Category: You're only a feminist because you're ugly

Recentrer le(s) débat(s) fuministe(s)

Autant vous dire que bell hooks a quelques comptes à régler avec le mouvement féministe. Si son premier livre, Ne suis-je pas une femme ? traitait du sort de la femme noire et l’obscurantisme qui l’entoure, ce second livre s’intéresse en profondeurs au mouvement féministe et ses travers, en particulier sa tendance à promouvoir un mode de pensée hégémonique et un point de vue unilatéral. hooks et son ton professoral hautement intelligible entreprennent de convoquer l’esprit errant de toutes les femmes qui ne sont pas rentrées dans le moule du mouvement féministe et de ses revendications, revendications fallacieuses qui ont favorisé l’avancement d’une classe moyenne et ont écarté de leur chemin les préoccupations de femmes plus pauvres, qui ne trouvaient pas voix au chapitre. Tout un programme pour défendre l’idée d’une révolution et rabattre le caquet aux réformistes qui se contentent elleux-mêmes.


Ainsi, De la marge au centre met l’accent sur le classisme et le racisme de ce « mouvement de libération », qui se serait approprié le vocabulaire radical de la lutte contre « l’oppression » (employé abusivement à la place de « sexisme »), pour faire référence aux situations, par exemple, d’enfermement des mères au foyer, quand le sens même du mot oppression doit tenir compte de son historicité et de la violence qui y est attachée. hooks reconnaît la valeur d’une telle lutte (analyser, critiquer et éliminer les constructions sociétales qui ont amené à associer systématiquement les épouses au foyer) mais souhaite dénoncer cet usage rhétorique du vocabulaire de l’oppression qui perd toute sa violence s’il est utilisé dans des contextes où les personnes ont un choix, aussi mince soit-il. C’est en premier lieu cet usage de la dialectique par les « féministes » à des fins de luttes qui ne sont pas radicales, et qui en réalité servent leur individualisme (voire leur individualisme de classe) que l’auteure dénonce et entreprend de démonter. Au nom de l’ « oppression », ces femmes éduquées, souvent aisées, servent leurs propres intérêts et leur avancement capitaliste de classe : elles cherchent à partager le pouvoir, et non à en critiquer les prises.

Une première partie s’intéresse à la place de la femme noire (et la femme blanche pauvre, dans une moindre mesure) dans les débats et problématiques féministes qui sont mis en avant. L’une des analyses auxquelles hooks a très souvent recours est que les femmes blanches de la classe moyenne ont mené un combat féministe qui est en fait un combat capitaliste, en phase avec leur envie d’être les égales des hommes de leur milieu, soit des hommes portant des idées (voire idéaux) de suprématie blanche. L’agenda féministe a en effet poussé ces femmes à réclamer l’égalité d’opportunités de travail, l’égalité salariale et l’égalité dans les tâches domestiques.

Cependant, hooks avance que cette problématique, ce souci, ne s’applique pas aux femmes noires : d’une part, elles ont rarement connu le chômage, et ce depuis le début de leur histoire sur le continent américain, ou une vie dédiée à leur propre foyer. La nécessité de travailler s’est imposée à elles, les alternatives rarement possibles, et elles ne considèrent pas le travail comme une possible source d’émancipation : c’est au contraire une source d’aliénation, puisque les travails les moins considérés et les moins rémunérés leur sont en général réservés, et elles expérimentent une autre forme d’oppression au travail que celle qu’elles pourraient rencontrer à leur domicile ou dans leur quartier. hooks déconstruit cette volonté des femmes de la classe moyenne de partager le pouvoir avec les hommes : elle la renvoie à la source illégitime du pouvoir qu’il faut critiquer, revoir et abolir, et avance qu’il faut reconsidérer ce rapport au pouvoir en général. Elle reviendra, en fin d’ouvrage, sur cette même conception, liée à l’éducation cette fois, et la notion de pouvoir que les parents ont et exercent sur leurs enfants à tort (leur imposant le bagage nécessaire qu’ils emmèneront avec eux à l’âge adulte, qui servira à faire tourner en boucle les rapports de pouvoir, d’autorité et d’oppression). Pour hooks, un parent qui assène plutôt qu’explique ne laisse pas à l’humanité de grandes chances de progresser.

Et les hommes dans tout ça, ceux qui parfois sont pensés par les sœurs marcheuses comme des ennemis de la cause des femmes, comme le « mal » ? hooks fait également des lettres et des mots sur leur indispensable ralliement à la cause, mais également sur la nécessité de se pencher sur leur propre aliénation. Elle revient sur la place des hommes dans ce mouvement et le discours égaré de certaines femmes mettant l’emphase sur la supposée condition de victime des femmes et d’oppresseur de la gente masculine. Si certains hommes oppressent, il est dangereux d’en faire des généralités et de faire rentrer ces idées reçues dans la tête du tout venant. Car les hommes doivent être aidés et éduqués sur ces notions de pouvoir, qui font d’eux des êtres aussi entravés que les femmes, sans qu’ils ne le soupçonnent. Après tout, qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de mal à disposer d’un peu plus d’autorité, d’argent et d’espace que les autres ? Cra-zy. Pourtant, c’est une évidence, les hommes bénéficieraient de l’égalité des deux sexes : eux-mêmes sont enfermés dans des idées préconçues de ce à quoi tiendrait leur bonheur, leurs besoins, leur rôle dans la société ;  ces messieurs sont poussés, à coups de marteaux de plomb géants, à se comporter d’une certaine façon afin de correspondre à une identité qui serait la clef de voute de leur réussite, une réussite justifiant globalement leur existence. Les hommes sont victimes de cette oppression et leur situation est complexe car leur oppression est subtile et complètement assimilée. Leur liberté est d’autant plus réduite que la moitié (hum, le tiers ?) des possibilités humaines, étiquetées comme féminines, n’arrivent que rarement jusqu’au seuil de leur conscience.

Elle souhaite également réfuter l’absurde amalgame entre féminisme et refus des hommes, qui amèneraient certaines féministes à considérer que seul le lesbianisme peut engendrer une véritable critique et des changements radicaux dans les rapports de sexe. Comme la majorité des points qu’elle soulève, il est probant de constater que ces travers idéologiques sont précisément toujours d’actualité, presque 35 ans plus tard. Ces batailles de normes – hétérosexualité versus homosexualité – sont stériles et se risquent à établir une hiérarchie dans les préférences de chacun-e qui, cette fois, appartiennent aux individus et non au collectif. Un autre argument met d’ailleurs en avant la solidarité nécessaire, la sororité qui devrait faire loi dans les rapports entre femmes. Éliminer toute jalousie, éliminer toute concurrence ; créer un réseau de soutien, d’accompagnement et de sponsoring.

Quant à l’oppression sexuelle, hooks désire exposer comme nulle l’idée qu’elle ne serait faite que de violence, force et engendrée par le masculin. Car l’entravement et la suffocation se manifestent tout autant via la pression sociale de se conformer aux normes d’activité sexuelle : car soudainement, la société véhicule presque à outrance l’idée qu’une femme sexuellement active est une femme libérée de toute oppression, de tout mantra, de tous diktats. Certes, une femme qui choisit sa sexualité et l’exerce comme bon lui semble constitue indéniablement une femme libre ; mais l’idée qu’une femme n’ayant pas d’activité sexuelle est une femme réprimée, oppressée et que son sentiment d’accomplissement doit passer par la sexualité, est entièrement récusée par hooks, qui considère cette idée aussi aliénante que celle d’une femme obéissant au désir masculin avant le sien propre. Si désir il n’y a pas, c’est parce que le cerveau est fait d’une multitude d’hormones (& other stuff) et qu’il n’est pas obligatoirement monocen-trique. La volonté collective cherche à soumettre les femmes à ce jugement sexuel, que l’accomplissement personnel les oblige à s’intéresser à leur performance en rapport avec les hommes (ou les femmes) et le sexe, et les force à essayer de rentrer dans des cases avant tout profitables : profitables pour l’autorité qui les soumet à ses conditions, profitables au commerce qui instrumentalise et mise ses capitaux sur le désir sexuel, profitables à l’establishment, dont l’apocalypse révolutionnaire est repoussé chaque fois qu’un être humain acquiesce sans protester.

L’ouvrage, riche, est souvent répétitif, au point que ses propos deviennent incantatoires et collent à la rétine (peut-être la meilleure stratégie anti-intellectuelle et d’attrait du public, comme elle les prône de préférence ?). Ce sont des décennies de mouvement féministe qui se retrouvent décortiquées, décennies précédant la publication (l’ouvrage est publié en 1984), mais aussi les décennies l’ayant suivie. C’est le point le plus fort de hooks : sa vision critique et analytique était si pertinente, si aiguë, qu’elle a traversé le siècle sans prendre une ride. Les erreurs du féminisme, ses errances, ses possibilités pour le futur, sont dramatiquement semblables. Faut-il en déduire que lutte est en partie perdue d’avance ? Il y a un je-ne-sais-quoi désespérant à y regarder de plus près, surtout lorsqu’on voit resurgir les pensées à fléau(x) que l’on pensait définitivement repoussées, et qui trouvent un second souffle auprès de tempêtes opportunistes. L’analyse des rapports de pouvoir est plus essentielle que jamais.

Les fossiles des sans faux-cils

En 1811, une gamine ouvrière du nom de Mary Anning vivant sur les côtés de Lyme Regis découvre le premier fossile anglais d’Ichtyosaure. C’est une révolution dans le monde scientifique : ce squelette d’un animal qui ne serait plus en existence met à mal les théories d’Histoire naturelle et secoue les croyances religieuses des scientifiques les plus fervents. Si en France, Georges Cuvier avait commencé à introduire une théorie de l’extinction des espèces, il est encore loin le temps où l’on peut envisager que Dieu n’ait pas créé le monde en six jours, heure pour heure, et que le monde soit en tantinet plus vieux que son âge biblique, soit 6 000 ans.

C’est l’histoire passionnante de cette jeune femme, peu créditée par l’intelligentsia qui se servit pourtant de ses trouvailles pendant plus de 30 ans, que Tracy Chevalier décide d’exposer dans Prodigieuses créatures. Le quotidien miséreux d’une famille endettée, rejetée par nécessité sur les bords de mer et aux creux des falaises, en quête de curios – belemnites, ammonites, gryphées, crinoïdes – qu’ils cueillent ou extraient de la roche avec une relative facilité, puis vendent dans leur froide boutique à des amateurs éclairés ou des collectionneurs. Mais c’est la découverte de plus larges vestiges qui vont leur apporter une renommée internationale et les inscrire à une discrète postérité : des vestiges de l’ère préhistorique gravés dans les minéraux. Si sa prime découverte d’ichtyosaures – des « crocodiles », comme la population les appelle alors prudemment – intéresse et attire les géologues et futurs paléontologues, l’extraordinaire trouvaille du premier plésiosaure (en dehors de l’Allemagne, nous souffle wikicopain) crée un trouble sans précédent.

Il y  a quelque chose d’à la fois plaisant et tragique dans cette histoire si banale, d’une femme pénétrant l’Histoire malgré elle : tous ces squelettes qu’elle a dénichés, extraits, nettoyés, puis vendus tardivement à de grands collectionneurs ou institutions, ont tout d’abord porté le nom de leurs propriétaires, qui n’ont pas crédité la main qui a permis leur récupération, ni l’artisane qui travailla à les excaver. Chevalier rend parfaitement cette injustice, en décrivant la pauvreté ouvrière de cette famille : le froid à endurer en bord de mer pour permettre ces découvertes historiques, la considération prosaïque du pain sur la table et de l’achat de charbon, ayant guidé de telles découvertes. On doit au bon vouloir de scientifiques et d’aristocrates, tels William Bauckland et Thomas Birch, le souvenir de son nom : en la créditant à quelques reprises, dans des discours à la Geological Society de Londres ou lors d’une vente aux enchères de ses spécimens au Museum of Natural Curiosities de William Bullock, cette poignée de scientifiques dont la renommée fut – elle – largement établie permit sa discrète traversée du siècle, jusqu’à ce que son histoire soit remise au goût féministe du jour (car il faut reconnaître que cette vieille fille n’ayant jamais mis d’anneau à son doigt, sa descendance put difficilement la rappeler à la vie mnémonique ; là où son acolyte bourgeoise, Elizabeth Philpot, chassant les fossiles de poissons à la même époque, bénéficia du souvenir de ses neveux et arrière-neveux, qui prirent bon soin de conserver son héritage). Leur existence et leur travail croisèrent celui de George Cuvier, le « baron » célèbre pour ses interventions sur l’extinction des espèces et sur le catastrophisme, pour ses trouvailles et ses démonstrations d’inhumanité (Sarah Baartman a quand même fini sur sa table de dissection), qui mit en doute la véracité du plésiosaure avant de se rétracter et reconnaître son authenticité.

Il y a comme un paradoxe chez Tracy Chevalier, passeuse de l’ombre à la lumière, jeteuse de coups de projecteur sur des épisodes et des figures oubliés : La Jeune fille à la perle, La Dame à la licorne, Prodigieuses créatures, La Dernière fugitive… Les sujets de ses romans font toujours tant d’effet sur le papier : la mystérieuse femme peinte par Vermeer, la mystérieuse (bis) Dame à la licorne brodée sur la tapisserie éponyme, la fuite des quakers ou encore des femmes paléontologues amateures qui découvrirent les premiers fossiles d’envergure en Angleterre. Qui sont-elles, ces rejetées de l’Histoire, ces ovariennes n’ayant pas réussi à grimper l’échelle sociale de la mémoire collective ? L’écrivaine est éminemment sympathique : il n’y a qu’à l’écouter discourir à la sortie de son roman.

Et pourtant. Un paradoxe lugubrement énoncé : c’est qu’il faut reconnaître que sa lecture est fastidieuse. Mais que de romance, que de trop de romance. Ça piaille, ça discourt, ça gémit. La psychologie est quasi-inexistante, les personnages sont tous caricaturaux, rustres, faussement subtils. Le roman à proprement écrit est prévisible, le flux de pensées est une redite des dialogues, et vice-versa, et les poncifs du genre croient échapper à eux-mêmes en reproduisant et détournant des motifs du romantisme sardonique austenien ; mais il n’en est rien, si ce n’est le sentiment que l’on salit un peu le modèle en le méprenant. Comme dirait l’auteure elle-même : « If I could do the research and never have to write, I’d be very happy. » Tracy Chevalier, ou l’heureuse recherche : je crois que nous nous sommes comprises.

Un passionnant compte-rendu est également publié en ligne dans Femmes savantes : femmes de science, par l’Association science et bien commun.

Pour (ou contre) une récupération féministe

Chimamanda Ngozi Adichie is back, ladies & gents. L’auteure de We Should all be Feminists, retranscription de sa conférence TED, qui a remporté un succès phénoménal, revient avec une publication à potentiel multi-best seller sur un thème similaire : le féminisme de masse, le seul et l’unique qui atteindra tous les cœurs de foyer. Cette fois, il s’agit de partir des fondations de l’esprit et d’imaginer une éducation féministe qui favoriserait l’ouverture sur la diversité du genre, dans cette lettre intitulée Chère Ijeawele, adressée à l’une de ses amies.

Ce court opus de 70 pages (comptez 20 lignes à peine par page) s’engouffre à la pause thé-café-biscuits, ou lors d’un simple trajet de moins de 60 minutes. On y retrouve Adichie dans une verve olympique et dans un format dans lequel elle excelle depuis son premier essai. C’est drôle, droit, concis. Les propos sont pragmatiques, les exemples sont toujours tirés de son vécu, mais la vérité y est universelle. Elle sait là où le bat le plus banal blesse, quand la sauce pique, et parvient avec une adresse toute naturelle à déjouer les retenues et réfutations à l’encontre des arguments qu’elle formule. Adichie a un talent pour se montrer à la fois compréhensive et intransigeante avec son sujet de prédilection.

Éduque-la à la différence. Fais de la différence une chose ordinaire. Fais de la différence une chose normale. Apprends-lui à ne pas attacher d’importance à la différence. Et il ne s’agit pas là de se montrer juste ou même gentille, mais simplement d’être humaine et pragmatique. Parce que la réalité de notre monde, c’est la différence. Et en l’éduquant à la différence, tu lui donnes les moyens de survivre dans un monde de diversité.

Avec ce petit manifeste, c’est 15 des piliers de la pensée féministe qu’elle énumère et illustre de ses anecdotes, qui par leur solidité et la force positive de leur auteure, parviennent à se loger durablement quelque part entre la tête et le poitrail.

