Category: Passage en revue

Vivre et mourir en Belle-Province

Paul à QuébecEn 2000, Paul est un jeune papa : il vit à Montréal avec Lucie, sa blonde, et Rose, leur petite fille. Paul à Québec est l’occasion de s’éloigner de la capitale et d’aller dans l’arrière-pays, rendre visite à sa belle-famille et son esprit communautaire, débonnaire, de camp de vacances. Oui mais voilà : Roland Beaulieu, son beau-père, est mal en point. Un cancer de la prostate le ronge et il est incurable. La famille toute entière se mobilise et accompagne les derniers mois de Roland.

Paul à Québec - changements urbains

Paul à Québec - crottes

C’est vrai que ce tome de Paul aurait pu s’appeler la Chanson de Rolland : après La Tendresse des pierres, un deuxième livre illustré sur les derniers jours d’un bon papa, me revoici dans le thème du deuil (décidément…). On y suit le quotidien de la petite famille de Paul, leur déménagement dans une maison de banlieue de Montréal, l’achat d’un chien, ainsi que les tribulations de la première connexion à un modem Internet (passage extrêmement drôle de ce tome !). Le tout rompu par quelques excursions chez les beaux-parents, avant que l’état physique de Roland ne devienne trop critique et qu’il faille l’installer dans une maison de fin de vie – un centre gratuit qui ne peut accueillir que dix personnes à la fois, dix personnes… en fin de vie.

Michel Rabagliati raconte cela avec beaucoup de délicatesse, de sensibilité, alternant un ton grave et léger, mais jamais mélodramatique, toujours plein de retenue. La langue est un vrai régal, et on a même le droit à quelques particularismes purement Québecois, made in Québec City. Car non, ces beaux-provinciaux ne prononcent pas tout pareil ! Et ils ne soupent pas pareil : à Québec, on met du beurre sur ses croutes de pizza. Pis ça cause Québec libre, han ouan.

Send Simonac !!!

Paul à Québec reste un livre où le portrait qui est fait des gens donne foi en l’humanité : tout n’est pas tout blanc, loin de là, les gens s’énervent (parfois les uns contre les autres), il leur arrive de rien n’avoir à se dire, d’alterner des moments intimes avec des moments d’éloignement… Mais au bout du compte, tout le monde s’unit face à la catastrophe imminente : tout le monde se rend disponible, aussi longtemps qu’il le faut, les trois filles finissent par installer des matelas au sol dans l’établissement pour rester aux côtés de leur père, une foule considérable se mobilise pour lui rendre visite avant l’issue fatale. La fin graphique, très lyrique, met l’accent sur le renouvellement dans le cycle de la vie, et on referme le livre avec un sentiment fort, l’impression qu’il y a de la compréhension dans l’acceptation. Une impression similaire à celle que j’avais eue lorsque j’étais sortie du cinéma, après avoir vu Vers l’autre rive cet hiver (que je continue de chaudement recommander).

Pour prolonger l’excursion dans l’univers feel good de Rabagliati, Paul à Québec a été adapté en film et est sorti dans les cinémas en septembre (le tiseur a cette douceur naïve et acidulée qui fait passer un bon moment sur son canapé, mais il faudra quand même reconnaître avec une once de médisance et une cuillerée de suffisance que son adaptation se gaufre un peu dans le sirupeux).

Paul à Québec - enfants et neige

Paul à Québec, de Michel Rabagliati, 2011 aux éditions de La Pastèque.

Ain’t We All, a Woman?

bell hooks~Couverture

Je venais de lire Les Féministes blanches et l’empire, et je songeais qu’il serait bon de diversifier un peu mes lectures. Mais au lieu de ça, j’ai opté pour un livre qui vient compléter, éclaircir et dépasser la tentative de Évanjée-Épée et Belkacem. L’ouvrage de bell hooks (qui s’écrit sans majuscule, comme ee cummings), publié en 1982, parcourt l’histoire des États-Unis, depuis le rapt des Africains en vue de la traite qui allait être institutionnalisée dans l’Amérique des premiers temps, jusqu’au mouvement des droits civiques. Il est, en de nombreux points, plus clair, plus développé, plus concret, que les propos des éditions La Fabrique, quand bien même ils partagent un sol commun. Quand le dit-essai était uniquement à charge, le livre de bell hooks va plus loin et explique longuement les origines de ce racisme et du sexisme à l’encontre des Africaines-Américaines, détaille les spécificités de toutes leurs émanations et leurs émanateurs, et propose une voie réflective pour en venir à bout. Et par-dessus tout, hooks ne s’attarde pas seulement sur des événements historiques, elle plonge dans le conscient et l’inconscient collectif pour désamorcer les mécanismes racistes et sexistes qui se mettent en branle malgré nous.

