Month: octobre, 2018

Jeunesse endormie et vieillesse impie

De Kawabata, je n’ai lu que La Danseuse d’Izu, il y a presque une éternité de ça et j’en garde un souvenir éthéré : impossible de me souvenir du contenu de ses nouvelles, mais son style avait fait mouche.

Ce livre-ci m’a fait songer à une autre lecture : Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. Eguchi, le personnage principal, se serait qualifié avec facilité pour la catégorie dans laquelle était rentré le tardif Romain Gary. Du haut de ses 67 ans, Eguchi se pose moult questions sur son rapport à la virilité, la vitalité sexuelle, la chair jeune et fraîche, les amours de son passé, le rapport de ses filles aux hommes…

Pendant toute la première partie, j’étais assez mitigée : je n’arrivais pas à savoir comment je me situais par rapport à ce récit finement tourné, écrit avec délicatesse, face à cette prose des plus agréables, mais qui servait une histoire dont le postulat de base me débectait pas mal : à savoir une maison close, confidentielle même, où la clientèle est constituée de vieillards (impotents ?) couchant aux côtés de « belles endormies », de jeunes (voire très jeunes) femmes dénudées que l’on a endormies (avec leur consentement) à l’aide de très forts sédatifs. Les clients pénètrent tardivement dans les chambres, où les corps juvéniles et inconscients des belles les attendent sous la couette chauffante. Ils se glissent à leurs côtés, et ce jusqu’au matin, où ils seront réveillés par la matrone, sans que les silhouettes n’aient quasiment bronché et ne voient jamais qui les a étreintes dans leur sommeil de mort.

Dit comme cela, on est clairement dans un scénario dystopique à caser aux côtés de La Servante écarlate.

Sauf qu’évidemment, Kawabata en fait une histoire aux dimensions multiples : le rapport du vieillard à sa propre vieillesse, l’occasion d’observer une dernière fois les courbes juvéniles, le déclencheur de réminiscences, les vieillards échappant à la honte et la pitié de leur corps face à ces interlocutrices endormies… L’un des souvenirs qui submergent Eguchi surprend même, par ses teintes progressistes : il se rappelle emmener sa fille cadette visiter un « Camélia Effeuillé ». Cette dernière s’est faite déflorer avant le mariage (ici, « se faire déflorer » à une consonance passive peu adéquate, car la jeune fille fait montre d’un volontarisme marqué dans cette histoire dans l’histoire) et décide délibérément d’en épouser un autre. Loin de payer pour cette « faute », « péché », « impair », elle s’en trouve fort bien : il n’y a absolument pas de fin funeste à cette partie de chapitre. On constate simplement une société encore un peu corsetée, des parents passablement désapprobateurs, mais qui ne s’opposent pas à ses décisions. Progressiste, Kawabata ?


Le ton alterne entre indécrottable misogynie, et dérision de la situation des vieillards… Vieillard qui pousse l’ironie jusqu’à être repoussé par le contact et l’odeur de la main de cette femme tenancière « d’âge mûr ». Faut pas avoir peur de la contradiction !

Eguchi est fasciné par ses mystérieux congénères qui empruntent le même chemin de décadence, avec des motifs subalternes aux siens. Quel genre de vieux fréquentent donc cet établissement ? Autre de ses marottes : il fantasme grandement à l’idée que les compagnes anonymes puissent se réveiller, ce que cela prendrait de violence ou de choc pour qu’elles se réveillent. Parce que l’idée d’être vu l’excite, l’idée d’interdit l’excite ; pas une réelle seconde peut-il se mettre à la place d’une jeune fille qui se réveillerait nue à côté d’un vieillard libidineux qui la pelote. Et en même temps, le vieil Eguchi, l’humain Eguchi comme nous le peint Kawabata, se déteste pour ses pensées abjectes, ou ne re-commet pas l’impair du second chapitre – la seconde nuit – où il fut tenté de braver l’interdit de la maison et a avancé ses doigts vers l’intimité de la jeune endormie avant de constater sa virginité et de rebrousser chemin (n’ayons pas peur des mots, il s’est trouvé à un doigt du viol).

S’il y a de la poésie dans tout ça (je n’ai pas froid aux yeux, j’enchaîne avec la poésie), on est quand même renvoyés à l’éternelle disposition des corps d’une fange pour l’autre. Navrée messieurs, je ne suis que moyennement émue par le vieillard qui éprouve de la pitié pour lui-même et pour son âge. Et comment font les autres ? Curieux comme on imagine si peu les femmes se tourner vers des hommes très jeunes pour prendre la pleine mesure de leur dégradation corporelle ; il y a comme une mystification de cette virilité, tant de beauté dans cette petite chose fripée naturellement tournée vers la chair fraîche. Comme l’homme vieux se sent d’autant plus homme et d’autant plus vivant qu’il séduit, courtise ou fréquente des femmes jeunes.

Pourtant, je crois que le talent de Kawabata réside dans sa volonté de soulever d’autres sujets, d’user d’une prose sensible et de quelques tournures remettant à sa place le personnage d’Eguchi (notamment par le biais de la matrone, qui ne mâche pas ses mots pour qualifier la sordidité de ses clients : ces derniers échappent peut-être au jugement des prunelles endormies, mais certainement pas à celle qui tient ce bordel avec pragmatisme et répugnance). En somme, un livre qui m’a plu, et qui – contre toute attente – m’a donné envie de glisser dans la seconde lecture japonaise (comme quoi, ne jamais dire jamais au Japon) (prends ça, 2017).