Son entreprise globale est de désamorcer les préjugés mis en branle malgré nous, qui contribueront à l’empêchement féminin : préjugés trop ancrés, presque invisibles, transmis de génération en génération ou par notre exposition quotidienne aux idées sociétales, dans les journaux, dans la culture, dans l’Histoire.

La puissance des modèles alternatifs ne pourra jamais être exagérée. Parce qu’elle en aura côtoyé régulièrement, et que cela l’aura rendue plus forte, elle sera en mesure de s’opposer à l’idée selon laquelle les « rôles de genre » seraient figés.

Ses propos liminaires portent sur le travail, et la nécessité de ne pas s’excuser de travailler, en tant que femme. C’est pour elles-toutes que la pression sociale liée à la famille sera la plus lourde, et ce sont elles qui intérioriseront cette pression en la transformant en culpabilité, dès l’instant que l’enfant pourra paraître en souffrir ; tandis que les hommes, peu souvent – voire jamais – ne percevront leur occupation comme une source de culpabilisation, ou même de jugement, sur leur rapport à l’éducation des enfants. Rentrer tard ne sera qu’une conséquence logique et nécessaire de leur dévouement à enrichir le foyer, à des fins confortables. Elle met en garde contre les discours qui entoureront ces jugements : « Apprends-lui à questionner la façon dont notre société utilise la biologie de manière sélective, comme « argument » pour justifier des normes sociales. » Cette volonté de déculpabiliser la femme, et la mère, de sa volonté d’indépendance, d’entièreté qui s’allient au souhait de faire comme il faut, s’exprime parfaitement dans son injonction : « Accorde-toi le droit d’échouer. »

Adichie s’attaque ensuite au langage commun : « Et, je t’en prie, bannis le vocabulaire de l’aide. Chudi ne « t’aide » pas quand il s’occupe de son enfant. Il fait ce qu’il est censé faire. » Les tâches doivent être partagées, et la langue d’usage participe de cette égalité et de ce changement de point de vue. De même, elle encourage son amie à toujours laisser un champ libre de possibilités, de tenir son langage loin des contraintes, notamment de genre ; les valeurs qu’elle prône sont humanistes, il s’agit d’enseigner la bienveillance et l’assertion de soi, et contextualiser chaque doute, chaque conflit, pour ne pas croire qu’il y a une seule et même réponse à chaque question émergeant dans les relations de sexe : « Quand tu lui apprendras ce qu’est l’oppression, fais attention à ne pas faire des opprimés des saints. »

Mais quand même. N’en restons pas à d’heureuses (auto-)congratulations (pour lire ce livre) car il y a critique. Oui, critique. Et la chose n’est pas facile car je porte Adichie haut dans ma tête, et ses livres (y compris celui-ci) trônent fièrement, dans leur éventail d’éditions, éditions pas seulement acquises parce que les couvertures sont irrésistiblement géométriques.

C’est la périphérie de cette publication qui m’a posé problème. L’autour. Et pour être plus précise (si mes restes de Génette étaient plus frais, l’ultime précision aurait peut-être été atteinte, mais la flemme de plonger dans les sous-sols de ma bibliothèque a coupé l’alimentation à mes veines de jambes), plus précise, disais-je, l’appareil marketing. Alors, que le marketing nous martèle et nous empêche, ce n’est nouveau pour personne. Que diable me donne-je donc cette peine qui n’en vaut pas ? Eh bien, c’est que je ne peux jouir d’un plaisir sans ombre à cette lecture, tant la crainte m’apparait que cette auteure chérie ne se transforme, malgré elle : car cette publication pose la question de l’auteure marketing. Adichie, devient-elle une sorte d’évangéliste ultra-populaire pour vendre cette idée de féminisme aux couleurs changeantes ?

Le livre est, à l’origine, une lettre rédigée à la requête d’une amie nigérianne, Ijeawele, interrogeant Adichie (comme de nombreuses personnes le font désormais, depuis qu’elle incarne cette figure de féministe messianique) sur la façon adéquate d’offrir une éducation féministe à sa fille. Cette lettre fut ensuite publiée en statut Facebook, sous une forme légèrement altérée.

Certes, il n’est pas inhabituel, ou contraire à l’éthique imaginaire de la création, qu’un auteur utilise ses productions à titre personnel (lettres, notes, morceaux de journal, etc.), pour en tirer profit. L’écrivain écrit, mais s’il veut en vivre, il doit vendre ses écrits, ça ne peut pas constituer une aberration, et ce serait vite oublier la normalité d’une telle pratique : depuis 25 ans, Amélie Nothomb (que j’affectionne également, #ToughLove) sort quelques feuillets de son tiroir et les refile en couronne à la Rentrée littéraire. Mais la valeur de l’auteure, sans vouloir tomber dans l’amalgame de celles et ceux qui vendent leur âme au profit du profit, tient en partie à son authenticité. Quand le filon commence à être exploité plus que de mesure, la foire aux vanités tient ses quartiers.

Aussi, on peut parler, en ce qui concerne ce manifeste, d’une écriture rapide, d’une production éclair et d’un objet à destination des masses, dans tout ce qu’elles ont de plus gros, c’est-à-dire un pouvoir massif d’achat commun, à condition que le prix soit petit et l’objet lestement digestible. Que se passe-t-il dans la tête de l’auteure lorsqu’elle accepte de publier, sous forme imprimée, son statut Facebook, et de le transformer en livre légèrement étoffé ? Joue-t-elle le jeu de l’éditeur, lorsqu’elle accepte cette publication, vendue à presque 15 euros, pour quelques feuillets non-inédits (le prix tout d’abord affiché) ? A-t-elle conscience de sa pleine valeur marketing (la marque Boots avec laquelle elle a signé un contrat pour représenter un rouge à lèvres aurait tendance à corroborer) ? Souhaite-t-elle exploiter son potentiel marketing pour établir un complément de revenus ? S’est-elle entichée de cette posture de porte-parole, de communicante sur un principe en lequel elle croit, dont elle est devenue l’image, l’incarnation ? Et d’un autre côté, le monde n’a-t-il pas fait d’Adichie une si parfaite porte-parole en raison de sa pleine féminité, de son physique glamour et de son charisme qui, au-delà de la compréhension des principes mêmes qu’elle porte, donne un sentiment de fierté aux suiveurs qui s’y identifient ?

So in the past few years, she has become something of a star, flourishing at the unlikely juncture of fiction writing and celebrity. Her position was on full display during her visit to New York, where she started her book tour last week. She took the stage in front of a sold-out crowd at Cooper Union, and there was “this kind of unanimous scream,” said Robin Desser, a Knopf editor who has worked with Ms. Adichie for 12 years.

rapporte le NY Times, alors que son slogan a été récupéré et s’est imprimé sur la pop-culture, utilisé et détourné sur des t-shirts, des mugs et tout un tas de goodies. Idem pour L’Express « style », qui se demande qui est Chimamanda Adichie Ngozie, cette « icône » féministe ? Voilà qui nous fait dériver vers le concept de « Femvertising », le féminisme comme argument de vente, ni plus, ni moins : de Konbini à Madame le Figaro, le sujet soulève quelques interrogations.

Et de fait, Adichie a toujours unis les concept de féminisme et de féminité, en appuyant sur le fait que l’un et l’autre ne devaient pas s’opposer mais régner ensemble, dans la mesure de la volonté de féminité de la femme. Il y a une dichotomie entre féminisme et réflexion sur le genre, cette dernière ne rentrant que très peu dans le discours d’Adichie. La construction sociale de la féminité n’est pas réellement remise en question, quand bien même l’auteure précise qu’il ne faut pas encourager cette construction en insinuant qu’une chose (une activité, un vêtement, un aliment) est féminin ou masculin. Elle s’en prend, d’ailleurs, à la dichotomie des couleurs dans sa dernière publication :

Je ne peux pas m’empêcher de m’interroger au sujet du petit génie du marketing qui a inventé cette distinction binaire entre rose et bleu. Il y avait aussi un rayon « unisexe », avec toute une gamme de gris blafards. Le concept d’ « unisexe » est idiot, puisqu’il se fonde sur l’idée que le masculin est bleu, que le féminin est rose et qu’unisexe est une catégorie à part. Pourquoi ne pas simplement ranger les vêtements des bébés par taille et les présenter dans tous les coloris ? Les nourrissons, garçons ou filles, ont tous des corps semblables en fin de compte.

(Mona Chollet dans Beauté fatale, revenait également sur cette idée marketing de génie émergée au milieu de XXe siècle, car traditionnellement, le rose – et le rouge – avaient été jusque-là associés aux hommes)

Elle développe cette thèse, en discourant sur le rapport du vêtement et de la morale qui, selon elle, est nul :

Ne fais jamais le lien entre l’apparence physique (…) et la morale. Ne lui dis jamais qu’une jupe courte est « immorale ». Fais de ses choix vestimentaires une question de goût et de charme, plutôt qu’une question de morale. (…) Parce que les vêtements n’ont strictement rien à voir avec la morale.

Mais elle défend le goût des femmes pour le rouge à lèvres, les talons et les robes. Et quelque part, c’est ce qui est plaisant chez elle : elle véhicule des idées progressistes, le féminisme, mais n’effraie pas car elle ne remet pas en cause la base, les fondamentaux. Adichie secoue, mais ne dérange pas, ne révolutionne pas. La société dans ses fondations n’est pas remise en question. Elle plait parce qu’elle est consensuelle, parce qu’elle est féminine et féministe.

Prenons le contre-exemple d’Adichie, prenons sa presque nemesis : Jessa Crispin. Crispin a récemment publié un livre qui a fait un formidable tollé, Why I’m not a Feminist. Ce sont des idées de l’ordre du féminisme anarchique, révolutionnaires, grandioses. Impraticables ? Des idées qui mettent mal à l’aise parce qu’elles vont vers le déracinement des repères de sexe et de genre auxquels nous sommes habitués, malgré nous, des repères qui nous jalonnent sur toute une vie et sans lesquels nous serions pris complètement au dépourvu. Parmi ces repères, la féminité donc, le rapport hommes-femmes mais aussi la famille.

Dans son interview avec Flavorwire – qui est un must, pour celui ou celle qui a une heure à tuer et un malaise existentiel à se créer – elle va à l’encontre de tout ce que porte Adichie, comme intrinsèquement fallacieux et contre-productif de la cause qu’elle porte. Il s’agit pour elle de redescendre des fausses idées de féminisme appliquées au quotidien, à la culture. La famille est un leurre qui perpétue des stéréotypes de genre ad vitam eternam, la pop-culture est un outil de masse pour perpétuer les stéréotypes de genre. Buffy est en première ligne de ces attaques, car porteuse justement de cette idéologie prêtant à la culture un emploi féministe. Crispin remet fondamentalement en doute les prétentions de la série de Joss Whedon en s’en prenant à ce qu’elle considère être le tronc de la série : le caractère intrinsèquement charmant de Buffy. Le personnage féminin duquel tous les autre personnages tombent amoureux.

Qu’Adichie soit le porte-étendard du féminisme, cela n’est pas forcément un souci pour le mouvement qu’elle s’est appropriée et dont elle souhaite répercuter les idées, mais l’impact véritable du noyau dur demeure en suspens. Et ce qui pose tout autant question, c’est la machine, éditrice dans le cas de son dernier livre, qui est à l’œuvre derrière, machine à laquelle elle participe, en cautionnant un tel tarif pour un tel objet (même si là n’est originellement pas la place de l’auteur, puisque l’espace commercial appartient à l’éditeur). Ce petit livre, bien écrit, bien pensé, est fait pour circuler. Sa structure, sa taille, font de lui un objet de circulation, posté aux caisses, comme à Paris où Gallimard a mis en place des PLV. Gallimard qui a d’ailleurs exploité cette pépite avec une rapidité fulgurante : rapidité de traduction et d’édition, pour un petit objet bien confectionné avec soin (gaufrage, couverture à rabais + bandeau glacé) et sorti dans la collection Nrf pour 8 sous et 50 centimes. À la Librairie de Paris (qui appartient au groupe), les exemplaires foisonnent. Toutes les meilleures raisons d’abaisser son prix, puisque le tirage initial doit être diantrement élevé, ici et ailleurs.

Un livre au contenu pertinent et nécessaire, mais entaché par la volonté unanime de vouloir tirer profit de tout ce qu’Adichie touche, sans que celle-ci ne s’en émeuve particulièrement. Nonobstant ce coup de pif passager, je souhaite que ce livre lâché dans le monde ait désormais les meilleures répercussions possibles. On se souvient qu’un exemplaire de Nous sommes tous des féministes avait été offert à chaque adolescent suédois de 16 ans. Soyons follement optimistes : peut-être la Suède va-t-elle poursuivre sur sa lancée progressiste et offrir la version parentale, Chère Ijeawele, à tous les nouveaux parents de 2017 ?

« Le sang, même celui des coupables, versé avec cruauté et profusion, souille éternellement les révolutions. »

Ainsi soit O

Benoîte Groult nous a quittés en juin cette année, à l’âge de 96 ans, après une vie plutôt bien remplie, que Catel s’était chargée de raconter, dans sa bio-graphique / reportage bd / portrait distancié publié en 2013 intitulé Ainsi soit Benoîte Groult. On y découvrait les grandes lignes de l’existence tumultueuse, féministe, bourgeoise qu’elle mena, son arbre généalogique (la moitié de la France glamour est liée à elle) ainsi que son existence peu paisible à l’âge de 90 ans, entre bourlingue sur les routes, conférences très pop’ et propos têtus (voire un peu limites) de vétérane. So long, Benoîtine !

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

Son décès en juin m’a paru une bonne occasion de s’y pencher, aussi j’ai mis dans ma besace son Ainsi soit Olympe de Gouges, livre où elle s’empare de la figure féministe (sic) de la Révolution, Marie Gouze veuve Aubry, dite Olympe de Gouges.

Olympe de Gouges, en quelques mots : née dans le Sud, cette occitane est mariée à 16 ans et veuve (avec enfant à charge) à 17. Une vie de liberté l’attendait, puisqu’elle refusa catégoriquement de se re-marier (« le mariage est le tombeau de l’amour »). Par la suite, désirant un peu vibrer dans la vie, elle monte à Paris, s’installe dans le(s) cœur(s) littéraire(s) et intellectuel(s), développe sa carrière de dramaturge avant de se découvrir un goût fort prononcé et inaltérable pour la Patrie et les questions politiques et sociales qui animent les classes françaises, en cette fin de XVIIIe siècle. Elle se prend de passion pour la cause des esclaves (et des noirs libres), puis pour celles des femmes, et rédige, après la Révolution, la Déclaration des droits de la Femme, dans l’espoir de la faire adopter à l’Assemblée. « Girondine », s’attaquant sans en démordre à la tyrannie des Jacobins – Marat, Robespierre, Fouquier-Tinville et tutti quanti – elle finit par être emprisonnée sous la Terreur, et condamnée à l’échafaud, où sa tête roule en plein été 1793.

Autant dire que le petit livre de Benoîte Groult n’est pas réellement ce à quoi je m’attendais ! Peut-être plus un ouvrage dans la lignée d’Élisabeth Badinter, cf. Condorcet et Émilie Émilie, avec moult notes de bas de page et des propos bien référencés ?

Benoîte Groult verse complètement dans la vulgarisation. On sent un militantisme effronté, avec ses idées parfois un peu arrêtées, raccord avec le portrait en plusieurs teintes (de noir et blanc) qu’en avait fait Catel dans Ainsi soit Benoîte Groult. C’est light, c’est groove, c’est punch !

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Je dois dire que j’ai eu une impression de récit-gruyère, avec beaucoup d’ellipses laissées sur sa vie et ses activités. On passe en l’espace de quelques pages sur la moitié de sa vie (0 → 30 ans), on s’intéresse à ses premiers coups d’éclat… Puis je ne sais trop comment, à son activisme politique acharné pré et post-révolutionnaire (1789 – 1792). C’est un peu frustrant, le tout emballé et pesé en 60 pages.

Groult propose plus une introduction, un récit libre et sélectif pour saisir les enjeux des textes de Gouges. Mais il n’empêche que le contexte vient à manquer. Il s’agit bien d’une figure à réhabiliter (ce qui, je pense, est désormais en bonne voie) mais on a le sentiment que c’est un portrait très indulgent et parfois caricatural qui en est fait.

