Les Grandes Désespérances

J’avais, depuis quelques semaines, revu à la baisse mes espérance de vite terminer la lecture des 700 pages de la (jeune) vie de Pip. Après un début légèrement fastidieux, j’étais rentrée de plein fouet dans le vif de l’action, avant de voir mon attention décliner les 200 dernières pages. Il faut dire que ce roman contient quasiment trois romans en un !

Pip n’a pas un début de vie des plus joyeux. À la manière de certains romans d’apprentissage de Dickens, le petit garçon perd ses parents très tôt et est confié à la garde de sa sœur qui le martyrise. Seul Joe, son beau-frère forgeron, lui offre quelques moments d’empathie et de camaraderie. Un beau jour, il est invité dans la demeure de la richissime excentrique du coin, Mlle Havisham. Dame aux cheveux d’argent, demeurant dans un manoir obscur, vêtue tous les jours de sa robe de mariée, elle change la vie de Pip en lui faisant rencontrer la jeune Estella, orpheline elle aussi recueillie dans sa tendre enfance, ayant pour seule consigne de vie de servir les noirs desseins de vengeance de sa protectrice. Pip cultive une admiration instantanée pour ses charmes et, dans l’espoir de gagner quelque valeur à ses yeux dédaigneux, il nourrit de premières ambitions pour une condition plus noble. Quelques années plus tard, un drôle de personnage frappe à la porte de Pip : Pip a été élu par un mystérieux bienfaiteur, il est porteur de « grandes espérances » ! Commence alors l’éducation de Pip, qui prend la route de Londres et s’éloigne des siens afin de devenir… un gentleman.Résumer ce livre est une gageure. Le préfacier a beau noter que la quarantaine de personnages est bien loin de la moyenne dickensienne, il faut avouer qu’ils créent à eux tous une trame complexe, mais bien ficelée, qui me force à laisser de côté pleins de détails importants. Car il faut vous dire aussi qu’enfant, Pip noue une relation étrange avec un forçat qui le force à lui apporter à manger en secret. Que sa sœur tyran finit par avoir un accident très grave, changeant l’enfance martyr de Pip en une enfance désormais « normale ». Que Jagger, l’avocat charismatique et tonitruant annonçant la nouvelle à Pip, devient son tuteur. Que Pip mène une vie adolescente dissipée à Londres, en compagnie d’Herbert, le camarade au caractère le plus noble qu’il soit, et que tous deux dépensent sans compter en ne faisant absolument rien de productif de leur vie. Et qu’au milieu de tout ça, viendront des révélations que je n’avais absolument pas vues venir (je ne suis pas des plus finaudes), qui conduiront aux désillusions de beaucoup, l’annihilation des espérances soi-disant grandes, et un retour à une certaine normalité.

La forme du roman d’apprentissage n’était pas ce pour quoi j’étais partie au début, mais après quelques chapitres qui sont pourtant d’une importance capitale, le roman s’emballe car vient la révélation des grandes espérances. À partir de la moitié du livre, la lecture est ponctuée de petites remarques formidablement formulées, qui font beaucoup rire. Enfin, le dénouement (qui prend quand même plusieurs centaines de pages) est assez bluffant (je reconnais ne pas avoir bien vu venir les choses). Mais il est long, trop long de mon point de vue : j’ai rarement vu un dénouement aussi développé, et il aurait gagné à être un peu plus concis. Détail curieux : le roman a (plus ou moins) deux fins. Dickens en avait écrit une, que l’un de ses amis, à qui il l’avait fait lire, avait trouvée trop radicale. Encourageant l’auteur à la modifier pour la rendre plus douce, cette dernière version (qui sera publiée) est plus énigmatique, laissant ainsi une once d’espoir, mais change quelque peu le point de vue sur les illusions et désillusions découlant de grandes espérances.

J’en retiens une réflexion globale très intéressante sur l’éducation, le déclassement, ou le fait de réaliser ses ambitions par procuration, au travers de sa descendance. La honte qu’éprouve soudainement Pip vis à vis de Joe, en se rendant compte de la différence de milieu entre eux et les autres, est très proche de ce que décrit Annie Ernaux, notamment dans La Honte. Car ce roman (d’émancipation ?) montre combien le petit garçon, en s’éduquant peu à peu, ne se retrouve plus nulle part ; ne supporte plus d’être associé à l’illettrisme, tout en éprouvant une culpabilité constante de ne pas faire honneur à la bonté et la bienveillance des siens. Le mépris qu’il ressent malgré lui le ronge de l’intérieur.

Le roman a donné lieu à de multiples adaptations, comme le rappelle cet article du Guardian qui râle en apprenant qu’il y aura bientôt une nouvelle série TV. Je n’en ai vu aucune, mais franchement, est-ce que celle-ci ne vous fait pas envie :

C’est ma seconde lecture de Dickens ; je crois que pour la troisième, je retournerai du côté de ses romans adultes, probablement Bleak House avec ses 1 000 et quelques pages et sa centaine de personnages. I like big books and I cannot lie.

Pour terminer, petit palmarès sur le thème de « Dickens, amis des femmes » :

Certes, je n’avais plus de Vengeur à mon service à cette époque, mais ma domesticité se composait d’une vieille bonne femme sujette à l’inflammation et assistée par un sac de linge sale ambulant qu’elle appelait sa nièce…

Finalement la vieille femme et sa nièce arrivèrent (cette dernière avec une tête qu’il n’était pas facile de distinguer de son balai) et se montrèrent surprises de me voir devant le feu allumé.

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