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En mémoire des paires

Fairyland (sous-titré en anglais « A Memoir of My Father ») est le récit, ou plutôt le travail, à la fois biographique et autobiographique d’Alysia Abbott, sur son enfance et son adolescence passées aux côtés de Steve Abbott, père célibataire, homosexuel assumé dans le San Francisco des années 1970 et 1980. À partir de ses souvenirs, des lettres qu’elle a conservées, et surtout des lettres et du journal intime tenu par son père depuis leur emménagement jusqu’à sa mort, Abbott entreprend dans sa quatrième décennie de raconter leur vie dans le San Francisco littéraire des années 70 et 80, de faire un portrait de ces dernières décennies de « liberté » qui suivirent le « Summer of Love » et précédèrent la montée hégémonique du capitalisme. Découvrez, autrement qu’en lorgnant sur Google Images à la pause déjeuner ces quartiers emblématiques de SF (même si vous êtes accompagnée d’un fort sympathique Américain originaire du Kansas qui commente, à vos côtés, les routes sinueuses et la palette de bleus qui nuance l’horizon) : le Castro ; Haight-Ashbury ; La Mission ; Le Golden Gate Park ; North Beach… Voir ici, pour plus d’exploration.

C’est aussi s’essayer à l’exercice du portrait, celui de son père, ce poète homosexuel prêt à tout vivre ouvertement à partir des années soixante-dix, tout en élevant une petite fille sous le même toit : Abbott opte pour une éducation à la « bohème » (précepte selon lequel l’enfant n’est jamais mis à l’écart, constamment intégré au monde adulte, et qui tient parfois à ce que l’enfant s’élève en partie seul), avec ses réussites et ses échecs. Ce mode de liberté va ouvrir des portes à Alysia, autant que lui en fermer, et va contribuer à faire d’elle une enfant hantée par le sentiment de nager dans la solitude d’un sort aux atours particuliers. Enfin, c’est le portrait de la génération du sida, trop jeune pour partir, déjà trop ancienne pour les médicaments qui émergeront véritablement au début des années quatre-vingt-dix. Une génération sacrifiée par le manque de connaissance sur le sujet, vivant dans une sorte d’omniscience ignorante de la fatalité susceptible de les toucher. Quant aux éternels préjugés… Force est de reconnaître que, si les arguments changent selon les époques, les bien-pensants semblent s’accrocher aux mêmes sempiternelles rengaines, vides de sens mais pleines de choc, pour mettre à l’écart ceux qui ne rentrent pas dans les cases des rites hétéronormatifs à la blancheur étincelante. L’un des préjugés qu’Abbott n’aborde pas frontalement, mais dont l’antithèse s’impose à la lecture de son récit personnel, est cette ridicule crainte, érigée en drapeau, de permettre aux homosexuels d’adopter pour ne pas créer d’environnement corrompu, susceptible de conduire des enfants vers d’autres choix que l’hétérosexualité. Si Alysia en passe par une phase d’identification à son père – phase passionnante au demeurant – où elle apprend à uriner debout et ne souhaite se vêtir qu’en garçon, elle ne stagne pas longtemps à cette étape. En outre, à aucun moment, Alysia ne fait état d’attirance vers des personnes du même sexe, ou ne s’identifie à son père pour ces questions « plus adultes ». S’ils constituent deux êtres fusionnels, leurs désirs et leur construction personnelle sont bien distincts.

C’est un ouvrage qui se dévore à une vitesse vertigineuse : grâce au journal et aux lettres de Steve Abbott, les souvenirs, les émotions et les détails de vie sont intacts et abondants. On est complètement sapé par la vie bouillonnante de ces années, leur musique, leur poésie, leur idéalisme pas encore éteint ; la liberté de ton de ses habitants, le soleil, le bouddhisme et la New Wave. Steve Abbott se fait progressivement un nom sur la scène poétique de San Francisco, où il intervient au cours de divers événements, au sein de revues dans lesquelles il tient tribune, dans les facs où il finit par donner des cours. On croise le chemin de quelques noms aux sonorités familières, dont celui d’un vieillissant Allen Ginsberg qui n’est pas des moindres.

Enfin, l’un des aspects les plus intéressants est le regard que porte l’Alysia adulte sur sa vie d’enfant et sur le quotidien de son père, dont elle découvre les pensées et l’intimité en lisant son journal – laissé à son intention – qu’elle n’avait jamais parcouru auparavant. Elle découvre un homme différent, aux prises avec sa paternité et son homosexualité, un homme pris du désir individualiste de s’accomplir et de celui de pourvoir aux besoins du petit être qu’il a participé à créer ; « créature » qu’il confondra presque parfois avec la notion de « création ». C’est une passionnante démarche de déconstruction, pour re-bâtir une histoire au plus près des faits, venant compléter celle élaborée à la force de ses perceptions et réminiscences individuelles.

C’est une piqure de rappel nostalgique, qui pourra contrebalancer la puissance dévastatrice des habituées de saisons, araignées et autres culicidés, une piqure pour se faire du bien (et un peu de mal sur la fin), traitant d’une multitude de thèmes passionnants, et qui sera bientôt disponible dans une version édulcorée dont vraisemblablement la Terre entière parlera bien assez vite.