Canigraphia

En 1931, Virginia Woolf ressort essorée de l’écriture des Vagues, une œuvre que Wikipédia – toujours prompt à nous surprendre – décrit comme « chargée d’émotions », mettant en scène « des facettes de conscience illuminant le sens de la continuité ». Comme une œuvre épuisante en termes de confection créative, introspective et narrative. Une fois le point final porté au dernier ressac de cette longue journée, elle consacre ses après-midis, déployée dans l’herbe, à parcourir les lettres d’Elizabeth Barrett Browning, dans lesquelles celle-ci expose au grand jour les facéties de son compagnon bien-aimé : Flush.

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Il n’en faut pas plus à Woolf pour concocter un projet d’écriture, la biographie fictive du beau toutou d’Elizabeth Barrett Browning. Au travers du récit de la vie de Flush, nous sera donné d’apercevoir les grandes lignes de celle de la poétesse victorienne. On notera toutefois que les détails sont menus, souvent sous-jacents et que l’on demeurera tout à fait confondu de découvrir la paralysie psychosomatique qui tint la jeune fille dans un emprisonnement domestique, gardé par un père tyrannique, ce cerbère protecteur désirant barrer les aspirations matrimoniales de sa progéniture. C’est également avec beaucoup d’étonnement que j’ai compris que la rencontre et le mariage d’Elizabeth et de Robert Browning ont eu lieu dans la quatrième décennie de la jeune fille, qui commençait à se faire vieille bicoque, selon la probité de l’époque. Après Mary Wollstonecraft Godwin, enlevée par le romantique Percy Bysshe Shelley, voici un autre couple de poètes qui se la joue têtes brûlées. Quel feu consume de l’intérieur ces flegmatiques britons !

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Le bel épagneul cocker roux fait l’apprentissage de la grande vie Londonienne, où le rang est un concept qui s’applique à la race canine. À la ville, Flush est bien conscient de ces différences sociales. La « pureté » d’un chien est jugée d’après le nombre de croisements, de segments que ses pigments ont connus. On ne l’y prendrait pas à frayer avec un bâtard de rang inférieur et son poil luisant lui vaut jusqu’à l’admiration des contrebandiers, qui le dérobent à trois reprises à sa maîtresse désemparée, moyennant rançon. Mais outre ces quelques mésaventures, qui dressent indirectement le portrait de la ville et de sa gentrification, c’est le quotidien de Flush que l’on suit avidement, son appétit, ses envies de gambader, son envie d’aboyer. On aperçoit les gambettes et comme lui, l’on est pris du désir soudain de les croquer à pleines dents.

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L’écriture de Woolf est un régal d’humour, de contournement des codes littéraires, un patchwork de styles. Ouvrant son récit sur des considérations historiques et hagiographiques sur l’origine du mot et de la bête épagneule, elle alterne ensuite entre un mode classique de narration biographique, des passages où le point de vue animal de Flush sur la vie détonne et rend l’histoire de sa vie particulièrement non-importante et passionnante grâce au panache de sa phrase, et des expérimentations humoristiques. Elle profite notamment d’une note à propos de la fidèle dame de compagnie de Miss Barrett, Lily Wilson, qui l’accompagna dans ses heureuses infortunes, pour préciser qu’il y a là une protagoniste secondaire bien mystérieuse dans la biographie de la poétesse, avant de s’aventurer en aparté de fin de volume à retracer l’existence de sa domestique, en comblant les blancs de suppositions tantôt méthodiques, tantôt romanesques.

Et entre les lignes, l’on peut retracer l’existence confinée d’Elizabeth. Enfant chétive, toujours allongée sur son fauteuil, dans la pièce du fond, les rideaux tirés, le lierre épaississant la brique. L’air vicié de la demeure la tient pour si fragile qu’il ne faut pas l’exposer au moindre courant d’air. Bien calé à ses pieds, entre ses jambes, sur ses genoux, ce gourmand et patapouf de Flush, qui termine goulument ses plats à peine effleurés, lui tient une compagnie fusionnelle.

C’est cette présence qui atteste des changements lents qui se font dans le quotidien de la jeune Miss Barrett. Un visiteur, qui vient occuper l’espace et l’attention précédemment dévolus au soyeux Flush. Un monsieur, venant lui tenir converse, d’animés colloques, qui n’est autre que Robert Browning, fameux poète, qui finira par entraîner Elizabeth dans un mariage secret, et dans une fuite vers l’Italie – d’abord Pise, puis Florence – où leur couple s’établira durablement, en recherche de belles et chaudes journées, exilés loin de leurs familles aliénées.et.antes.

Je conseille fortement la traduction agréable du Bruit du temps, qui a également fait paraître les Sonnets portugais de Barrett Browning. J’ai en tête un superbe passage sur la vision canine qui s’établit entièrement au travers de l’odorat de Flush. Dans son style inimitable, l’écrivaine prétend que saisir les subtilités et spécificités de cette vision est impossible aux hommes et à leurs mots, incapables de rendre la richesse de ce sens que l’on n’utilise qu’avec parcimonie ; avant de démontrer son talent de poétesse désentravée en livrant une superbe description de la compréhension olfactive du monde de Flush. On est conquis !

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