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Mais que cette lecture de l’Olympe de Groult ait été partielle et sommaire, à la limite tant mieux, puisque ma curiosité était suffisamment piquée pour que je puisse m’accrocher au récit bd de 400 pages de Catel et Bocquet, qui semblait une autre paire de manches que le dos nu de Kiki.

Effectivement, on referme ce pavé (comme une tombe) avec une idée très précise de ce que furent son ascension et sa chute. La très longue première partie traite du quotidien des 25 premières années, son entrée dans le monde cosmopolite parisien, sa fréquentation des intellectuels, son adoration des philosophes (salut Jean-Jacques !), ses flirts éclairés. Progressivement, elle s’imprègne du climat qui bouillonne, passe de l’autre côté de la scène théâtrale en rédigeant des pièces, amateures tout d’abord, puis se met en tête de les faire jouer à la Comédie-Française. De fil en aiguille, de rejets, de préjugés, et de mécontentement populaire grondant autour d’elle, sa conscience politique et sociale s’éveille, s’anime et ira jusqu’à frôler l’illumination.

Des détails de sa vie font mouche, notamment sa grande liberté clairement permise par l’absence d’attachement conjugal (ou familial) et la rente, que lui fournit pendant plus de 20 ans, son riche amant Biétrix de Rozières. Elle éprouvait des difficultés pour l’écriture et n’écrivit jamais rien elle-même mais dictait, à un fidèle Bertrand, l’ensemble de ses pièces, romans, placards et réclames, qu’elle apportait ensuite chez l’imprimeur pour les distribuer dans toute la ville.

C’est également l’occasion de se rafraichir un peu la mémoire sur cette période foutraque de notre Histoire, et de croiser des visages et des noms bien connus (grâce aux notices bibliographique de fin de volume, vous serez incollables sur les traitres à la patrie de cette sombre époque). En bonus « je réhabilite ces dames, intellectuelles et activistes, qui ont été gommées de nos livres », on croisera : Théroigne de Méricourt, Sophie de Condorcet, Charlotte Corday, Madame de Montesson, Fanny de Beauharnais ou encore Julie Candeille. Dommage néanmoins que Mary Wollstonecraft, l’auteure de la Vindication of the Rights of Women, que Sophie Condorcet fait découvrir à de Gouges et qui inspirera sa Déclaration des droits de la Femme, ne soit pas plus créditée dans la bd.

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Le livre fait office de manuel. C’est plein d’anecdotes, tellement fouillées qu’il fait parfois plus l’effet d’un document (pouvant paraître rébarbatif). Et c’est à se demander si ce n’est pas un virage que souhaite prendre le couple Catel & Bocquet, tant la forme est plus « éclairée » que Kiki de Montparnasse (dont leur chronique d’une femme et de son époque, était largement plus teintée de légèreté). On sent l’influence de la rencontre avec Benoîte Groult et du sujet en elle-même ; une impression de responsabilité / responsabilisation se détache de la lecture.

Cela tombe bien, le couple sort une nouvelle bd à la rentrée, sur Joséphine Baker. Ça va pouvoir se vérifier bien tôt ! D’ailleurs, nouvelles couvertures pour Kiki et Olympe, suivant celle de leur nouvel opus.

Marche à l’hombre

Pourquoi ne parler dans ces pages, et sur des questions somme toute générales, que de livres écrits par des femmes (ou presque) ? Par provocation, tout simplement, par souci de justice et pour rétablir un peu la balance. Quand un lecteur évoque ses lectures, et qu’il n’évoque que des livres écrits par des hommes, ceux qui l’ont fait ce qu’il est, ceux à qui il est reconnaissant, ses pères et ses modèles, personne ne relève même cette univocité. Le masculin est le général. Le féminin est le particulier.

En juin, fais ce qui t’enjaille. C’est ainsi que s’emplit, pendant plusieurs semaines, l’auge à essais. Parmi les ramifications au programme de la captation, la possibilité du nie-Il, soit de la parlante en dilettante (ou non) d’une ou cent mantes.

En choisissant cette catégorie d’essai portant sur une figure filiforme féminine des Lettres, je n’avais pas de titre précis ballottant dans la caboche, mais plutôt quelques volumes, empilés aux abords de lit-mon, traitant des sujettes, qui patientaient stoïquement que je m’y attaquasse enfin. Juin pointant le bout de son parapluie, je déroulai mes bras de chemise jusqu’aux poignets et je m’emparai des Portraits de femmes, de Pietro Citati, bien décidée à me mettre dans la peau d’un homme pour caqueter phrasé phéminin. Hélas, force fut d’avouer capitulation : le premier chapitre sur sainte Thérèse d’Avila me bouta hors du papier. Ti rivedrò tantôt, Pietro.

Comme les choses sont bien faites en ce bas-monde, je lisais en parallèle, d’un œil distrait, la collection de courts essais de Geneviève Brisac, mystérieusement intitulée La Marche du cavalier. Stupeur ! Après un incipit qui me fait un peu hausser de broussailleux sourcils (la peur d’entendre ressasser de Brisac, sous le fallacieux prétexte de lire à propos de tout autres auteures), je m’aperçois qu’il n’en est rien. L’introduction, brève au demeurant, est l’annonce émotionnée du projet d’essais de Brisac, une justification (dont est issue la citation en exergue de ce post) du fait de ne placer que des elles dans son panier (si vous me passez l’allusion). Et cette justification tient à peu de choses : d’une part, ce choix est une révolte et une tentative de faire justice, pour le compte d’auteures dont on n’écrit que trop peu ; d’autre part, c’est une défense de leur prose ou de leur poésie antimatérialiste et anticonformiste :

J’écris ce livre pour défendre (…) les histoires dont nous avons besoin, comme nous avons besoin d’eau, la littérature qui n’est ni véhicule idéologique, ni forme pure, mais autre chose, la beauté mystérieuse des scènes, des phrases, des personnages qui nous laissent silencieux et nourris. Les émotions de pensée. La littérature qui ne sert à rien que cela.

À première vue, rien de très neuf. Maisenfait, l’éditrice est bien plus remontée que ça, et elle l’explicite un peu plus bas, dans sa critique des grosses ficelles et des grosses écuries, ainsi que des cavaliers un peu fat eux-mêmes :

« À l’ère de l’autopropagande généralisée qui est la nôtre, les écrivains qui ne proposent pas leur propre mode d’emploi, nouveau Satan, nouveau Rimbaud, nouveau Sade, ou nouveau Kafka, sont des écrivains perdus. Et à ce jeu les femmes n’ont pas, comme on dit aux cartes, une très bonne main. »

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Une défense donc, d’auteures pointues, des laissées pour conte, qu’elle ira chercher de l’autre côté des frontières hexagonales (on perçoit mieux avec un peu de recul, prétend-elle ; on comprend, surtout, qu’une écrivaine française ait du mal à critiquer ou porter un regard admiratif et analytique sur ses consœurs, quand la langue qu’elles parlent en commun ramène forcément l’exercice à l’autocritique).

Le vestibule laisse rapidement la place à la première salle d’exposition, via le récit d’une anecdote tenant au point de vue (initialement rétrograde) de Nabokov sur Jane Austen (Nabokov qui, par principe, ne lisait pas la mièvre prose des femmes… Il y a une expression toute consacrée en anglais pour ce genre de réaction épidermique et assumée, quasi-conçue pour Vladimir lui-même : chauvinist pig), elle réussit l’exercice d’éperonner, en peu de mots et faits, les travaux de Lidia Jorge, Natalia Ginzburg, Virginia Woolf, Grace Paley, Sylvia Townsend Warner, Alice Munro, Ludmila Oulitskaïa, Rosetta Loy, Karen Blixen, Jean Rhys ou encore Christa Wolf. Écrivaines du XXe siècle dans leur quasi-majorité (seules Alice Munro, récente lauréate du prix Nobel de littérature, Rosetta Loy, Lidia Jorge et Ludmila Oulitskaïa, leur survivent), on ne compte parmi elles que peu de noms véritablement connus du grand public (si mystérieuse que cette entité soit). La sélection de ces auteures est bien entendu personnelle (elles font toutes partie du panthéon de Brisac), mais on peut également mettre dans la balance le besoin de réhabilitation de certaines d’entre elles, dont on n’a trop peu entendu lire et écrire.

Jean Rhys

« Hi, there. »

Chaque court essai se focalise sur un aspect bien particulier de l’écriture de chaque auteure, à l’aide de quelques remarques pointues, exemplifiées en fragments extraits d’une ou plusieurs œuvres et en allusions à leur biographie. Les essais se répondent les uns les autres, et incorporent quelques noms supplémentaires ici et là, sans sombrer non plus dans la manie du name-dropping (pour avoir lu ce mois-ci Murmures à la jeunesse de Taubira, je peux dire que le concept du name-dropping a pris tout son sens). Juste de quoi établir des liens bienvenus, qui tout au mieux, incite à quelques recherches supplémentaires une fois le volume refermé, si l’on souhaite prolonger le voyage.

Sylvia Townsend Warner

Ce fut notamment l’occasion de faire la découverte des écrits de Grace Paley et de Sylvia Townsend Warner, dont je me suis procuré Les petits riens de la vie et le Royaume des elfes dans l’immédiate foulée.

Pour refroisser ce billet, un bon mot, un écho :

J’ai observé que, si on ne parle que de femmes, le soupçon est instantané.

Alors va pour le soupçon.

Le mot juste

J’écris ces pages pour puiser dans les livres que j’aime, dans les rêveries et les réflexions qu’ils m’inspirent, la force de penser. On découvre ce que l’on pense en écrivant.

La Marche du cavalier, Geneviève Brisac

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Ces semaines juniales furent riches en Brisac, entre la lecture palpitante de La Double vie de Virginia Woolf et La Marche du cavalier. Écrire sur les écrits, critiquer et encenser sur le mode de l’écrivain plutôt que celui de l’académie : une posture qui avait tendance à me faire frissonner, au souvenir d’hommages égocentriques ou de témoignages bien romanesques. Mais Geneviève Brisac (et Agnès Desarthe), loin de déplacer l’angle d’attaque du luminaire, plongent la pleine lumière sur leurs sujets. Envoyant une chiquenaude à Marcel, elles puisent dans les biographies des éléments éclairants et les distillent, sans faire d’histoire, à mesure qu’elles commentent et décortiquent, avec acuité, les cuirassées que l’Histoire a souvent oubliées sur le champ de bataille. Un enthousiasme bien moindrement éprouvé à la découverte des Sept femmes de Lydie Salvayre, qui se voient mises en scène dans une mêlée de sentiments de l’auteur et de fragments de leur propre biographie, dans une apparence de cadre analytico-poétique qui déçoit par son manque de pénétration.

« Le travail de l’écrivain est de trouver le mot juste« , disait Jean Rhys, citée par Brisac. Si le travail du critique était celui de trouver la note la plus juste, appliquée à un autre que soi ?


Ain’t We All, a Woman?

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Je venais de lire Les Féministes blanches et l’empire, et je songeais qu’il serait bon de diversifier un peu mes lectures. Mais au lieu de ça, j’ai opté pour un livre qui vient compléter, éclaircir et dépasser la tentative de Évanjée-Épée et Belkacem. L’ouvrage de bell hooks (qui s’écrit sans majuscule, comme ee cummings), publié en 1982, parcourt l’histoire des États-Unis, depuis le rapt des Africains en vue de la traite qui allait être institutionnalisée dans l’Amérique des premiers temps, jusqu’au mouvement des droits civiques. Il est, en de nombreux points, plus clair, plus développé, plus concret, que les propos des éditions La Fabrique, quand bien même ils partagent un sol commun. Quand le dit-essai était uniquement à charge, le livre de bell hooks va plus loin et explique longuement les origines de ce racisme et du sexisme à l’encontre des Africaines-Américaines, détaille les spécificités de toutes leurs émanations et leurs émanateurs, et propose une voie réflective pour en venir à bout. Et par-dessus tout, hooks ne s’attarde pas seulement sur des événements historiques, elle plonge dans le conscient et l’inconscient collectif pour désamorcer les mécanismes racistes et sexistes qui se mettent en branle malgré nous.

La raison de hooks pour ce projet : presque aucun écrit n’existe sur la condition des femmes noires. Sur la condition des femmes, oui, sur celle des hommes noirs, oui, mais rien sur elles-mêmes. Or, hooks commence par statuer la double oppression qu’ont subie les femmes noires : le racisme, de la part des hommes et des femmes blancs, et le sexisme, de la part des hommes noirs et des hommes blancs. Et ni l’une, ni l’autre, ne peut être hiérarchisée au-dessus ou en-dessous. Elle rapporte longuement comment les hommes noirs ont essayé de les rallier à la cause des droits civiques – quand seuls les hommes étaient inclus comme bénéficiaires de ce combat – et comment les femmes ont tenté de les rallier à la cause féministe et suffragiste, quand de fait uniquement les femmes blanches étaient concernées par les luttes. Ce dernier fait est mis en lumière avec le récit des féministes se désolidarisant des femmes noires lorsque les hommes noirs obtiennent le droit de vote avant elles.

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Une photo pimpante de hooks, pour détendre l’atmosphère

C’est un livre qui me parait important, parce qu’il fait comprendre un concept, un fait, un phénomène, perçu mais pas souvent clairement appréhendé. Et même après la lecture du petit essai Les féministes blanches et l’empire, des interrogations et des doutes perduraient, dans mon cas précis, ce peut-être à cause de la méthode employée par les deux co-auteurs. Dans son livre, hooks prend un temps infini pour développer chacune des idées, elle prend le temps d’y revenir, d’en montrer les racines et les ramifications, avec une population qui certes n’est pas la nôtre, mais qui rend — par le biais de l’Histoire américaine — la démonstration plus probante. Et j’ai pris pleinement conscience que lorsque je m’identifiais au féminisme, le mouvement qui m’avait précédée et qui a semé les graines de notre libération aujourd’hui, était un féminisme indubitablement blanc, de classe moyenne. Et les combats auxquels je peux m’identifier aujourd’hui qui sont proches de ma condition (le sexisme ordinaire, le manque de parité, d’égalité des salaires, la sémantique…) sont à l’évidence blancs et moyens (dit comme ça…). Ce n’est pas une réflexion facile, car la France a traditionnellement beaucoup nié ce concept de « race », l’étiquetant comme raciste, et à l’inverse des États-Unis, ayant porté le discours du « il n’existe qu’une seule race : la race humaine » (considérant que le mot race était l’apanage de la rhétorique raciste et haineuse), qui s’il n’est pas faux, empêche toute discussion nuancée sur le sujet.


Je prends également le temps de cet espace pour livrer une vulgate de sa thèse :

Sexisme et vécu des femmes noires esclaves

Le premier chapitre traite des origines de l’esclavage jusqu’aux années précédant la guerre de Sécession. hooks rapporte dans un chapitre édifiant comment les femmes ont été doublement victimes de l’oppression, comment toutes les croyances sur l’oppression des hommes noirs perpétrées dans les écrits et témoignages ont complétement occulté leur oppression.
Comment soit-disant l’esclavage a emasculé les hommes noirs : elle remet en cause toute la rhétorique visant à parler d’émasculation et de féminisation des hommes noirs, quand en réalité, il s’agissait de la masculinisation des femmes noires. Les hommes noirs étaient dans les champs, mais n’excutait aucune tâche domestique ; tandis que les femmes noires exécutaient les tâches domestiques, mais travaillaient également dans les champs de coton, travail que les femmes blanches n’exécutaient pas car réservé aux hommes. Jamais il n’a été question dans les champs pour un homme noir de prendre un statut stéréotypé d’homme, c’est-à-dire de prendre la défense ou les tâches exécutées par les femmes noires.

Elle disserte longuement sur l’oppression sexuelle, la volonté des maîtres d’augmenter leur nombre d’esclaves et d’obliger les femmes africaines à procréer sans interruption, là où elles étaient habituées en Afrique à alléter pendant deux ans, afin d’espacer de trois ans chaque grossesse (sans rapport entre). Elle revient sur le fait qu’au XIXe siècle, la vision de la femme (blanche) change avec l’ère victorienne et cette dernière devient l’ange dans le foyer, la vierge Marie, la pureté. Beaucoup de femmes embrassent alors cette image, qui les font passer de pécheresse à sainte, et leur permettent de mettre de côté une sexualité qui pour beaucoup est oppressante. Le glissement est opéré vers les esclaves noires, qui revêtent alors les habits de la prostituée. Esclave noire devient synonyme d’esclave sexuelle, menant à un viol institutionnalisé dans les plantations, cautioné par moult femmes blanches, qui ont intériorisé la croyance de l’infériorité féminine des noires.

