Month: juillet, 2016

Les petites perturbations de Paley

J’en barbotais dans un billet précédent, les commentaires laudatifs de Brisac à propos de Grace Paley avaient suffi à me faire me procurer les deux premiers volumes de ses recueils de nouvelles.

Grace Paley est un peu la grand-mère chérie de l’Amérique littéraire. Elle n’a pourtant pas publié une kyrielle de volumes : quelques collections de nouvelles, deux recueils de poésie et un volume d’essais… Pas de quoi fouetter une page Wikipédia. Pourtant, son style vivant et drôle, et son fervent activisme ont suffi à faire d’elle une figure bien postée dans le décor des lettres. Je laisse Paule Levy lui tailler une fringante redingote (ou l’habiller d’un t-shirt troué) :

Dans tous les cas, elles s’emploient, suivant ce que l’on pourrait appeler une esthétique du « je ne sais quoi » et [du] « presque rien », à mettre en scène le quotidien prosaïque et ténu de petites gens aux prises avec leurs petits soucis (« The Little Disturbances of Life ») – avec leurs craintes, leurs regrets ou leurs doutes, mais aussi avec leurs espoirs et leurs aspirations, si souvent dérisoires. Une place toute particulière est accordée aux exploités, aux marginaux et aux exclus. […] Voix de femmes, d’hommes ou d’enfants ; voix juives, irlandaises, afro-américaines ou américaines, qui sans cesse s’entrecroisent, s’interrompent ou se relaient. Toutes sont accueillies avec le même intérêt et la même tolérance amusée.

Les petits riens de la vie conte le quotidien des petites gens, des pauvres, des galériens, des faibles qui se font exploiter et font contre mauvaise fortune bon cœur. Ceux qui s’entassent à plusieurs dans des logements exigus, parfois insalubres, qui cherchent à joindre les deux bouts et pinaillent aimablement leur générosité. On assiste ainsi à la joyeuse revanche de Tante Rose qui raconte à sa nièce comment elle troqua son derrière contre un travail dans un théâtre ; une mère célibataire file à l’anglaise avec un bellâtre de passage ; une gamine juive se retrouve à faire la voix de la narratrice dans la pièce de Noël de son école…

« Voix de femmes, d’hommes ou d’enfants ; voix juives, irlandaises, afro-américaines ou américaines, qui sans cesse s’entrecroisent, s’interrompent ou se relaient. Toutes sont accueillies avec le même intérêt et la même tolérance amusée. En effet, pour Grace Paley, qui affirme volontiers que c’est avec l’oreille qu’elle écrit, le conteur est d’abord et avant tout un écouteur, passionnément attentif à la rumeur. »

Ce sont des gens parfois simples, mais toujours malins et débrouillards. Leur langue est acérée, les personnages se cherchent des noises, se rabibochent, naviguent entre leurs désirs, leurs superstitions et l’acceptation de leur sort. Un peu comme Flannery O’Connor, l’action se concentre majoritairement dans les dialogues et la répartie des personnages, dans ce qu’ils disent ou ne disent justement pas. Tout, ou presque, est contenu dans les échanges, les descriptions sont rares ; les êtres ont besoin de faire état de parole pour se sentir exister. Il y a un quelque chose de Woody Allen, avec ses personnages de la débrouille orale (en zappant l’image de l’intellectuel maniaco-égocentrique du réalisateur.

« Minimaliste et expérimentale, l’œuvre de Grace Paley se présente comme une combinaison, tout à la fois déconcertante et remarquablement efficace, des ressources de la tradition orale et des techniques les plus audacieuses. Tantôt prolixe, provocatrice et fantasque, tantôt au contraire elliptique, nostalgique ou inquiète, elle dissimule sous ses abords primesautiers et sa simplicité apparente un talent parfaitement maîtrisé. Car la sensibilité poétique et le penchant burlesque la préservent avec bonheur de tout dogmatisme revêche. »

Ses répliques sont inimitables, il y en a toujours un pour se faire moucher et j’avoue avoir trouvé cela jouissif une bonne moitié du recueil : effet de surprise passé, je me suis peut-être un poil lassée (ou bien les premières nouvelles étaient-elles les plus savoureuses ?) et mon intérêt a décru sur la fin. Ce joyeux chaos peut s’avérer fatigant à la longue. Reste tout de même que cette lecture demeure une formidable découverte, et ayant lu de très bons échos sur la suite de ces nouvelles, avec notamment la resurgence de personnages déjà croisés dans cette première partie, je pense suivre Grace Paley avec entrain.

