Brèves d’images qui bougent 4/4

See, Sept and Son : sons en images

Chef d’orchestre de la musique sur écran d’âge adulte, Michel Chion avait trouvé un élégant sobriquet pour qualifier son outil de travail : la musique était une planche pourrie.

N’allez pas croire que Michel Chion aimait à terroriser les oreillons de ses lecteurs en violentant son sujet bien aimé. Mais Michel avait ses raisons pour tailler dans le gras : en tant que théoricien de comptoir cossu, il criait dans tous les mégaphones que la bande-son sortait du cadre cinématographique et que la place sonore qu’on lui allouait n’était qu’un geste charitable de gracieux connoisseurs visant à embobiner les estropiés. La bande-son, c’était du pipo ; la musique, une virgule travestie en accent ; et la parole un trou dans l’air. Michel acquiesçait et se dissolvait à mesure qu’il s’interrogeait sur ce public ingrat, étourdi ou outrecuidant, qui perdait le goût du bruit, coutumier d’une pléthore sonore empoisonnante.

L’idéal, compagnons, serait de donner tort à Michel Chion : de se rendre vers des paysages filmés, d’y faire halte les pores vagabonds ; puis d’y tendre la vue et d’ouvrir l’ouïe.

Buena Vista Social Club, de Wim Wenders

Ry Cooder a composé la musique de Paris Texas et de The End of Violence. Au cours du travail sur ce dernier film, il parlait souvent avec enthousiasme à Wim Wenders de son voyage à Cuba et du disque qu’il y avait enregistré avec de vieux musiciens cubains. Le disque, sorti sous le nom de « Buena Vista Social Club », fut un succès international. Au printemps 1998, Ry Cooder retourne à Cuba pour y enregistrer un disque avec Ibrahim Ferrer et tous les musiciens qui avaient participe au premier album. Cette fois, Wim Wenders était du voyage avec une petite équipe de tournage.

Plonger dans l’ambiance de Buena Vista Social Club, c’est se lancer dans l’exploration des bas-fonds cubains regorgeant de spécimens rares et solides de la musique latine. Les percussions, les trompettes, le piano s’allient pour livrer l’expression de corps à vif, des paternels dont l’âge n’a pas de prix tant la vigueur, la sérénité et l’humilité traversent les lieux et les images. Entre concerts uniques et un retour aux rues pour escorter des hommes qui ont survécu aux péripéties de leur musique populaire, entre leurs traces suivies avec une fluidité et une simplicité teintée de nostalgie, ses habitants s’en démarquent par des accents virevoltant du plaisir de vivre, d’une vivacité mortellement contagieuse. Nos nuques s’échinent vainement contre ces frissons que nous donne l’alliance des visages et des douces sonorités dont accouchent ces enfants sages. Les faciès arborent les traces des paroles si particulières, si simplement poétiques, exactes répliques de leurs pères. La complicité entre chaque joueur et son instrument demeure stupéfiante, de même que la virtuosité jaillissant de leurs gestes : c’est tout comme aspirer une bouffée chargée de couleurs.

The Rocky Horror Picture Show, de Jim Sharman

Une nuit d’orage, la voiture de Janet et Brad, un couple coincé qui vient de se fiancer, tombe en panne. Obligés de se réfugier dans un mystérieux château, ils vont faire la rencontre de ses occupants pour le moins bizarres, qui se livrent à de bien étranges expériences.

Minuit de chasseurs, des diables paraissent dansant sous l’emprise d’un transsexuel transylvanien, fou d’un libertinage de rites et de ton. Bienvenue dans l’univers phantasmeur de The Rocky Horror Picture Show !

Il est des films qui ont fait de la parodie une authentique machine à produire du culte. De clins d’œil de cinéphiles en regards en coin filant la parfaite folie, un scientifique racoleur accouche en couleurs d’un éphèbe. Mais tout Pygmalion original qu’il soit, ses créations sont vouées à se lasser de ses faveurs pour se targuer de sommets plus enivrants aux relents de leur architecte : l’indépendance. Le sympathique puritanisme incarné par un couple d’ingénus lâche prise pour s’attacher aux libres parties de plaisir que plébiscitent les accrocs au dévergondage peuplant la demeure.

The Rocky donne à goûter un tourbillon d’icônes en images, d’airs qui déménagent : c’est un carnaval de saintes qui y touchent. Démarrage en trombe sur la piste aux bizarreries, acrobaties burlesques sur des bosses gothiques ; et un fabuleux pitre transformiste donnant une fête foutraque à la fin fumeuse.

