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Dammet, Jeanette

(Ma mère) était encore en vie quand mon premier roman, Les oranges ne sont pas les seuls fruits, a été publié en 1985. Il est en partie autobiographique dans le sens où il raconte l’histoire d’une petite fille adoptée par un couple de pentecôtistes. On la destine a être missionnaire. Au lieu de cela, elle tombe amoureuse d’une fille. Catastrophe. La jeune fille quitte la maison, se débrouille pour entrer à Oxford, puis revient chez elle où elle découvre que sa mère s’est bricolé une CB pour diffuser les Évangiles aux païens.

Le roman commence par : « Comme la plupart des gens, j’ai longtemps vécu avec ma mère et mon père. Mon père aimait regarder les combats de catch, ma mère, elle, aimait catcher. »

J’ai lutté à mains nues quasiment toute ma vie. Dans ce genre de combat, le vainqueur est celui qui frappe le plus fort. Ayant été battue dans mon enfance, j’ai appris très tôt à ne pas pleurer. Si je passais une nuit enfermée dehors, je m’asseyais sur le pas de la porte jusqu’à l’arrivée du laitier, je buvais les deux pintes qu’il nous livrait, abandonnais là les bouteilles vides pour faire enrager ma mère et partais à l’école.

Il faut bien reconnaître qu’un titre finement dessiné voit déjà une partie du labeur achevée : s’il tinte, s’il est original, s’il accroche au tissu, alors il aura grandement ses chances de se glisser jusqu’à nous. Avec le dépôt légal, on pourrait arguer qu’il est devenu malaisé de sécuriser le périmètre de l’originalité quand la terre a été maintes et maintes fois déjà retournée : car quoi qu’on en dise, on pourrait venir à bout des titres. D’aucun dira que lorsque la langue évolue, ce sont les possibilités qui se démultiplient, mais tout de même. Quand je vois que certains titres ont déjà été trouvés par quelqu’un d’autre que moi, ça me file le bourdon et l’envie de piétiner mes orteils.

Qu’est-ce qui fait un bon titre ? Il y a quelque chose de classique qui s’en dégage instantanément. Évidemment, tous les dits classiques trichent, car intronisés par les pavillons du Temps, on ne peut vraiment plus leur trouver de dissonance qu’ils méritent au fond peut-être. Mais quand surgissent de la modernité des phénomènes de belle tournure, on ne peut s’empêcher d’être marqué, comme avec De battre mon coeur s’est arrêté, ou plus escroc comme Le quatrième morceau de la femme coupée en deux. Il y a aussi l’amusant Comment voyager avec un saumon et l’abasourdi Parfois les ennuis mettent un chapeau

Quand j’ai vu pour la première fois les affiches de promotion de Why be happy when you could be normal tapissant les sous-terrains londoniens, l’effet de frappe a été immédiat : la matraque commerciale était magistralement secondée par une auteure reconnue, mais surtout un titre pimpant, qui intrigue et s’imprime à la seconde où les yeux s’y sont attardés. Assez pour cette histoire, mais l’impact me semble d’ordinaire ardu à obtenir et le sens de la formule un eldorado souvent difficile à cartographier.

The Hopi, an Indian tribe, have a language as sophisticated as ours, but no tenses for past, present and future. The division does not exist. What does this say about time?