La raison de hooks pour ce projet : presque aucun écrit n’existe sur la condition des femmes noires. Sur la condition des femmes, oui, sur celle des hommes noirs, oui, mais rien sur elles-mêmes. Or, hooks commence par statuer la double oppression qu’ont subie les femmes noires : le racisme, de la part des hommes et des femmes blancs, et le sexisme, de la part des hommes noirs et des hommes blancs. Et ni l’une, ni l’autre, ne peut être hiérarchisée au-dessus ou en-dessous. Elle rapporte longuement comment les hommes noirs ont essayé de les rallier à la cause des droits civiques – quand seuls les hommes étaient inclus comme bénéficiaires de ce combat – et comment les femmes ont tenté de les rallier à la cause féministe et suffragiste, quand de fait uniquement les femmes blanches étaient concernées par les luttes. Ce dernier fait est mis en lumière avec le récit des féministes se désolidarisant des femmes noires lorsque les hommes noirs obtiennent le droit de vote avant elles.

bell hooks 2
Une photo pimpante de hooks, pour détendre l’atmosphère

C’est un livre qui me parait important, parce qu’il fait comprendre un concept, un fait, un phénomène, perçu mais pas souvent clairement appréhendé. Et même après la lecture du petit essai Les féministes blanches et l’empire, des interrogations et des doutes perduraient, dans mon cas précis, ce peut-être à cause de la méthode employée par les deux co-auteurs. Dans son livre, hooks prend un temps infini pour développer chacune des idées, elle prend le temps d’y revenir, d’en montrer les racines et les ramifications, avec une population qui certes n’est pas la nôtre, mais qui rend — par le biais de l’Histoire américaine — la démonstration plus probante. Et j’ai pris pleinement conscience que lorsque je m’identifiais au féminisme, le mouvement qui m’avait précédée et qui a semé les graines de notre libération aujourd’hui, était un féminisme indubitablement blanc, de classe moyenne. Et les combats auxquels je peux m’identifier aujourd’hui qui sont proches de ma condition (le sexisme ordinaire, le manque de parité, d’égalité des salaires, la sémantique…) sont à l’évidence blancs et moyens (dit comme ça…). Ce n’est pas une réflexion facile, car la France a traditionnellement beaucoup nié ce concept de « race », l’étiquetant comme raciste, et à l’inverse des États-Unis, ayant porté le discours du « il n’existe qu’une seule race : la race humaine » (considérant que le mot race était l’apanage de la rhétorique raciste et haineuse), qui s’il n’est pas faux, empêche toute discussion nuancée sur le sujet.


Je prends également le temps de cet espace pour livrer une vulgate de sa thèse :

Sexisme et vécu des femmes noires esclaves

Le premier chapitre traite des origines de l’esclavage jusqu’aux années précédant la guerre de Sécession. hooks rapporte dans un chapitre édifiant comment les femmes ont été doublement victimes de l’oppression, comment toutes les croyances sur l’oppression des hommes noirs perpétrées dans les écrits et témoignages ont complétement occulté leur oppression.
Comment soit-disant l’esclavage a emasculé les hommes noirs : elle remet en cause toute la rhétorique visant à parler d’émasculation et de féminisation des hommes noirs, quand en réalité, il s’agissait de la masculinisation des femmes noires. Les hommes noirs étaient dans les champs, mais n’excutait aucune tâche domestique ; tandis que les femmes noires exécutaient les tâches domestiques, mais travaillaient également dans les champs de coton, travail que les femmes blanches n’exécutaient pas car réservé aux hommes. Jamais il n’a été question dans les champs pour un homme noir de prendre un statut stéréotypé d’homme, c’est-à-dire de prendre la défense ou les tâches exécutées par les femmes noires.

Elle disserte longuement sur l’oppression sexuelle, la volonté des maîtres d’augmenter leur nombre d’esclaves et d’obliger les femmes africaines à procréer sans interruption, là où elles étaient habituées en Afrique à alléter pendant deux ans, afin d’espacer de trois ans chaque grossesse (sans rapport entre). Elle revient sur le fait qu’au XIXe siècle, la vision de la femme (blanche) change avec l’ère victorienne et cette dernière devient l’ange dans le foyer, la vierge Marie, la pureté. Beaucoup de femmes embrassent alors cette image, qui les font passer de pécheresse à sainte, et leur permettent de mettre de côté une sexualité qui pour beaucoup est oppressante. Le glissement est opéré vers les esclaves noires, qui revêtent alors les habits de la prostituée. Esclave noire devient synonyme d’esclave sexuelle, menant à un viol institutionnalisé dans les plantations, cautioné par moult femmes blanches, qui ont intériorisé la croyance de l’infériorité féminine des noires.

Origine et survol des mythes et préjugés/croyances urbaines

Dans son chapitre relatant de la dévalorisation perpétuelle de la féminité (womanhood) noire, hooks étaye sur les préjugés avec lesquels le commun des Américains fait son quotidien : la Jézabel, la Sapphire (qui a donné son nom à l’écrivaine), les mulâtresses, la Tante Jemima… hooks déconstruit les mythes et clichés, et revient sur le processus historique par lequel ces mythes ont été institués, mythes mis en rapport avec les relations interraciales (un homme noir en couple avec une femme blanche s’élève et est critiqué de façon virulente ; tandis qu’un homme blanc avec une femme noire s’abaisse, et échappe à la critique, ce dernier ne mettant pas l’ordre dominant en péril).

La double oppression raciste et sexiste

hooks revient sur les mouvements de libération et d’émancipation noires qui ont été largement sexistes, en démarrant depuis Frédéric Douglass et en terminant par Malcom X. Ce dernier se positionne ouvertement pour un patriarcat où la femme serait cantonnée aux tâches domestiques et n’interviendrait pas dans le débat public. L’homme noir luttant pour ses droits désire avant tout avoir les mêmes droits que l’homme blanc, le même statut et la même relation de pouvoir à l’égard de la femme. Lorsque la femme noire élève la voix, elle est accusée de double émasculation.

