Dessous la veuve

« Parmi les innombrables derniers devoirs de la veuve, il n’en est qu’un qui importe vraiment : le jour du premier anniversaire de la mort de son mari, la veuve devrait se dire J’ai réussi à rester en vie. »

Tout le monde connait Joyce Carol Oates, l’auteure ayant publié plus de cent vingt livres, une soixantaine de romans, plus de quatre-cent nouvelles, une bonne dizaine d’essais, huit livres de poésie et plus de trente pièces de théâtre. Véritable Wonder Woman de la littérature américaine, elle est clairement l’une des auteurs les plus prolifiques des XXe et XXIe siècles. Comment a-t-elle réussi un tel exploit ? N’a-t-il donc pas vécu, ce petit bout de femme de moins d’1m60, en dehors de l’écriture et de la rature compulsives ?

J'ai réussi à rester en vie - Joyce Carol Oates

Il n’en fallait pas plus que le soudain décès, d’un mari chéri et adoré, pour se permettre une incursion inattendue et totale dans la simple existence de cette femme dévouée. Car non seulement Joyce Carol Oates a vécu, en dehors de son écriture et son activité d’écrivaine, mais cette catastrophe est l’occasion de s’apercevoir qu’elle n’a vécu qu’en dehors de son écriture. Ceux qui ne vivent que pour et dans leur art mentent, affirme-t-elle, ou bien ce sont des gens bien seuls : car c’est le reste, c’est-à-dire les vivants, qui donnent à la vie toute sa valeur.

Si on ne l’avait pas compris, voilà ce qu’était véritablement Oates : une épouse. Non une fonction, mais sa nature, à proprement parler. Et puisque l’époux décède, la valeur de sa nature opère un glissement d’épouse à veuve : voilà donc ce que sera dorénavant Oates, la Veuve.

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Raymond « Ray » Smith et Joyce Carol Oates se sont mariés en 1961, quelques mois après leur rencontre à l’Université de Wisconsin. Il était alors en thèse de littérature, elle terminait son master. Ensemble, ils ont traversé les années 60, 70, 80, 90, ont enseigné du Texas à l’Ontario, en passant par Detroit, avant que la mort de Ray les sépare en février 2008 : une simple pneumonie, traitée à l’hôpital de l’Université de Princeton – où enseigne Oates depuis 30 ans – une pneumonie prenant une mauvaise tournure quand ce jeune homme de 74 ans attrape un staphylocoque, quelques jours à peine après être avoir été admis. Tout d’abord morte d’inquiétude et de solitude, Oates se rassure en voyant l’état de son mari un peu s’améliorer. Le cinquième jour pourtant, un coup de téléphone la réveille en pleine nuit : il faut qu’elle vienne à l’hôpital, vite, très vite. Sur place, après s’être garée comme une sagouine, elle trouve les appareils silencieux, son mari débranché, la chambre déserte. L’infirmière de garde est bien désolée, mais rien n’a pu être fait. Après quelques errances, Oates déboussolée s’extrait de l’établissement, les quelques affaires de son mari débordant dans ses bras.

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Le récit de la mort de son mari occupe les 150 premières pages, cinq jours contés dans le plus menu détail ; les 150 pages suivantes reviennent sur la première semaine qui a suivi (le pavé en compte plus de 500…). Oates gratte compulsivement toutes ses pensées, réflexions, actions les plus obsessionnelles. Elle recopie sa correspondance électronique, pour donner à voir dans quel état malade est sa psyché. Dans ce témoignage émotionnel, mais aussi pratique, logistique, elle fait appel à sa mémoire pour connecter des événements et des ressentis, elle effectue des parallèles avec la littérature, et fait des allers-retours constants vers les mêmes pensées : suicide, antidépresseurs, solitude et incompréhension de sa situation. Le livre s’apparente au journal d’une veuve, ce qui apparaît dans le titre original du livre, A Widow’s Story, publié par les presses de l’Ontario Review, revue et presses qu’avaient créées Joyce et Raymond Smith en 1974.

Le témoignage est très focalisé sur l’état mental et physique de la Veuve, Joyce Smith – et non Oates, qui est sa persona publique, complètement refoulée quand elle passe le pas de la porte : son désœuvrement est complet en l’absence de son mari, désœuvrement qui touche vite les aspects financier et manuel. La narratrice – qui est à la fois Smith et Oates – rapporte comment sa dissociation des personnalités lui permet une respiration, comment son activité de professeure lui offre une fenêtre de distraction vitale. L’épouse n’est pas l’auteure, Joyce Smith n’est pas Joyce Carol Oates, qu’elle décrit comme un costume à enfiler. Ray n’avait jamais lu l’un de ses livres, pas un seul, (malgré qu’il ait été un éditeur de renom) et leur vie en avait été ainsi complètement dissociée. Son mari ne connaissait pas Joyce Carol Oates. Ce fait – pas tout à fait anodin – est source de multiples reproches pour la veuve, qui pleure également le fait de ne pas avoir assez connu son mari, discret et peu affable.

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En somme, un manuel branlant de survie à l’égard de la veuve et le récit comme force contraignante pour réussir à se souvenir sans périr. L’écriture est une activité mais aussi un exutoire, dans ce journal où l’écrivaine s’exprime et rapporte comme elle ne le pourrait pas de vive voix, dans son nouvel état d’agoraphobe et de vocaphobe (elle laisse le téléphone sonner pendant des mois, incapable de faire sortir le son de sa voix une fois le combiné en main).

Un livre qui trainait sur mes étagères depuis 2012 et que je suis tout de même bien contente d’avoir lu, malgré quelques longueurs et une structure parfois confuse : Joyce Carol Oates a 70 ans en 2008, lorsque Raymond Smith passe l’arme à gauche.

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