Month: octobre, 2015

Autant en emporte le vent d’État

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Il me semble avoir vu des bribes du film en 2008, dans l’avion qui m’emmenait au Canada – la vague impression de me rappeler Nathalie Portman au crâne chauve et en combinaison ocre – mais à part cela, je n’avais vraiment aucune idée de l’histoire qui se profilait derrière ces masques Anonymous, que l’on a pu voir fleurir lors des mouvements populaires Occupied, ou lors des hackings sur Internet. Résumons donc l’histoire de V. en quelques mots : à la fin des années 90, dans une société dystopique et annihilée, le pouvoir est entre les mains d’un illuminé, le Leader, lui-même à la botte d’un pouvoir plus grand ; une force conceptuelle, jamais clairement définie. Assis devant ses écrans jour et nuit, il voue un culte à Fate, le destin. Pendant ce temps-là, dans la rue, une pauvre orpheline tente d’aguicher le chaland pour la première fois : alors qu’elle est sur le point de se faire violer, elle est sauvée de justesse par un mystérieux homme à cape, à chapeau, à perruque et à masque. Ce dernier se fait appeler V. et la prend sous sa protection, dans les souterrains de son étrange repaire d’insoumis. Par le biais d’étranges envolées lyriques (Shakespeariennes) et de propos cryptiques, on comprend que V. veut faire tomber le système et réveiller l’anarchie…

Difficile de résumer les livres d’Alan Moore, qui sont bavards, complexes, référencés, et où les intrigues s’entremêlent, pour finir par converger les unes avec les autres (… ou pas). Scénariste assez génial de bande dessinée, Alan Moore écrit donc des scripts qui seront mis en images par des dessinateurs, d’horizons variés (mais toujours américains, il me semble). Cette fois, c’est un dessinateur de comics, David Lloyd qui prend la relève : si le style m’a rebutée les toutes premières pages, j’ai fini par complètement oublier mes réticences au genre, tant le texte était prenant, voire hypnotique. C’est donc une semi-victoire contre les préjugés ! Semi-victoire seulement, car hélas aux trois quarts du bouquin, le style graphique m’a épuisée. Certaines pages dessinées un peu trop vite me demandaient un effort de concentration, le graphisme des personnages, par moments pas très poussé niveau morphologie, m’a égarée (C’est qui lui déjà ? Mais… elle était pas blonde cette brune il y a quelques chapitres ?) et certaines planches sont bien trop sombres, rendant les détails difficilement discernables…

Le récit en lui-même est prenant, et le personnage d’Evey, cette demoiselle en détresse, nunuche toute la première partie du livre, qui finit par avoir un éveil de conscience sociale et politique, a été une agréable surprise. Mais le flot de paroles est tour à tour passionnant ou barbant, et le livre m’a échappé des mains vers la fin (il y a quelques épisodes dont on aurait pu se passer, ce qui fait perdre de l’intérêt à l’histoire principale). Une lecture qui m’a donné envie de fouiller un peu plus dans les rayons de bande dessinée à la lettre M, mais pas forcément de poursuivre dans le genre du comic (… although never say never).

Grande heure, petites cadences

J’ai lu Ethan Frome il y a presque une décennie et n’en garde qu’un souvenir très vague en terme d’écriture : seul le déroulement tragique reste gravé dans ma mémoire, peut-être parce que cette histoire courte fait maintenant partie du panthéon américain. Et de fait, Wharton est une écrivaine de renom, ayant durablement marqué le XXe siècle. Parmi toutes ses œuvres qui prennent la poussière sur mes étagères, j’ai donc décidé de me tourner vers Chez les heureux du monde (The House of Mirth, en vo), dont l’intrigue faisait vaguement écho à un scabreux Zola (oui, L’Assommoir, c’est à toi que je m’adresse).