Et les femmes noires elles-mêmes, n’ayant longtemps pas bénéficié de la protection des hommes puisque devant gagner leur croûte, se défendre elles-mêmes – les hommes noirs avaient leur propre fardeau à porter – ont fini par se placer aux côtés des hommes noirs dans ce sexisme. Dans la volonté consciente ou inconsciente d’accéder à un statut similaire à celui de la femme blanche, d’échapper aux clichés de la femme hystérique, émasculatrice, colérique ou perverse, elles ont accepté et renforcé l’installation d’un sexisme noir. Protégées par « leur » homme, elles se sentent enfin la possibilité d’échapper au cliché de masculinité qui leur colle à la peau. Elles peuvent adopter l’image de la féminité respectée, l’ange dans le foyer, cette gardienne du temple domestique qui n’aurait pas à mettre la main à la pâte.

En filigrane et sceau de bonne qualité, le récit que Linda Brent fait, dans son autobiographie Incidents in the life of a slave girl (traduit en France par Viviane Hamy, probablement une bonne raison de le relire dans le futur pour madame votre débiteuse), est cité de nombreuses fois. Du reste, pas grand chose de dit en français sur le livre ou son auteure, malgré le fait que bell hooks, aux côtés d’Elsa Dorlin, Angela Davis, Audre Lorde and co, soit un classique du féminisme noir aux États-Unis. La Fabrique et Aden publient d’ailleurs au presque même moment Angela Davis, mais Aden semblant avoir fait récemment faillite – puis re-surface – ne rend pas les choses faciles pour dénicher le recueil d’essais originellement prévu pour octobre…

La traduction opte pour une langue proche de celle des nouvelles sciences humaines et sociales, conscientes du manque de neutralité intrinsèque aux genres du français. Elle utilise le point médian quand le terme inclut hommes et femmes, le pronom « iel » et « iels » à la place « il », « elle » et « ils », elles-mêmes et eux-mêmes deviennent « elleux-mêmes », « celles » et « ceux » deviennent « celleux ». Le texte prend ainsi une forme moderne, frappante. Les notes de bas de page de la traductrice parsèment le livre et s’avèrent très précieuses, on y apprend ainsi la différence entre le task system et le gang system, entre un planteur, un négrier, un régisseur et un conducteur d’esclave ou encore la notion d’indentured servant

Il y a des longueurs, où hooks ressasse la thèse de son ouvrage, mais si l’on s’intéresse à l’histoire des femmes, c’est un livre essentiel : hooks a écrit des manuels, grands classiques des Black, Women’s et Gender Studies aux États-Unis. Ce serait folie que de passer à côté de cette sortie de notre côté de l’Atlantique et de la Manche, grâce au travail de Cambourakis.

Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, de bell hooks, 2015 pour l’édition de Cambourakis.

L’immaculée conception du féminisme

C’est la première fois de ma vie que je m’attaque au sujet du féminisme raciste (avec non pas un, mais deux livres) et j’en suis ressortie plutôt chamboulée. Je commence avec un petit essai un peu explosif ; un livre controversé, au vu de la kyrielle de débats nés suite à sa publication.

Il est ardu de résumer son contenu, dont voici approximativement la thèse. Partant des débats autour de la loi contre le port du voile à l’école en 2004, Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem reviennent sur tous les points qui ont vu les politiques utiliser le féminisme à des fins racistes, afin d’instrumentaliser l’opinion. Sous couvert de défendre la liberté d’évoluer et de penser des femmes, il s’agissait en fait de s’attaquer à des points d’ancrage majoritairement culturels ou religieux, sur des territoires urbains bien définis comme les cités ou dans les anciennes colonies, afin d’asseoir des politiques à visées raciste et impérialiste.

Son premier auteur, Félix Boggio Éwanjé-Épée, est présenté comme un étudiant en philosophie de 22 ans et membre du parti NPA, tandis que Stella Magliani-Belkacem est la secrétaire de rédaction de La Fabrique, maison d’édition d’Éric Hazan, constituée d’une poignée d’individus (principalement lui-même, Magliani-Belkacem accomplissant la majorité du boulot d’édition, et un graphiste) et éditant des essais très engagés.

Féministes blanches

C’est le livre le moins clair que j’ai lu cette année, car les thèses de ce féminisme blanc à visée impérialiste et à but / conséquence raciste, sont assenées à grands renforts de rhétorique plutôt rouge que blanche, beige ou noire. Si bien qu’on se demande parfois si ça se finit pas en entourloupe… Car à tant user de termes généraux et génériques, à clamer, asséner, vilipender des traits politiques, on en vient un peu à s’interroger sur une démonstration qui aurait été plus efficace si plus classique dans son historisation. On a là un papier fulminant, qui manque souvent de dates et de faits, ou qui fait l’impasse sur eux. Si bien que les faits relatés paraissent parfois partiels (et partiaux), quand bien même l’atrocité d’un bon nombre d’entre eux est indéniable. Et c’est ce que les auteurs revendiquent dans la présentation de l’éditeur : proposer « non pas une histoire détaillée, mais plutôt un coup de projecteur. »