Origine et survol des mythes et préjugés/croyances urbaines

Dans son chapitre relatant de la dévalorisation perpétuelle de la féminité (womanhood) noire, hooks étaye sur les préjugés avec lesquels le commun des Américains fait son quotidien : la Jézabel, la Sapphire (qui a donné son nom à l’écrivaine), les mulâtresses, la Tante Jemima… hooks déconstruit les mythes et clichés, et revient sur le processus historique par lequel ces mythes ont été institués, mythes mis en rapport avec les relations interraciales (un homme noir en couple avec une femme blanche s’élève et est critiqué de façon virulente ; tandis qu’un homme blanc avec une femme noire s’abaisse, et échappe à la critique, ce dernier ne mettant pas l’ordre dominant en péril).

La double oppression raciste et sexiste

hooks revient sur les mouvements de libération et d’émancipation noires qui ont été largement sexistes, en démarrant depuis Frédéric Douglass et en terminant par Malcom X. Ce dernier se positionne ouvertement pour un patriarcat où la femme serait cantonnée aux tâches domestiques et n’interviendrait pas dans le débat public. L’homme noir luttant pour ses droits désire avant tout avoir les mêmes droits que l’homme blanc, le même statut et la même relation de pouvoir à l’égard de la femme. Lorsque la femme noire élève la voix, elle est accusée de double émasculation.

Et les femmes noires elles-mêmes, n’ayant longtemps pas bénéficié de la protection des hommes puisque devant gagner leur croûte, se défendre elles-mêmes – les hommes noirs avaient leur propre fardeau à porter – ont fini par se placer aux côtés des hommes noirs dans ce sexisme. Dans la volonté consciente ou inconsciente d’accéder à un statut similaire à celui de la femme blanche, d’échapper aux clichés de la femme hystérique, émasculatrice, colérique ou perverse, elles ont accepté et renforcé l’installation d’un sexisme noir. Protégées par « leur » homme, elles se sentent enfin la possibilité d’échapper au cliché de masculinité qui leur colle à la peau. Elles peuvent adopter l’image de la féminité respectée, l’ange dans le foyer, cette gardienne du temple domestique qui n’aurait pas à mettre la main à la pâte.

En filigrane et sceau de bonne qualité, le récit que Linda Brent fait, dans son autobiographie Incidents in the life of a slave girl (traduit en France par Viviane Hamy, probablement une bonne raison de le relire dans le futur pour madame votre débiteuse), est cité de nombreuses fois. Du reste, pas grand chose de dit en français sur le livre ou son auteure, malgré le fait que bell hooks, aux côtés d’Elsa Dorlin, Angela Davis, Audre Lorde and co, soit un classique du féminisme noir aux États-Unis. La Fabrique et Aden publient d’ailleurs au presque même moment Angela Davis, mais Aden semblant avoir fait récemment faillite – puis re-surface – ne rend pas les choses faciles pour dénicher le recueil d’essais originellement prévu pour octobre…

La traduction opte pour une langue proche de celle des nouvelles sciences humaines et sociales, conscientes du manque de neutralité intrinsèque aux genres du français. Elle utilise le point médian quand le terme inclut hommes et femmes, le pronom « iel » et « iels » à la place « il », « elle » et « ils », elles-mêmes et eux-mêmes deviennent « elleux-mêmes », « celles » et « ceux » deviennent « celleux ». Le texte prend ainsi une forme moderne, frappante. Les notes de bas de page de la traductrice parsèment le livre et s’avèrent très précieuses, on y apprend ainsi la différence entre le task system et le gang system, entre un planteur, un négrier, un régisseur et un conducteur d’esclave ou encore la notion d’indentured servant

Il y a des longueurs, où hooks ressasse la thèse de son ouvrage, mais si l’on s’intéresse à l’histoire des femmes, c’est un livre essentiel : hooks a écrit des manuels, grands classiques des Black, Women’s et Gender Studies aux États-Unis. Ce serait folie que de passer à côté de cette sortie de notre côté de l’Atlantique et de la Manche, grâce au travail de Cambourakis.

Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, de bell hooks, 2015 pour l’édition de Cambourakis.

L’immaculée conception du féminisme

C’est la première fois de ma vie que je m’attaque au sujet du féminisme raciste (avec non pas un, mais deux livres) et j’en suis ressortie plutôt chamboulée. Je commence avec un petit essai un peu explosif ; un livre controversé, au vu de la kyrielle de débats nés suite à sa publication.

Il est ardu de résumer son contenu, dont voici approximativement la thèse. Partant des débats autour de la loi contre le port du voile à l’école en 2004, Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem reviennent sur tous les points qui ont vu les politiques utiliser le féminisme à des fins racistes, afin d’instrumentaliser l’opinion. Sous couvert de défendre la liberté d’évoluer et de penser des femmes, il s’agissait en fait de s’attaquer à des points d’ancrage majoritairement culturels ou religieux, sur des territoires urbains bien définis comme les cités ou dans les anciennes colonies, afin d’asseoir des politiques à visées raciste et impérialiste.

Son premier auteur, Félix Boggio Éwanjé-Épée, est présenté comme un étudiant en philosophie de 22 ans et membre du parti NPA, tandis que Stella Magliani-Belkacem est la secrétaire de rédaction de La Fabrique, maison d’édition d’Éric Hazan, constituée d’une poignée d’individus (principalement lui-même, Magliani-Belkacem accomplissant la majorité du boulot d’édition, et un graphiste) et éditant des essais très engagés.

Féministes blanches

C’est le livre le moins clair que j’ai lu cette année, car les thèses de ce féminisme blanc à visée impérialiste et à but / conséquence raciste, sont assenées à grands renforts de rhétorique plutôt rouge que blanche, beige ou noire. Si bien qu’on se demande parfois si ça se finit pas en entourloupe… Car à tant user de termes généraux et génériques, à clamer, asséner, vilipender des traits politiques, on en vient un peu à s’interroger sur une démonstration qui aurait été plus efficace si plus classique dans son historisation. On a là un papier fulminant, qui manque souvent de dates et de faits, ou qui fait l’impasse sur eux. Si bien que les faits relatés paraissent parfois partiels (et partiaux), quand bien même l’atrocité d’un bon nombre d’entre eux est indéniable. Et c’est ce que les auteurs revendiquent dans la présentation de l’éditeur : proposer « non pas une histoire détaillée, mais plutôt un coup de projecteur. »

Un des gros sujets à controverse est venu du chapitre dédié à l’homosexualité, et la valeur « occidentale » qu’il faudrait donner à une telle orientation. Les pays arabes n’auraient, jusqu’au XIXe siècle, pas raisonné en terme d’orientation sexuelle, mais en termes de pratiques sexuelles, aka la sodomie. Il y a donc des sodomites arabes oui, mais pas d’homosexuels, jusqu’à la colonisation impérialiste des occidentaux (… et les lesbiennes dans tout ça ?). Et ce raisonnement se glisse jusque dans les cités et foyers précaires, où l’on n’a pas le loisir de se poser la question de son orientation sexuelle. Une question réservée à des fanges plus aisées…

J’ai donc pas mal surfé, après avoir refermé le livre, et je n’ai pas été déçue sur la quantité d’encre numérique qui a coulé sur ce petit livre : ceux qui s’attaquent à sa lecture ont pris le temps de poser leurs impressions, car les textes sont fluviaux (à l’exception de Serge du Monde Diplo, qui a fait concis). Josette sur Contretemps a voulu réfuter tous les points obscurantistes de l’essai : et la valeur de travail de « recherche » en prend pour son grade, car le manque de méthode est flagrant pour Josie. Pourtant, pas mal de critiques s’attardent à réfuter, tout en précisant que le postulat de départ est non seulement éclairant, mais également nécessaire. Difficile, à partir de ce moment-là, de démêler la querelle de militants/universitaires, à la véritable gageure pour laquelle ce livre passe.

J’en suis sortie un peu interdite, et manquant de bases pour saisir tous les tenants et aboutissants, mais il est certain que nous avons besoin de plus de publications explorant et abondant dans ce sens-là.

Les féministes blanches et l’empire, de Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, éditions La Fabrique, 2012.

Écrire libre

Passion simple

Pendant trois ans, Annie Ernaux n’a rien fait d’autre qu’attendre un homme. Ses deux enfants sont grands, son travail d’enseignante et d’écrivaine occupent le plus clair de son temps. Et au beau milieu de sa trentaine, Annie Ernaux tombe les genoux en avant : c’est un diplomate, un homme marié, qui voyage, et qui la voit exclusivement chez elle. C’est lui qui la contacte, toujours, par téléphone. Si elle est là, il vient. Si le téléphone sonne en son absence, c’est tant pis. Son être et son esprit se soumettent corps et âme à cette passion.

Tout ce temps, j’ai eu l’impression de vivre ma passion sur le mode romanesque, mais je ne sais pas, maintenant, sur quel mode je l’écris, si c’est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu’elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou procès-verbal, ou même du commentaire de texte.

Il y a donc d’une part, la situation, celle d’une femme dont on a pitié, qui vit en autarcie dans ses pensées ne trouvant qu’une seule cible toutes ces années ; d’autre part, le projet d’écriture, cherchant à déterminer quel mode d’expression peut convenir à ce récit, qui ne soit ni le mode sentimental, ni le mode pornographique, qui constitue l’introduction de son livre. Passion simple se situe dans la droite lignée de sa tentative d’écrire au couteau : retranscrire les choses telles qu’elles sont, en échappant à une classification sociale, à la morale, au jugement. D’exposer au plus vrai. Un exercice d’écriture influencé par l’écriture de Camus : la simplicité pour la vérité.

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Elle décrit son comportement sans fioriture : et ça ne donne pas envie, autant le dire d’emblée. Elle ne garde aucun souvenir de ces années qui ne soit pas lié d’une façon ou d’une autre à cet homme, se rend d’une disponibilité à toute épreuve, ne demande pas de compte. Mais le tout est dénué de sentimentalisme : et on s’aperçoit que ce que cherche Ernaux, c’est un lieu de description entre les genres, trouver une brèche parmi le paysage de genres qui existent pour relater cet épisode. Le pornographique ? non. Le sentimental ? non plus. Ernaux se retrouve coincée entre plusieurs comportements contradictoires : son comportement et sa condition, sa conscience. L’écriture cherche à mettre par écrit quelque chose qui jusque-là a dû obéir aux codes de l’écriture féminine.

Un livre faussement simpliste, dont l’intérêt émerge en s’attardant sur la démarche et sa forme, car rien n’est anodin chez Ernaux qui construit une œuvre dans son ensemble. Il reste que je ne conseillerais pas celui-ci pour ceux et celles qui souhaiteraient découvrir l’auteure (plutôt La Honte ou L’événement).

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Quelques parallèles et renvois entre les couvertures Folio d’Ernaux

Passion simple, d’Annie Ernaux, paru en 1991, poche chez Folio.

Tissons des bâtisses

C’est dans son chapitre “Des ouvrages et de l’esprit”, extrait de ses Caractères, que La Bruyère a formulé son fameux: “Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes qui pensent.” Eh bien, nous pourrions dire la même chose de Christine de Pizan (ou Christine de Pisande Pizzano) : tout avait été dit, depuis 1404 qu’il avait été publié La Cité des Dames. Mais, pourquoi au juste, n’y a-t-il pas eu de révolution féministe au Moyen Âge ? Exécutons ensemble une petite cabriole dans le temps !

Christine de Pizan

Par une douce et clémente journée, Dame Christine s’étire dans son étude. Elle aimerait faire une petite pause de ses lectures si respectables et lire quelque chose de plus léger. Regardant tout autour d’elle où les livres de tous les genres ne font pas que tapisserie, elle s’aperçoit que rien sur ses étagères ne pourrait correspondre à son humeur : elle ne trouve que des ouvrages insultants et dégradants envers les femmes vertueuses de son genre. La tête pleine de questions sur le pourquoi du comment elle et ses copines s’en prennent plein les dents depuis la nuit des temps, elle sombre progressivement dans une rêverie éveillée.

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C’est alors qu’apparaissent sur le pas de sa porte trois dames, au port altier. La première se présente sous le nom de Raison : elle se propose le rôle d’ériger les murs de la Cité des Dames, qui accueillera réflexions et incarnations de la vertu et de l’intelligence féminine. Pour se faire, elle fait appel à son sens de la logique, de l’analogie et de l’herméneutique, pour réfuter tous les préjugés qui ont été présentés par les (grands) penseurs pour refuser le progrès aux femmes ou justifier leur état de servitude. En réfutant les arguments naturalistes des inégalités des sexes, Raison pose ainsi les fondations d’une réflexion sur le sort des femmes. La seconde, est Rectitude : elle est en charge de faire construire des demeures et des institutions dans lesquelles les illustres femmes de l’Histoire pourront être logées. La troisième et dernière à prendre la parole est la Justice. Elle sera responsable de fermer les portes de la ville, après avoir garanti l’arrivée de la Reine de la cité et de la chrétienté régnante (Ave, Maria !).

Et hop, promenons-nous entre gentes damoiselles.

Visite de la ville

Christine de Pizan était clairement une drôlesse médiévale qui devait jouter avec adresse ! Tombée sous la coupe du veuvage dans son jeune âge, sans ressource mais avec deux enfants à charge, elle dût vite trouver un moyen de joindre les deux bouts. L’écriture fut son gagne-pain, avant d’être un moyen de gagner le respect des intellectuels à la cour de Charles VI. Elle passe pour être la première femme à avoir vécu de sa plume (sans non plus aller jusqu’à pouvoir se payer un nouveau sac Longchamp tous les mois). Femme très vertueuse et pieuse, ayant une grande connaissance des écrits antiques et chrétiens, elle a fait sienne la cause des femmes bafouées par les petits esprits souvent étroits ayant un peu monopolisé la scène littéraire depuis une vingtaine de siècles.

La cité en construction

Dans cette fable allégorique, Christine, totale ingénue, écoute ces trois féministes enhardies lui délivrer contre-vérité sur contre-vérité, et ponctue leurs discours de questions candides, qui guident leur argumentaire. Tous les sujets sont balayés: les femmes sont-elles naturellement moins douées, moins sympas, moins fidèles ? Est-ce vrai qu’elles ne sont bonnes à rien sinon les langes et le linge ? Est-ce que leur façon de s’habiller un peu « cagole » est vraiment un appel au viol (on s’interrogeait déjà sur le sujet au Moyen Âge, de quoi faire valser les arguments de la modernité) ou bien les dhomminants trouvent-ils toutes les excuses phalussifiées au monde pour justifier la goujaterie ? Indice, s’appliquant à tout le livre : la réponse est toujours dans la question.

Saluons Meryl au passage.

Meryl+Streep+Christine+De+Pizan+Honors+Gala+tmuYd9ruz-Gl

Dame Christine brosse un portrait d’elle-même faussement très en retrait, souhaitant tout apprendre de la bouche de l’allégorie de la Raison, qui a tout le monopole des livraisons de sagesse. La Raison remet tout le monde a sa place dans ce monde littéraire de misogynes. Le ton est sardonique, rappelant parfois celui de Jane Austen, qui égratigne avec ingéniosité. Ça taille, c’est méchant et drôle (parce que c’est vrai quand même) : Ovide était un gros frustré, que personne n’a pris au sérieux, à part les frustrés qui ont suivi, et les frustrés qui ont écouté ceux qui l’ont suivi. Les types « penseurs » s’étant adonné à la Philosophie l’ont clairement méprise pour sa cousine, la Philofolie. Et tant qu’on y est, c’est une femme qui a inventé l’alphabet latin, alors on va se calmer avec les ovaires bonnes à rien ! (note à moi-même : quand même vérifier le bien-fondé de certaines déclarations de Christine)

Christine_de_pisan

En résumé, Christine de Pizan montre qu’elle peut, comme tous les sophistes, les philosophes et autres philologues de son temps, manipuler le langage (et particulièrement celui des autres) (y compris les Saintes Écritures, qui n’ont jamais dit du mal des femmes, enfin !) à but argumentatif. La défense des femmes a comme limite son irréprochabilité : seules les femmes morales et vertueuses sont sauvées et c’est au nom de toutes ces heureuses malheureuses qu’elle monte au créneau (les dépravées, elles, ne méritent pas autant d’effort et ne mettront pas un pied non récuré dans la Cité). J’ai beaucoup souri (et ri) à la lecture de sa défense de la Femme (et défonce de l’Homme), beaucoup plus réussie qu’un autre roman dans le genre, le décevant Herland de Charlotte Perkins Gilman, qui m’était tombé des mains.

