Dans ma résolution de m’attaquer au XIXe siècle, il y avait – outre une passagère nécessité (se renseigner sur la langue et les us et coutumes) – une triste réalité : je n’y connaissais strictement rien ! N’ayant étudié aucune œuvre classique à l’école en dehors des fables, des contes de Perrault et quelques poèmes, la fiction française de ce siècle pourtant si prolifique m’était relativement inconnue. Et dans les grands classiques méconnus de votre débitrice, il y a Le Rouge et le Noir de ce cher Stendhal. Après Eugène de Rastignac, il fallait poursuivre l’exploration des cul-terreux de l’ascension sociale, avec l’ambitieux Julien Sorel.

Julien Sorel, fils de charpentier qui n’a ni le physique, ni le psychique de l’emploi, est repéré par un petit abbé de campagne. À l’aide de sa mémoire quasi photographique, il apprend par cœur les textes sacrés, se fait une réputation de latiniste exceptionnel à l’âge de 19 ans et est pressenti pour une carrière ecclésiastique. Mais c’est sans compter sa profonde ambition et son désir de revanche sociale. Il rentre tout d’abord en tant que précepteur au service de M. de Rênal, maire de sa province, se met en tête de séduire sa pieuse épouse, puis de monter à Paris grimper les échelons dans la haute société…
Ma première surprise fut l’épaisseur du pavé : je pensais que le roman était court, il fait plus de 600 pages. Après un début sur les chapeaux de roues, le livre traînasse, mais parvient à finir sur 150 pages plutôt rondement menées. Le dénouement, tout particulièrement, est admirablement réussi et a rattrapé une impression de lecture qui commençait à être fortement mitigée.
Parce qu’on n’a pas menti quand on dit que Stendhal fait du psychologique et du sentimental ! Ah ça, vous en aurez des « Tu m’aimes ? Moi je t’adore ! Non, attends… En fait, tu m’ennuies et je t’exècre. Quoi ? Tu me méprises ? Je t’aime de nouveau, reviens !! » Pourtant, c’est un roman à la fois très sentimental et très social, mais je regrette d’être passée à côté de beaucoup de nuances, notamment dans les descriptions des allégeances aristocratiques et nobles, et dans les intrigues religieuses. En effet, l’histoire se déroulant en 1830, au moment du règne de Charles X et de la Restauration, les complots vont bon train. Les nobles se crêpent le chignon sur leurs ascendances, les congréganistes se défient des jésuites, qui se défient des jésuites en « robes courtes », sans oublier les jansénistes et les… La partie sociale et politique, surtout les petites divergences au sein du clergé, est celle qui m’a le plus intéressée, mais malheureusement, moult clefs de lecture m’ont échappé.
Du reste, kudos pour avoir rédigé et publié en 1830 un livre se déroulant en 1830 : aucun recul certes, mais ce défaut en fait une rare qualité. Tout est d’après nature comme elle advient. Quant à la nature des égos, elle est fort instable. Les mouvements du cœur sont liés à ceux de la raison dans le roman, et leurs transports ne sont jamais qu’éphémères… jusqu’à changer d’une minute à l’autre ! Julien ne peut aimer que quand son orgueil est flatté. Blessé, il ne peut que haïr. En un mot, il n’est qu’égoïsme (l’orgueil dont il se prévaut n’en étant qu’une déclinaison).
Julien Sorel n’a quasiment aucun amour, il est fait à 89 % de haine : haine sociale, haine de lui-même, haine de tout le bonheur qu’il pourrait goûter mais auquel son intelligence et son excès d’analyse font obstacle à tout instant. Il est quasiment incapable de jouir du présent, trop occupé à calculer les raisonnements des autres, les machinations possibles, les coups qu’il faut porter ensuite. Il n’est pas seulement le produit de son temps, ce qui peut expliquer sa révolte constante et sa lecture unique au travers du prisme social ; il est naturellement trop réflexif. Cet anti-héros psychologique est déchu par sa raison. À force de vouloir tout apprendre, tout savoir, tout faire et de réciter par cœur ce qu’il pioche dans les livres, il se construit un être tout à fait faux, ne sait jamais ce qu’il souhaite ou ce qu’il pense, tout en gardant une haine inhérente, un cœur trop violent.
C’est un personnage fascinant, mais le roman traîne en longueurs selon moi et mon attention a parfois chuté. Ce n’est clairement pas mon œuvre préférée du XIXe, même si celle-ci se lit bien et vite, grâce à des chapitres courts et peu de description. Elle souffre de la comparaison de ce qui fut écrit à la même époque et sa place au panthéon est très discutable. Ce n’est pas non plus une œuvre qui fait honneur au caractère complexe des femmes, bien que la jeune Mathilde, orgueilleuse et subtilement effrontée, tire parfois son épingle de cette narration virile. Au début du moins, car il semble que toutes les femmes, de la plus branque à la plus rationnelle, soient vouées à tomber sous le charme singulier du héros, jusqu’à atteindre un degré d’asservissement, de dépendance et de sacrifice rarement vu… Plus il les rejette, plus elles l’idolâtrent. À croire qu’une femme ne puisse pas associer amour et bien-être, amour et estime de soi, mais que son « bonheur » doive passer par la souffrance et la sujétion. Femme, sois abnégation et tu seras ! Je m’étonne de moins en moins que la mentalité française ait eu tant de retard dans la façon dont on a pensé et envisagé les rapports femmes-hommes, quand on voit les œuvres qui ont porté les œuvres qui ont porté les œuvres suivantes, qui ont toutes porté les discours de siècle en siècle. Quand on lit des femmes du XIXe, George Sand ou George Eliot, une vraie différence de ton se ressent, une ouverture nette nous offre une fenêtre de respiration sur les stéréotypes. On se dit : « Tiens ! Je pourrais avoir une opinion de moi-même plus tangible, plus avantageuse, autre que celle véhiculée par tutti quanti ? » Dommage que ces femmes n’aient toujours pas pénétré les corpus classiques et qu’elles ne soient pas au programme du bac, une petite révision de notre palmarès littéraire ne ferait pas de mal au niveau du secondaire.