Un des gros sujets à controverse est venu du chapitre dédié à l’homosexualité, et la valeur « occidentale » qu’il faudrait donner à une telle orientation. Les pays arabes n’auraient, jusqu’au XIXe siècle, pas raisonné en terme d’orientation sexuelle, mais en termes de pratiques sexuelles, aka la sodomie. Il y a donc des sodomites arabes oui, mais pas d’homosexuels, jusqu’à la colonisation impérialiste des occidentaux (… et les lesbiennes dans tout ça ?). Et ce raisonnement se glisse jusque dans les cités et foyers précaires, où l’on n’a pas le loisir de se poser la question de son orientation sexuelle. Une question réservée à des fanges plus aisées…

J’ai donc pas mal surfé, après avoir refermé le livre, et je n’ai pas été déçue sur la quantité d’encre numérique qui a coulé sur ce petit livre : ceux qui s’attaquent à sa lecture ont pris le temps de poser leurs impressions, car les textes sont fluviaux (à l’exception de Serge du Monde Diplo, qui a fait concis). Josette sur Contretemps a voulu réfuter tous les points obscurantistes de l’essai : et la valeur de travail de « recherche » en prend pour son grade, car le manque de méthode est flagrant pour Josie. Pourtant, pas mal de critiques s’attardent à réfuter, tout en précisant que le postulat de départ est non seulement éclairant, mais également nécessaire. Difficile, à partir de ce moment-là, de démêler la querelle de militants/universitaires, à la véritable gageure pour laquelle ce livre passe.

J’en suis sortie un peu interdite, et manquant de bases pour saisir tous les tenants et aboutissants, mais il est certain que nous avons besoin de plus de publications explorant et abondant dans ce sens-là.

Les féministes blanches et l’empire, de Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, éditions La Fabrique, 2012.

Écrire libre

Passion simple

Pendant trois ans, Annie Ernaux n’a rien fait d’autre qu’attendre un homme. Ses deux enfants sont grands, son travail d’enseignante et d’écrivaine occupent le plus clair de son temps. Et au beau milieu de sa trentaine, Annie Ernaux tombe les genoux en avant : c’est un diplomate, un homme marié, qui voyage, et qui la voit exclusivement chez elle. C’est lui qui la contacte, toujours, par téléphone. Si elle est là, il vient. Si le téléphone sonne en son absence, c’est tant pis. Son être et son esprit se soumettent corps et âme à cette passion.

Tout ce temps, j’ai eu l’impression de vivre ma passion sur le mode romanesque, mais je ne sais pas, maintenant, sur quel mode je l’écris, si c’est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu’elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou procès-verbal, ou même du commentaire de texte.

Il y a donc d’une part, la situation, celle d’une femme dont on a pitié, qui vit en autarcie dans ses pensées ne trouvant qu’une seule cible toutes ces années ; d’autre part, le projet d’écriture, cherchant à déterminer quel mode d’expression peut convenir à ce récit, qui ne soit ni le mode sentimental, ni le mode pornographique, qui constitue l’introduction de son livre. Passion simple se situe dans la droite lignée de sa tentative d’écrire au couteau : retranscrire les choses telles qu’elles sont, en échappant à une classification sociale, à la morale, au jugement. D’exposer au plus vrai. Un exercice d’écriture influencé par l’écriture de Camus : la simplicité pour la vérité.

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Elle décrit son comportement sans fioriture : et ça ne donne pas envie, autant le dire d’emblée. Elle ne garde aucun souvenir de ces années qui ne soit pas lié d’une façon ou d’une autre à cet homme, se rend d’une disponibilité à toute épreuve, ne demande pas de compte. Mais le tout est dénué de sentimentalisme : et on s’aperçoit que ce que cherche Ernaux, c’est un lieu de description entre les genres, trouver une brèche parmi le paysage de genres qui existent pour relater cet épisode. Le pornographique ? non. Le sentimental ? non plus. Ernaux se retrouve coincée entre plusieurs comportements contradictoires : son comportement et sa condition, sa conscience. L’écriture cherche à mettre par écrit quelque chose qui jusque-là a dû obéir aux codes de l’écriture féminine.

Un livre faussement simpliste, dont l’intérêt émerge en s’attardant sur la démarche et sa forme, car rien n’est anodin chez Ernaux qui construit une œuvre dans son ensemble. Il reste que je ne conseillerais pas celui-ci pour ceux et celles qui souhaiteraient découvrir l’auteure (plutôt La Honte ou L’événement).

Passion simple - Annie Ernaux ld

Quelques parallèles et renvois entre les couvertures Folio d’Ernaux

Passion simple, d’Annie Ernaux, paru en 1991, poche chez Folio.

Holy fête et la folie en tête

Bienvenue en Alabama en1918, dans la petite ville de Montgomery, où Zelda Sayre est la reine du pétrole. Fille de juge, petite fille de sénateur (et d’esclavagiste), un passe-droit lui est donné pour tout : ses caprices, ses sorties, ses amis et petits amis. Pourtant c’est un soldat yankee sans le sou, Francis, de passage dans la ville, qui va ravir son cœur. Contre l’avis de ses parents, qui la renient, elle quitte sa province natale en 1920 pour nocer cet écrivain fêtard et soûlard, qui l’entraîne à New-York en pleine prohibition, puis en Europe, sur le bassin méditerranéen et à Paris. De retour à New-York en 1930, leur couple se déchire après une décennie d’altercations conjugales… et Zelda finit par errer d’hospice en hospice, où elle croupit entre les mains changeantes de divers psychiatres.