The House of Mirth (Scorcese)

En quelques mots : Lili Bart, orpheline de son état, provenant d’une famille respectable ayant fait faillite (avant que les deux géniteurs meurent de maladie et de honte d’être devenus des nécessiteux), décide de prendre son destin en mains et se fait une place dans la société. Mais son goût de l’argent, du confort et, surtout, son extrême vanité, trompent son jugement et l’entraînent de situations un peu inconvenantes en situations très inconvenantes. Le tout sans qu’elle ne s’en aperçoive, car Lili a le don de se persuader elle-même du bien-fondé de ses actes. Hélas, la société la juge, ses amis l’abandonnent petit à petit ; elle est progressivement réduite à un état de pauvreté qui ne pourra avoir d’autre dénouement que tragique.

The House of Mirth Wharton

Un pavé qui m’a laissée mitigée : Edith Wharton est extrêmement douée pour aligner des pages et des pages d’incursion dans la psychologie de ses personnages. Leurs réflexions et inflexions sont parfaitement bien retranscrites, développées et analysées, particulièrement le tempérament tourmenté et accommodant de l’héroïne. Mais bien qu’il se lise très aisément, il y a aussi eu des longueurs (notamment dans les réflexions qui se sont répétées et trop étalées sur l’action) : beaucoup d’atermoiements m’ont fait songer que le roman avait peut-être paru sous la forme du feuilleton et que l’action s’en trouvait distendue à cette fin. Même impression que m’avait fait l’une de ses contemporaines européennes, Elisabeth Gaskell, à la lecture de Nord et Sud, un parallèle peut-être porté par les couvertures jumelles (N&S a été rhabillé depuis, bien vu Points). Le tableau des mœurs changeantes est néanmoins très bien dressé, en cette fin de siècle approchante et cette New York moins aux prises des traditions poussiéreuses que la vieille Europe, qui continue pourtant d’exercer un attrait irrésistible sur ces Américains en manque de racines (… pourvu que Brad soit très occupé par la matérialisation) : Edith, je ne t’abandonne donc pas, et malgré un sentiment partagé, je réitérerai l’essai.

Chez les heureux du monde

Chez les heureux du monde, d’Edith Wharton, se passe à New-York (et sur la côte) au XIXe siècle. Publié pour la première fois en 1905 (ne vous fiez pas à la fiche française Wikipipodia, l’action se déroule dans les années 1890). Édition du Livre de poche.

Olivia Rosenthal à la verticale

La collection « Entretiens » a pour vocation d’explorer les relations que peut entretenir un écrivain avec les divers partenaires de la chaîne du livre. Il s’agit d’une collection des Presses universitaires de Paris 10 (quand Paris 10 n’était pas encore Paris-Ouest La Défense…), plus précisément initiées par le Pôle métiers du livre, sous la direction de Marie-Odile André (Maître de Conférence) et Isabelle Autran (responsable des Presses). Chaque livre de la collection est conçu et réalisé par des étudiants du pôle en édition.

Olivia Rosenthal parle des éditions Verticales

Salut Vaness' !

Olivia Rosenthal est une figure contemporaine de la littérature française, écrivaine expérimentale à projets, ayant publié principalement chez Verticales. Parmi ses œuvres phare, on compte : Les Fantaisies spéculatives de J. H. le sémite, On n’est pas là pour disparaître (prix Wepler), Que font les rennes après Noël ? (Prix Alexandre-Vialatte 2011, Prix du Livre Inter 2011, Prix Ève Delacroix 2011), Ils ne sont pour rien dans mes larmes, Les félins m’aiment bien…

Son écriture s’apparente à une fictionnalisation du réel : après recherches analytiques (presque scientifiques) sur un terrain donné (la boucherie, la prison, le monde ouvrier…), elle remet en scène les données, en créant des situations fictionnelles, dans lesquelles elle insère beaucoup du monde, un peu d’elle-même. J’ai lu Que font les rennes après Noël ?, qui est constitué de deux à trois narrations imbriquées les unes dans les autres, où l’on observe l’évolution biologique et sociale d’une petite fille dans son milieu naturel, mise en parallèle avec la vie d’animaux divers, le travail d’un boucher, et des passages analysés du film La Féline (hello Jacques Tourneur). C’est un livre qui m’avait fascinée, après m’être doucement acclimatée au style expérimental, offrant au lecteur s’accrochant aux débuts un poil obscurs, le déploiement d’un être et de sa sexualité « hors-normes biologiques ».