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

Ainsi soit Benoîte Groult - Catel

Lorsque Libération propose à Catel Müller de publier un reportage bd, deux idées de femmes à croquer lui viennent immédiatement en tête : Claire Bretécher, l’auteure d’Agrippine et grande pionnière de la bande dessinée en France, et Benoîte Groult, auteure notable d’Ainsi soit-elle et membre de multiples comités féministes. Nous sommes en 2008 et Catel est en pleine réalisation de la bande dessinée Olympe de Gouges, scénarisée par son compagnon (et auteur multi-facettes : jeter un œil à sa page Wikipédia donne un peu le tournis…) José-Louis Bocquet. Pour concevoir leur seconde bio-graphique, tous deux se sont basés en majeure partie sur le livre de Benoîte Groult voué à réhabiliter Olympe de Gouges, Ainsi soit Olympe de Gouges. Le quotidien de Catel est tant imprégné de Groult que l’évidence s’impose. Après quelques rencontres et quelques collaborations postérieures à ce reportage bd, Catel fait sa demande, au téléphone, un soir de veille de réveillon : Benoîte, accepterait-elle d’être « sa » prochaine héroïne ?

Catel - Benoîtine

Troisième bio-graphique signée du trait de Catel, celle-ci a un statut un peu particulier : d’une part, elle est entièrement scénarisée par Catel, puisque José-Louis Bocquet bien que très présent en continu, n’est là qu’en témoin et compagnon de voyage, et non en auteur. D’autre part, il s’agit d’un sujet vivant, ce que souligne immédiatement Benoîte Groult, avec le manque de recul que cela peut constituer par rapport à des biographies de figures déjà passées. Et ce postulat de départ change la donne dans la façon dont le récit est mené (les cinquante premières pages sont le quotidien de Catel, peu à peu coloré par ses rencontres avec Benoîte Groult), qui se rythme sur le récit que Benoîte Groult fait d’elle-même. On ne pourrait peut-être pas parler d’un travail autobio-graphique, car le trait de Catel amène une touche extérieure de contre-subjectivité (ne pouvant vraiment parler d’objectivité, puisque la dessinatrice a tout de même beaucoup d’admiration et d’affection pour son sujet), mais il reste que le point de vue adopté est celui de Benoîte sur Benoîte, parsemé des commentaires et réactions de Catel.

Catel 3

Ce « rapportage » bd alterne les échanges et les moments présents, passés ensemble, les croquis et aquarelles prises sur le fait, et les incursions dans le passé de Benoîte Groult. Cette dernière parle spontanément de son enfance, avant de voir ses entretiens cadrés par Catel, qui souhaite thématiser leurs échanges (la jeunesse, les amours, l’engagement, la famille…), tout en suivant un semblant de chronologie. Ainsi les premières amours de la féministe (un poil tragiques) et quelques épisodes avant et pendant guerre, laissent la place à ses premiers combats pour la Liberté de la Femme. On apprend au passage ses avortements aux aiguilles à tricoter, qu’elle a fricoté avec François Mitterrand, qu’elle a fait de la chirurgie esthétique et qu’elle « n’en a pas honte ! », que des escort-boys de 24 ans lui envoient des lettres pour lui proposer leurs services spécialisés dans le 4ème âge, ou que sa vie d’embourgeoisée pétrit parfois son engagement féministe de contradictions, comme avec l’affaire DSK. Une chose reste néanmoins constante : où que Benoite aille, la foule titraille. C’est une vraie reusta.

Rosie devient Benoîte

Comme toujours, le trait de Catel est magique pour faire revivre le passé, et l’histoire de Benoîte Groult (née Rosie) ne manque pas de protagonistes haut en couleurs, à commencer par sa mère, Marie « Nicole » Groult, qui fréquenta toute la clique de Montparnasse (et le tout Paris excentrique et artistique), adorait la fête, était libre et indépendante, et complètement aux antipodes de Benoîte, qui cherchera à échapper à la féminité que porte sa mère comme un étendard.

Nicole et Rosie

La dessinatrice se retrouve à partager plusieurs années de la vie de Groult (cinq ans !), souffler en compagnie de tous ses amis ses 90 bougies, découvre l’ensemble de sa famille, se voit introduite auprès de P.D.G., d’intellectuels et autres membres de l’intelligentsia qui composent l’entourage surcôté de Benoîte. Au bout du compte, quand les tranches de leurs deux vies dessinées s’achèvent, Groult a 93 ans et semble indétrônable : continuant de bourlinguer à droite à gauche, continuant de donner des conférences, intervenir à la radio, écrire… L’immédiateté avec laquelle l’Alsacienne croque son aînée est rafraichissante et toujours affectueuse, même quand Benoîte plane au sommet de sa mauvaise foi : « la bande dessinée, de la littérature ? Pouah ! »

La BD pouah

La bd est un art

Le format de reportage-documentaire où la dessinatrice se met elle-même en scène pour approcher son sujet est très sympathique, et diversifie de ses travaux précédents. La « pionnière de la bio-graphique, telle qu’elle la nomme » a donc un troisième objet a son actif (et pas des moindres ce pavé de 330 pages). Et si l’on en croit son blog, le duo a déjà fini de plancher sur un troisième opus… Joséphine Baker, à sortir en 2016 !

Benoîte et les préjugés bd

Kiki de Montparnasse, de Catel et Bocquet

Petite fille « tombée du ruisseau », Alice Prin avait tout pour bien commencer dans la vie : une mère accouchant cuitée, un père absent, un parrain semi-contrebandier qui la fait danser et chanter dans des tavernes alors qu’elle fait encore l’école buissonnière. Arrivée adolescente à Paris, son indomptable caractère se fait renvoyer de plusieurs établissements, avant de l’amener à faire ses premières poses de modèle nue chez des artistes de Montparnasse. Ni d’une, ni de deux, voici ses opulentes courbes parties faire le tour des ateliers, tandis que sa verve, sa bonne humeur et sa liberté en font bientôt la muse et la mascotte des Montparnos.

Kiki et ses coupains

Quelle vivacité, quel dynamisme ! Grâce aux passionnants et vifs dialogues de Bocquet, la bd suit un rythme effréné, rythme que le trait de Catel entraîne avec aisance et pétulance. Quelle plus merveilleuse façon de faire reprendre vie à de telles figures, que par le biais d’un dessin si vif et astucieux ? Entre 1916 et 1930, Kiki incarne la vie, dans un univers habité par des êtres aspirant à incarner l’art, dans leur conversation, leur mode d’existence, leurs choix de vie. Parfois futile et superficielle, inconstante et caractérielle, cette provinciale libérée offre une vraie vitrine pour ces hommes vivant souvent en reclus, croyant dominer dans des sphères intellectuelles. Elle rappelle que sans la vie, ils ne sont rien et mate tous ceux qui la confondent avec une putain (notamment dans le sud, où l’on ne fait pas la différence entre une morue et une Marie-couche-toi-là… La province, ces arriérés !). De Paris à la Riviera, en passant par New-York, Kiki sera de toutes les fêtes, jusqu’à son déclin.

It's prohibition 2

En passant, on apprendra quelques petites choses sur cette icône et ses comparses : qu’elle a vécu une dizaine d’années avec Man Ray (quand même), qu’elle montrait ses fesses à tout bout de champ, qu’elle savait se tailler les sourcils comme personne, ou encore qu’elle était bien accroc à la coco, dont je découvre un nouveau sobriquet : le « çakébon ».

Man et Kiki 1

Man et Kiki causent de faire un livre olé-olé ensemble…

Man Ray et Kiki 2

Man Ray a finalement bien publié les photos gros plan prises de ses ébats avec Kiki (dit comme ça, c’est très grivois).

Capitulum

This is, unfortunately, sentimental: how we wish life were, rather than how it is. It’s like creating a fictional world in which every deserving orphan ends up inheriting a fortune from a rich uncle. In life, beauty is rarely, if ever, just another quality that a woman possesses, like a knowledge of French. A woman’s beauty tends to play an instrumental role in the courtship process, and its impact rarely ends there.

Dans « A First-Rate Girl: The problem of female beauty« , Adelle Waldman revient sur l’obsession des hommes pour les belles femmes de premier choix, de haut standing esthétique. Partant d’une anecdote rapportant la mécanique du choix de compagnes d’une de ses connaissances – un homme intelligent, cultivé, au physique non-hypnotique – la rédactrice revient sur ce pli général qu’ont les hommes dans notre société de ne s’intéresser en priorité qu’aux femmes qu’ils considèrent très belles et désirables ; d’en noter l’apparition ; de ne pas pouvoir transiger de trop sur le critère esthétique. En tirant des exemples de romans et s’attardant sur des contre-exemples comme Freedom de Jonathan Franzen, elle dénonce cette croyance raffermie par cette pléthore de livres (qui ne datent pas seulement d’hier) et de produits de l’industrie culturelle (en particulier) qui cautionne et même plus, qui banalise cette condition préalable dans l’intérêt porté aux femmes, et qui ajoutée à la matraque marketing à laquelle on ne peut échapper dans la rue, les lectures et les films que l’on visionne, conditionne l’exigence primordiale avec laquelle n’importe quelle femme va soigner son apparence.

Franzen’s presentation of Joey and Jenna stands in contrast to myriad novels in which a male protagonist falls for a woman for little reason other than her beauty, and then seems not merely disappointed but also angry, almost self-righteous, when she turns out not to be exactly the person he wanted her to be.

Dans l’une de mes lectures récentes, Les saisons et les jours de Caroline Miller, une même critique nait de l’infatuation de l’un des personnages, un jeune garçon fermier de Géorgie se rendant sur la Côte Est des États-Unis, pour une très jolie fille de la ville : Lias épouse Margot après tout juste trois jours de connaissance commune et la ramène aussitôt dans sa pauvre campagne. Mais très vite, sortie de son contexte, l’attirance de Lias décroit et se mue en ressentiment violent pour une femme qui ne correspond jamais à ce qu’il voudrait qu’elle soit et dont le physique devient un motif d’aversion pour eux-deux.


Cliquer et penser

Avec transition : il est dérangeant de ne pouvoir mesurer combien de ce que l’on exige pour soi-même constitue de fait l’échelle de critères entendus. Même en tentant de rester imperméable aux injonctions des magazines et des films, des propos rabâchés dans les conversations, des plaisanteries masculines, il faut se rendre à l’évidence : on y obéit, la problématique courante se lisant plutôt : jusqu’à quel point ? Or on est forcé souvent de se décourager ; car cette imperméabilité est constamment objectée par les comportements intelligents poussant dans le sens inverse. Les remarques d’amis, de personnes de confiance, les gestes pieux d’entretien physique, la non-dérogation massive à ces prescriptions. Si bien que l’on désespère : et éternellement, l’on se demandera pourquoi, toujours, revient-il aux femmes de se sentir non-entretenues, soulignées, ou même dans le plus simple cas, regardées, pour une chtare sur la tronche, deux poils sur la jambe, un corps détendu ? Le simple fait que même des hommes à forte sympathie féminine et / ou féministe ne s’empêchent de noter mentalement ou de verbaliser un manquement aux pré-supposés esthétiques, et de remarquer – presque mécaniquement – lorsque le contrat est rempli, pousse presque à capituler. La comparaison perpétuelle induite dans le regard que se jette une femme est une arme de destruction d’estime très puissante, et la savoir perpétuée par tout un chacun et chacune au quotidien, sans même en prendre note, laisse un goût d’amère défaite en croisant les reflets.

Ça n’est pas un sentiment neuf, j’avais déjà exposé quelques unes des baffes envoyées par Despentes, mais la récurrence du sentiment amène le ressassement. Mona Chollet oeuvre aussi en périphérie avec des analyses pointues, dont on recommandera la lecture avec une exhortation de type océanique.

Aujourd’hui, une femme peut mener sa vie, la réussir aussi bien qu’un homme, se voir reconnaître les mêmes compétences, les mêmes droits, se faire respecter, s’épanouir comme un homme. Il faut qu’elle ait vraiment mauvais esprit, qu’elle cherche activement les emmerdes, pour qu’elle s’entête à remettre l’organique sur la table. Tout le monde la désapprouvera, et pas seulement les hommes – et pas forcément les hommes. Il est pourtant très facile d’y renoncer sans trop se perdre soi-même. Et il y aura toujours des femmes qui y renonceront très volontiers, sans même éprouver le sentiment d’un renoncement, tant les compensations sociales sont importantes. Il y aura toujours des femmes qui pratiqueront ce que l’on pourrait appeler le « dumping amoureux », en proposant aux hommes la douceur, la docilité, une intellectualité raisonnablement bridée, un corps lisse, « allégé » – tout ce que les normes sociales exigent d’elles. Cette conformité assurera au couple un prestige non négligeable, une image de lui-même flatteuse et confortable. Oui, Catherine Breillat a eu de la chance de trouver un homme pour lui faire des enfants… Il y a une dizaine d’années, dans Elle, un article (qui m’avait beaucoup impressionnée) recommandait aux femmes de ne surtout pas se montrer drôles si elles voulaient séduire un homme. Si elles le faisaient rire, elles seraient cantonnées au rôle de la bonne copine, et « le week-end à Venise, ce serait pour une autre ». C’était peut-être un peu injuste, mais c’était comme ça : il fallait s’y faire. Eh, oui ! Soyez tarte ! Sinon, tintin, Venise ! Compris ? L’exemple est peut-être un peu extrême, mais elle se situe là, la limite tangible de la libération de la femme, aujourd’hui : comment concilier son désir d’être aimée avec son envie de vérité, ou de fidélité à soi-même ?

Dammet, Jeanette

(Ma mère) était encore en vie quand mon premier roman, Les oranges ne sont pas les seuls fruits, a été publié en 1985. Il est en partie autobiographique dans le sens où il raconte l’histoire d’une petite fille adoptée par un couple de pentecôtistes. On la destine a être missionnaire. Au lieu de cela, elle tombe amoureuse d’une fille. Catastrophe. La jeune fille quitte la maison, se débrouille pour entrer à Oxford, puis revient chez elle où elle découvre que sa mère s’est bricolé une CB pour diffuser les Évangiles aux païens.

Le roman commence par : « Comme la plupart des gens, j’ai longtemps vécu avec ma mère et mon père. Mon père aimait regarder les combats de catch, ma mère, elle, aimait catcher. »

J’ai lutté à mains nues quasiment toute ma vie. Dans ce genre de combat, le vainqueur est celui qui frappe le plus fort. Ayant été battue dans mon enfance, j’ai appris très tôt à ne pas pleurer. Si je passais une nuit enfermée dehors, je m’asseyais sur le pas de la porte jusqu’à l’arrivée du laitier, je buvais les deux pintes qu’il nous livrait, abandonnais là les bouteilles vides pour faire enrager ma mère et partais à l’école.

Il faut bien reconnaître qu’un titre finement dessiné voit déjà une partie du labeur achevée : s’il tinte, s’il est original, s’il accroche au tissu, alors il aura grandement ses chances de se glisser jusqu’à nous. Avec le dépôt légal, on pourrait arguer qu’il est devenu malaisé de sécuriser le périmètre de l’originalité quand la terre a été maintes et maintes fois déjà retournée : car quoi qu’on en dise, on pourrait venir à bout des titres. D’aucun dira que lorsque la langue évolue, ce sont les possibilités qui se démultiplient, mais tout de même. Quand je vois que certains titres ont déjà été trouvés par quelqu’un d’autre que moi, ça me file le bourdon et l’envie de piétiner mes orteils.

Qu’est-ce qui fait un bon titre ? Il y a quelque chose de classique qui s’en dégage instantanément. Évidemment, tous les dits classiques trichent, car intronisés par les pavillons du Temps, on ne peut vraiment plus leur trouver de dissonance qu’ils méritent au fond peut-être. Mais quand surgissent de la modernité des phénomènes de belle tournure, on ne peut s’empêcher d’être marqué, comme avec De battre mon coeur s’est arrêté, ou plus escroc comme Le quatrième morceau de la femme coupée en deux. Il y a aussi l’amusant Comment voyager avec un saumon et l’abasourdi Parfois les ennuis mettent un chapeau

Quand j’ai vu pour la première fois les affiches de promotion de Why be happy when you could be normal tapissant les sous-terrains londoniens, l’effet de frappe a été immédiat : la matraque commerciale était magistralement secondée par une auteure reconnue, mais surtout un titre pimpant, qui intrigue et s’imprime à la seconde où les yeux s’y sont attardés. Assez pour cette histoire, mais l’impact me semble d’ordinaire ardu à obtenir et le sens de la formule un eldorado souvent difficile à cartographier.

