Tissons des bâtisses

C’est dans son chapitre “Des ouvrages et de l’esprit”, extrait de ses Caractères, que La Bruyère a formulé son fameux: “Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes qui pensent.” Eh bien, nous pourrions dire la même chose de Christine de Pizan (ou Christine de Pisande Pizzano) : tout avait été dit, depuis 1404 qu’il avait été publié La Cité des Dames. Mais, pourquoi au juste, n’y a-t-il pas eu de révolution féministe au Moyen Âge ? Exécutons ensemble une petite cabriole dans le temps !

Christine de Pizan

Par une douce et clémente journée, Dame Christine s’étire dans son étude. Elle aimerait faire une petite pause de ses lectures si respectables et lire quelque chose de plus léger. Regardant tout autour d’elle où les livres de tous les genres ne font pas que tapisserie, elle s’aperçoit que rien sur ses étagères ne pourrait correspondre à son humeur : elle ne trouve que des ouvrages insultants et dégradants envers les femmes vertueuses de son genre. La tête pleine de questions sur le pourquoi du comment elle et ses copines s’en prennent plein les dents depuis la nuit des temps, elle sombre progressivement dans une rêverie éveillée.

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C’est alors qu’apparaissent sur le pas de sa porte trois dames, au port altier. La première se présente sous le nom de Raison : elle se propose le rôle d’ériger les murs de la Cité des Dames, qui accueillera réflexions et incarnations de la vertu et de l’intelligence féminine. Pour se faire, elle fait appel à son sens de la logique, de l’analogie et de l’herméneutique, pour réfuter tous les préjugés qui ont été présentés par les (grands) penseurs pour refuser le progrès aux femmes ou justifier leur état de servitude. En réfutant les arguments naturalistes des inégalités des sexes, Raison pose ainsi les fondations d’une réflexion sur le sort des femmes. La seconde, est Rectitude : elle est en charge de faire construire des demeures et des institutions dans lesquelles les illustres femmes de l’Histoire pourront être logées. La troisième et dernière à prendre la parole est la Justice. Elle sera responsable de fermer les portes de la ville, après avoir garanti l’arrivée de la Reine de la cité et de la chrétienté régnante (Ave, Maria !).

Et hop, promenons-nous entre gentes damoiselles.

Visite de la ville

Christine de Pizan était clairement une drôlesse médiévale qui devait jouter avec adresse ! Tombée sous la coupe du veuvage dans son jeune âge, sans ressource mais avec deux enfants à charge, elle dût vite trouver un moyen de joindre les deux bouts. L’écriture fut son gagne-pain, avant d’être un moyen de gagner le respect des intellectuels à la cour de Charles VI. Elle passe pour être la première femme à avoir vécu de sa plume (sans non plus aller jusqu’à pouvoir se payer un nouveau sac Longchamp tous les mois). Femme très vertueuse et pieuse, ayant une grande connaissance des écrits antiques et chrétiens, elle a fait sienne la cause des femmes bafouées par les petits esprits souvent étroits ayant un peu monopolisé la scène littéraire depuis une vingtaine de siècles.

La cité en construction

Dans cette fable allégorique, Christine, totale ingénue, écoute ces trois féministes enhardies lui délivrer contre-vérité sur contre-vérité, et ponctue leurs discours de questions candides, qui guident leur argumentaire. Tous les sujets sont balayés: les femmes sont-elles naturellement moins douées, moins sympas, moins fidèles ? Est-ce vrai qu’elles ne sont bonnes à rien sinon les langes et le linge ? Est-ce que leur façon de s’habiller un peu « cagole » est vraiment un appel au viol (on s’interrogeait déjà sur le sujet au Moyen Âge, de quoi faire valser les arguments de la modernité) ou bien les dhomminants trouvent-ils toutes les excuses phalussifiées au monde pour justifier la goujaterie ? Indice, s’appliquant à tout le livre : la réponse est toujours dans la question.

Saluons Meryl au passage.

Meryl+Streep+Christine+De+Pizan+Honors+Gala+tmuYd9ruz-Gl

Dame Christine brosse un portrait d’elle-même faussement très en retrait, souhaitant tout apprendre de la bouche de l’allégorie de la Raison, qui a tout le monopole des livraisons de sagesse. La Raison remet tout le monde a sa place dans ce monde littéraire de misogynes. Le ton est sardonique, rappelant parfois celui de Jane Austen, qui égratigne avec ingéniosité. Ça taille, c’est méchant et drôle (parce que c’est vrai quand même) : Ovide était un gros frustré, que personne n’a pris au sérieux, à part les frustrés qui ont suivi, et les frustrés qui ont écouté ceux qui l’ont suivi. Les types « penseurs » s’étant adonné à la Philosophie l’ont clairement méprise pour sa cousine, la Philofolie. Et tant qu’on y est, c’est une femme qui a inventé l’alphabet latin, alors on va se calmer avec les ovaires bonnes à rien ! (note à moi-même : quand même vérifier le bien-fondé de certaines déclarations de Christine)

Christine_de_pisan

En résumé, Christine de Pizan montre qu’elle peut, comme tous les sophistes, les philosophes et autres philologues de son temps, manipuler le langage (et particulièrement celui des autres) (y compris les Saintes Écritures, qui n’ont jamais dit du mal des femmes, enfin !) à but argumentatif. La défense des femmes a comme limite son irréprochabilité : seules les femmes morales et vertueuses sont sauvées et c’est au nom de toutes ces heureuses malheureuses qu’elle monte au créneau (les dépravées, elles, ne méritent pas autant d’effort et ne mettront pas un pied non récuré dans la Cité). J’ai beaucoup souri (et ri) à la lecture de sa défense de la Femme (et défonce de l’Homme), beaucoup plus réussie qu’un autre roman dans le genre, le décevant Herland de Charlotte Perkins Gilman, qui m’était tombé des mains.

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