Petite digression pour en venir au rapport d’Olivia Rosenthal avec les éditions Verticales. Somme toute, il faut déjà remarquer qu’Olivia se place souvent en retrait et prend un peu les questions à revers (questions parfois un peu consensuelles). Au cours de cet entretien, on y apprend que des éditeurs rejetant son manuscrit lui ont fait la leçon sur ce qu’est ou n’est pas un roman, qu’elle ne demande jamais son livre en librairie, ou bien encore qu’elle ne relit jamais ses livres une fois parus. Avant sa première publication acceptée, elle reçoit même un coup de fil de Jérôme Lindon refusant de faire paraître son manuscrit, mais désirant savoir qui elle est : au téléphone, figée, Olivia acquiesce en balbutiant, au lieu de défendre son œuvre, et s’en mord profondément les phalanges par la suite…

Un moment assez plaisant de la lecture est le récit de sa rencontre avec Bernard Wallet (un porche, sous la pluie), fondateur des éditions Verticales (instant Gala éditions de ce post : c’est également le partenaire de Lydie Salvayre, devenu aveugle, donnant lieu à sa publication BW, au Seuil en 2009) et la reprise du travail par Yves Pagès, après que Bernard W. tombe malade.

Olivia Rosenthal

Rosenthal laisse tomber le voile de la communauté unie d’écrivains sous une même bannière éditoriale : de fait, elle raconte que la seule tentative de se faire rencontrer les auteurs Verticales a été une vraie catastrophe. « On pourrait dire en fait que Verticales, c’est l’addition de singularités qui sont toutes moins solubles les unes que les autres dans l’eau (ou dans l’alcool). » D’ailleurs, Olivia, elle ne lit pas les autres auteurs, elle a un peu autre chose à faire (écrire, pour commencer).

Entre autres étapes de ce petit voyage, le rachat de Verticales par Gallimard (Olivia est optimiste, même si la transition a pu être un cauchemar pour les auteurs également engagés chez d’autres éditeurs) : elle tient d’ailleurs un discours désengagé sur les luttes éditoriales, discours qui se tient de son point de vue d’artiste, strictement engagée dans sa pratique. Discours facilement critiquable, car si l’on ne lutte que ce qui nous concerne directement à un instant T, alors les Luttes n’ont que très peu de chances d’aboutir à des issues heureuses… Mais soit, Olivia considère qu’il n’est pas de son fait de s’inquiéter de toutes ces contingences financières (et autres) liées aux pratiques de concentration éditoriale, c’est bien là son droit.

Du reste, on sent que Rosenthal est en retrait par rapport à tout ce qui se passe au-delà de l’écriture : elle laisse la maison gérer entièrement la partie promotion, dans laquelle elle considère ne pas avoir à s’immiscer, ou même interférer. Chacun son champ d’expertise, le sien est la création. Il en est de même pour la couverture de ses livres, ou encore dans ses rapports avec son éditeur, teintés de distance et de respect (ils se vouvoient, alors que tout le monde se tutoie chez Verticales). Il n’exige pas de compte sur sa productivité, de même qu’elle ne demande de compte sur leur activité. Tout le monde a sa place dans la chaîne du livre, et tout le monde s’y tient pour Olivia Rosenthal.

Un livre intéressant pour les lecteurs de Rosenthal il me semble, un peu moins pour les curieux de l’édition: on y trouve des détails intéressants, mais l’auteure n’est clairement ni une mondaine, ni quelqu’un d’investi dans la périphérie de l’écriture, et garde un rapport singulier et épars à ce qui se passe au-delà du point final de ses manuscrits.

La bouche en coin

Certains s’en souviennent peut-être, mais j’ai lu Le Boucher il y a un bail de cela (littéralement), janvier si ma mémoire ne me fait pas défaut, alors qu’il fallait préparer une certaine exposition bordelaise éloquemment intitulée « Zones érogènes »… C’est un libraire de Gibert Jeune qui l’avait dans son « stock personnel », qui après avoir écouté attentivement l’objet de ma requête (« Des livres érotiques, ou pornographiques, classiques ou ayant fait date, etc., pour une exposition… »), a sorti tout un tas d’ouvrages appropriés, et sous mon regard surpris, les a commentés en connaisseur.

