imbriqué dans un drame familial se jouera un autre drame d’une ampleur bien plus vaste, le tout noyé dans une quantité de petits riens laissant leur empreinte indélébile.

C’est décidément une gageure de résumer l’intrigue de ce mystérieux livre ! Sans vous gâcher la surprise puisque c’est annoncé dans les premières lignes, le drame familial est donc la mort soudaine et tragique de la petite Sophie Mol, cousine germaine d’Estha et Rahel leur venant tout droit de Londres et mettant pour la première et dernière fois les pieds sur le sol indien. Que s’est-il passé ? Suivant ce drame, les faux-jumeaux fusionnels ont été séparés, à l’âge de 8 ans, pour ne jamais se retrouver. Que s’est-il donc passé ? Où est passée leur mère ? Quel secret ont-ils dû garder ? Quel mensonge enfantin ont-ils dû faire ? Sur la situation des castes et des Intouchables, je vous renvoie à cette page qui tente de résumer une situation très complexe.

Roman bien plus court que mes lectures précédentes, j’ai eu plus de mal à le terminer, n’étant plus habituée aux histoires moins linéaires… Voilà qui m’apprendra à m’être enfermée dans le siècle de la narration blockbuster !

Pourtant, le livre est incroyablement bien écrit et l’histoire de ce mystère familial est prenante. Arundhati Roy passe avec brio d’une génération à l’autre, d’un lieu à un autre, d’un pan de l’histoire individuelle à un pan de l’histoire nationale. Le style est poétique, mêlant les références hindoues, chrétiennes, les confondant parfois lorsqu’elle emprunte le point de vue des enfants qui évoluent entre plusieurs langues, entre plusieurs générations, voire entre plusieurs castes. La fin est parfaite. Roy défie les lois de la chronologie narrative pour élever le plus beau moment au statut d’apothéose finale et parvient à la fois à transgresser et réparer le système castique.

C’était le seul roman qu’avait publié Arundhati Roy, au milieu de centaines d’articles et d’essais militants, jusqu’à il y a peu, quand est paru son second intitulé Le Ministère du Bonheur suprême. Je m’y pencherai sûrement un jour, mais pour le moment, je retourne m’échouer sur des rivages plus proches.

Le cœur et la raison

Cela fait cinq générations que la famille Tulliver vit au moulin de Dorlcote, leur foyer et leur source de revenus. Tom et Maggie, les enfants Tulliver aux tempéraments diamétralement opposés, se vouent une affection quasi indéfectible. La nature est pourtant allée à l’inverse des attentes sociales, en faisant de Tom un garçon courageux et fier, mais aux capacités intellectuelles limitées, et de Maggie une jeune pousse vive emportée, dont l’intelligence et la sensibilité dépasseront bien vite celui des adultes. Dans la petite société bourgeoise et commerciale de Saint-Ogg, l’équilibre de la famille Tulliver s’effondre bientôt avec la faillite du moulin. Les querelles des pères s’impriment durablement sur les rapports de leurs enfants, entre qui ces nouvelles vicissitudes sèment la discorde.

J’ai dévoré ce roman de George Eliot ! Un roman de la trempe réaliste, entre un début pastoral, une suite à la Dickens, puis un dernier tiers à la Jane Austen, avant un dénouement plutôt romantique ou théâtral, selon le point de vue. J’ai passé des moments véritablement délicieux en compagnie de Maggie et ai beaucoup pris son parti contre son frère Tom. Difficile de ne pas la rapprocher d’un personnage emporté et si sympathique à la Anne Shirley (Anne of Green Gables), de l’effronterie (certes moins sauvage) d’une jeune Jane Eyre, enfin de tout personnage enfantin infiniment malin. Après une situation presque édénique, George Eliot nous fait pénétrer une existence accablante, où la famille Tulliver perd de ses forces en même temps que de son statut social, statut qu’elle ne retrouvera jamais tout à fait, quand bien même certains torts seront réparés. Les parents sont déchus, les enfants grandissent, s’affirment et deviennent durs à leur égard. Cette classe moyenne supérieure nous est décrite avec des détails auxquels Jane Austen n’a pu faire appel : et pour cause, la révolution industrielle n’avait pas eu cours. Nul doute que le portrait du commerce et des rapports sociaux des nouveaux riches par George Eliot l’aurait singulièrement intéressée.

Je ne sais malheureusement pas mieux vous vendre ce livre qui m’a plu de bout en bout. Lisez-le et puis c’est tout !

« Chez cet être singulier, c’était presque tous les jours tempête »

Dans ma résolution de m’attaquer au XIXe siècle, il y avait – outre une passagère nécessité (se renseigner sur la langue et les us et coutumes) – une triste réalité : je n’y connaissais strictement rien ! N’ayant étudié aucune œuvre classique à l’école en dehors des fables, des contes de Perrault et quelques poèmes, la fiction française de ce siècle pourtant si prolifique m’était relativement inconnue. Et dans les grands classiques méconnus de votre débitrice, il y a Le Rouge et le Noir de ce cher Stendhal. Après Eugène de Rastignac, il fallait poursuivre l’exploration des cul-terreux de l’ascension sociale, avec l’ambitieux Julien Sorel.