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On ne présente plus le couple Fitzgerald et ses frasques, emblématiques de l’ère jazzy du New York après-guerre, puis de la Lost Generation expatriée à Paris. Ils se sont un peu aimés, ils se sont beaucoup détestés. Francis était un homosexuel refoulé, Zelda fut beaucoup abusée (physiquement, mais aussi psychiquement), s’est vue internée et interdite toute activité créative (outre la peinture), et a terminé dans la dèche et l’oubli. Du pain béni pour la fiction !

Et pourtant. Ce roman de Gilles Leroy, Prix Goncourt 2007, m’a beaucoup déçue et exaspérée : en vérité, après avoir engouffré Kiki de Montparnasse et trouvé le projet, la forme et le fond, à la fois maîtrisés et décoiffant, je dois dire que j’attendais beaucoup plus de cette incursion – certes subjective – dans la vie et la peau de Zelda Fitzgerald. Assez rapidement cependant, il s’avère que la forme « expérimentale » est brouillonne, la narration bancale. Il y a comme une paresse d’écriture, une histoire qui se repose sur l’intelligence du lecteur pour établir les liens : pourquoi pas, en principe, mais en l’état, cela permet à l’auteur de faire l’économie de la contextualisation ; et sans la maîtrise narrative nécessitée pour cette pirouette, le récit tourne au cafouillage. La voix de Zelda est au-delà du plaintif, c’est un geignement interminable… Et Leroy se sert de Zelda comme d’un puits à fantasmes, un toboggan sur lequel faire glisser ses imaginations d’écrivaillon qui croit avoir percé la psyché féminine. Spoiler alert : le niveau de complexité psychologique est inouï. Qu’en est-il de destruction intérieure ? De vraie folie ? Peut-on avoir un peu de matière croustillante sur Zelda, outre l’enchaînement de clichés impersonnels ?

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Alors le Goncourt, sérieusement, j’ai pas compris. Ou alors je me suis bandée les yeux toutes ces années, et c’est en fait précisément ce qu’est le Goncourt. France Info livre son explication (14 tours de scrutin quand même) : « Surprise totale au prix Goncourt : sur les cinq nominés, Gilles Leroy est sorti vainqueur de ce vote difficile, marqué par les absences de jurés importants. ». De fait, si le sujet n’avait pas été aussi peu approprié pour l’écrivain, on s’en serait sorti – mais on est bien loin de la prouesse littéraire. On est, en revanche, plus près de l’écueil. Si la deuxième moitié, plus recentrée sur les ballades de Zelda en thérapie, est plus digeste, ça ne suffit pas pour refermer l’ouvrage convaincu.

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En peu rembrunie en tournant la dernière page, je décide de me faire un peu de mal et je me rends sur le site de l’auteur. Je suis récompensée pour mon effort dès la première ligne de la page « biographie » :

1958. Gilles naît le 28 décembre à Bagneux, en région parisienne. Fils d’Eliane Mesny (qu’on retrouvera dans les romans sous les traits de Nush, de Lou) et d’André Leroy (dit « Le playboy », dit « Le jeune homme amoureux de l’Amérique »)

Je n’adhère pas vraiment à sa façon de donner les clefs de compréhension de son propre travail : c’est ce même manque de subtilité que l’on retrouve dans son livre et qui en fait un peu un type qui veut parler à la place de son œuvre… Autant dire que je ne m’approcherai pas de ses deux autres « bio-calligraphiques », dont l’une retrace le parcours d’une certaine Nina Simone (ma pauvre, il a dû t’esquinter toi aussi). Je ne regrette néanmoins pas ma petite e-scapade, car c’est l’occasion de découvrir l’édition russe d’Alabama Song, avec la même couverture que Twilight.

Alabama Song, de Gilles Leroy, Mercure de France, 2007 ; Folio pour l’édition de poche.

Imagie du quotidien

Alors que je rentre dans mes pénates, ce soir de semaine bien entamée, que je m’assoie sur le bord de mon convertible, qui n’a pas été replié depuis plusieurs jours, déposant mon sac sur le parquet, et étalant mes jambes courbaturées tout du long du rebord, mon œil balaye mes étagères, et s’arrête sur le petit livre des Coquins. J’avais songé un moment l’utiliser pour la catégorie « livre offert mais jamais lu », ou bien pour celle du « livre érotique ». Mais ce petit livre sans parole me semblait manquer de piquant et j’y avais renoncé. Puis soudain, un hasard. Une idée. Taper le nom de Marion Fayolle, l’auteure des Coquins, dans Google. Le résultat est épatant et l’issue inattendue : née le 4 mai 1988. Voilà un mille piqué.

Ni une, ni deux, direction La Sardine à lire dès la semaine suivante, et hop, La Tendresse des pierres est remporté dans la besace à Bingo.

Marion Fayolle

Marion Fayolle est jeune et pourtant ses œuvres (nombreuses, si l’on tient compte de son âge) ont déjà été traduites (Drawn & Quarterly, Nobrow…). La Tendresse des pierres paraît en espagnol cet hiver. Elle planche sur un nouvel ouvrage, à paraître prochainement il semblerait, ainsi qu’une nouvelle édition de L’Homme en pièces pour février 2016, aux éditions Magnani cette fois. On compte aussi pas mal de dessins de presse parmi ses productions, pour le New York Times, Les Inrocks, Télérama, Milk, Marie-Claire, Clés, Muze, Psychologies… Ajoutez à cela les motifs qu’elle a conçus pour une collection de Cotélac, ses interventions physiques, et vous avez un aperçu d’une jeune artiste plutôt variée.