Ma première rencontre avec l’oeuvre de Jeanette Winterson a eu lieu à l’automne 2010, dans un cadre que j’attrapais au vol après mon excursion au pays de la nuit toujours alerte. Je découvrais Sexing the Cherry (Le sexe des cerises) et mes neurones bien râpés s’en trouvèrent plus amochés encore. C’était une lecture de celles qui laissent pantois, mi-figue mi-raisin, de celles que l’on perçoit mais que l’on n’appréhende pas réellement. Pleine de symbolique et d’éléments historiques, folkloriques, relig-hics, mixés avec mysticisme, et révélés par une structure narrative des moins évidentes. Le roman (?) enchevêtrait deux fils narratifs, l’un continu (enfin…) et l’autre pas, l’histoire de Jourdain et ses ponctuations ananas-gribouilles, tandis que de courts contes, incartades revisitant ceux que l’on connait depuis la nuit des temps, s’invitaient dans la narration, étrangers à Jourdain et sans lien apparent avec sa quête de banane à l’époque puritaine. Voyez plutôt comment Libération s’en sort pas mieux. En définitive, c’était une oeuvre qui avait quelque chose de fulgurant, mais dont la résistance m’a fait geindre : à la lumière de Pourquoi être heureux quand on peut être normal, il y a alors la possibilité soulevée d’en mieux saisir les enjeux et références, et une nouvelle lecture se profile, cette fois gratifiante, sans la teinte des zones d’obscurité qui perdurent. C’est, amis des lettres renouvelées, une lecture qui s’impose.

C’est un tout autre effet que ses quelques mémoires m’ont fait, puisque ce sont des contours bienhumains que Winterson s’applique à revivifier, comme si elle remplissait d’incessants coups de crayons une surface cabossée pour en faire ressortir les marques invisibles. Dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal, elle entreprend de retracer ce qui a été fondateur dans la construction de son caractère, et revient avec largesse sur le monstre tentaculaire de sa vie : sa mère adoptive. À sa sortie, le livre avait été mis en parallèle avec les mémoires graphiques d’Alison Bechdel, auteure elle-aussi infiniment travaillée par la figure maternelle, source de tant de frustrations élémentaires. Il faut reconnaître que Winterson n’a pas eu l’enfance la plus typique : laissée au soin d’une agence d’adoption par sa mère, Janet – renommée Jeanette – est recueillie par un couple de pentecôtistes convertis sur le tard, qui ne peuvent, ne veulent… pas avoir d’enfant. Cette adoption marque le début d’une vie proche de l’infernal, qui va forger un caractère fort, une identité sexuelle, sociale et artistique.

Mrs Winterson était magnifiquement blessée, comme une martyre du Moyen Âge, le corps entaillé, se vidant de son sang pour Jésus, et tout le monde a pu la voir porter sa croix. La vie n’avait de sens que dans la souffrance. Si vous lui aviez demandé : « Pourquoi sommes-nous sur terre ? » Elle aurait répondu : « Pour souffrir. »
Après tout, notre passage sur terre, en tant qu’antichambre de la Fin des Temps, ne peut être qu’une succession de pertes.

(…) Son fatalisme était si puissant. Mrs Winterson était son propre trou noir qui engloutissait toute la lumière. Elle était constituée de matière noire et sa force était invisible, imperceptible si ce n’est dans ses effets.

Élevée dans une petite ville industrielle proche de Manchester, l’auteure revient sur la terreur avec laquelle sa mère a régné sur son enfance : une mère dure, dont le quotidien cimenté d’interdits, est un empêchement et une lutte de chaque instant contre celui de sa fille, diamétralement opposée, éprise de liberté et de revendications constantes. Les livres, les amis, les divertissements sont proscrits : « le problème avec la littérature, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il y a à l’intérieur avant qu’il ne soit trop tard…« . On la croirait sortie d’un autre temps. La petite fille passe des nuits entières, enfermée dehors, alors que son père travaille à l’usine et que sa mère refuse de la laisser entrer, pour la punir d’un méfait. Mère austère, sévère, ayant repoussé toute sexualité hors de sa vie, incapable de mots d’amour envers une fille qu’elle ne parait pas pouvoir aimer de ses différences. Jeanette se voit répéter tout du long de son enfance qu’elle est l’enfant du diable, qu’elle n’aurait jamais dû atterrir dans leur foyer, qu’elle est mauvaise. Les scènes relatées sont dures, de ces vacances auxquelles la petite fille ne participe pas et qui se voit refuser l’entrée de sa propre maison pendant que ses parents sont partis – vouée à dormir dans la rue – empêchée par son propre oncle de rentrer par effraction chez elle, et menacée d’un coup de fusil si elle s’obstine. Les sentences et les sermons rythment le défilement des heures et des jours, les lieux de la maison en sont habités. Cette violence dévote touche un point culminant lorsque la mère fait subir à sa fille un exorcisme par les anciens pour que le Diable (aka. son homosexualité) se retire d’elle et la remette dans le droit chemin : la jeune fille est battue, affamée, épuisée, harcelée. Il faut qu’elle reconnaisse sa faute, avoue son égarement, afin qu’ils puissent la ramener à eux. Mais Winterson semble dotée d’une force de volonté crue et intraitable, et ne se laisse jamais défaire lorsqu’il lui semble être la visée d’une injustice.

