La bouche en coin

Certains s’en souviennent peut-être, mais j’ai lu Le Boucher il y a un bail de cela (littéralement), janvier si ma mémoire ne me fait pas défaut, alors qu’il fallait préparer une certaine exposition bordelaise éloquemment intitulée « Zones érogènes »… C’est un libraire de Gibert Jeune qui l’avait dans son « stock personnel », qui après avoir écouté attentivement l’objet de ma requête (« Des livres érotiques, ou pornographiques, classiques ou ayant fait date, etc., pour une exposition… »), a sorti tout un tas d’ouvrages appropriés, et sous mon regard surpris, les a commentés en connaisseur.

Le Boucher avait la particularité d’avoir été gardé pour sa propre lecture, et m’être livré en offrande : ce petit livre devait absolument avoir sa place dans une exposition érotique. Quand je remarque que le prix a raflé le prix Pierre Louÿs, la transition que sa lecture m’offre avec La Femme et le pantin, ouvrage de Pierre Louÿs que je viens tout juste d’achever, je suis décidée.

Alina Reyes a écrit sur le tard, en jeunette un peu rebelle ayant renoncé à passer son bac, réapparue sur les bancs de l’université par la suite, pour en ressortir avec un diplôme de journalisme. L’histoire de la publication du Boucher est assez singulière : Alina Reyes voit un appel à participation pour un concours de littérature érotique. Wikipédia rapporte qu’elle écrit alors en une semaine le manuscrit des « Roses étaient encore très belles », qui deviendra, après qu’elle rafle le prix Pierre Louÿs, d’abord un livre-audio, lu par elle-même, puis un livre papier sorti au Seuil en 1988 sous le titre Le Boucher. Par la suite, c’est un destin de best-seller qui l’attend, traduit dans plus de 25 langues.

Trêve de blablas. Elle est jeune, c’est l’été, elle est étudiante et a besoin de sous. Travailler à la caisse d’une boucherie semble une bonne idée pour se renflouer. Le soir ou le week-end, elle rejoint son frère et ses amis, dont Daniel est un peu le centre de ses pensées secrètes. Mais cette petite étudiante un peu timorée va faire l’apprentissage ce qu’est véritablement l’appétence…

Qu’est-ce qu’Alina Reyes fait de la chair ? Un objet de désir oeuvrant indépendamment de la psyché, un but en soi. Une quête de sensations. Le désir est captable depuis de multiples sources, c’est une toile qui se tisse – plus c’est long, plus c’est solide. Et plus la corde est solide, plus la chute est rude et longue lorsqu’elle rompt.

Le boucher instaure un climat de tension sexuelle. D’abord, presque rien, des paroles grivoises, déplacées, captées avec une certaine indifférence, sans débordement intérieur, sans aucun ébranlement. Son comportement aguicheur offre un spectacle bedonnant et libidineux, duquel l’étudiante se tient tout d’abord à l’écart.

Parallèlement, cette étudiante en beaux-arts s’amourache de Daniel, ce jeune adulte attirant, qui la rend introvertie, elle pourtant si volubile dans l’intimité. C’est l’ami de son frère, une porte d’entrée sur le désir immature, qui ne peut constituer qu’une vitrine érotique. Dans l’échange plat et convenu, le corps s’endort, tandis que lorsque la petite étudiante cède aux avances du boucher, c’est la terreur du corps qui s’apprivoise pour se libérer.

C’est un livre très symbolique, poétique dans sa crudité. Le fait que la protagoniste travaille et malaxe la matière (elle fait de la sculpture), qu’elle touche dans un but esthétique, fait un parallèle très parlant lorsqu’il s’agit de travailler une autre sorte de chair. De son côté, le fameux boucher n’offre pas un spectacle ragoutant au premier abord : il est gras, et il est gros. Ses mains sont épaisses, froides, laides, lorsqu’il les passe sous les jupes de clientes ou de la bouchère, qu’il les entraîne dans la chambre froide pour ébranler les stocks. Mais le désir est au-dessus de ces contingences esthétiques bon chic bon genre. Alina Reyes décrit l’apprentissage d’un désir qui n’a rien à voir avec la tête. L’antithèse est précisément là où le désir va se déployer et se découvrir.

C’est un boucher qui n’en fait qu’une bouchée, celui qui manipule la chair, le corps dans sa crudité. En bonus, quelques scènes SM au détour de cet apprentissage bien sauvage.

Pour celles et ceux intéressés par la profession éponyme, mieux vaut certainement se référer au livre de Joy Sorman, Comme une bête.

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