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Monstrueux créateur

Nous voici déjà en mars et quelle désertitude sur Fichtre ! Heureusement pour moi, le 8 mars est la journée de la femme, et compte-tenu de mes quelques lectures féminines depuis le commencement de l’année du singe, il était absurde de ne pas saisir cette occasion au vol ! J’ouvre donc le bal de cette journée féminine avec la présentation du célèbre best-seller de Mary Shelley : cela tombe bien, car si l’on regarde la biographie de Mary, elle n’en a pas beaucoup fréquenté de bals, il était sacrément temps de lui rendre justice.

Mary-Wollstonecraft

Mary Shelley, fille de la célèbre mais non moins trépassée dans la misère absolue (ce que l’on nomme dans les salons littéraires le « syndrome du personnage zolien »), Mary Wollstonecraft, auteure britannique de la Déclaration des droits de la femme et d’un papa inconnu au bataillon. Shelley n’a côtoyé le brillant esprit de sa mère qu’à peine 1 mois, ce qui, a priori, lui a porté chance puisque le fameux William Godwin prit l’infant sous son aile dès sa naissance, lui donna son nom, ses ressources, son éducation humaniste, et en fut remercié par la très fameuse fugue de Mary, partie s’éloper à 17 ans, en compagnie d’un homme marié (chassez le naturel…). L’homme marié était quand même un poète lui aussi très fameux (Percy Bysshe Shelley, je vous le donne en mille), bien plus âgé, dont la femme esseulée finit par se suicider, permettant à Mary et Percy de revenir de leurs trois ans d’exil et de vie amorale dans les Alpes à leur Angleterre natale et de sceller leurs amours impures par une bénédiction tardive. Percy claque six ans plus tard (eh oui, tout ça pour ça) et Mary vécut jusqu’à l’âge de 53 ans. Nous résumerons cette biographie par l’équation suivante : 8 ans d’innocence + 9 ans de romantisme + 27 ans de veuvage solitaire = une vie de Mary Shelley.

mary-shelley1

Pourtant, de ces années tumultueuses, d’errance en Europe, de paysages suisses, italiens, français, de fréquentation des grands amis poètes, scientifiques, intellectuels de Percy, est née son œuvre, guère très conséquente, mais bel et bien marquante. On se doute néanmoins depuis le début de ce billet, que je ne vais pas bavasser de Mathilda ou même du Dernier homme, mais bien de Frankenstein.

Lorsque l’on songe au gothique, il est difficile de ne pas voir certaines images et certains noms, s’imposer d’entrée sur l’écran de la conscience. Des landes désertes, venteuses, lugubres ; des ronces et des robes en dentelle blanches qui s’y accrochent et s’y effilochent ; des héros ténébreux, sinistres, auto-destructeurs et des héroïnes effrayées, sursautant à tous les coins de page, recherchant l’asile d’épaules solides et réconfortantes. C’est d’ailleurs ce qu’évoquent pour moi les romans d’Ann Radcliffe. Et puis il y a les gothiques plus ésotériques, comme Le Moine ou comme Frankenstein.

Frank cover

Le récit en quelques lignes : Victor Frankenstein est sauvé, lors d’une expédition glaciaire, par l’embarcation d’un scientifique, alors qu’il est sur le point de se congeler dans son traineau. Tandis qu’il recouvre la santé et qu’il souhaite mettre en garde son sauveteur, en lequel il reconnaît la fureur de la connaissance qui l’habite, il entreprend de conter son histoire. Son histoire est longue et complexe, et aussi longue : après une enfance très heureuse, il traverse une crise d’adolescence au cours de laquelle il s’amourache des sciences occultes (la philosophie naturelle). De cette crise bien classique, Victor prend sur lui d’en faire un tintamarre qui sort du lot. Il a une tendance à succomber au narcissisme, et très vite, cette passion tourne à l’obsessionnel. De cette obsession nait (s’emboîte) une créature, faite de bouts de jambon et de soubresauts électriques, qu’il renie deux minutes après l’avoir assemblée (« been there, done that »). Des années plus tard, des crimes sont mystérieusement commis et Victor prend sur lui de traquer sa créature et de mettre un terme à ses forfaits.

… Que de sentiments et d’exclamations ! Car le docteur Frankenstein est un homme du sentiment, en proie aux tourments de l’âme. Une grosse victime ce Vico. Tourmenté d’être enchaîné à ses passions, tourmenté de délaisser ses amis et sa famille (qui attendent tant de lui), tourmenté d’être vicié, tourmenté par le mal perpétué par sa créature… Rien dans la vie ne lui apporte du soulagement. Et il traquera cette bête, qui devra payer pour l’ensemble de ces tourments, quand bien même cette créature est surprenamment articulée. Lorsque le lecteur connait enfin le plaisir de la rencontrer et d’entendre sa parole, raisonnée, précise, structurée et juste, Victor apparaît comme un summum du moi exalté dans ses passions.

confrontation

Car Frankenstein est un monstre d’égocentrisme. La créature est un kyste, un égokyste, vide de substance, rempli de Totor. Le papa se désolidarise complètement de son engeance. Victor est quand même bien beaucoup obsédé par lui-même, et on se fait la réflexion qu’il n’y a d’ailleurs qu’un type égocentrique comme lui pour faire un bébé tout seul, le lâcher dans la nature, et lui mettre sur le dos toute la douleur du monde, y compris la sienne, sans lui avoir jamais adressé la parole. Pour un scientifique, tout ça revêt comme un drôle de goût de manque d’objectivité.

Il est pourtant virtuellement responsable pour tout ce qu’a perpétré sa créature. La question de la responsabilité n’est pas simple dans le roman. Le monstre accuse son créateur égoïste, qui l’a mis au monde pour sa seule satisfaction et ne s’est pas occupé de l’élever, le protéger, le guider. Frankenstein, quant à lui, se flagelle très bruyamment, mais c’est là encore son moi égotiste qui s’exprime et qui jouit de la souffrance ; qui s’incarne dans le blâme, pour la noblesse du sacrifice (bonjour flagellation judéo-chrétienne). Car au fond, il fustige uniquement la monstruosité de sa créature, qu’il considère comme l’antéchrist, avec lequel il ne faut pas converser (la créature est maudite, vile et pécheresse du simple fait d’exister). Frankenstein fuit toutes ses responsabilités, il n’y a que ses « passions » ardentes qui le guident dans ses actes, et ses actes de gentillesse ou de charité sont toujours tournés vers lui-même (qu’il s’agisse de soulager sa conscience ou de se distraire, en aidant les autres). C’est un homme-enfant, enchainé à ses passions, imperméable au monde. Un faible et un couard, qui se raconte des histoires et vit ses actions au travers de visions fantasmatiques. Il agit pour l’image et jouit difficilement du présent et de ce qui l’environne, tant il se projette toujours en avant, son œil posé sur l’horizon qui décline, excité d’en anticiper la nuit.

Victor you are too much

Frankenstein est une lecture distrayante, avec ce je ne sais quoi de désuet pile comme il faut ! Là où mes souvenirs du Moine ou de Carmilla sont plus troubles – trop de péripéties tirées par les cheveux, des histoires aux morales et aux agissements assez vétustes – Frankenstein garde son punch. S’il est, à mon sens, bien en deçà des Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson en termes narratifs et esthétiques, que j’ai en profité pour redécouvrir dans la foulée, il demeure un véritable page-turner, qui se dévore avec beaucoup d’entrain.