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Les petites perturbations de Paley

J’en barbotais dans un billet précédent, les commentaires laudatifs de Brisac à propos de Grace Paley avaient suffi à me faire me procurer les deux premiers volumes de ses recueils de nouvelles.

Grace Paley est un peu la grand-mère chérie de l’Amérique littéraire. Elle n’a pourtant pas publié une kyrielle de volumes : quelques collections de nouvelles, deux recueils de poésie et un volume d’essais… Pas de quoi fouetter une page Wikipédia. Pourtant, son style vivant et drôle, et son fervent activisme ont suffi à faire d’elle une figure bien postée dans le décor des lettres. Je laisse Paule Levy lui tailler une fringante redingote (ou l’habiller d’un t-shirt troué) :

Dans tous les cas, elles s’emploient, suivant ce que l’on pourrait appeler une esthétique du « je ne sais quoi » et [du] « presque rien », à mettre en scène le quotidien prosaïque et ténu de petites gens aux prises avec leurs petits soucis (« The Little Disturbances of Life ») – avec leurs craintes, leurs regrets ou leurs doutes, mais aussi avec leurs espoirs et leurs aspirations, si souvent dérisoires. Une place toute particulière est accordée aux exploités, aux marginaux et aux exclus. […] Voix de femmes, d’hommes ou d’enfants ; voix juives, irlandaises, afro-américaines ou américaines, qui sans cesse s’entrecroisent, s’interrompent ou se relaient. Toutes sont accueillies avec le même intérêt et la même tolérance amusée.

Les petits riens de la vie conte le quotidien des petites gens, des pauvres, des galériens, des faibles qui se font exploiter et font contre mauvaise fortune bon cœur. Ceux qui s’entassent à plusieurs dans des logements exigus, parfois insalubres, qui cherchent à joindre les deux bouts et pinaillent aimablement leur générosité. On assiste ainsi à la joyeuse revanche de Tante Rose qui raconte à sa nièce comment elle troqua son derrière contre un travail dans un théâtre ; une mère célibataire file à l’anglaise avec un bellâtre de passage ; une gamine juive se retrouve à faire la voix de la narratrice dans la pièce de Noël de son école…

« Voix de femmes, d’hommes ou d’enfants ; voix juives, irlandaises, afro-américaines ou américaines, qui sans cesse s’entrecroisent, s’interrompent ou se relaient. Toutes sont accueillies avec le même intérêt et la même tolérance amusée. En effet, pour Grace Paley, qui affirme volontiers que c’est avec l’oreille qu’elle écrit, le conteur est d’abord et avant tout un écouteur, passionnément attentif à la rumeur. »

Ce sont des gens parfois simples, mais toujours malins et débrouillards. Leur langue est acérée, les personnages se cherchent des noises, se rabibochent, naviguent entre leurs désirs, leurs superstitions et l’acceptation de leur sort. Un peu comme Flannery O’Connor, l’action se concentre majoritairement dans les dialogues et la répartie des personnages, dans ce qu’ils disent ou ne disent justement pas. Tout, ou presque, est contenu dans les échanges, les descriptions sont rares ; les êtres ont besoin de faire état de parole pour se sentir exister. Il y a un quelque chose de Woody Allen, avec ses personnages de la débrouille orale (en zappant l’image de l’intellectuel maniaco-égocentrique du réalisateur.

« Minimaliste et expérimentale, l’œuvre de Grace Paley se présente comme une combinaison, tout à la fois déconcertante et remarquablement efficace, des ressources de la tradition orale et des techniques les plus audacieuses. Tantôt prolixe, provocatrice et fantasque, tantôt au contraire elliptique, nostalgique ou inquiète, elle dissimule sous ses abords primesautiers et sa simplicité apparente un talent parfaitement maîtrisé. Car la sensibilité poétique et le penchant burlesque la préservent avec bonheur de tout dogmatisme revêche. »

Ses répliques sont inimitables, il y en a toujours un pour se faire moucher et j’avoue avoir trouvé cela jouissif une bonne moitié du recueil : effet de surprise passé, je me suis peut-être un poil lassée (ou bien les premières nouvelles étaient-elles les plus savoureuses ?) et mon intérêt a décru sur la fin. Ce joyeux chaos peut s’avérer fatigant à la longue. Reste tout de même que cette lecture demeure une formidable découverte, et ayant lu de très bons échos sur la suite de ces nouvelles, avec notamment la resurgence de personnages déjà croisés dans cette première partie, je pense suivre Grace Paley avec entrain.

Pour retrouver les extraits d’analyse : Lévy Paule, « Péril en la demeure : Grace Paley ou l’écriture dépaysée », Revue française d’études américaines 2/2003 (no96) , p. 74-88