Dancer in The Dark, de Lars Von Trier

Selma Jezkova, émigrée tchèque et mère célibataire, travaille dans une usine de l’Amérique profonde. Elle trouve son salut dans sa passion pour la musique, spécialement les chansons et les danses des grandes comédies musicales hollywoodiennes. Selma garde un lourd secret : elle perd la vue et son fils Gene connaîtra le même sort sauf si elle réussit à mettre assez d’argent de côté pour lui payer une opération.

La caméra infrarouge de Selma se débat pour capter les mouvements d’un monde qui se meut dans son dos. Selma pressent plus qu’elle ne voit, au travers d’un globe oculaire poissonneux, de couleurs ternes, cernées par des solitaires qui s’épaulent. Et soudain, la voilà, la voici fécondant des bonds, tandis qu’elle a tant de mal à se traîner le long des sentiers, à longer les rails sans vaciller. A mesure que sa vision s’amoindrit, chaque son s’insinue en elle, chaque chuchotement son show, jusqu’à ne dépendre plus que de bouffées d’air libre, puis que de son pouls paniqué. Elle apprivoise les sons du monde environnant pour façonner sa citadelle enivrante. Entre l’usine et la caravane, les rêves sauvent ; entre les couleurs et l’obscurité totale, les rêves prévalent ; entre l’affolement et la fin, le rêve perce puis s’éteint…

Selma est une évadée follement belle, une héroïne tragique à la sensibilité touchante, à la fois têtue et naïve, crue dans son appareil, qui perd la tête sans spiritueux : mais quand un rythme démarre, la fête s’empare de son être.
Le sort frappe, la voix déraille : et le cœur fait une embardée en apesanteur.
Simplement extatique.

Gimmie Shelter, de David et Albert Maysles

Le samedi 6 décembre 1969, dans l’autodrome d’Altamont, en Californie près de San Francisco, 300 000 personnes assistent à un concert gratuit des Rolling Stones. Ce spectacle marque leur retour après trois ans d’absence et clôt une tournée dans les plus grandes villes américaines. Les Hell’s Angels de Californie se chargent de la sécurité tandis que l’on filme le show, qui sera réalisé comme une grande émission de télévision en direct. Très vite, la musique fait place à l’hystérie.

Dans la toile du groupe réputé, la gloire escalade et dégringole des sommets, suivant les aléas acculés d’une existence irréelle. Dans Gimmie Shelter, les frères Maysles tissent un monde effiloché : celui d’un quotidien déconnecté, de musiciens à l’ouest, d’une musique psychédélique pour un auditoire lénifié. Il annonce la fin d’un règne où sujets et souverains ne connaissent plus ni leur place, ni leurs offices, et se laissent dériver aux limites de la conscience. Par l’effet du cinéma direct – utopie graineuse, nous voici cheminant sur les traces des Rolling Stones dressant leur concert gratuit à Altamont ; en parallèle, le film constate les réactions des membres suite à la diffusion des images. Constat de choc : leur légendaire légèreté est spectaculaire. Mais la génération de l’euphorie est révolue, l’espoir est en train de mourir.

Le groupe passif aime en vain de chansons venimeuses qui mènent à l’apothéose. Les Stones envoûtent jusqu’aux obstacles qui s’écroulent les uns après les autres : la machine est en marche pour le désastre. Après la pluie d’amour, acides violence et dérèglements s’abattent comme un voile.

C’est la musique qui semble avoir porté le coup.

Prolonger le plaisir audiovisuel : Tommy de Ken Russel (1975), La leçon de piano de Jane Campion (1993), Reefer Madness de Andy Fickman (2006).

Brèves précédentes :

Brèves d’images qui bougent #1

Brèves d’images qui bougent #2

Brèves d’images qui bougent #3

Extrait du fanzine InK #4 (hors-série Musical), composé & imprimé en 2008, dépôt légal Juin 2008. Pour la rabâche ultra vitale de cacahuètes : InK Le Musical est un (gentil) fanzaïne appartenant à ses sociopathes créatrices : Alivia, Cira, Pierre, Pomme et Winona, et investisseurs intergalactiques.

Dans le cadre d’une opération de grande envergure de numérisation du fonds InK (également intitulée « Temple funéraire »), feu les fanzaïnes de commerce pas équitable seront bientôt disponibles en consule-taie-shion aunelaïne.

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