Les dessous d’un duo

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Dupuy-Berberian. Derrière ce nom marital se cachent en réalité les sobriquets des deux auteurs de bande dessinée, Charles Berberian et Philippe Dupuy, quinquagénaires bien entamés. Le premier a fui la guerre civile au Liban, pour s’installer en France en 1975 : Du9 a publié un long entretien passionnant, qui revient sur son enfance et son adolescence, puis son arrivée en France (curieux comme il est difficile de ne pas faire le parallèle avec Riad Sattouf) ; le second a grandi en France et a contribué à l’essor de la culture bd underground. Ils se sont rencontrés dans les années 80, à Paris, tous deux des connaissances du cercle de l’Association. Leur collaboration assez féconde démarre rapidement, dont on retient notamment la série des Henriette, et bien sûr des Monsieur Jean, une série bd drôle, intelligente, absolument délicieuse, traitant du quotidien d’un jeune trentenaire.

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Le Journal d’un album est une sorte de making-off de plusieurs choses : de l’écriture et du dessin de Monsieur Jean, qu’ils co-signent, ; du Journal en lui-même ; et de leur quotidien alterné, avec leurs proches, leurs non-aventures et leurs questionnements artistiques.

La lecture du Journal est l’occasion de s’apercevoir que derrière ce duo, il n’y a pas d’harmonie parfaite, pas de symétrie : il y a, en réalité, un manque d’équilibre. Le terme « duo » signifie d’une part la théorie (quand ils travaillent sur Monsieur Jean, ils scénarisent, croquent, encrent, et les planches vont et viennent entre eux) ; d’autre part, il implique la pratique. L’un des deux est plus productif, plus à l’aise avec les histoires, plus à l’aise avec sa pratique, plus à l’aise dans sa vie. Moins torturé, plus équilibré et plus stable, et plus « respecté » des autres membres du groupe de l’Association, Berberian est un peu le frère chéri, dont Dupuy n’arrive pas à se distancier dans son admiration et sa jalousie. Ou plutôt son sentiment d’infériorité. C’est d’ailleurs Berberian qui propose le projet du Journal à Dupuy, qui finira par en faire sa raison d’être. Berberian a compris qu’il s’agissait d’un projet vital pour l’art et la vie de Dupuy, qui perd complètement pied au milieu d’une dépression, de problèmes de couple et de remise en question de son état d’artiste mâle indépendant, après l’arrivée d’un bébé…

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Un contraste intéressant à la lumière de la biographie de Berberian (qui a fuit le Liban, etc…). On sent que Dupuy est aux prises des démons de son époque, de l’Occident où les hommes sont perdus dans leurs aspirations, en conflit avec l’idée de liberté, de masculinité (qui se retrouve dans sa façon de se dessiner, costaud, comme un super héros) et de sensibilité, de fragilité et de famille à laquelle il faut apporter un soutien, une présence, qu’il croit en opposition avec son désir égoïste de pratique plastique, d’Art.

Le Journal met donc en évidence deux personnalités, deux façons d’envisager la pratique artistique. Celui qui la pratique instinctivement, avec une certaine facilité, sans se poser trop de questions. Et celui qui est en constante lutte avec elle, qui dépend de son inspiration, qui peut bloquer devant la page blanche et se torture l’esprit. Dupuy à la fois aime et déteste son sort. Sa pratique est plus personnelle, psychanalytique, thérapeutique (il réitère d’ailleurs en 2005, solo cette fois, avec un album qui sera sélectionné à Angougou).

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La dualité / binarité de ce duo est joliment retranscrite dans Journal d’un album, avec les turpitudes routinières de Berberian, très bien contées, mais dont on n’entrevoit de sa psyché que le vestibule. Les défauts de Berberian se limitent à une irrésistible propension à emmagasiner et tout collectionner, tout dévorer avec avidité (au moment du Journal, il vient de découvrir Batman et se laisse mentalement et physiquement envahir par sa nouvelle passion). Berberian fait office de good guy, avec la guerre qu’il a traversée et dont il ne fait pas grand cas, son tempérament calme et conciliant, sa manie de la collection qui constitue son principal défaut… Berberian se présente toujours avec pudeur, sous un film de protection, qui contracte avec la personnalité dramatique et pathétique de son collègue, la capacité qu’a Dupuy de tordre l’âme et d’en retranscrire les plis noirs, de se payer le luxe d’une mise en abyme complète, de dévoiler ses penchants égoïstes sans faire montre de politiquement correct.

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Une œuvre introspective, qui a un côté croquis, non-abouti. C’est très spontané. La structure n’est pas fixe, Berberian raconte quelques anecdotes, puis passe le flambeau à Dupuy, qui rend la plume à Berberian, comme dans un exercice de cadavre exquis : ce qui peut, à l’arrivée, aussi bien convenir au projet (l’aspect imparfait de la réalisation contribue à sa perfection) comme le desservir, en donnant l’impression au lecteur qu’on lui sert un met qui n’aurait peut-être pas dû figurer à la carte.

Fun, sincère et chouette, clairement pas égal au niveau du rendu entre les deux personnalités, Journal d’un album offre une lecture atypique et furieusement sympathique, dont le contraste qui s’en dégage, entre les deux hommes, leurs deux modes de vie et leurs deux pratiques, est diantrement captivant.

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