L’écrivaine relate sans pitié et sans apitoiement les cruels événements que traversèrent son enfance et son adolescence : ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Dans le cas de Winterson, ce qui ne vous tue pas vous rend, tout simplement, tout solidement. Jamais elle n’a cessé de vouloir se battre pour obtenir gain de cause, jamais elle n’a baissé la tête, jamais elle n’a voulu arrêté de désirer. Winterson se décrit comme une personne habitée par la quête du bonheur, d’une lucidité sans tâche, d’une volonté rompue. C’est la dureté, la violence, la maltraitance verbale et psychologique de sa mère qui l’a amenée où elle se trouve depuis, une place qu’elle n’échangerait pour rien au monde, une montée en adulte qu’elle ne troquerait jamais non plus. Car désirer une enfance plus acidulée, plus normalisée, plus équilibrée, cela reviendrait peut-être à ne pas s’être construite avec autant de certitude.

En naissant, je suis devenue le coin visible d’une carte pliée. La carte offre plus d’un itinéraire. Plus d’une destination. La carte, ce moi qui se déplie, ne conduit nulle part en particulier. La flèche qui indique VOUS ÊTES ICI est votre première coordonnée. Il y a bien des choses qu’on ne peut changer quand on est enfant. Mais on peut au moins faire son sac en prévision du voyage…

Grandissant dans cette petite ville de la classe ouvrière, c’est également tout un pan de pays qu’elle évoque dans ces mémoires : une lampe de poche accrochée à un fil dans une cabane au fond du jardin, fait office de cabinet de toilettes. La paye arrive chaque semaine, en liquide, et ses parents n’auront jamais, au cours de leur vie, à l’image du voisinage, possédé de compte en banque. L’argent tombe, est dépensé, vient à manquer, et tombe à nouveau. Dans ces villes défavorisées, on apprend qu’il y a encore vingt-trente ans, la messe était délivrée en vieil anglais (King James Bible, la version de 1611). Une aubaine, nous dit-elle, car dans ce pays peu lettré, le seul véritable accès à la culture était oral, la mémoire des gens éléphantesque, et ce vieil anglais de messe permettait un apprentissage des plus aisés de tout un pan de la littérature classique, la langue shakespearienne ne posant aucune difficulté de compréhension pour des gens élevés dans une langue similaire. Les choses ont changé depuis, la province de Manchester a vu ses églises modernisées, et cette tradition orale disparaître comme une trainée de poudre. Dans un même ordre d’idée, elle rappelle que la bibliothèque municipale a été un lieu de retraite fondamental pour les gens du pays qui n’avaient aucun moyen de se créer un patrimoine culturel personnel : c’est là que, dans le secret le plus sourd, elle entreprend de lire, un par un et par ordre alphabétique, tous les livres disposés sur l’étagère littérature anglaise.