La Tendresse - prologue

La Tendresse des pierres raconte la maladie de son père – un cancer du poumon – sur un mode surréaliste. L’histoire débute avec l’enterrement du poumon droit, aussi lourd qu’un rocher, qui dans une sorte de procession antique, vient se retrouver dans la terre, recouvert tout entier. Cet enterrement signe le début d’une suite de transformations, au cours desquelles le père de Marion va perdre l’usage de sa bouche, se voit installer une parure à nez autour du cou (il est enruban-nez), tire son poumon sur un petit chariot, se transforme tour à tour en enfant puis en roi despotique, avant le dénouement final. La maladie est déclinée sous de multiples facettes, pour essayer d’appréhender ce que cela représente pour le malade lui-même, et pour son entourage.

La Tendresse - enruban-nez

C’est l’occasion pour Fayolle de s’interroger sur son rapport au père (et à la famille), et à son écriture (le pouvoir du crayon : écrire sur cette histoire, est-ce une sorte de superstition, de penser jouer, rejouer, déjouer la maladie ?). Le tout est servi par une fin douce-amère, qui est une très jolie sortie de scène.

La Tendresse - destructuration

Ses personnages sont impersonnels, ils sont là pour symboliser des situations, des idées, des réactions. Elle le dit dans son descriptif de l’ouvrage sur son site, les images sont aussi des mots, des objets, comme c’est exprimé sur la couverture, où Fayolle et ses parents sont installés dans un décor de carton-plâtre, comme dans une maison de poupée ou sur une scène de théâtre. Tout est déplaçable et re-modulable à souhait, dans le but d’exprimer un maximum de combinaisons, de possibles, avec le postulat de départ. Extraits du livre ici, pour avoir un aperçu de son style si particulier.

De son côté, Les Coquins est un livre muet. Chose étrange, il a pourtant déjà bénéficié de plusieurs traductions : en espagnol, en italien, en portugais… On comprend très vite en ouvrant le petit ouvrage regorgeant de trouvailles graphiques pourquoi les étrangers s’en amourachent au point de vouloir le distribuer avec un titre traduit.

Les coquins - minous et scie

Finies les formes purement phalliques ; bonjour formes seiniques, mamelonesques, lochantes ! Les parties génitales deviennent les éléments d’un ensemble de jeux de mots et d’images. Le sexe est un objet propre à être manipulé pour le jeu, la transformation, l’élucubration, comme il le subit souvent aux prises des discours de tout bord. Ici, Fayolle a décidé de lui rendre toute sa malice, sa magie du quotidien. Le(s) sexe(s) est plus bête que méchant.

Les coquins - un amour de salade

C’est un livre un peu pour tous les âges : les adultes, de toute évidence, pouvant pleinement apprécier les références et les clins d’œil, souvent simplement mignons et attendrissants, parfois malicieusement grivois, mais aussi les enfants, qui pourront s’en amuser sans y voir quelque chose de réellement signifiant.

Les coquins - corrida

Quand on lit les œuvres de Fayolle, on a l’impression qu’il s’agit d’une fenêtre sur des moyens de réinventer le réel en le découpant et en le re-composant. La vision des choses peut être sublimée par notre esprit et ses associations d’idées. Le visuel contient une infinité de couches et de combinaisons. Qu’est-ce que le regard ? C’est pousser l’œil au-delà de la vision, pousser l’œil à chercher le contour des choses qu’il entrevoit, pousser l’œil à constituer sa vision. L’œil et l’esprit sont des metteurs en scène.

Fayolle parle très bien de ses ouvrages, elle a une pensée bien articulée sur sa pratique : des extraits de son mémoire sur son site permettent d’une part de constater la réflexion qui se niche derrière ses histoires imagées, d’autre part d’en comprendre et de commenter certains mécanismes, perceptibles à la lecture.

Des mesures et des manteaux

On est parfois bien gâté.

Au printemps dernier, j’ai eu le plaisir de découvrir dans le panier de gâteries annuelles pour récompenser notre endurance de l’existence, l’une des premières éditions du Silence de la mer, de Vercors (avec une date emblématique de réimpression, le 18 juin 1946,). Il s’agit du tout premier livre que les Éditions de Minuit ont publié, en 1942. Le bienfaiteur de la teneur n’était pas allé remplir un panier électronique, ignorant que le vétuste aurait pu être rempilé d’un simple clic : il avait écoulé les bouquinistes, à la recherche physique du bien matérialisé sous ses yeux, soustrait pour une somme qui ne déplumerait pas si les températures venaient à se rafraîchir. Ce fut le déballage le plus diligent de la saison : j’éternuais de plaisir.

Nous sommes en Creuse, un hiver de la Seconde Guerre Mondiale. La France est occupée. La maison qu’un vieil homme partage avec sa nièce est prise d’assaut par des soldats allemands. Mais leur officier se révèle être épris de la culture française et décide d’apprivoiser les deux habitants par sa conversation humaniste. Progressivement, sans que jamais les deux Français ne prononcent un seul mot à l’oral, le contact se noue entre les deux nations.

