Ain’t We All, a Woman?

bell hooks~Couverture

Je venais de lire Les Féministes blanches et l’empire, et je songeais qu’il serait bon de diversifier un peu mes lectures. Mais au lieu de ça, j’ai opté pour un livre qui vient compléter, éclaircir et dépasser la tentative de Évanjée-Épée et Belkacem. L’ouvrage de bell hooks (qui s’écrit sans majuscule, comme ee cummings), publié en 1982, parcourt l’histoire des États-Unis, depuis le rapt des Africains en vue de la traite qui allait être institutionnalisée dans l’Amérique des premiers temps, jusqu’au mouvement des droits civiques. Il est, en de nombreux points, plus clair, plus développé, plus concret, que les propos des éditions La Fabrique, quand bien même ils partagent un sol commun. Quand le dit-essai était uniquement à charge, le livre de bell hooks va plus loin et explique longuement les origines de ce racisme et du sexisme à l’encontre des Africaines-Américaines, détaille les spécificités de toutes leurs émanations et leurs émanateurs, et propose une voie réflective pour en venir à bout. Et par-dessus tout, hooks ne s’attarde pas seulement sur des événements historiques, elle plonge dans le conscient et l’inconscient collectif pour désamorcer les mécanismes racistes et sexistes qui se mettent en branle malgré nous.

La raison de hooks pour ce projet : presque aucun écrit n’existe sur la condition des femmes noires. Sur la condition des femmes, oui, sur celle des hommes noirs, oui, mais rien sur elles-mêmes. Or, hooks commence par statuer la double oppression qu’ont subie les femmes noires : le racisme, de la part des hommes et des femmes blancs, et le sexisme, de la part des hommes noirs et des hommes blancs. Et ni l’une, ni l’autre, ne peut être hiérarchisée au-dessus ou en-dessous. Elle rapporte longuement comment les hommes noirs ont essayé de les rallier à la cause des droits civiques – quand seuls les hommes étaient inclus comme bénéficiaires de ce combat – et comment les femmes ont tenté de les rallier à la cause féministe et suffragiste, quand de fait uniquement les femmes blanches étaient concernées par les luttes. Ce dernier fait est mis en lumière avec le récit des féministes se désolidarisant des femmes noires lorsque les hommes noirs obtiennent le droit de vote avant elles.

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Une photo pimpante de hooks, pour détendre l’atmosphère

C’est un livre qui me parait important, parce qu’il fait comprendre un concept, un fait, un phénomène, perçu mais pas souvent clairement appréhendé. Et même après la lecture du petit essai Les féministes blanches et l’empire, des interrogations et des doutes perduraient, dans mon cas précis, ce peut-être à cause de la méthode employée par les deux co-auteurs. Dans son livre, hooks prend un temps infini pour développer chacune des idées, elle prend le temps d’y revenir, d’en montrer les racines et les ramifications, avec une population qui certes n’est pas la nôtre, mais qui rend — par le biais de l’Histoire américaine — la démonstration plus probante. Et j’ai pris pleinement conscience que lorsque je m’identifiais au féminisme, le mouvement qui m’avait précédée et qui a semé les graines de notre libération aujourd’hui, était un féminisme indubitablement blanc, de classe moyenne. Et les combats auxquels je peux m’identifier aujourd’hui qui sont proches de ma condition (le sexisme ordinaire, le manque de parité, d’égalité des salaires, la sémantique…) sont à l’évidence blancs et moyens (dit comme ça…). Ce n’est pas une réflexion facile, car la France a traditionnellement beaucoup nié ce concept de « race », l’étiquetant comme raciste, et à l’inverse des États-Unis, ayant porté le discours du « il n’existe qu’une seule race : la race humaine » (considérant que le mot race était l’apanage de la rhétorique raciste et haineuse), qui s’il n’est pas faux, empêche toute discussion nuancée sur le sujet.


Je prends également le temps de cet espace pour livrer une vulgate de sa thèse :

Sexisme et vécu des femmes noires esclaves

Le premier chapitre traite des origines de l’esclavage jusqu’aux années précédant la guerre de Sécession. hooks rapporte dans un chapitre édifiant comment les femmes ont été doublement victimes de l’oppression, comment toutes les croyances sur l’oppression des hommes noirs perpétrées dans les écrits et témoignages ont complétement occulté leur oppression.
Comment soit-disant l’esclavage a emasculé les hommes noirs : elle remet en cause toute la rhétorique visant à parler d’émasculation et de féminisation des hommes noirs, quand en réalité, il s’agissait de la masculinisation des femmes noires. Les hommes noirs étaient dans les champs, mais n’excutait aucune tâche domestique ; tandis que les femmes noires exécutaient les tâches domestiques, mais travaillaient également dans les champs de coton, travail que les femmes blanches n’exécutaient pas car réservé aux hommes. Jamais il n’a été question dans les champs pour un homme noir de prendre un statut stéréotypé d’homme, c’est-à-dire de prendre la défense ou les tâches exécutées par les femmes noires.