Julien Sorel, fils de charpentier qui n’a ni le physique, ni le psychique de l’emploi, est repéré par un petit abbé de campagne. À l’aide de sa mémoire quasi photographique, il apprend par cœur les textes sacrés, se fait une réputation de latiniste exceptionnel à l’âge de 19 ans et est pressenti pour une carrière ecclésiastique. Mais c’est sans compter sa profonde ambition et son désir de revanche sociale. Il rentre tout d’abord en tant que précepteur au service de M. de Rênal, maire de sa province, se met en tête de séduire sa pieuse épouse, puis de monter à Paris grimper les échelons dans la haute société…

Ma première surprise fut l’épaisseur du pavé : je pensais que le roman était court, il fait plus de 600 pages. Après un début sur les chapeaux de roues, le livre traînasse, mais parvient à finir sur 150 pages plutôt rondement menées. Le dénouement, tout particulièrement, est admirablement réussi et a rattrapé une impression de lecture qui commençait à être fortement mitigée.

Parce qu’on n’a pas menti quand on dit que Stendhal fait du psychologique et du sentimental ! Ah ça, vous en aurez des « Tu m’aimes ? Moi je t’adore ! Non, attends… En fait, tu m’ennuies et je t’exècre. Quoi ? Tu me méprises ? Je t’aime de nouveau, reviens !! » Pourtant, c’est un roman à la fois très sentimental et très social, mais je regrette d’être passée à côté de beaucoup de nuances, notamment dans les descriptions des allégeances aristocratiques et nobles, et dans les intrigues religieuses. En effet, l’histoire se déroulant en 1830, au moment du règne de Charles X et de la Restauration, les complots vont bon train. Les nobles se crêpent le chignon sur leurs ascendances, les congréganistes se défient des jésuites, qui se défient des jésuites en « robes courtes », sans oublier les jansénistes et les… La partie sociale et politique, surtout les petites divergences au sein du clergé, est celle qui m’a le plus intéressée, mais malheureusement, moult clefs de lecture m’ont échappé.

Du reste, kudos pour avoir rédigé et publié en 1830 un livre se déroulant en 1830 : aucun recul certes, mais ce défaut en fait une rare qualité. Tout est d’après nature comme elle advient. Quant à la nature des égos, elle est fort instable. Les mouvements du cœur sont liés à ceux de la raison dans le roman, et leurs transports ne sont jamais qu’éphémères… jusqu’à changer d’une minute à l’autre ! Julien ne peut aimer que quand son orgueil est flatté. Blessé, il ne peut que haïr. En un mot, il n’est qu’égoïsme (l’orgueil dont il se prévaut n’en étant qu’une déclinaison).

Julien Sorel n’a quasiment aucun amour, il est fait à 89 % de haine : haine sociale, haine de lui-même, haine de tout le bonheur qu’il pourrait goûter mais auquel son intelligence et son excès d’analyse font obstacle à tout instant. Il est quasiment incapable de jouir du présent, trop occupé à calculer les raisonnements des autres, les machinations possibles, les coups qu’il faut porter ensuite. Il n’est pas seulement le produit de son temps, ce qui peut expliquer sa révolte constante et sa lecture unique au travers du prisme social ; il est naturellement trop réflexif. Cet anti-héros psychologique est déchu par sa raison. À force de vouloir tout apprendre, tout savoir, tout faire et de réciter par cœur ce qu’il pioche dans les livres, il se construit un être tout à fait faux, ne sait jamais ce qu’il souhaite ou ce qu’il pense, tout en gardant une haine inhérente, un cœur trop violent.

C’est un personnage fascinant, mais le roman traîne en longueurs selon moi et mon attention a parfois chuté. Ce n’est clairement pas mon œuvre préférée du XIXe, même si celle-ci se lit bien et vite, grâce à des chapitres courts et peu de description. Elle souffre de la comparaison de ce qui fut écrit à la même époque et sa place au panthéon est très discutable. Ce n’est pas non plus une œuvre qui fait honneur au caractère complexe des femmes, bien que la jeune Mathilde, orgueilleuse et subtilement effrontée, tire parfois son épingle de cette narration virile. Au début du moins, car il semble que toutes les femmes, de la plus branque à la plus rationnelle, soient vouées à tomber sous le charme singulier du héros, jusqu’à atteindre un degré d’asservissement, de dépendance et de sacrifice rarement vu… Plus il les rejette, plus elles l’idolâtrent. À croire qu’une femme ne puisse pas associer amour et bien-être, amour et estime de soi, mais que son « bonheur » doive passer par la souffrance et la sujétion. Femme, sois abnégation et tu seras ! Je m’étonne de moins en moins que la mentalité française ait eu tant de retard dans la façon dont on a pensé et envisagé les rapports femmes-hommes, quand on voit les œuvres qui ont porté les œuvres qui ont porté les œuvres suivantes, qui ont toutes porté les discours de siècle en siècle. Quand on lit des femmes du XIXe, George Sand ou George Eliot, une vraie différence de ton se ressent, une ouverture nette nous offre une fenêtre de respiration sur les stéréotypes. On se dit : « Tiens ! Je pourrais avoir une opinion de moi-même plus tangible, plus avantageuse, autre que celle véhiculée par tutti quanti ? » Dommage que ces femmes n’aient toujours pas pénétré les corpus classiques et qu’elles ne soient pas au programme du bac, une petite révision de notre palmarès littéraire ne ferait pas de mal au niveau du secondaire.