Month: décembre, 2018

Comme un goût d’adolescence dans les mains

Nous sommes le 29 décembre, une partie des Bingo-membres semble avoir déposé les armes, une autre persiste avec ce qui lui reste de force et de courage, à deux jours du gong final et des préparatifs de réveillon (j’ai un costume à préparer cette année encore, peut-être m’y prendrai-je de nouveau trois heures avant, donnant au Bingo jusqu’à mes derniers soubresauts ?). Suivant ce mouvement d’urgence et cet esprit de bâclage annuel, mon billet du jour rentre dans la catégorie « livre sans ambition acheté et lu il y a deux jours ». J’ai donc lu Riquet à la houppe d’Amélie Nothomb.

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Amélie Nothomb, c’est une courte histoire longue. Découverte avec Péplum et Hygiène de l’assassin, son tout premier livre, j’ai été immédiatement conquise par cet art du dialogue et de la répartie, ce ton caustique, ces êtres difformes, ces anti-héros mal-aimés, ces marottes étranges. Ces deux-là restent mes préférés, mais j’ai lu les douze premiers avec plus ou moins de ferveur, avant de me lasser de la répétition. J’ai lâché pour les onze suivants, et par une drôle de coïncidence, me voici de retour pour son vingt-quatrième roman. Choisi en pensant, à tort, qu’il y aurait peut-être des mauvaises mères de cachées sous cette histoire parallèle de deux destins atypiques, celui du garçon le plus laid et le plus intelligent et celui de la fille la plus belle et la plus idiote qui soient, je réussis tout de même à le caser dans la thématique des étrangetés anthropomorphes.

Pour ceux familiers de l’univers de Nothomb, l’homme incarnant une laideur insoutenable mais heureusement doté d’un QI extraordinaire (souvent doublé d’un esprit calculateur) est un poncif (coucou Attentat) ; de même que la belle ingénue, effacée, ne trouvant pas sa place dans le monde, n’est pas une inconnue de son répertoire non plus. J’ai donc entamé les vingt premières pages en songeant que je n’avais pas perdu mes dix dernières années puisque rien ne semblait vraiment avoir bougé d’un iota du côté de la Belge amourachée du Japon. Eh bien, mal m’en a pris ! Ces deux êtres difformes, en marge, développant un goût pour la contemplation, ces deux histoires en miroir, simples, au goût de conte mais s’en émancipant, ces commentaires sur l’ornithologie et sur la valeur des fins heureuses ou malheureuses (comme une aparté finale de l’auteure, inattendue mais bienvenue) m’ont fait refermer l’ouvrage plus conquise que prévu. Et j’ai même songé à aller voir du côté de ses dernières sorties ayant récolté bonne presse. En info-bonus, notons que Nothomb rapporte une expérience édifiante : en 2015, elle a lu l’ensemble des ouvrages constituant La Comédie humaine, de Balzac, soit 147 tomes. Je ne saisis pas exactement si l’année 2015 a suffi pour engloutir cette somme phénoménale, mais il est certain que l’influence de tant de lecture s’en ressent pour le meilleur.

L’asymétrie du consentement

Allez, quoi de plus enthousiasmant que de terminer l’année avec une lecture faisant écho à l’actualité brûlante de l’année 2017, continuant de faire sentir ses secousses sismiques à l’orée de 2019 ? Laure Murat, qu’il me semble avoir déjà présentée avec son essai sur la relecture, s’attaque à une suite de réflexion sur l’affaire Harvey Weinstein et ses répercussions, contrecoups et prolongements. Cette universitaire, enseignante depuis treize ans à UCLA, en Californie, vit entre la France et les États-Unis. Cette France qui s’est construite sur le mythe de « l’art de vivre » et de l’amour dit courtois, résistant au mouvement #MeToo, défendant férocement Roman Polanski et Bertrand Cantat, et qui fut si déstabilisée par l’affaire DSK sans pour autant se questionner formellement…

L’affaire Harvey Weinstein, tornade révolutionnaire ?

