« Si je savais que j’allais mourir, je passerais pas mes derniers jours à écrire que je suis malheureux et que je vaux rien »

Finalement, en fermant Daniel Deronda, la motivation n’était pas au plus haut pour enchaîner d’emblée avec une second gros pavé. J’ai eu envie de m’essayer au livre-audio, mais d’un genre un peu particulier. Car, entourée de quatre codétenus dans mon manoir de confinement, force est de croire que l’un d’entre eux pourrait bien se prêter à cette expérience de lecture à voix haute. Il fallait donc dégoter un livre plutôt court et intéressant, et après avoir fait le tour de la bibliothèque familiale, je tombai sur un vestige ayant visiblement appartenu à ma sœur (si j’en crois sa petite écriture ronde en début de volume), qui collait parfaitement à mon envie de découvrir les grands auteurs. Voilà comment nous nous sommes lancés dans la lecture dominicale à voix haute du Journal d’un homme de trop d’Ivan Tourgueniev !

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À la veille de sa mort, un jeune homme malade entreprend un journal pour se rappeler de quelques moments-clefs de son existence. Il se replonge alors dans le récit de son amour pour la fille d’un haut fonctionnaire qui lui préféra un prince, amour qui l’améliora et le signifia passablement, avant de douter de sa réciprocité. Entre moments d’auto-apitoiement, de lucidité et de complète illusion, le journal nous donne à voir un homme tourmenté, rejet d’une société qui n’a pas voulu de lui dès sa naissance et qui était fait pour manquer sa vie.

Je connais mal la littérature russe, à mon grand désarroi. À peine ai-je le souvenir d’avoir gobé Anna Karénine ou m’être furtivement essayée à Tchekov… J’étais donc vraiment contente de m’y coller, mais ce défi oral a sensiblement changé la donne de la « découverte ». Deux obstacles se sont placés en travers du plaisir de lecture : tout d’abord, le talent aléatoire de mon lecteur, malgré sa très bonne volonté de départ ; secondo, mon lecteur admettant ne pas comprendre l’intérêt de l’histoire, il a fallu se débarrasser au plus vite du volume plutôt que le faire durer :

Il se passe absolument rien. On est au 3/4 du bouquin, il était amoureux d’une fille et finalement elle l’aime pas. Et y a un prince. Et si j’étais ce personnage et que je savais que j’allais mourir, je passerais pas mes quinze derniers jours à écrire un bouquin pour dire que je suis malheureux et que je vaux rien. Si tel est le cas, à quoi bon le raconter aux autres ?

Pourtant, je me suis laissée séduire par ce récit à la première personne de cet être pathétique et à côté de la plaque. Courte, cette histoire très bien ficelée nous réserve un pic poétique à mi-chemin, duquel le protagoniste ne cessera de chuter, chuter, et chuter, jusqu’à s’enfoncer profondément sous terre. À son contact, même les corbeaux deviennent « maussades », c’est dire s’il n’excite aucun sentiment, aucune passion, aucun plaisir en absolument personne. Les dernières pages nous gratifient d’une scène de mort à la fois épique et d’une banalité affligeante. Comme si la vie aurait pu se passer de cet homme de trop, dont l’existence ne fut rien d’autre que tout à fait superflue.

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Un écrivain majestueux qui paraît tout sauf superflu !

Certaines allusions à Pouchkine (une citation, proche de sa mort, et un livre que lui et sa compagne de promenade découvrent) m’ont fait m’interroger sur l’éventuel hommage que Tourgueniev rend à Pouchkine dans cette nouvelle : en effet, la scène du duel fait sensiblement écho à la façon tragique dont le grand écrivain périt et il semble que cette nouvelle ait été rédigée au début de sa carrière littéraire, lorsqu’il éditait la correspondance de Pouchkine. Fantasme de ma part ? Si des amateurs éclairés de littérature russe ont la réponse, je suis preneuse !

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