The Hopi, an Indian tribe, have a language as sophisticated as ours, but no tenses for past, present and future. The division does not exist. What does this say about time?

Ma première rencontre avec l’oeuvre de Jeanette Winterson a eu lieu à l’automne 2010, dans un cadre que j’attrapais au vol après mon excursion au pays de la nuit toujours alerte. Je découvrais Sexing the Cherry (Le sexe des cerises) et mes neurones bien râpés s’en trouvèrent plus amochés encore. C’était une lecture de celles qui laissent pantois, mi-figue mi-raisin, de celles que l’on perçoit mais que l’on n’appréhende pas réellement. Pleine de symbolique et d’éléments historiques, folkloriques, relig-hics, mixés avec mysticisme, et révélés par une structure narrative des moins évidentes. Le roman (?) enchevêtrait deux fils narratifs, l’un continu (enfin…) et l’autre pas, l’histoire de Jourdain et ses ponctuations ananas-gribouilles, tandis que de courts contes, incartades revisitant ceux que l’on connait depuis la nuit des temps, s’invitaient dans la narration, étrangers à Jourdain et sans lien apparent avec sa quête de banane à l’époque puritaine. Voyez plutôt comment Libération s’en sort pas mieux. En définitive, c’était une oeuvre qui avait quelque chose de fulgurant, mais dont la résistance m’a fait geindre : à la lumière de Pourquoi être heureux quand on peut être normal, il y a alors la possibilité soulevée d’en mieux saisir les enjeux et références, et une nouvelle lecture se profile, cette fois gratifiante, sans la teinte des zones d’obscurité qui perdurent. C’est, amis des lettres renouvelées, une lecture qui s’impose.

C’est un tout autre effet que ses quelques mémoires m’ont fait, puisque ce sont des contours bienhumains que Winterson s’applique à revivifier, comme si elle remplissait d’incessants coups de crayons une surface cabossée pour en faire ressortir les marques invisibles. Dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal, elle entreprend de retracer ce qui a été fondateur dans la construction de son caractère, et revient avec largesse sur le monstre tentaculaire de sa vie : sa mère adoptive. À sa sortie, le livre avait été mis en parallèle avec les mémoires graphiques d’Alison Bechdel, auteure elle-aussi infiniment travaillée par la figure maternelle, source de tant de frustrations élémentaires. Il faut reconnaître que Winterson n’a pas eu l’enfance la plus typique : laissée au soin d’une agence d’adoption par sa mère, Janet – renommée Jeanette – est recueillie par un couple de pentecôtistes convertis sur le tard, qui ne peuvent, ne veulent… pas avoir d’enfant. Cette adoption marque le début d’une vie proche de l’infernal, qui va forger un caractère fort, une identité sexuelle, sociale et artistique.

Mrs Winterson était magnifiquement blessée, comme une martyre du Moyen Âge, le corps entaillé, se vidant de son sang pour Jésus, et tout le monde a pu la voir porter sa croix. La vie n’avait de sens que dans la souffrance. Si vous lui aviez demandé : « Pourquoi sommes-nous sur terre ? » Elle aurait répondu : « Pour souffrir. »
Après tout, notre passage sur terre, en tant qu’antichambre de la Fin des Temps, ne peut être qu’une succession de pertes.

(…) Son fatalisme était si puissant. Mrs Winterson était son propre trou noir qui engloutissait toute la lumière. Elle était constituée de matière noire et sa force était invisible, imperceptible si ce n’est dans ses effets.

Élevée dans une petite ville industrielle proche de Manchester, l’auteure revient sur la terreur avec laquelle sa mère a régné sur son enfance : une mère dure, dont le quotidien cimenté d’interdits, est un empêchement et une lutte de chaque instant contre celui de sa fille, diamétralement opposée, éprise de liberté et de revendications constantes. Les livres, les amis, les divertissements sont proscrits : « le problème avec la littérature, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il y a à l’intérieur avant qu’il ne soit trop tard…« . On la croirait sortie d’un autre temps. La petite fille passe des nuits entières, enfermée dehors, alors que son père travaille à l’usine et que sa mère refuse de la laisser entrer, pour la punir d’un méfait. Mère austère, sévère, ayant repoussé toute sexualité hors de sa vie, incapable de mots d’amour envers une fille qu’elle ne parait pas pouvoir aimer de ses différences. Jeanette se voit répéter tout du long de son enfance qu’elle est l’enfant du diable, qu’elle n’aurait jamais dû atterrir dans leur foyer, qu’elle est mauvaise. Les scènes relatées sont dures, de ces vacances auxquelles la petite fille ne participe pas et qui se voit refuser l’entrée de sa propre maison pendant que ses parents sont partis – vouée à dormir dans la rue – empêchée par son propre oncle de rentrer par effraction chez elle, et menacée d’un coup de fusil si elle s’obstine. Les sentences et les sermons rythment le défilement des heures et des jours, les lieux de la maison en sont habités. Cette violence dévote touche un point culminant lorsque la mère fait subir à sa fille un exorcisme par les anciens pour que le Diable (aka. son homosexualité) se retire d’elle et la remette dans le droit chemin : la jeune fille est battue, affamée, épuisée, harcelée. Il faut qu’elle reconnaisse sa faute, avoue son égarement, afin qu’ils puissent la ramener à eux. Mais Winterson semble dotée d’une force de volonté crue et intraitable, et ne se laisse jamais défaire lorsqu’il lui semble être la visée d’une injustice.

L’écrivaine relate sans pitié et sans apitoiement les cruels événements que traversèrent son enfance et son adolescence : ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Dans le cas de Winterson, ce qui ne vous tue pas vous rend, tout simplement, tout solidement. Jamais elle n’a cessé de vouloir se battre pour obtenir gain de cause, jamais elle n’a baissé la tête, jamais elle n’a voulu arrêté de désirer. Winterson se décrit comme une personne habitée par la quête du bonheur, d’une lucidité sans tâche, d’une volonté rompue. C’est la dureté, la violence, la maltraitance verbale et psychologique de sa mère qui l’a amenée où elle se trouve depuis, une place qu’elle n’échangerait pour rien au monde, une montée en adulte qu’elle ne troquerait jamais non plus. Car désirer une enfance plus acidulée, plus normalisée, plus équilibrée, cela reviendrait peut-être à ne pas s’être construite avec autant de certitude.

En naissant, je suis devenue le coin visible d’une carte pliée. La carte offre plus d’un itinéraire. Plus d’une destination. La carte, ce moi qui se déplie, ne conduit nulle part en particulier. La flèche qui indique VOUS ÊTES ICI est votre première coordonnée. Il y a bien des choses qu’on ne peut changer quand on est enfant. Mais on peut au moins faire son sac en prévision du voyage…

Grandissant dans cette petite ville de la classe ouvrière, c’est également tout un pan de pays qu’elle évoque dans ces mémoires : une lampe de poche accrochée à un fil dans une cabane au fond du jardin, fait office de cabinet de toilettes. La paye arrive chaque semaine, en liquide, et ses parents n’auront jamais, au cours de leur vie, à l’image du voisinage, possédé de compte en banque. L’argent tombe, est dépensé, vient à manquer, et tombe à nouveau. Dans ces villes défavorisées, on apprend qu’il y a encore vingt-trente ans, la messe était délivrée en vieil anglais (King James Bible, la version de 1611). Une aubaine, nous dit-elle, car dans ce pays peu lettré, le seul véritable accès à la culture était oral, la mémoire des gens éléphantesque, et ce vieil anglais de messe permettait un apprentissage des plus aisés de tout un pan de la littérature classique, la langue shakespearienne ne posant aucune difficulté de compréhension pour des gens élevés dans une langue similaire. Les choses ont changé depuis, la province de Manchester a vu ses églises modernisées, et cette tradition orale disparaître comme une trainée de poudre. Dans un même ordre d’idée, elle rappelle que la bibliothèque municipale a été un lieu de retraite fondamental pour les gens du pays qui n’avaient aucun moyen de se créer un patrimoine culturel personnel : c’est là que, dans le secret le plus sourd, elle entreprend de lire, un par un et par ordre alphabétique, tous les livres disposés sur l’étagère littérature anglaise.

De cette élévation par elle-même, Winterson tire tout son orgueil : car, levant le camp à 16 ans du chez-elle qui ne le fut jamais, elle part s’installer dans une petite voiture où elle sommeille, s’alimente et travaille, avant d’être accueillie dans une minuscule chambre proposée par une enseignante austère et juste, qui constatant son appétit brut pour les lettres, la fait suivre une préparation au concours d’entrée d’Oxford. Après avoir réussi l’épreuve écrite, elle rate son entretien, mais persévère au point d’obtenir un rendez-vous avec un recteur qui finit par lui proposer une place au sein de l’un des nouveaux collèges – à titre expérimental. La diabolique self-taught engeance ouvrière se voit ouvrir les portes de l’université la plus prestigieuse d’Angleterre : l’orgueil en ferait bouffir plus de mille. Malgré cela, les pieds demeurent platement plantés sur terre : elle est le cobaye de la frange défavorisée, tandis que sa comparse et immédiate amie se trouve être l’expérience noire. La classe ne comptant pas plus de quatre femmes, la chose est scellée : autant dire qu’il ne faudra pas en attendre beaucoup du cadre universitaire en ce qui les concerne. Mais qu’à cela ne tienne : les voilà connectées à l’un des réseaux littéraires les plus vastes qu’il soit. L’étude et la connaissance occupent enfin légitimement la place centrale qui leur est due.

Du coup, quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu’elle est optionnelle, qu’elle s’adresse aux classes moyennes instruites, ou qu’elle ne devrait pas être étudiée à l’école parce qu’elle n’est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l’on entend sur la poésie et la place qu’elle occupe dans notre vie, j’imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d’un langage difficile – et c’est ce qu’offre la poésie. C’est ce que propose la littérature – un langage assez puissant pour la décrire. Ce n’est pas un lieu où se cacher. C’est un lieu de découverte.

La littérature a tout donné à Jeanette Winterson, elle s’y refuge sans discontinuer. Elle l’a approchée de la plus merveilleuse façon qui soit : sans précédence, sans hiérarchie, sans préférence autre que sa propre appréciation. Elle les apprend par coeur, en commençant par la lettre A et en essayant de terminer par la lettre Z, tout en faisant quelques tous petits détours par la poésie (T.S. Eliot) et l’humour (la beauté du classement en bibliothèque) (Gertrude Stein) ; elle happe des textes qui l’occupent tout depuis. Des textes et des impressions dans lesquels je me retrouve : L’autobiographie de Alice B. Toklas, dont la ligne tracée entre la fiction et le vie est si floue et si là, Katherine Mansfield dont les nouvelles ne pouvaient pas être plus éloignées de l’existence qu’elle menait (mais voilà bien un but – sinon l’unique – de la littérature), Emily Dickinson et Andrew Marvell se hissent jusque son tourment de vie, tandis que Mrs Oliphant en prend pour son grade et que Nabokov lui déplait… Un jour que Jeanette n’a pas rangé correctement l’un de ses trésors qu’elle dissimule sous son matelas (Women in Love, de D. H. Lawrence : comme elle le dit elle-même, « mauvaise pioche »…), sa mère découvre des dizaines d’ouvrages accumulés méthodiquement par la gamine, rangés précieusement afin d’échapper à la vue assassine de ce titan adoptif. Attention violence. Dans un accès de folie qui semble dans la droite lignée de beaucoup de réactions de Mrs Winterson, les livres sont démembrés, un à un, par cette furie maternelle qui entreprend de les brûler jusqu’aux cendres dans l’arrière-cour.

Je les ai regardés flamber et flamber et je me souviens de la chaleur qu’ils dégageaient, de la lumière vive sur la nuit de janvier saturnienne et glaciale. Pour moi, les livres ont toujours représenté la lumière et la chaleur.
Je leur avais confectionné des couvertures en plastique parce qu’ils étaient précieux. Et voilà qu’ils partaient en fumée.
Le lendemain matin, la cour et l’allée étaient jonchés de bouts de texte. Des puzzles calcinés de livres. J’ai ramassé quelques-uns de ces morceaux.
C’est sans doute pour cette raison que j’écris comme je le fais – amassant des bribes, incertaine de la continuité du récit. Que dit Eliot ? Je veux de ces fragments étayer mes ruines…

On se construit soi-même, on ne peut compter que sur soi-même. Voilà l’un des enseignements les plus basiques qu’acquiert Winterson, qu’elle acquiert bien et durablement. Au point de constater quelques dysfonctionnements tardifs : difficile de penser pouvoir véritablement être aimée. En réalité, cette solitude formatrice a à la fois créé un besoin vital d’espace personnel, rendu la notion de vie commune un fardeau dans son application quotidienne, et semé quelque part un grain de folie et de violence. Une enfant qui a toujours du se défendre de ses poings, dans la rue, à l’école et à la maison, a construit une adulte battante, dont la violence flotte entre deux eaux.

Autrefois, j’abritais une colère si énorme qu’elle aurait pu remplir n’importe quelle maison. Parfois, et même souvent, une part de nous est à la fois instable et puissante – comme cette colère noire capable de vous tuer en même temps que d’autres et qui menace de tout engloutir. Nous ne pouvons négocier avec cette part puissante mais enragée de notre être qu’après lui avoir appris de meilleures manières. Il n’est pas question de refoulement, mais de trouver le bon réceptacle.

Sa violence est revendiquée comme une part d’elle-même, une violence qui se fait chair. Dans les moments de sa vie où la frustration s’est élevée, où l’injustice s’est faite sentir, c’est de violence que son corps s’est fait l’écho, de pulsion physique et non de réflexion pesée : je me reconnais complètement dans ce portrait réactiviste. Lorsque la colère gronde en soi, que l’on sait sa violence être un remède de l’instant auquel on peut faire appel, la conscience de ses limites s’érige parallèlement à la pensée du bien fondé d’un tel moyen. Car la violence permet l’absence temporaire de crainte et prévient la paralysie. Ceux qui ont été agressés le savent : penser la peur, c’est être enfermé dans son corps. Freiner cette pensée et laisser son corps déborder, c’est se donner les moyens de défense, qui peuvent tout aussi bien provoquer ou accélérer une répartie fatale. Je sais combien mon sang est chaud, et combien je me situe dans l’entre-deux, le calme de l’air qui se soulève, et la marée qui déborde et rafle les passagers de la grève. Encore hier une colère sourde était prête à gronder auprès d’inconnus, apprêtée à fuser avec force, s’il n’y avait pas de retenue en marge de mon propre contour. J’en ressens donc une compréhension infinie, tout en sachant ce remède ancré dans quelque construction du moi qui a eu à répondre avec violence à la violence pour l’écraser.

Les marques sont là, des zébrures saillantes. Lisez-les. Lisez ces blessures. Récrivez-les. Récrivez ces blessures.
C’est pour cette raison que je suis écrivain – je ne dis pas que j’ai « décidé » de l’être ou que je le suis « devenue ». Ce n’est pas un acte volontaire ni même un choix conscient. Pour éviter la trame serrée du récit de Mrs Winterson, je devais être capable de faire mon propre récit. Mi-réalité, mi-fiction, voilà les ingrédients qui composent une vie.

J’ai souvent pensé – et je pense toujours, avec néanmoins de nombreuses nuances, contradictions – que l’on se forge. Aux gens répugnant à accorder une petite claque à leur progéniture, j’ai toujours renvoyé l’opinion qu’une petite claque ne tue pas et rendra la peau un peu plus solide. Ce fut mon cas. Pourtant, force est de reconnaître que les généralités dans ces affaires sont risquées (comme dans toutes) et qu’impliquer que la violence déclenche une résistance salutaire est s’oublier dans les échecs de la pédagogie. Mais la force d’une telle pensée est que ce qui compte véritablement, est ce que l’on souhaite faire de soi-même, et ne pas songer que l’on puisse être déterminé pour de bon. Qu’une petite claque ne fera pas de moi une personne violente avec autrui. Que la violence a apporté une matière par la suite complètement transformée en une énergie double. Qu’elle bout, remplit des veines qui se déversent en courants de prescience. De même que j’ai longtemps cru qu’on se bâtissait de part en part, Winterson ne croit pas à ces histoires de gêne de l’homosexualité. La première fois que j’avais entendu cette histoire, j’ai frémi de colère. Qu’allait-on encore chercher dans la biologie pour porter bannière à la première idéologie qui passera par là ? La lecture découverte de Élisabeth Badinter m’avait fait prendre en grippe ce sens de l’inné que je n’avais jamais particulièrement affectionné, toute amourachée que j’étais avec l’idée du tout-possible, du libre arbitre. Depuis lors, ma pensée s’est arrondie, et ce gêne de l’homosexualité ne me parait plus aussi fantasque. Je continue malgré tout de souhaiter conserver « la narration ouverte » dont Winterson fait volontiers la pierre d’achoppement de l’ensemble de son oeuvre.