De cette élévation par elle-même, Winterson tire tout son orgueil : car, levant le camp à 16 ans du chez-elle qui ne le fut jamais, elle part s’installer dans une petite voiture où elle sommeille, s’alimente et travaille, avant d’être accueillie dans une minuscule chambre proposée par une enseignante austère et juste, qui constatant son appétit brut pour les lettres, la fait suivre une préparation au concours d’entrée d’Oxford. Après avoir réussi l’épreuve écrite, elle rate son entretien, mais persévère au point d’obtenir un rendez-vous avec un recteur qui finit par lui proposer une place au sein de l’un des nouveaux collèges – à titre expérimental. La diabolique self-taught engeance ouvrière se voit ouvrir les portes de l’université la plus prestigieuse d’Angleterre : l’orgueil en ferait bouffir plus de mille. Malgré cela, les pieds demeurent platement plantés sur terre : elle est le cobaye de la frange défavorisée, tandis que sa comparse et immédiate amie se trouve être l’expérience noire. La classe ne comptant pas plus de quatre femmes, la chose est scellée : autant dire qu’il ne faudra pas en attendre beaucoup du cadre universitaire en ce qui les concerne. Mais qu’à cela ne tienne : les voilà connectées à l’un des réseaux littéraires les plus vastes qu’il soit. L’étude et la connaissance occupent enfin légitimement la place centrale qui leur est due.

Du coup, quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu’elle est optionnelle, qu’elle s’adresse aux classes moyennes instruites, ou qu’elle ne devrait pas être étudiée à l’école parce qu’elle n’est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l’on entend sur la poésie et la place qu’elle occupe dans notre vie, j’imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d’un langage difficile – et c’est ce qu’offre la poésie. C’est ce que propose la littérature – un langage assez puissant pour la décrire. Ce n’est pas un lieu où se cacher. C’est un lieu de découverte.

La littérature a tout donné à Jeanette Winterson, elle s’y refuge sans discontinuer. Elle l’a approchée de la plus merveilleuse façon qui soit : sans précédence, sans hiérarchie, sans préférence autre que sa propre appréciation. Elle les apprend par coeur, en commençant par la lettre A et en essayant de terminer par la lettre Z, tout en faisant quelques tous petits détours par la poésie (T.S. Eliot) et l’humour (la beauté du classement en bibliothèque) (Gertrude Stein) ; elle happe des textes qui l’occupent tout depuis. Des textes et des impressions dans lesquels je me retrouve : L’autobiographie de Alice B. Toklas, dont la ligne tracée entre la fiction et le vie est si floue et si là, Katherine Mansfield dont les nouvelles ne pouvaient pas être plus éloignées de l’existence qu’elle menait (mais voilà bien un but – sinon l’unique – de la littérature), Emily Dickinson et Andrew Marvell se hissent jusque son tourment de vie, tandis que Mrs Oliphant en prend pour son grade et que Nabokov lui déplait… Un jour que Jeanette n’a pas rangé correctement l’un de ses trésors qu’elle dissimule sous son matelas (Women in Love, de D. H. Lawrence : comme elle le dit elle-même, « mauvaise pioche »…), sa mère découvre des dizaines d’ouvrages accumulés méthodiquement par la gamine, rangés précieusement afin d’échapper à la vue assassine de ce titan adoptif. Attention violence. Dans un accès de folie qui semble dans la droite lignée de beaucoup de réactions de Mrs Winterson, les livres sont démembrés, un à un, par cette furie maternelle qui entreprend de les brûler jusqu’aux cendres dans l’arrière-cour.