Pour retrouver les extraits d’analyse : Lévy Paule, « Péril en la demeure : Grace Paley ou l’écriture dépaysée », Revue française d’études américaines 2/2003 (no96) , p. 74-88

En mémoire des paires

Fairyland (sous-titré en anglais « A Memoir of My Father ») est le récit, ou plutôt le travail, à la fois biographique et autobiographique d’Alysia Abbott, sur son enfance et son adolescence passées aux côtés de Steve Abbott, père célibataire, homosexuel assumé dans le San Francisco des années 1970 et 1980. À partir de ses souvenirs, des lettres qu’elle a conservées, et surtout des lettres et du journal intime tenu par son père depuis leur emménagement jusqu’à sa mort, Abbott entreprend dans sa quatrième décennie de raconter leur vie dans le San Francisco littéraire des années 70 et 80, de faire un portrait de ces dernières décennies de « liberté » qui suivirent le « Summer of Love » et précédèrent la montée hégémonique du capitalisme. Découvrez, autrement qu’en lorgnant sur Google Images à la pause déjeuner ces quartiers emblématiques de SF (même si vous êtes accompagnée d’un fort sympathique Américain originaire du Kansas qui commente, à vos côtés, les routes sinueuses et la palette de bleus qui nuance l’horizon) : le Castro ; Haight-Ashbury ; La Mission ; Le Golden Gate Park ; North Beach… Voir ici, pour plus d’exploration.

C’est aussi s’essayer à l’exercice du portrait, celui de son père, ce poète homosexuel prêt à tout vivre ouvertement à partir des années soixante-dix, tout en élevant une petite fille sous le même toit : Abbott opte pour une éducation à la « bohème » (précepte selon lequel l’enfant n’est jamais mis à l’écart, constamment intégré au monde adulte, et qui tient parfois à ce que l’enfant s’élève en partie seul), avec ses réussites et ses échecs. Ce mode de liberté va ouvrir des portes à Alysia, autant que lui en fermer, et va contribuer à faire d’elle une enfant hantée par le sentiment de nager dans la solitude d’un sort aux atours particuliers. Enfin, c’est le portrait de la génération du sida, trop jeune pour partir, déjà trop ancienne pour les médicaments qui émergeront véritablement au début des années quatre-vingt-dix. Une génération sacrifiée par le manque de connaissance sur le sujet, vivant dans une sorte d’omniscience ignorante de la fatalité susceptible de les toucher. Quant aux éternels préjugés… Force est de reconnaître que, si les arguments changent selon les époques, les bien-pensants semblent s’accrocher aux mêmes sempiternelles rengaines, vides de sens mais pleines de choc, pour mettre à l’écart ceux qui ne rentrent pas dans les cases des rites hétéronormatifs à la blancheur étincelante. L’un des préjugés qu’Abbott n’aborde pas frontalement, mais dont l’antithèse s’impose à la lecture de son récit personnel, est cette ridicule crainte, érigée en drapeau, de permettre aux homosexuels d’adopter pour ne pas créer d’environnement corrompu, susceptible de conduire des enfants vers d’autres choix que l’hétérosexualité. Si Alysia en passe par une phase d’identification à son père – phase passionnante au demeurant – où elle apprend à uriner debout et ne souhaite se vêtir qu’en garçon, elle ne stagne pas longtemps à cette étape. En outre, à aucun moment, Alysia ne fait état d’attirance vers des personnes du même sexe, ou ne s’identifie à son père pour ces questions « plus adultes ». S’ils constituent deux êtres fusionnels, leurs désirs et leur construction personnelle sont bien distincts.

C’est un ouvrage qui se dévore à une vitesse vertigineuse : grâce au journal et aux lettres de Steve Abbott, les souvenirs, les émotions et les détails de vie sont intacts et abondants. On est complètement sapé par la vie bouillonnante de ces années, leur musique, leur poésie, leur idéalisme pas encore éteint ; la liberté de ton de ses habitants, le soleil, le bouddhisme et la New Wave. Steve Abbott se fait progressivement un nom sur la scène poétique de San Francisco, où il intervient au cours de divers événements, au sein de revues dans lesquelles il tient tribune, dans les facs où il finit par donner des cours. On croise le chemin de quelques noms aux sonorités familières, dont celui d’un vieillissant Allen Ginsberg qui n’est pas des moindres.

Enfin, l’un des aspects les plus intéressants est le regard que porte l’Alysia adulte sur sa vie d’enfant et sur le quotidien de son père, dont elle découvre les pensées et l’intimité en lisant son journal – laissé à son intention – qu’elle n’avait jamais parcouru auparavant. Elle découvre un homme différent, aux prises avec sa paternité et son homosexualité, un homme pris du désir individualiste de s’accomplir et de celui de pourvoir aux besoins du petit être qu’il a participé à créer ; « créature » qu’il confondra presque parfois avec la notion de « création ». C’est une passionnante démarche de déconstruction, pour re-bâtir une histoire au plus près des faits, venant compléter celle élaborée à la force de ses perceptions et réminiscences individuelles.

C’est une piqure de rappel nostalgique, qui pourra contrebalancer la puissance dévastatrice des habituées de saisons, araignées et autres culicidés, une piqure pour se faire du bien (et un peu de mal sur la fin), traitant d’une multitude de thèmes passionnants, et qui sera bientôt disponible dans une version édulcorée dont vraisemblablement la Terre entière parlera bien assez vite.