Ce livre relativement court est la parfaite synthèse de tout le déroulé de l’affaire Harvey Weinstein et ce qui en a découlé : les reportages du New Yorker et du New York Times, le lancement du hasgtag #MeToo, les témoignages des actrices s’empilant et s’empilant et s’empilant, sans jamais s’arrêter, le lancement de Time’s Up, les scandales marquants liés à Hollywood (Kevin Spacey, faisant encore l’actualité récemment), ceux sortant de la sphère cinématographique (le médecin Larry Nassar, les présentateurs Charlie Rose ou Matt Lauer, l’islamologue Tariq Ramadan…), la tribune dite « Tribune Deneuve » (alors que cette dernière l’avait signée sans véritablement la lire), menant nécessairement à recauser de l’affaire DSK (comment l’a-t-on accueillie en 2011, comment l’accueillerait-on aujourd’hui).

Larry Nassar, serial toucheur institutionnalisé…

En filigrane, Murat revient sur les dérives possibles, histoire de les évacuer : quand, par exemple, ce qui fait l’affaire peut être le profil médiatisé de l’auteur des faits plutôt que leur gravité propre (exemple-clef, Ben Affleck mis sur le devant de la scène pour s’être saisi du sein d’une co-star, tout autant que le réalisateur James Toback accusé de harcèlement et d’agression sexuelles par 395 femmes…), sur cette « zone grise » entre relations consenties et relations subies mise en lumière suite à la controverse avec Aziz Ansari.

Autre dérive, d’un genre différent : la peur même des dérives, et plus précisément du climat de « délation » qui se serait instauré après l’affaire Weinstein. Murat revient judicieusement sur la différence entre « délation » et « dénonciation », en lien avec cette hantise du fait juif, auquel on peut faire appel pour se prévaloir de l’argument et clore les conversations :

Faut-il rappeler que la délation est « une dénonciation dictée par des motifs vils et méprisables », quand la dénonciation est « l’action de faire connaître une chose (généralement désagréable) » ? Quel rapport y a-t-il entre livrer son voisin juif à l’occupant – car il est bien évident que la référence est à chercher dans la hantise nationale – et signaler une comportement qui porte atteinte aux personnes ? […] C’est dans ce contexte historique et culturel qu’il faut entendre la (partielle) dissidence française face au mouvement #MeToo. Elle s’inscrit dans une longue tradition idéologique, pétrie d’antiaméricanisme et barricadée derrière le mythe de la séduction nationale.

La France, art de vivre et « séduction »

On l’a nommé courtois. On l’a appelé séduction. L’amour, en France, est hétérosexuel. Il suppose une forme d’asymétrie consentante : l’homme propose, la femme dispose.

Mona Ozouf, de même qu’Irène Théry et Élisabeth Badinter, en prennent un peu pour leur grade, à vouloir théoriser une galanterie nationale et mixité « heureuse ». En France, on peut « draguer » et ça doit être bienvenu puisque c’est la coutume. On y développe aussi une obsession de la différence des sexes. Ce mythe de la séduction et du libertinage a la vie dure, Denis Baupin en 2016 y faisait encore appel pour se justifier des plaintes de harcèlement sexuel qui le visaient. Mais cette obsession de la différence et d’une liberté galante masqueraient en réalité en empêchement à évoluer vers des mœurs plus égales, une incapacité à penser le désir dans le consentement et le partage ; une affection, peut-être même affectation, générationnelle, à un schéma galant traditionnel, où la femme serait distinguée par l’œil masculin.


L’affaire DSK, c’est d’ailleurs l’enfer. Retrouver le détail des réactions répugnantes de personnalités politiques, culturelles, se rappeler ses propres doutes lorsque l’affaire fut révélée, puis le long déroulement d’une personnage très problématique, aux travers pourtant bien connus de tous mais tus par l’ensemble, cette « présomption d’innocence » à la bouche de tous les Français prêts à excuser ce comportement un peu « galant » et « séducteur » d’un type qui, rétrospectivement, n’apparaît que sévèrement repoussant et abusif… C’est tout une éducation à faire. Et il faut la faire, avance Murat, car on n’a jamais fait avancer les mentalités dans le consensus et la continuité.