Ce livre rédigé au tout commencement de la Seconde Guerre Mondiale est un livre poignant, d’une lucidité désarmante pour quelqu’un écrivant en plein conflit, à propos d’un sujet aussi inflammable que sont les rapports des Français et des Allemands.

Le Silence de la mer met en scène un Allemand humaniste, philosophe, spirituel. S’ils sont arrivés par la guerre, il se raccroche à l’espoir que, très vite, la paix naîtra de leur débarquement impromptu et une meilleure entente jamais imaginée liera leurs deux nations. Il décide donc d’amadouer ces deux Français mutiques, patriotes, par la parole : un charme fou se dégage de son français bancal et poétique, auquel les silencieux cèdent, subrepticement. Le soldat n’instaure jamais de violence, jamais de rapport de force, mais un rapport de douceur et de raison. C’est le soir, après avoir frappé à la porte du salon et être rentré sans attendre vainement d’invitation, au coin du feu, que de tels épanchements humanistes sont rendus possibles. Mais hélas, le jour où il se rend à Paris, en pleine lumière, il ne peut plus s’aveugler sur les intentions de sa patrie. Confronté à la réalité, Werner von Ebrennac sombre dans l’abattement le plus complet. Il ne peut plus continuer d’échanger : sa candeur s’est évaporée, avec ses idées qui étaient des idéaux trop éloignés de la réalité. Il doit quitter ce qui était un refuge et ré-adresser son corps aux canons.

L’un des moments les plus poignants de ce mince feuillet est lorsque confronté à ses compatriotes lui exprimant sans ambages leur projet de dépouiller les Français et la France, ce musicien de profession s’écrie, en lettres majuscules : « Avez-vous MESURÉ ? ». Comme si le musicien, sensible et à l’écoute, était soudainement de la profession la plus apte à mettre un nom sur la démesure.

Un texte qui n’a pas pris une ride, très beau, très fin, qui mérite d’être mis au creux de toutes les paumes.

Tissons des bâtisses

C’est dans son chapitre “Des ouvrages et de l’esprit”, extrait de ses Caractères, que La Bruyère a formulé son fameux: “Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes qui pensent.” Eh bien, nous pourrions dire la même chose de Christine de Pizan (ou Christine de Pisande Pizzano) : tout avait été dit, depuis 1404 qu’il avait été publié La Cité des Dames. Mais, pourquoi au juste, n’y a-t-il pas eu de révolution féministe au Moyen Âge ? Exécutons ensemble une petite cabriole dans le temps !

Christine de Pizan

Par une douce et clémente journée, Dame Christine s’étire dans son étude. Elle aimerait faire une petite pause de ses lectures si respectables et lire quelque chose de plus léger. Regardant tout autour d’elle où les livres de tous les genres ne font pas que tapisserie, elle s’aperçoit que rien sur ses étagères ne pourrait correspondre à son humeur : elle ne trouve que des ouvrages insultants et dégradants envers les femmes vertueuses de son genre. La tête pleine de questions sur le pourquoi du comment elle et ses copines s’en prennent plein les dents depuis la nuit des temps, elle sombre progressivement dans une rêverie éveillée.

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C’est alors qu’apparaissent sur le pas de sa porte trois dames, au port altier. La première se présente sous le nom de Raison : elle se propose le rôle d’ériger les murs de la Cité des Dames, qui accueillera réflexions et incarnations de la vertu et de l’intelligence féminine. Pour se faire, elle fait appel à son sens de la logique, de l’analogie et de l’herméneutique, pour réfuter tous les préjugés qui ont été présentés par les (grands) penseurs pour refuser le progrès aux femmes ou justifier leur état de servitude. En réfutant les arguments naturalistes des inégalités des sexes, Raison pose ainsi les fondations d’une réflexion sur le sort des femmes. La seconde, est Rectitude : elle est en charge de faire construire des demeures et des institutions dans lesquelles les illustres femmes de l’Histoire pourront être logées. La troisième et dernière à prendre la parole est la Justice. Elle sera responsable de fermer les portes de la ville, après avoir garanti l’arrivée de la Reine de la cité et de la chrétienté régnante (Ave, Maria !).

Et hop, promenons-nous entre gentes damoiselles.

Visite de la ville

Christine de Pizan était clairement une drôlesse médiévale qui devait jouter avec adresse ! Tombée sous la coupe du veuvage dans son jeune âge, sans ressource mais avec deux enfants à charge, elle dût vite trouver un moyen de joindre les deux bouts. L’écriture fut son gagne-pain, avant d’être un moyen de gagner le respect des intellectuels à la cour de Charles VI. Elle passe pour être la première femme à avoir vécu de sa plume (sans non plus aller jusqu’à pouvoir se payer un nouveau sac Longchamp tous les mois). Femme très vertueuse et pieuse, ayant une grande connaissance des écrits antiques et chrétiens, elle a fait sienne la cause des femmes bafouées par les petits esprits souvent étroits ayant un peu monopolisé la scène littéraire depuis une vingtaine de siècles.