Pour moi qui suis fascinée par les questions d’identité, la définition de soi, ces livres ont été cruciaux. Se lire soi-même comme une fiction autant que comme un fait est le seul moyen de garder la narration ouverte – le seul moyen d’empêcher le récit de prendre la tangente sous l’effet de son propre rythme, souvent vers une conclusion dont personne ne veut.

Cela n’a jamais été une question de biologie, d’acquis ou d’inné.

Parmi les obsessions de l’écriture wintersonienne (allez on y va), il y a le corps, l’identité, et puis le temps. Celui qui aura déjà été introduit à son univers (Les oranges ne sont pas les seuls fruits, La passion, Le sexe des cerises, Powerbook, Écrits sur le corps…) saura qu’il regorge de références à tel point qu’il est malaisé – parfois – de comprendre de quoi est monté son propos. Tant d’interprétations sont possibles, les légendes arthuriennes se mêlent aux épisodes bibliques, eux-mêmes entrecroisés de canevas littéraires et historiques, allant de Shakespeare à la psychanalyse. Pourquoi être heureux quand on peut être normal offre une lecture de l’oeuvre de Jeanette Winterson en proposant une première explication de l’origine de ces références, une appréhension de ses thèmes obsessionnels liés à sa biographie, son guide d’utilisation de ces épopées :

Les histoires d’Arthur, de Lancelot et de Guenièvre, de Merlin, de Camelot et de la quête du Graal se sont arrimées à moi telle la molécule manquante d’un composé chimique. J’ai retravaillé le cycle arthurien toute ma vie. Il contient des récit de perte, de loyauté, d’échec, de reconnaissance, de seconde chance. Plus tard, quand j’ai connu des phases difficiles dans mon travail, que j’ai senti que j’avais perdu ou m’étais détournée de quelque chose sans même pouvoir l’identifier, l’histoire de Perceval me redonnait espoir. Peut-être y aurait-il une seconde chance…
En fait, nous avons droit à plus que deux chances – beaucoup plus. Avec mes cinquante années d’expérience, je sais à présent que le va-et-vient entre trouver/perdre, oublier/se souvenir, quitter/retrouver, est incessant. L’existence n’est qu’une question de seconde chance et tant que nous serons en vie, jusqu’à la fin, il restera toujours une autre chance.

Au final, le récit autobiographique de Jeanette Winterson, retracer le cheminement d’une des mères et retrouver la trace de la seconde, offre bien plus qu’une clef pour accéder au degré zéro de son écriture. C’est un livre drôle, qui traite du terrible avec l’humeur souvent détachée de celle qui se tire vers le haut sans s’appesantir sur le bas. Le récit de celle qui s’initie à l’écrit, qui dramatise et détraumatise, dont la plume est d’une légèreté indéterminée. Un fabuleux pragmatisme doté d’une géniale carrure.

La monnaie de la pièce

Il parait juste de dire de Virginia Woolf qu’elle est une auteure prolifique du XXe siècle.

À la lumière de la parution de ses journaux, d’une densité impressionnante, on mesure combien l’écriture était plus qu’un besoin, une occupation, un métier. Un remède. C’était aussi une stricte discipline, à laquelle elle s’est adonnée chaque jour de sa vie, avec une attention et une rigueur inflexibles. Auteure de romans, d’essais, de pièces de théâtre, de parodies, d’articles, de poésie (ou bien ?), on l’associe plus précisément à ce courant moderniste qu’elle pava, le désarçonnant stream of consciousness, qui vise à rendre la complexité d’un personnage pensant, à en tisser une toile intérieure. Ma première rencontre avec Woolf fut une occasion manquée : traversant une période de curiosité genresque, je lisais Orlando au même moment où je m’intéressais à Herculine Barbin. Sans mise en garde quant à la teneur et la tenue du livre de Woolf, je me perdais dans les méandres des pages sans saisir véritablement les enjeux narratifs, uniquement déçue par l’approche du sujet, jugée trop peu littérale et bien trop littéraire à mon goût.

Quelques années ont depuis permis à l’eau de s’écouler sous les bâtisses, de surélever les berges et de rincer les façades. Je me suis passionnée pour le personnage, dont la modernité, la productivité et la perspicacité  ont happé mes premières incompréhensions, et me suis finalement plongée dans ses traductions (disons-le d’emblée), pour m’apercevoir combien ses écrits différaient les uns des autres.


A Room of One’s Own
(Une pièce bien à soi, traduction d’Elise Argaud) est paru en 1929.  On y écoute une Virginia Woolf placidement virulente, répondre à la demande universitaire de donner une conférence devant deux collèges féminins de Cambridge, sur le thème des Femmes et de la Fiction. Woolf y répond à sa manière à elle : non pas en délivrant un discours conventionnel et démonstratif dans son sens universitaire, mais en faisant émerger les enjeux d’une telle question et en proposant la méthode du flux de conscience. Suivant et retraçant les moindres pas que sa réflexion emboîte en s’appesantissant sur la question, elle emporte avec elle ses auditeurs dans ses déambulations géographiques et temporelles (et non pas juste dans ses connections sémiologiques), démontrant ainsi l’importance de re-contextualiser pour intellectualiser.

Une pièce bien à soi propose de suivre Virginia Woolf dans sa réflexion, alors qu’elle tente de répondre aux attentes de ses commanditaires, qu’elle arpente les campus, la ville, le musée et la bibliothèque, et de saisir le rapport existant entre les femmes et la fiction. À cette conférence, elle donne une forme formidable : elle crée de la fiction féminine en même temps qu’elle en discourt et en fait émerger des motifs. De cette « conférence », on a plutôt retenu sa fameuse invention d’une soeur à Shakespeare, pure création pour montrer que jamais le génie de Judith (eut-elle existé) n’aurait pu s’épanouir au XVIe siècle, et que son lot fatal aurait été purement et simplement… la folie.

L’exclusion

Je repensai à l’orgue tonitruant dans l’église et aux portes closes de la bibliothèque – je me dis que s’il était franchement désagréable d’être mise dehors, il était peut-être encore pire d’être enfermé dedans ; et, considérant la sécurité et la prospérité d’un sexe comparées à l’insécurité et à la pauvreté de l’autre, ainsi qu’à l’effet de la tradition ou de l’absence de tradition sur l’esprit d’un écrivain, j’en conclus qu’il était temps de rouler la peau fripée de cette journée, avec ses raisonnements et ses impressions, ses colères et ses éclats de rire, et de la jeter dans les broussailles.

Voilà bien là le sens de l’humour de Virginia Woolf, un humour flegmatique, aux abords froids et distancieux, au maintien bien droit. Après avoir passé la journée à arpenter les abords de célèbres collèges fermés aux pupilles féminines, être allée et venue dans le temps, après avoir brisé des conventions, Woolf achève son trajet dans le salon d’une certaine Mary Seton, à décrire son chez elle et imaginer quelle parentes l’ont précédée…

Ce premier chapitre prend donc la forme, à l’image d’un acte tragique, d’un jour unique, se dépliant dans un espace limité, Oxbridge. Pour illustrer l’exclusion que les femmes subirent de la part de l’université, l’écrivain se promène et se repose à l’extérieur de l’enceinte, pour signaler que sa réflexion de femme n’a pu naitre qu’en son deçà. Invitée à entrer (mais l’est-elle ? cette séquence a quelque chose d’un songe), elle assiste à deux repas : un déjeuner et un dîner. Elle s’y décide alors, contrairement aux us littéraires, de décrire très en détails, la teneur du repas qui se trouve devant elle ; puis, en dépit de la simplicité et de sa frugalité, elle décide d’en faire de même avec le dîner.

Un mouvement dans le temps s’exécute, elle ne cesse d’aller et venir en toute liberté. C’est l’automne. La journée s’éteint.

Qui est cette figure de Mary Seton, que l’Histoire réclame en dame de compagnie de Mary Stuart ? Et lorsque Virginia Woolf se crée un personnage, « Mary Beton », y a-t-il une référence au prétendant rejeté de cette première, Internet voulant bien délivrer de maigres informations sur son compte, dont une solide propension au célibat qui fit comme victime, l’amouraché (ou non) Andrew Beaton ? Woolf nous demande d’élaborer sur son parcours et ses liens, qui pris dans leur sens le plus littéral, nous résistent avec force.

L’un des grands avantages d’être femme, c’est de pouvoir passer devant une négresse même très belle sans vouloir en faire une Anglaise.

Déconnons pas, Woolf a clairement l’art de vous foutre une audience mal à l’aise.

Rappel de quelques éléments biographiques : Virginia avait été empêchée d’aller à l’université, que les demoiselles étaient galamment priées de ne pas pénétrer, et avait du se résoudre à lorgner sur le parcours de ses frères. Son père lui a pourtant ouvert sa grande bibliothèque dès son plus jeune âge, et elle s’est donc éduquée par elle-même, ayant accès à absolument tout son contenu sans qu’il n’y regarde, de près ou de loin. Autant dire que ça forge un esprit libre (la bibliothèque familiale était connue pour sa richesse). C’est donc une affaire assez incongrue et importante, que d’avoir ce petit bout de femme parler aux jeunes étudiants de l’université, quand elle-même en fut exclue. Elle remet à leur place ces hommes qui en décidèrent ainsi, qui à leur gré, tandis que le vent de la modernité tourne, l’invitent à intervenir auprès d’étudiantes, uniquement pimprenelles de leur état académique. Virginia Woolf est définitivement moderne, et Une pièce bien à soi est une véritable gifle adressée aux messieurs de l’université, à tous les patriarches résistant à l’avancée des femmes dans des corps de métiers. Qu’attendaient-ils d’elle en lui demandant un topo sur les femmes et la fiction ? Elle leur répond d’une pichenette bien placée, renvoyant l’image présente de ceux qui ont tant résisté à leur introduction académique, cette élite d’Oxbridge, leurs ancêtres – dont ils ont poursuit ou poursuivent encore les traditions. Ceux qui empêchèrent les femmes d’avoir leur plume à dire, qui la contraignirent dans le présent à ne rien pouvoir exhumer de féminin et de fiction avant un certain âge. Et de trouver, là encore, des limitations à ses trouvailles.

Où sont les femmes ?

Woolf inaugure un nouveau jour, à Londres cette fois. Direction : le British Museum, où la vérité scientifique doit pouvoir se trouver. En chemin, elle s’attarde pour rapporter le tableau de l’effervescence qui l’entoure, broder la situation de ce simple périple : un pinceau minutieux ? L’art digressif ? Le flux de conscience ? Chaque détail de son parcours compte, comme autant de points de croix littéraires, dont la texture est le clef-de-voûte de sa réflexion. Sa quête avant d’être spirituelle est une quête des habitants, des lieux, des temps. Ou si elle ne la précède, du moins en est-elle indissociable.

Au British Museum, un constat s’impose : un nombre conséquent de livres sur les femmes ont été écrits par des hommes. Étonnement. Et le mouvement inverse ne semble pas tout à fait vrai. Woolf s’interroge, et examine avec attention les intitulés de ces livres : ils sont, dans leur majorité, prescriptifs. Non d’une flûte. Il y a là un panel de livres moraux, critiques, scientifiques, et beaucoup avec pour objectif de prouver l’infériorité naturelle de la femme. L’errante en ressent de la colère, en même temps qu’elle absorbe la colère des auteurs de ces textes. Pourquoi tant de haine, pourquoi ce souci de prouver l’incapacité généralisée de toute une frange de la population ? Sa réflexion l’amène à penser qu’il y a là une crainte de perdre du terrain sur le pouvoir d’influence que s’est octroyé la gente masculine à la sueur de la dure machette de l’Histoire.

Peut-être bien que lorsque le professeur insiste un peu trop sur l’infériorité des femmes, ce n’est pas tant cela qui le préoccupe que sa propre supériorité. (…) Plus que tout, peut-être, tant nous sommes des êtres d’illusion, (la vie) demande de la confiance en soi. Sans cette confiance, nous ne sommes plus que des nourrissons au berceau. Mais comment faire naître très rapidement cette qualité impondérable, pourtant si précieuse ? En pensant que d’autres personnes nous sont inférieures.

Mais ses pensées sont interrompues par une addition qu’elle doit régler. Elle décampe vers une autre route : l’argent. Observant son porte-monnaie d’où elle tire par miracle des billets de dix shillings, elle songe à sa tante, Mary Beton, qui lui a laissé un héritage. Une histoire fausse. Une histoire vraie. L’anecdote fait irruption et disparait aussitôt, pour laisser la trace du squelette sur lequel repose l’essai.

… Je songeai que le changement de caractère produit par un revenu fixe était bien remarquable. Aucune force au monde ne peut m’enlever mes cinq cent livres de rente. (…) Ainsi s’évanouissent non pas simplement l’effort et la peine, mais aussi la haine et le ressentiment? Je n’ai plus besoin de haïr un homme, car aucun ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter aucun homme, car aucun ne peut rien m’apporter. Alors, insensiblement, je me suis mise à adopter une attitude nouvelle envers l’autre moitié de l’humanité. Il était absurde de condamner une classe ou un sexe tout entier. Une grande masse d’individus n’est jamais responsable de ses actes, car ceux-là sont mus par des instincts qui leur échappent.

Retournant vers chez elle, près du fleuve, elle décrit la vie casanière de sa petite rue. Et prévoit que dans cent ans, la condition des femme aura radicalement changé, tandis que les barrières se seront effondrées pour la majorité d’entre elles.

Tout cela peut arriver dès lors que la féminité cesse d’être un métier protégé.

History vs. Herstory

Les lieux changent, la réflexion se poursuit : c’est le foyer qui l’habite à présent.

Il vaudrait mieux tirer les rideaux, chasser de son esprit les distractions, allumer la lampe, réduire son champ d’investigation et interroger l’historien, qui consigne non les opinions mais les faits, pour savoir quelles furent les conditions de vie des femmes, non pas de tout temps, mais en Angleterre, disons à l’époque d’Elisabeth.

Ce déplacement n’est pas anodin : ce qui l’interpelle avant tout, est ce vide dans l’histoire littéraire, d’auteures de sonnets et de pièces de théâtre, d’oeuvres marquantes, voire d’oeuvres tout court. Quand les hommes, de leur côté, ont été si prolifiques, uniques à produire des textes sources. L’Histoire lui apprend que le sort des femmes n’était pas de leur ressort : manquant de liberté, d’autonomie, elles étaient louées pour leur discrétion et leur obéissance. Ah… Mais pourtant, Wolf ne peut s’empêcher de constater que nombre d’héroïnes de l’époque ont marqué leur ère et toutes les suivantes : Antigone, Cléopâtre, Phèdre, Lady McBeth, Roxanne, Hermione, Bérénice ou Andromaque… et plus tard Emma Bovary, Anna Karénine, Clarisse.

Mais de l’Histoire, les femmes sont un peu absentes. Mises à part Elisabeth et Mary Stuart, on ne sait pas grand chose du déroulement de leurs journées en général, encore moins de leur implication dans les grands faits de l’H. Elles semblent avoir doucereusement somnolé lors des Croisades, s’être pâmées lors de l’édification de l’Université et la Guerre de Cent Ans, avoir langui pendant la Guerre des Roses, la Renaissance ou la Dissolution des Monastères. Présentes dans l’absence (certes, mentionnons les nombreuses compagnes d’Henry VIII dont Boleyn qui pava sa route vers le schisme et la dissolution.)

