Petite folle de Merricat

Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur, Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens, et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantegenêt, et l’amanite phalloïde, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.

Bienvenue dans l’esprit un peu dérangé de Mary Katherine, qui vit en compagnie de sa sœur bien-aimée, Constance, et de son oncle infirme, Julian, dans cette grande demeure familiale de style gothique, désertée depuis une cène tragique où tous les membres de la famille furent empoisonnés à l’arsenic… à l’exception d’eux-trois. Difficile d’en dire plus sans divulgâcher immédiatement, et le suspense excellemment ménagé par l’auteure fait une grande partie du charme de ce petit livre, à l’issue surprenante.

Cela faisait un bail que je me disais que ce petit classique devrait en jour me passer entre les mains. Mais il a fallu un passage du livre de Joyce Carol Oates, mentionnant quelques détails glauques de la vie de l’auteure pour aiguiser définitivement ma curiosité. En exclusivité, un extrait de J’ai réussi à rester en vie :

Je pense à Shirley Jackson – écrivain brillant, « féministe » glaçante et drôle à une époque – les années cinquante – où le « féminisme » ne s’était pas encore imposé comme une façon nouvelle et révolutionnaire pour les femmes de se penser, et qui finit sa vie atteinte d’agoraphobie aiguë, incapable de quitter la chambre à coucher sordide de sa maison de North Bennington dans le Vermont.

Shirley n’avait pas perdu son mari au sens propre du terme – mais Stanley Edgar Hyman la trompait ouvertement, souvent avec ses étudiantes de Bennington, en adoration.

La plus hideuse des morts – obésité maladive, dépendance aux amphétamines, alcoolisme. Pendant des mois, Shirley Jackson s’est terrée dans sa chambre à coucher sordide – avec la complicité de Hyman ? – mais il ne se souciait sans doute plus d’elle à ce moment-là – et on avait fini par la trouver morte, d’un arrêt du cœur, à l’âge de quarante-neuf ans.

Shirley Jackson : agoraphobe, droguée, trompée, obèse, paranoïaque, retrouvée morte chez elle ? Count me in.

Shirley Jackson, dans les années 40. Ça avait l'air encore d'aller !

L’horreur est ici psychologique. L’atmosphère est suintante, il fait bon de toujours rester sur ses gardes. À la suite de cet incident, il semble que les survivants de la famille Blackwood se soient isolés du reste du monde. La vie pour Mary Katherine se limite aux trois dimensions de sa sœur chérie et celles de son chat, Jonas. Le reste de l’humanité ne vaut rien. Et ceux qui méritent le plus d’être torturés et de finir leur souffreteuse existence dans les plus terribles souffrances ? Ce sont les villageois, ces maudites engeances qui la regardent passer et se rient d’elle, lorsqu’elle s’aventure une fois la semaine en dehors du Château ; car les deux sœurs ne peuvent pas vivre en complète autarcie alimentaire.

Mais que s’est-il véritablement passé ? Vont-elles pouvoir continuer à vivre en dehors du monde ? Quel nouveau tourment mental va bien pouvoir inventer Mary Katherine ? Pourquoi a-t-on le sentiment que quelqu’un – n’importe qui – peut péter un plomb d’un instant à l’autre et dézinguer tout ce qui se trouve autour ? Si Constance a dix ans de plus que Mary Katherine, son extrême fragilité, sa volonté de rester enfermée dans la cuisine, à mitonner des petits plats pour ses deux locataires, en font une silhouette aux semblants flous et évanescents. Elle ne s’aventure dans le jardin que pour exploiter la terre afin de faire des conserves (et leur permettre de subsister), tandis que sa sœur, dans une logique inverse, balise son territoire en enterrant des objets dans le sol. Toutes sortes d’objets.

Comment les légendes naissent et fleurissent, et notamment les histoires que l’on se raconte sur les maisons hantées. Car les filles, barricadées dans leur maison, finissent par revêtir le contour diaphane des fantômes : on ne les voit jamais, toujours terrées dans leur cuisine en soubassement, à épier par les petits trous de lumière, percés dans le carton les imperméabilisant de la présence des autres. On leur laisse leur nourriture sur le pas de la porte avec quelques paroles ou prières d’excuse, comme on donne à manger aux divinités ou aux esprits, pour ne pas les enrager, les calmer et les garder de bon augure.

Un bijou d’ébène que j’ai dévoré. L’humour est aussi noir que la suie encombrant leur grosse cheminée, le suspense est au rendez-vous, la fin est à la hauteur des attentes un peu incertaines que l’on a à mesure que la lecture avance. Le personnage de Mary Katherine, la narratrice, est une pièce maîtresse : comme le dit Oates dans son analyse du livre, Mary Katherine est un personnage hypnotique, perturbant, rapportant ses actes sans jamais les justifier. Je recommande très chaudement cette histoire simili-horrifique et surréaliste, d’une auteure majeure (et pourtant peu connue dans nos contrées), qui a, entre autres, inspiré Neil Gaiman, ou encore Robert Wise, qui a adapté l’un de ses livres au cinéma (La Maison du Diable).

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