Le Boucher avait la particularité d’avoir été gardé pour sa propre lecture, et m’être livré en offrande : ce petit livre devait absolument avoir sa place dans une exposition érotique. Quand je remarque que le prix a raflé le prix Pierre Louÿs, la transition que sa lecture m’offre avec La Femme et le pantin, ouvrage de Pierre Louÿs que je viens tout juste d’achever, je suis décidée.

Alina Reyes a écrit sur le tard, en jeunette un peu rebelle ayant renoncé à passer son bac, réapparue sur les bancs de l’université par la suite, pour en ressortir avec un diplôme de journalisme. L’histoire de la publication du Boucher est assez singulière : Alina Reyes voit un appel à participation pour un concours de littérature érotique. Wikipédia rapporte qu’elle écrit alors en une semaine le manuscrit des « Roses étaient encore très belles », qui deviendra, après qu’elle rafle le prix Pierre Louÿs, d’abord un livre-audio, lu par elle-même, puis un livre papier sorti au Seuil en 1988 sous le titre Le Boucher. Par la suite, c’est un destin de best-seller qui l’attend, traduit dans plus de 25 langues.

Trêve de blablas. Elle est jeune, c’est l’été, elle est étudiante et a besoin de sous. Travailler à la caisse d’une boucherie semble une bonne idée pour se renflouer. Le soir ou le week-end, elle rejoint son frère et ses amis, dont Daniel est un peu le centre de ses pensées secrètes. Mais cette petite étudiante un peu timorée va faire l’apprentissage ce qu’est véritablement l’appétence…

Qu’est-ce qu’Alina Reyes fait de la chair ? Un objet de désir oeuvrant indépendamment de la psyché, un but en soi. Une quête de sensations. Le désir est captable depuis de multiples sources, c’est une toile qui se tisse – plus c’est long, plus c’est solide. Et plus la corde est solide, plus la chute est rude et longue lorsqu’elle rompt.

Le boucher instaure un climat de tension sexuelle. D’abord, presque rien, des paroles grivoises, déplacées, captées avec une certaine indifférence, sans débordement intérieur, sans aucun ébranlement. Son comportement aguicheur offre un spectacle bedonnant et libidineux, duquel l’étudiante se tient tout d’abord à l’écart.

Parallèlement, cette étudiante en beaux-arts s’amourache de Daniel, ce jeune adulte attirant, qui la rend introvertie, elle pourtant si volubile dans l’intimité. C’est l’ami de son frère, une porte d’entrée sur le désir immature, qui ne peut constituer qu’une vitrine érotique. Dans l’échange plat et convenu, le corps s’endort, tandis que lorsque la petite étudiante cède aux avances du boucher, c’est la terreur du corps qui s’apprivoise pour se libérer.

C’est un livre très symbolique, poétique dans sa crudité. Le fait que la protagoniste travaille et malaxe la matière (elle fait de la sculpture), qu’elle touche dans un but esthétique, fait un parallèle très parlant lorsqu’il s’agit de travailler une autre sorte de chair. De son côté, le fameux boucher n’offre pas un spectacle ragoutant au premier abord : il est gras, et il est gros. Ses mains sont épaisses, froides, laides, lorsqu’il les passe sous les jupes de clientes ou de la bouchère, qu’il les entraîne dans la chambre froide pour ébranler les stocks. Mais le désir est au-dessus de ces contingences esthétiques bon chic bon genre. Alina Reyes décrit l’apprentissage d’un désir qui n’a rien à voir avec la tête. L’antithèse est précisément là où le désir va se déployer et se découvrir.

C’est un boucher qui n’en fait qu’une bouchée, celui qui manipule la chair, le corps dans sa crudité. En bonus, quelques scènes SM au détour de cet apprentissage bien sauvage.

Pour celles et ceux intéressés par la profession éponyme, mieux vaut certainement se référer au livre de Joy Sorman, Comme une bête.