Le problème de l’œuvre du créateur répréhensible

Au problème de Woody Allen et de Roman Polanski, elle se prononce contre la censure, qui voudrait empêcher de regarder les films de ces deux réalisateurs ; en revanche, elle se prononce fermement contre le fait de séparer la biographie des artistes de leur art. Elle revient d’ailleurs longuement sur cette distinction, intronisée par Proust : les spectres auteur-narrateur-personnages qu’il faudrait distinguer à tout prix, en rappelant que cette distinction fut prônée par un Proust placardisé, qui souhaitait avant tout que l’on ne fasse pas le lien entre son récit et son homosexualité. Pourtant, La Recherche EST un roman à clefs, l’inversement des sexes des protagonistes est avéré et son œuvre ne peut être lue correctement sans bénéficier des clefs biographiques de son auteur. Ainsi, les œuvres d’Allen et de Polanski devraient être relues, regardées, re-critiquées à la lumière de ce que l’on sait de leur biographie, c’est-à-dire leur pédophilie présumée et avérée, leur misogynie et leur sentiment de toute-puissance créatrice et masculine. De même qu’Autant en emporte le vent continue d’être étudié, dans le respect de la critique de sa représentation ultra-raciste des Noirs-Américains, il faut descendre des échasses des génies intouchables et en analyser tous les sujets sans ambages.

Une première « révolution » sexuelle ?

Murat se demande comment en est-on possiblement arrivé là, pourquoi cette omerta planétaire ? Où est passée la fameuse révolution sexuelle, qui avait soi-disant libéré toutes les femmes ?

Comment l’attachement revendiqué à la révolution sexuelle, ennemie du patriarcat, [à laquelle tout un tas de femmes, résistant au mouvement #MeToo et à la culpabilité de DSK, avaient pourtant participé] peut-il être compatible avec une telle complaisance pour le harcèlement et la sujétion aux hommes ? La liberté de disposer de son corps, le droit à la contraception et à l’avortement, la reconnaissance des sexualités non procréatrices et non conjugales sont autant de conquêtes de l’émancipation féminine. Les résistances politiques sont encore assez nombreuses néanmoins pour freiner l’égalité, notamment en matière de salaires ou de partage des tâches domestiques, comme l’a montré récemment le retour du concept de « charge mentale ». Si bien que la révolution sexuelle a beaucoup profité… aux hommes, dont les relations avec les femmes ont été facilitées, sans pour autant qu’ils perdent leurs privilèges. C’est ici un point aveugle à considérer : si les femmes ont (péniblement) acquis un certain nombre de droits, les paramètres essentiels de la domination masculine sont demeurés les mêmes.

Elle prend en exemple la fameuse « Tribune Deneuve », signée par une centaine de femmes, qui a remué le monde ne saisissant pas pourquoi ces femmes pourtant garantes de liberté, de « féminisme » et d’autonomie, pourquoi défendaient-elles avec tant de virulence une prétendue « liberté d’importuner » ? Selon Murat, cette tribune, certes provocatrice, montre ses limites en ne prenant pas en compte le désir féminin, uniquement le droit d’être l’objet du désir masculin comme ce dernier l’entend :

De la première à la dernière ligne, outre les questions de classe, de race, ou d’orientation sexuelle jamais abordées, le grand absent de la tribune, c’est le désir féminin, exclusivement soumis à celui des hommes et à la « misère sexuelle » des éjaculateurs du métro. Ni échange possible des rôles, ni réciprocité, ni jeu ne sont au programme de cette « liberté d’importuner », érotisme de la domination à sens unique. Ce qui en fait non pas tant un texte scandaleux mais étonnamment rétrograde.

Cette dernière réflexion pose les fondations : il n’y aurait pas eu de révolution sexuelle. Du moins pas celle que l’histoire du xxe siècle nous a prétendument vendue, et c’est bien cette affaire Weinstein qui mènerait à un véritable questionnement, lié au consentement :

Loin d’être un cas isolé, l’affaire Ansari a donc révélé un trait nouveau de l’après-Weinstein : non seulement un rejet déterminé du harcèlement sous toutes ses formes, mais une volonté de changement de la norme et de la grammaire amoureuse hétérosexuelle. Ce que ma génération, qui est celle de Blandine Grosjean, considérait comme « normale » et « anodin » est devenu inacceptable chez les 18-35 ans.

C’est une évolution globale de la société, qui vient – on me pardonnera l’oxymore – imposer le consentement et la réciprocité du cœur de la relation. Il y aurait plutôt de quoi se réjouir.

Rien à ajouter, je termine donc sur cette note positive de renouvellement et d’évolution, pour le meilleur.