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Des mesures et des manteaux

On est parfois bien gâté.

Au printemps dernier, j’ai eu le plaisir de découvrir dans le panier de gâteries annuelles pour récompenser notre endurance de l’existence, l’une des premières éditions du Silence de la mer, de Vercors (avec une date emblématique de réimpression, le 18 juin 1946,). Il s’agit du tout premier livre que les Éditions de Minuit ont publié, en 1942. Le bienfaiteur de la teneur n’était pas allé remplir un panier électronique, ignorant que le vétuste aurait pu être rempilé d’un simple clic : il avait écoulé les bouquinistes, à la recherche physique du bien matérialisé sous ses yeux, soustrait pour une somme qui ne déplumerait pas si les températures venaient à se rafraîchir. Ce fut le déballage le plus diligent de la saison : j’éternuais de plaisir.

Nous sommes en Creuse, un hiver de la Seconde Guerre Mondiale. La France est occupée. La maison qu’un vieil homme partage avec sa nièce est prise d’assaut par des soldats allemands. Mais leur officier se révèle être épris de la culture française et décide d’apprivoiser les deux habitants par sa conversation humaniste. Progressivement, sans que jamais les deux Français ne prononcent un seul mot à l’oral, le contact se noue entre les deux nations.

Ce livre rédigé au tout commencement de la Seconde Guerre Mondiale est un livre poignant, d’une lucidité désarmante pour quelqu’un écrivant en plein conflit, à propos d’un sujet aussi inflammable que sont les rapports des Français et des Allemands.

Le Silence de la mer met en scène un Allemand humaniste, philosophe, spirituel. S’ils sont arrivés par la guerre, il se raccroche à l’espoir que, très vite, la paix naîtra de leur débarquement impromptu et une meilleure entente jamais imaginée liera leurs deux nations. Il décide donc d’amadouer ces deux Français mutiques, patriotes, par la parole : un charme fou se dégage de son français bancal et poétique, auquel les silencieux cèdent, subrepticement. Le soldat n’instaure jamais de violence, jamais de rapport de force, mais un rapport de douceur et de raison. C’est le soir, après avoir frappé à la porte du salon et être rentré sans attendre vainement d’invitation, au coin du feu, que de tels épanchements humanistes sont rendus possibles. Mais hélas, le jour où il se rend à Paris, en pleine lumière, il ne peut plus s’aveugler sur les intentions de sa patrie. Confronté à la réalité, Werner von Ebrennac sombre dans l’abattement le plus complet. Il ne peut plus continuer d’échanger : sa candeur s’est évaporée, avec ses idées qui étaient des idéaux trop éloignés de la réalité. Il doit quitter ce qui était un refuge et ré-adresser son corps aux canons.

L’un des moments les plus poignants de ce mince feuillet est lorsque confronté à ses compatriotes lui exprimant sans ambages leur projet de dépouiller les Français et la France, ce musicien de profession s’écrie, en lettres majuscules : « Avez-vous MESURÉ ? ». Comme si le musicien, sensible et à l’écoute, était soudainement de la profession la plus apte à mettre un nom sur la démesure.

Un texte qui n’a pas pris une ride, très beau, très fin, qui mérite d’être mis au creux de toutes les paumes.