Dans l’air du temps

L’année 2015 avait été l’occasion de lire un livre que j’avais acheté pour sa charmante couverture et que je pensais condamné à jaunir et gondoler sur une étagère trop exposée à la moisissure… Autant dire que j’ai brandi mon V de la victoire quand je suis tombée sur le titre de ce petit pingouin de la collection Great Ideas, sûrement parti pour suivre le même sort.

20160921_191035_resized_1

C’est donc le retour de cette chère Virginia, avec laquelle vous êtes dorénavant plus qu’accointés, puisque j’en ai fait mon sujet principal de l’année 2016 (… vous n’êtes pas au bout de vos peines !), ayant même entrepris de contaminer un peu mon entourage.

M’enfin, Virginia, tout cela lui passe bien au-dessus du chignon, ai-je envie de vous dire ! J’ai donc marqué un temps d’arrêt dans la lecture de ses journaux pour m’acquitter de cette lecture qui prenait de l’épaisseur poussiéreuse.

C’est le premier chapitre, « Thoughts on Peace in an Air Raid » (que Folio a traduit en français sous le titre « Pensées sur la paix dans un raid aérien » dans ses Essais choisis) qui donne son titre au recueil. On retrouve d’ailleurs dans ce volume traduit bien plus épais, d’autres essais que j’ai pu découvrir à l’occasion de ma lecture : parmi eux « Par les rues : aventure londonienne » (Street Haunting), « Fiction moderne » (Modern Fiction), et d’autres dont je vais vous dire quelques mots ci-après. Pour les insoumis aux Folios, le Bruit du Temps a également entrepris une (meilleure ?) traduction des essais.

Ce premier essai est celui qui m’a le plus marquée ; c’est également le plus aisé à approcher. Woolf l’initie en dépeignant les sentiments et comportements qu’engendrent les raids aériens allemands, en plein conflit de la Seconde Guerre Mondiale. Allongé dans un lit, quelles pensées nous viennent ? Dans les méandres de son esprit lui vient l’image des jeunes soldats anglais et allemands, qui dans d’autres circonstances, trouveraient complètement absurde de se taper dessus. L’esprit se raccroche à cet imaginaire où l’oppresseur a un autre rôle, où d’autres temps surgissent. Tout à coup, une évidence : il faut libérer l’homme du joug de la machine. Mais avant cela, le rôle de la femme surgit, ce rôle qui a changé en temps de nécessité : que se passera-t-il, quand la Guerre prendra fin ?

Woolf procède à la mise en scène de sa pensée. Comme si ce réveil féministe s’était fait de lui-même, un processus déclenché pour démontrer un naturalisme de la pensée (au lieu d’argumenter de façon traditionnelle, point par point, je montre de quoi découle ma réflexion, baignant naturellement dans son courant, jusqu’au réveil de la conscience façon Kate Chopin). Je suis moi-même convaincue par mon environnement, par la force des éléments qui m’environnent, et en aucun cas je ne suis le bretteur lui-même. En d’autres termes, celui qui convint se présente comme le premier des convaincus (et pof).

C’est une posture à l’unisson avec son argument : en tant que femme, je n’ai pas eu accès à l’éducation et donc aux méthodes classiques d’argumentation que les philosophes, écrivains, politiciens se sont vus enseigner. Tout comme sa littérature, Woolf cherche des voies de traverse pour véhiculer son propos. Elle fait donc mine d’être candide (« quelque chose cloche, non ? C’est probablement moi qui l’imagine, car je n’ai aucune légitimité [en tant que femme, la plupart du temps] pour le savoir. Je vais néanmoins poser la question, à tout hasard »), de s’étonner à l’excès et non sans ironie, pour se placer du côté de son lecteur et l’entraîner dans la nature de son étonnement, le tourner vers les dunes où s’éveille la conscience, jusqu’aux rives où souffle la brise du mécontentement.

La référence de la couverture prend tout son sens, après la lecture de ce premier essai (une affiche de propagande pour que les femmes contribuent à l’effort de guerre) (remarquez le détournement des éléments graphiques de cette affiche pour coller à l’esprit de la collection Great Ideas, et à l’ouvrage de Woolf) :

Dans le chapitre « The Art of Biography », elle s’en va questionner la valeur de ce nouveau genre, né au 18e siècle, développé plus amplement au 19e et intrinsèquement lié à son sujet d’étude et ses survivants. Woolf déplore qu’il n’y ait pas souvent eu de chef-d’oeuvre du genre, mais remarque de son ton exégétique que ce manque est inhérent aux contraintes – presque sociales – des biographes.

De fait, le biographe dont elle souhaite réellement bavasser s’appelle Lytton Strachey. Strachey était un écrivain, proche de Virginia Woolf, qui n’avait ni le génie du romancier, ni celui du dramaturge, et qui trouva un parfait compromis pour son désir d’écriture dans celle de la vie d’autrui. Qui plus est, pour cet art encore bien jeune, Woolf raconte comment c’est là l’occasion pour ce flamboyant briton de s’y distinguer, en explorant le genre au-delà de ses limites victoriennes. Cet essai donne lieu à un classique duel Craft Vs Art. Une question centrale dans l’entourage de sa mère, Julia Stephen, qui avait côtoyé tout le beau monde de cette Fin de siècle, dont les Préraphaélites n’étaient pas des moindres. C’est dans la gauche lignée de William Morris, John Ruskin et tutti quanti, que Woolf, en bonne critique britannique, se pose ces questions existentielles.