Je les ai regardés flamber et flamber et je me souviens de la chaleur qu’ils dégageaient, de la lumière vive sur la nuit de janvier saturnienne et glaciale. Pour moi, les livres ont toujours représenté la lumière et la chaleur.
Je leur avais confectionné des couvertures en plastique parce qu’ils étaient précieux. Et voilà qu’ils partaient en fumée.
Le lendemain matin, la cour et l’allée étaient jonchés de bouts de texte. Des puzzles calcinés de livres. J’ai ramassé quelques-uns de ces morceaux.
C’est sans doute pour cette raison que j’écris comme je le fais – amassant des bribes, incertaine de la continuité du récit. Que dit Eliot ? Je veux de ces fragments étayer mes ruines…

On se construit soi-même, on ne peut compter que sur soi-même. Voilà l’un des enseignements les plus basiques qu’acquiert Winterson, qu’elle acquiert bien et durablement. Au point de constater quelques dysfonctionnements tardifs : difficile de penser pouvoir véritablement être aimée. En réalité, cette solitude formatrice a à la fois créé un besoin vital d’espace personnel, rendu la notion de vie commune un fardeau dans son application quotidienne, et semé quelque part un grain de folie et de violence. Une enfant qui a toujours du se défendre de ses poings, dans la rue, à l’école et à la maison, a construit une adulte battante, dont la violence flotte entre deux eaux.

Autrefois, j’abritais une colère si énorme qu’elle aurait pu remplir n’importe quelle maison. Parfois, et même souvent, une part de nous est à la fois instable et puissante – comme cette colère noire capable de vous tuer en même temps que d’autres et qui menace de tout engloutir. Nous ne pouvons négocier avec cette part puissante mais enragée de notre être qu’après lui avoir appris de meilleures manières. Il n’est pas question de refoulement, mais de trouver le bon réceptacle.

Sa violence est revendiquée comme une part d’elle-même, une violence qui se fait chair. Dans les moments de sa vie où la frustration s’est élevée, où l’injustice s’est faite sentir, c’est de violence que son corps s’est fait l’écho, de pulsion physique et non de réflexion pesée : je me reconnais complètement dans ce portrait réactiviste. Lorsque la colère gronde en soi, que l’on sait sa violence être un remède de l’instant auquel on peut faire appel, la conscience de ses limites s’érige parallèlement à la pensée du bien fondé d’un tel moyen. Car la violence permet l’absence temporaire de crainte et prévient la paralysie. Ceux qui ont été agressés le savent : penser la peur, c’est être enfermé dans son corps. Freiner cette pensée et laisser son corps déborder, c’est se donner les moyens de défense, qui peuvent tout aussi bien provoquer ou accélérer une répartie fatale. Je sais combien mon sang est chaud, et combien je me situe dans l’entre-deux, le calme de l’air qui se soulève, et la marée qui déborde et rafle les passagers de la grève. Encore hier une colère sourde était prête à gronder auprès d’inconnus, apprêtée à fuser avec force, s’il n’y avait pas de retenue en marge de mon propre contour. J’en ressens donc une compréhension infinie, tout en sachant ce remède ancré dans quelque construction du moi qui a eu à répondre avec violence à la violence pour l’écraser.

Les marques sont là, des zébrures saillantes. Lisez-les. Lisez ces blessures. Récrivez-les. Récrivez ces blessures.
C’est pour cette raison que je suis écrivain – je ne dis pas que j’ai « décidé » de l’être ou que je le suis « devenue ». Ce n’est pas un acte volontaire ni même un choix conscient. Pour éviter la trame serrée du récit de Mrs Winterson, je devais être capable de faire mon propre récit. Mi-réalité, mi-fiction, voilà les ingrédients qui composent une vie.

