Tag: McCann Colum

Un siècle de contraste

Par un beau matin printanier de 2013, on me propose de me joindre à la conférence de presse de Colum McCann, pour la sortie de Transatlantic chez Belfond. Je n’ai jamais entendu parler du gonze, qui semble provoquer une réaction chimique hormonale chez tous ceux mentionnant son nom, mais je suis toujours partante pour un correc’ casse-routine. Entre le jus d’orange et les croissants, je découvre un débonnaire irlandais, bel homme à la peau rose et à la bonne humeur débordante, dont l’humour et la facilité à parler et raconter tiennent son auditoire de libraires conquis en émoi. Il n’est pourtant plus question de lui les deux années suivantes, le sourire de cet Irlandais émigré aux États-Unis volatilisé de ma mémoire, jusqu’à sa résurgence par un soir feutré de 2015, par le biais des Saisons de la nuit, élaboration partie de This Side of Brightness.

Colum-McCann-color-sideview-credit-Brendan-Bourke-MORE-BGR-DO-NOT-USE

Dans Les saisons de la nuit, McCann fait le portrait des ouvriers du progrès, œuvrant aux édifices de la nation. Tandis que Nathan premier du nom fait sa vie dans les souterrains, à participer à la construction du métro new-yorkais dans les années 1910 et les années 1920, son petit-fils, lui, s’attelle aux chantiers des gratte-ciel dans les années 1980. Tous les deux ont trouvé un sens existentiel dans ces travaux : Clarence Nathan est en constant équilibre, en besoin de symétrie, un Icare dans son désir de tester la pesanteur et vivre dans les hauteurs, alors que Nathan son grand-père a commencé sous la terre, enfermé mais libéré de la surface et de ses préjugés. À travers eux, l’histoire de « l’élévation » des noirs au XXe siècle au statut qui leur est du. Au milieu d’eux coule une rivière, celle de Clarence – simultanément un fils et un père – ouvrier sur terre.

Dans l’Amérique de la ségrégation, les tunnels sont un refuge pour Nathan qui y est invisible ; tandis que Clarence Nathan échappe également à ces lois raciales quand il est en hauteur, au plus près de la spiritualité, échappant au regard de la terre. Les descriptions du travail du garçon rappellent la célèbre photo de Charles Clyde Ebbets, « Lunch atop a Skyscraper », avec les travailleurs déjeunant sur la poutrelle. C’est toute la modernité d’un siècle qui s’érige physiquement au travers de ces histoires.

Mais le petit-fils finit là où le grand-père a commencé : il y a régression, initiée par son père Clarence, qui avait pourtant obtenu un A en sciences, laissant présager que l’élévation sociale via l’exercice de la raison et de la patience est un possible ; mais le meurtre d’Eleanor O’Leary, sa mère irlandaise mariée à Nathan, remet tout en question, déclenche une sauvagerie qui n’avait pas encore vu le jour dans le cœur du sage Clarence. La violence des rapports sociaux reprend le dessus, et il assassine un policier, empêchant toute possibilité d’élévation immédiate. Les possibilités sont remises entre les mains de la génération suivante. Hélas, il y a également dégénérescence chez la troisième génération, celle de Clarence Nathan – surnommé Treefrog – qui commet une transgression à son tour. Le progrès est ralenti si l’on perd le contact avec le père ou la mère : c’est la généalogie qui doit être gardienne de cette évolution, le récipient de la mémoire évolutive ; sans elle, tout s’écroule. La neige et le froid sont une constance tout au long du livre, comme pour figurer cette histoire en noir et blanc, le contraste entre les tunnels et l’extérieur éternellement enneigé. Les noirs sont terrés, enterrés et ont peur de la surface en même temps qu’ils la recherchent, pour grappiller un peu de lumière et trouver de quoi subsister.

La vivacité et le dynamisme de Colum McCann se retrouvent dans son écriture. Il faut continuer d’avancer, la vie est une suite d’épisodes qu’il faut mettre les uns à la suite des autres. L’écriture est du présent, le temps de l’immédiateté, de l’action ; pas de recul, pas de nostalgie, pas de passé et pas de futur. C’est l’écriture de l’existence, de ce qui prend vie dans la phrase. Une lecture qui se dévore et fait naitre tout un tas de réflexion.