Mais de fait, Virginia Woolf décortique deux biographies rédigées par Strachey – l’une à son sens réussie, l’autre restant un échec – et analyse dans les détails les sources de ces dissensions critiques, pour en conclure que le genre, qui se doit d’être au plus vrai, a pour pour nécessité de grandes limites : les faits.

For the invented character lives in a free world where the facts are verified by one person only – the artist himself. Their authenticity lies in the truth of his own vision. The world created by that vision is rarer, intenser, and more wholly of a piece than the world that is largely made of authentic information supplied by other people. And because of this difference the two kinds of fact will not mix; if they touch they destroy each other. No one, the conclusion seems to be, can make the best of both worlds ; you must choose, and you must abide by your choice.

Mais les faits eux-mêmes sont le terreau de la créativité, les faits sont fertiles, nous dit Woolf, qui termine son essai sur une note presque transcendantale. La biographie est une fenêtre pour l’imagination et l’esprit, qui recherchent d’un commun accord le vrai, le réaliste, le palpable, et bien souvent vont les chercher dans la vie des autres. Car les faits du passé nourrissent et habitent l’imagination, qui se construit sur ce qu’elle sait. Ce passage final est assez fascinant et discute de notre goût pour l’intimité des autres, que ce soit celle des Brangelina, ou bien celle-là même de Woolf, qui a laissé une quantité phénoménale d’écrits, d’essais, de lettres et d’entrées de journal, matériau re-constitué moult fois par des biographes (parfois en herbe), extatiques à l’idée de plonger aussi concrètement dans la vie d’une morte (Hermione, Viviane, Alexandra, Geneviève et Agnès, pour n’en citer qu’une poignée).

Dans une tentative de mise en abyme, de jeu-ne-sais-quoi, Woolf s’est essayée elle-même au tracé des contours de la vie de Roger Fry, peintre et critique, pour mettre en pratique tout son discours sur le genre.

Dans son essai intitulé « Why », elle s’interroge, à la suite d’une conférence donnée par un orateur particulièrement ennuyeux, sur ce qui peut amener la société à faire monter un pauvre homme sur une estrade, plutôt que de le faire se mêler à la populace et débattre librement. Ce début de questionnement l’amène à répéter, au départ pétulante mais bientôt intenable, « pourquoi, pourquoi, pourquoi », en finissant par vouloir complètement chambouler l’ordre des choses, dont l’ordre paraît justement absurde :

… Why not create a new form of society founded on poverty and equality? Why not bring together people of all ages and both sexes and all shades of fame and obscurity so that they can talk, without mounting platforms or reading papers or wearing expensive clothes or eating expensive food? (…) Why not abolish prigs and prophets? Why not invent human intercourse? Why not try?

Bien sûr, Woolf fait de la provoc’ plutôt que de la réelle rébellion, puisqu’elle est bien loin d’être anarchiste, et a tôt fait de rappeler qu’elle parle de littérature. Et en littérature, pourquoi écouter les autres, quand on peut piocher soi-même, à la fois le matériel et le matériau ? Woolf prône l’auto-didactisme et oublie au passage que tout le monde n’a pas grandi dans une bibliothèque géante, avec un éditeur pour papa. Nonobstant cette petite remise en contexte, c’est un essai qui rappelle que c’est une auteure qu’on identifie souvent pour son féminisme, mais moins souvent pour son activisme littéraire « genre-free », et ses opinions indisciplinées, une plume qui aime à secouer la fourmilière de l’establishment.

Cependant, cette petite manie qu’a Woolf, d’à la fois reconnaître qu’elle fait partie de la fange aristocrate, et d’oublier que ses « acquis » sont issus de ses privilèges de classe, conduit au dernier essai intitulé « Why Should One Read a Book? » Sans développer plus avant sur ce dernier essai, je me paye le luxe d’une dernière défense de cette élitiste assumée en précisant qu’elle allait tout de même, à l’orée de sa vingtaine, à la rencontre nocturne d’ouvrières, afin de leur donner de petites conférences sur des sujets divers et variés de l’Histoire et de la culture.

Ce n’est clairement pas un recueil d’essais qui passionnera tout le monde, au vu de ses sujets souvent très contextuels ou confidentiels. Virginia Woolf était quand même une lectrice et écrivain autodidacte, qui n’alla jamais véritablement à l’école (un père tyrannique), qui s’éduqua toute seule, en piochant tous les jours dans l’immense bibliothèque familiale, et qui prit le pli de discuter en elle-même des problématiques soulevées (de la grammaire grecque à l’utilisation du point-virgule par Walter Scott, en passant par le ratage total qu’était pour elle l’Ulysses de Joyce). Le fameux Stream of Consciousness est palpable dans cette façon de se laisser guider dans ses réflexions, et certains essais s’en retrouvent fastidieux à la lecture, comme si vous vous retrouviez au poste de police et que l’inspecteur qui conduisait l’interrogatoire avait une façon plutôt trouble de vous amener à avouer (disons tellement trouble que vous ne sachiez plus vraiment pourquoi vous êtes là). Woolf oppose un style novateur et un découlement, plutôt qu’une argumentation plus classique, pour dévoiler une autre sorte de logique, servant des positions réformatrices.

« Previous post

Leave a Reply