Se demandant bien pourquoi aucune femme n’a écrit d’oeuvre marquante à l’ère Elisabéthaine (il est vrai que le XXe siècle a fouillé l’histoire pour la re-visiter, et on a depuis exhumé les Journaux privés de Elisabeth I pour leur reconnaître une incontestable valeur, littéraire et historique. Néanmoins, ces journaux étant tenus de manière privée, et au vu du statut exceptionnel d’Elisabeth, on ne peut donc tenir cet exemple comme valeur de contre-argument), voilà qu’elle fait jaillir de son imagination les traits d’une soeur, fictive, de Shakespeare, qui aurait eu, à son exemple, droit aux petits avantages financiers de l’héritage familial, génétique (un esprit de génie) et des aspirations similaires. Inutile de préciser que Judith bute tout au long de son chemin dans des embûches d’envergure, finit cinglée et pour ne rien gâcher, se suicide par une nuit d’hiver et se trouve enterrée à quelque carrefour où font halte les omnibus devant l’arrêt Elephant-and-Castle. Pour ceux qui ne sont jamais allés à Londres, précisons qu’Elephant-and-Castle est un recoin glauque et à l’architecture fortement rebutante : l’endroit a même remporté la palme du lieu le plus moche de Londres, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Judith, pour combler le tout, est donc ensevelie sous l’arrêt de bus le plus laid d’Europe : ça donne envie.

Woolf n’exclut bien entendu pas ces petites exceptions, qui varient d’un siècle à l’autre, et rappelle l’existence muette et terne de Jane Austen ou d’une folle et erratique Emily Brontë. Reste qu’il s’agit bien là du XIXème siècle, et Woolf est bien en peine de découvrir dans sa bibliothèque, des auteures antérieures au tournant du XVIIIe siècle, si sporadiques soient-elles.

Revenant sur les circonstances matérielles nécessaires à l’élaboration d’une oeuvre, le fantôme tuberculeux de Keats est convié à la charmante procession lorsqu’il s’agit de parler des auteurs sur lesquels tous les malheurs tombèrent. Pourtant même ce dernier, malgré son sort funeste, avait trouvé un refuge matériel, accueilli par des hommes, protégé sous les toits de ses mécènes, ou de ses protecteurs.

Mais pour les femmes, me dis-je, en regardant les étagères vides, les difficultés étaient infiniment plus redoutables. Tout d’abord, il était hors de question qu’une femme possède une chambre à elle, encore moins une pièce calme ou protégée du bruit.

Le pire était encore d’ordre immatériel. L’indifférence du monde, si pénible à supporter pour Keats, Flaubert et d’autres hommes de génie, se muait dans son cas à elle en de l’hostilité. À elles, le monde ne disait pas comme à eux : « Ecrivez si ça vous chante, cela m’est égal ». Il s’esclaffait : « Écrire ? À quoi bon ? »

L’écriture féminine

La littérature est parsemée de débris d’hommes qui prirent trop à coeur les opinions émises à leur sujet.

Installée chez elle tandis que son regard se porte sur l’étagère, se pose la question de la production féminine et de la raison d’être du roman : pourquoi a-t-il été le genre de prédilection par lequel la fiction féminine s’est exprimée ? Roman, ce sous-genre.

C’est toute la question de la spécificité de l’écriture féminine. Qu’est-ce que l’écriture féminine ? Y a t-il une écriture féminine ? Voilà un point d’interrogation qui martèle, notamment dans les questions de genre, et la forme plutôt que le fond sont souvent des blocages pour apporter des éléments de réponse. Woolf soulève un point important : l’écriture féminine, c’est avant tout écrire sur une expérience féminine, et non son double masculin. Elle entend par là, écrire sur ce que l’on connait, plutôt que la pensée qu’on le devrait, pour suivre une tradition littéraire et s’inscrire en son sein. Mais mimer n’est pas créer, ce n’est qu’honorer. Pour créer une tradition là où il n’en existe pas, il faut partir de soi et non des autres.

Woolf ne trouve pas grand chose avant le XIXe siècle en termes d’écriture féminine à se mettre sous la dent. L’éducation et les astreintes sociales porteuses de préjugés sont à blâmer : l’écriture féminine est alors privée, on la trouve dans les lettres élégantes de Dorothy Osborne, qui jamais ne fut troublée par la pensée d’écrire un livre, se gardant bien de ce ridicule et de l’humiliation fatidique qui sauraient en résulter. Woolf évoque alors le précédent enfin réalisé par Aphra Behn : émergeant de la classe moyenne, voilà la première femme à subsister de ses écrits (moyennant des sacrifices non négligeables pour l’époque). Bien sûr, j’ai en tête les noms que l’histoire du XXe siècle a réhabilités : Maria Edgeworth, Frances Burney, Mary Hays, Mary Wollstonecraft. Mais ont-elles vécu de leur plume ?

D’autres noms surgissent, aux lauriers plus altiers : Emily et Charlotte Brontë, Jane Austen, George Eliot.

Aucun chef-d’oeuvre ne surgit solitaire et unique ; tous sont le produit de nombreuses années de pensée en commun, d’une pensée exercée par la masse du peuple, afin que la voix unique s’appuie sur l’expérience de l’ensemble. Jane Austen aurait dû déposer une couronne sur la tombe de Fanny Burney et George Eliot rendre hommage à l’ombre vigoureuse d’Eliza Carter – la vaillante vieille femme qui attachait une clochette à sa tête de lit pour se réveiller tôt et apprendre le grec.

Pourquoi le roman donc ? Emily Brontë, George Eliot, Charlotte Brontë et Jane Austen sont des figures qui n’ont pas tout à fait leur lot de points en commun. Pourquoi leur « génie » littéraire s’est-il pourtant exprimé par la forme du roman ? Revient alors cette pièce à elles, dont elles ne disposaient pas (trait partagé par cette classe moyenne) et du temps qui ne leur était pas imparti. Pour écrire de la poésie (cf. Dickinson, auto-cloîtrée sa vie entière), du théâtre, il faut du temps et de l’espace. En témoigne le neveu de Jane Austen qui écrivit ses mémoires : lui-même est assujetti à une certaine perplexité quand il considère l’étendue de son oeuvre. Elle ne disposait, avance-t-il, que de très peu de temps à elle… Où a-t-elle trouvé la capacité de filer de tels canevas ?

Et puis, une fois encore, toute la formation littéraire d’une femme au XIXe siècle consistait en une observation des caractères et en l’analyse des émotions. Depuis des siècles, sa sensibilité était éduquée par les influences reçues dans le salon commun. Elle s’y imprégnait des sentiments de chacun ; elle avait sans cesse sous les yeux le spectacle des relations humaines. Par conséquent, lorsque la femme de la classe moyenne se mit à écrire, elle se tourna tout naturellement vers le roman.

Et d’un petit rond de jambe, Woolf soulève à la force d’une démonstration toute naturelle, la prédisposition en ce début de XIXe siècle du roman pour faire émerger une fiction propre à l’expérience féminine ; mais encore une fois, il faut marquer les limites de cette expérience, rattachée à la classe moyenne, puisque la femme laborieuse des villes ou des champs n’est absolument pas représentée dans la peinture de ces romans-ci, et si elle est peinte, c’est d’après observation, et non d’après vécu. Woolf précise que la stature de chacune fait qu’elles avaient été moulées pour d’autres genres : la poésie, le théâtre, l’histoire et les biographies, mais que leur nature ad minima de femmes les conditionna pour verser dans le genre romanesque.

L’intégrité du roman

Elle poursuit sur une comparaison entre Jane Austen et Charlotte Brontë, qui la conduit vers ce qu’elle nomme « l’intégrité du roman » : l’incompréhension de la seconde du génie de la première, et l’échec – en tant que romancière au sens où veut l’entendre Woolf – de la seconde. Charlotte aurait, aux dépens de son histoire et de sa caractérisation, évacué de sa frustration dans son oeuvre, et sa voix se scinderait en autant de commentaires non contrôlés qui voileraient la voix de ses personnages. Il ne faut pas écrire lors d’un accès de rage, mais avec sagesse, dans la placidité de la réflexion. Les répercutions du fait d’être une femme, qui entravaient la vie et les aspirations broyées de Charlotte Brontë, marquèrent certains passages de Jane Eyre.

Le roman, d’après Woolf, est un certain reflet, déformé, simplifié et construit, de la vie. Elle en donne également une description imagée :

Il s’agit d’une structure qui marque l’imagination, organisée autour de cours, en forme de pagode, déployant ses ailes et ses galeries ou ramassée et massive et dotée d’un dôme comme la cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople.

Mais il reste franchement difficile d’évaluer le degré auquel cette micro-tirade est lancée.

Dans le cas du romancier, ce que j’entends par « intégrité », c’est la conviction qu’il nous donne d’exprimer la vérité.

J’aime qu’elle tienne cette position, mais il faut bien reconnaître que c’est l’exact argument inverse que soutiennent nombre d’autres écrivains. Voir soudainement avec lumière une situation précédemment vécue mais non appréhendée livre au roman une dimension élévatrice (ce genre sordide). Néanmoins, c’est là la force des narrateurs et énonciateurs, de détenir le pouvoir de faire gober n’importe quoi au détour d’une langue bien ourlée, aussi peut-on facilement imaginer ce qu’il y aurait à y décrier. En tout état de cause, si le roman n’a pas même éclairé et laisse un goût inachevé, alors Il a échoué. Râté.

Et effectivement, pour la plupart, les romans échouent quelque part.

Et comme le roman possède cette correspondance avec la vie réelle, les valeurs qu’il porte sont pour une part aussi celles de la vie réelle. Cependant, il est bien évident que les valeurs des femmes diffèrent très souvent de celles forgées par l’autre sexe – c’est tout naturel. Mais les valeurs masculines dominent. Pour le dire crûment, le football et le sport sont « importants », tandis que le culte de la mode et l’achat de vêtements sont « futiles ». Or ces valeurs passent immanquablement de la vie à la fiction. Tel autre est insignifiant, car il traite des sentiments des femmes au salon.

Et cette différence de valeur demeure. Woolf salue la capacité des femmes écrivains, telles Jane Austen et Emily Brontë, qui ont su ne pas se plier à l’ordonnance des sujets valeureux : elles ont écrit à leur manière, de leur point de vue, non en suivant l’idée générale du public de ce qu’aurait approuvé  l’établissement littéraire. C’est là l’intégrité des auteures d’Emma et des Hauts de Hurlevent.

Ce patrimoine commun qu’elle décrit est prétendu nul pour les femmes écrivains précédemment citées : impossible de se servir de la tradition littéraire à leur portée pour trouver un style à elle, une écriture qui leur corresponde. La tâche est gigantesque, noble, édifiante.

Le poids, le rythme, l’allure d’un esprit d’homme sont trop éloignés des siens pour qu’elle réussisse à lui voler quoi que ce soit de conséquent. L’imitation est trop vaguement ressemblante pour pouvoir être fidèle. La première chose qu’elle découvrir peut-être en prenant la plume fut l’absence de phrase courante à sa disposition.

Ainsi, Thackeray, Dickens ou Balzac avaient chacun trouvé leur voix, leur rythme, leur tonalité bien particuliers, en s’appuyant sur le domaine commun. La réussite de Jane Austen est d’avoir dessiné le contour d’une phrase unique, qui lui corresponde, bien proportionnée et à laquelle elle se tint ensuite avec constance, sans faillir, dans le moindre recoin de ses romans. Le roman, une forme littéraire assez jeune et bien plus flexible que celles rodées, raides et caillées du théâtre ou de la poésie, est donc le choix de prédilection, et presque l’unique choix, qui était à disposition des femmes écrivains en érection.

Apporter sa pierre à l’édifice

La voilà revenant, dans le cinquième chapitre, à l’époque contemporaine, où les auteures féminines occupent les étagères presque autant que leurs collègues masculins.

Elle s’attelle à réinventer le type même de de la conférence : après tout, malgré le fait qu’elle édite et augmente son originelle intervention, elle choisit d’en garder la forme, d’en garder l’adresse. C’est à vous qu’elle parle, vous, et seulement vous : elle joue avec adresse des pré-requis. On lui a spécialement demandé de prodiguer ses sages paroles à des étudiantes du collège ? Elle en profite pour passer derrière l’institution qui l’invite et fait des recommandations de son propre cru, qui ne seront pas émises de ces murs. Elle situe la pièce, parle du rideau derrière lequel elle espère qu’un recteur ne s’est pas caché, ou quelque instance inviteuse qui pourrait grimacer à ses répliques. Elle rappelle constamment que c’est une conférence qui lui a été demandé de délivrer, pour parler des Femmes et de la Fiction. De quoi pourrait-elle parler d’autre, sinon des femmes ? Pourquoi aurait-on invité cette femme romancière, cette moderniste de génie, sinon pour débiter de cette vaste matière ? Elle donne l’illustration même des difficultés dont elle parle pour les passées écrivaines, des silences de l’histoire, du génie enfoui, par sa langue, son rythme, sa tonalité, sa narration, sa virtuosité à offrir de multiples niveaux d’écoute et de lecture : les femmes et la fiction, c’est aussi Virginia Woolf, qui accomplit un formidable tour de force. Elle crée un personnage, de multiples facettes de fiction pour parler de l’imparlé, et parler surtout de la réalité de la fiction féminine. La réalité par la fiction et la fiction par la réalité.

Au travers du personnage (fictif ?) de Mary Carmichael, une auteure de romans dont le style ne semble, à première vue, pas époustouflant, elle écrit à présent d’une époque où la route est pavée, pour les femmes se destinant à l’exercice de l’écrit, où cette vocation n’est plus une marginalité. Elle regarde cette romancière comme la descendante des madame de Winchelsea, Jane Austen, Aphra Behn and & co.

Car les livres se prolongent les uns dans les autres, malgré notre habitude de les juger séparément.

L’écriture, le style, n’a rien de vrombissant. Woolf lui trouve des défauts instantanément. Mais pour mieux juger l’ensemble du livre et de l’écrivain, elle reprend sa lecture du début, avec minutie.

Je lus : « Chloé aimait bien Olivia. » Et je fus frappée tout à coup par la changement majeur que cela faisait surgir. C’était peut-être la première fois en littérature que Chloé aimait Olivia. Cléopâtre n’aimait pas Octavie. (…) J’essayais de me rappeler, dans le cours de mes lectures, le cas de deux femmes présentées comme amies. (tentative dans Dianne de la croisée des chemins) De temps à autre, elles sont mère ou fille. Mais elles apparaissent presque sans exception sous l’angle de leur rapport aux hommes. (…) D’où le côté étrange des personnages féminins, leurs incroyables extrêmes de beauté et d’horreur et leur oscillation entre divine bonté et infernale dépravation – car c’est ainsi que la verrait son amant selon que son amour enfle ou retombe.

Avec une nuance faite pour les romanciers du XIXe siècle, dépeinte avec plus de complexité, dit Woolf, avant de s’épancher un moment avec emphase sur la difficulté de capturer l’esprit et le caractère d’une femme.

Là, cependant, nous commençons à diverger :

Cette puissance créatrice (cf. des femmes) n’a pourtant absolument rien à voir avec celle de l’homme. Il faut donc en conclure qu’il serait vraiment dommage d’empêcher son déploiement ou de la gaspiller (…). Il serait vraiment dommage que les femmes écrivent ou vivent comme des hommes ou encore leur ressemblent, car, même si aucun des deux sexes n’est complètement adéquat, vu la vastitude et la variété du monde, comment ferions-nous s’il n’en existait qu’un seul ? L’éducation ne devrait-elle pas avoir comme rôle de révéler et de renforcer les différences plutôt que les similitudes ? Il y a déjà trop de ressemblances en l’état, et si un explorateur s’en revenait rapportant la nouvelle de l’existence d’autres sexes scrutant d’autres cieux à travers d’autres branches d’arbres, rien ne rendrait plus service à l’humanité ; sans compter que cela nous procurerait l’insigne plaisir de voir le professeur X se précipiter sur ses règles graduées afin de prouver sa « supériorité ».

Je ne m’accorde pas, mais c’est évidemment à mettre en corrélation avec l’argument que veut faire valoir Woolf : il ne sert à rien d’écrire sur l’expérience des hommes, si l’on doit l’inventer car il faut alors passer par les lieux communs. Une expérience qui a été valorisée par un corps qui n’est pas le sien, vendue comme un absolu. En ce sens, elle revient sur les innombrables vies et aspects de vie inconnus de tous, sur lesquels ni les hommes, n’auraient écrit. Elle veut aider Mary Carmichael a faire la lumière sur son âme, tenir son flambeau, et l’enjoint plus d’une fois.

Elle écrivait comme une femme, mais une femme qui aurait oublié ce qu’elle est, tant et si bien que ses pages étaient pleines de cette singulière qualité sexuelle qui découle d’un sexe qui ne se perçoit pas comme tel.

Quelques routes de continuation sur Multitudes et Agoravox, et les ressources de la London Review of Books : la bio d’Hermione Lee, Deceived with KindnessThree GuineasOn being ill et Flush.