J’ai souvent pensé – et je pense toujours, avec néanmoins de nombreuses nuances, contradictions – que l’on se forge. Aux gens répugnant à accorder une petite claque à leur progéniture, j’ai toujours renvoyé l’opinion qu’une petite claque ne tue pas et rendra la peau un peu plus solide. Ce fut mon cas. Pourtant, force est de reconnaître que les généralités dans ces affaires sont risquées (comme dans toutes) et qu’impliquer que la violence déclenche une résistance salutaire est s’oublier dans les échecs de la pédagogie. Mais la force d’une telle pensée est que ce qui compte véritablement, est ce que l’on souhaite faire de soi-même, et ne pas songer que l’on puisse être déterminé pour de bon. Qu’une petite claque ne fera pas de moi une personne violente avec autrui. Que la violence a apporté une matière par la suite complètement transformée en une énergie double. Qu’elle bout, remplit des veines qui se déversent en courants de prescience. De même que j’ai longtemps cru qu’on se bâtissait de part en part, Winterson ne croit pas à ces histoires de gêne de l’homosexualité. La première fois que j’avais entendu cette histoire, j’ai frémi de colère. Qu’allait-on encore chercher dans la biologie pour porter bannière à la première idéologie qui passera par là ? La lecture découverte de Élisabeth Badinter m’avait fait prendre en grippe ce sens de l’inné que je n’avais jamais particulièrement affectionné, toute amourachée que j’étais avec l’idée du tout-possible, du libre arbitre. Depuis lors, ma pensée s’est arrondie, et ce gêne de l’homosexualité ne me parait plus aussi fantasque. Je continue malgré tout de souhaiter conserver « la narration ouverte » dont Winterson fait volontiers la pierre d’achoppement de l’ensemble de son oeuvre.

Pour moi qui suis fascinée par les questions d’identité, la définition de soi, ces livres ont été cruciaux. Se lire soi-même comme une fiction autant que comme un fait est le seul moyen de garder la narration ouverte – le seul moyen d’empêcher le récit de prendre la tangente sous l’effet de son propre rythme, souvent vers une conclusion dont personne ne veut.

Cela n’a jamais été une question de biologie, d’acquis ou d’inné.

Parmi les obsessions de l’écriture wintersonienne (allez on y va), il y a le corps, l’identité, et puis le temps. Celui qui aura déjà été introduit à son univers (Les oranges ne sont pas les seuls fruits, La passion, Le sexe des cerises, Powerbook, Écrits sur le corps…) saura qu’il regorge de références à tel point qu’il est malaisé – parfois – de comprendre de quoi est monté son propos. Tant d’interprétations sont possibles, les légendes arthuriennes se mêlent aux épisodes bibliques, eux-mêmes entrecroisés de canevas littéraires et historiques, allant de Shakespeare à la psychanalyse. Pourquoi être heureux quand on peut être normal offre une lecture de l’oeuvre de Jeanette Winterson en proposant une première explication de l’origine de ces références, une appréhension de ses thèmes obsessionnels liés à sa biographie, son guide d’utilisation de ces épopées :

Les histoires d’Arthur, de Lancelot et de Guenièvre, de Merlin, de Camelot et de la quête du Graal se sont arrimées à moi telle la molécule manquante d’un composé chimique. J’ai retravaillé le cycle arthurien toute ma vie. Il contient des récit de perte, de loyauté, d’échec, de reconnaissance, de seconde chance. Plus tard, quand j’ai connu des phases difficiles dans mon travail, que j’ai senti que j’avais perdu ou m’étais détournée de quelque chose sans même pouvoir l’identifier, l’histoire de Perceval me redonnait espoir. Peut-être y aurait-il une seconde chance…
En fait, nous avons droit à plus que deux chances – beaucoup plus. Avec mes cinquante années d’expérience, je sais à présent que le va-et-vient entre trouver/perdre, oublier/se souvenir, quitter/retrouver, est incessant. L’existence n’est qu’une question de seconde chance et tant que nous serons en vie, jusqu’à la fin, il restera toujours une autre chance.

Au final, le récit autobiographique de Jeanette Winterson, retracer le cheminement d’une des mères et retrouver la trace de la seconde, offre bien plus qu’une clef pour accéder au degré zéro de son écriture. C’est un livre drôle, qui traite du terrible avec l’humeur souvent détachée de celle qui se tire vers le haut sans s’appesantir sur le bas. Le récit de celle qui s’initie à l’écrit, qui dramatise et détraumatise, dont la plume est d’une légèreté indéterminée. Un fabuleux pragmatisme doté d’une géniale carrure.