Elle disserte longuement sur l’oppression sexuelle, la volonté des maîtres d’augmenter leur nombre d’esclaves et d’obliger les femmes africaines à procréer sans interruption, là où elles étaient habituées en Afrique à alléter pendant deux ans, afin d’espacer de trois ans chaque grossesse (sans rapport entre). Elle revient sur le fait qu’au XIXe siècle, la vision de la femme (blanche) change avec l’ère victorienne et cette dernière devient l’ange dans le foyer, la vierge Marie, la pureté. Beaucoup de femmes embrassent alors cette image, qui les font passer de pécheresse à sainte, et leur permettent de mettre de côté une sexualité qui pour beaucoup est oppressante. Le glissement est opéré vers les esclaves noires, qui revêtent alors les habits de la prostituée. Esclave noire devient synonyme d’esclave sexuelle, menant à un viol institutionnalisé dans les plantations, cautioné par moult femmes blanches, qui ont intériorisé la croyance de l’infériorité féminine des noires.

Origine et survol des mythes et préjugés/croyances urbaines

Dans son chapitre relatant de la dévalorisation perpétuelle de la féminité (womanhood) noire, hooks étaye sur les préjugés avec lesquels le commun des Américains fait son quotidien : la Jézabel, la Sapphire (qui a donné son nom à l’écrivaine), les mulâtresses, la Tante Jemima… hooks déconstruit les mythes et clichés, et revient sur le processus historique par lequel ces mythes ont été institués, mythes mis en rapport avec les relations interraciales (un homme noir en couple avec une femme blanche s’élève et est critiqué de façon virulente ; tandis qu’un homme blanc avec une femme noire s’abaisse, et échappe à la critique, ce dernier ne mettant pas l’ordre dominant en péril).

La double oppression raciste et sexiste

hooks revient sur les mouvements de libération et d’émancipation noires qui ont été largement sexistes, en démarrant depuis Frédéric Douglass et en terminant par Malcom X. Ce dernier se positionne ouvertement pour un patriarcat où la femme serait cantonnée aux tâches domestiques et n’interviendrait pas dans le débat public. L’homme noir luttant pour ses droits désire avant tout avoir les mêmes droits que l’homme blanc, le même statut et la même relation de pouvoir à l’égard de la femme. Lorsque la femme noire élève la voix, elle est accusée de double émasculation.

Et les femmes noires elles-mêmes, n’ayant longtemps pas bénéficié de la protection des hommes puisque devant gagner leur croûte, se défendre elles-mêmes – les hommes noirs avaient leur propre fardeau à porter – ont fini par se placer aux côtés des hommes noirs dans ce sexisme. Dans la volonté consciente ou inconsciente d’accéder à un statut similaire à celui de la femme blanche, d’échapper aux clichés de la femme hystérique, émasculatrice, colérique ou perverse, elles ont accepté et renforcé l’installation d’un sexisme noir. Protégées par « leur » homme, elles se sentent enfin la possibilité d’échapper au cliché de masculinité qui leur colle à la peau. Elles peuvent adopter l’image de la féminité respectée, l’ange dans le foyer, cette gardienne du temple domestique qui n’aurait pas à mettre la main à la pâte.

En filigrane et sceau de bonne qualité, le récit que Linda Brent fait, dans son autobiographie Incidents in the life of a slave girl (traduit en France par Viviane Hamy, probablement une bonne raison de le relire dans le futur pour madame votre débiteuse), est cité de nombreuses fois. Du reste, pas grand chose de dit en français sur le livre ou son auteure, malgré le fait que bell hooks, aux côtés d’Elsa Dorlin, Angela Davis, Audre Lorde and co, soit un classique du féminisme noir aux États-Unis. La Fabrique et Aden publient d’ailleurs au presque même moment Angela Davis, mais Aden semblant avoir fait récemment faillite – puis re-surface – ne rend pas les choses faciles pour dénicher le recueil d’essais originellement prévu pour octobre…

La traduction opte pour une langue proche de celle des nouvelles sciences humaines et sociales, conscientes du manque de neutralité intrinsèque aux genres du français. Elle utilise le point médian quand le terme inclut hommes et femmes, le pronom « iel » et « iels » à la place « il », « elle » et « ils », elles-mêmes et eux-mêmes deviennent « elleux-mêmes », « celles » et « ceux » deviennent « celleux ». Le texte prend ainsi une forme moderne, frappante. Les notes de bas de page de la traductrice parsèment le livre et s’avèrent très précieuses, on y apprend ainsi la différence entre le task system et le gang system, entre un planteur, un négrier, un régisseur et un conducteur d’esclave ou encore la notion d’indentured servant

Il y a des longueurs, où hooks ressasse la thèse de son ouvrage, mais si l’on s’intéresse à l’histoire des femmes, c’est un livre essentiel : hooks a écrit des manuels, grands classiques des Black, Women’s et Gender Studies aux États-Unis. Ce serait folie que de passer à côté de cette sortie de notre côté de l’Atlantique et de la Manche, grâce au travail de Cambourakis.

Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, de bell hooks, 2015 pour l’édition de Cambourakis.

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