La cité en construction

Dans cette fable allégorique, Christine, totale ingénue, écoute ces trois féministes enhardies lui délivrer contre-vérité sur contre-vérité, et ponctue leurs discours de questions candides, qui guident leur argumentaire. Tous les sujets sont balayés: les femmes sont-elles naturellement moins douées, moins sympas, moins fidèles ? Est-ce vrai qu’elles ne sont bonnes à rien sinon les langes et le linge ? Est-ce que leur façon de s’habiller un peu « cagole » est vraiment un appel au viol (on s’interrogeait déjà sur le sujet au Moyen Âge, de quoi faire valser les arguments de la modernité) ou bien les dhomminants trouvent-ils toutes les excuses phalussifiées au monde pour justifier la goujaterie ? Indice, s’appliquant à tout le livre : la réponse est toujours dans la question.

Saluons Meryl au passage.

Meryl+Streep+Christine+De+Pizan+Honors+Gala+tmuYd9ruz-Gl

Dame Christine brosse un portrait d’elle-même faussement très en retrait, souhaitant tout apprendre de la bouche de l’allégorie de la Raison, qui a tout le monopole des livraisons de sagesse. La Raison remet tout le monde a sa place dans ce monde littéraire de misogynes. Le ton est sardonique, rappelant parfois celui de Jane Austen, qui égratigne avec ingéniosité. Ça taille, c’est méchant et drôle (parce que c’est vrai quand même) : Ovide était un gros frustré, que personne n’a pris au sérieux, à part les frustrés qui ont suivi, et les frustrés qui ont écouté ceux qui l’ont suivi. Les types « penseurs » s’étant adonné à la Philosophie l’ont clairement méprise pour sa cousine, la Philofolie. Et tant qu’on y est, c’est une femme qui a inventé l’alphabet latin, alors on va se calmer avec les ovaires bonnes à rien ! (note à moi-même : quand même vérifier le bien-fondé de certaines déclarations de Christine)

Christine_de_pisan

En résumé, Christine de Pizan montre qu’elle peut, comme tous les sophistes, les philosophes et autres philologues de son temps, manipuler le langage (et particulièrement celui des autres) (y compris les Saintes Écritures, qui n’ont jamais dit du mal des femmes, enfin !) à but argumentatif. La défense des femmes a comme limite son irréprochabilité : seules les femmes morales et vertueuses sont sauvées et c’est au nom de toutes ces heureuses malheureuses qu’elle monte au créneau (les dépravées, elles, ne méritent pas autant d’effort et ne mettront pas un pied non récuré dans la Cité). J’ai beaucoup souri (et ri) à la lecture de sa défense de la Femme (et défonce de l’Homme), beaucoup plus réussie qu’un autre roman dans le genre, le décevant Herland de Charlotte Perkins Gilman, qui m’était tombé des mains.

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

Ainsi soit Benoîte Groult - Catel

Lorsque Libération propose à Catel Müller de publier un reportage bd, deux idées de femmes à croquer lui viennent immédiatement en tête : Claire Bretécher, l’auteure d’Agrippine et grande pionnière de la bande dessinée en France, et Benoîte Groult, auteure notable d’Ainsi soit-elle et membre de multiples comités féministes. Nous sommes en 2008 et Catel est en pleine réalisation de la bande dessinée Olympe de Gouges, scénarisée par son compagnon (et auteur multi-facettes : jeter un œil à sa page Wikipédia donne un peu le tournis…) José-Louis Bocquet. Pour concevoir leur seconde bio-graphique, tous deux se sont basés en majeure partie sur le livre de Benoîte Groult voué à réhabiliter Olympe de Gouges, Ainsi soit Olympe de Gouges. Le quotidien de Catel est tant imprégné de Groult que l’évidence s’impose. Après quelques rencontres et quelques collaborations postérieures à ce reportage bd, Catel fait sa demande, au téléphone, un soir de veille de réveillon : Benoîte, accepterait-elle d’être « sa » prochaine héroïne ?

Catel - Benoîtine

Troisième bio-graphique signée du trait de Catel, celle-ci a un statut un peu particulier : d’une part, elle est entièrement scénarisée par Catel, puisque José-Louis Bocquet bien que très présent en continu, n’est là qu’en témoin et compagnon de voyage, et non en auteur. D’autre part, il s’agit d’un sujet vivant, ce que souligne immédiatement Benoîte Groult, avec le manque de recul que cela peut constituer par rapport à des biographies de figures déjà passées. Et ce postulat de départ change la donne dans la façon dont le récit est mené (les cinquante premières pages sont le quotidien de Catel, peu à peu coloré par ses rencontres avec Benoîte Groult), qui se rythme sur le récit que Benoîte Groult fait d’elle-même. On ne pourrait peut-être pas parler d’un travail autobio-graphique, car le trait de Catel amène une touche extérieure de contre-subjectivité (ne pouvant vraiment parler d’objectivité, puisque la dessinatrice a tout de même beaucoup d’admiration et d’affection pour son sujet), mais il reste que le point de vue adopté est celui de Benoîte sur Benoîte, parsemé des commentaires et réactions de Catel.

Catel 3

Ce « rapportage » bd alterne les échanges et les moments présents, passés ensemble, les croquis et aquarelles prises sur le fait, et les incursions dans le passé de Benoîte Groult. Cette dernière parle spontanément de son enfance, avant de voir ses entretiens cadrés par Catel, qui souhaite thématiser leurs échanges (la jeunesse, les amours, l’engagement, la famille…), tout en suivant un semblant de chronologie. Ainsi les premières amours de la féministe (un poil tragiques) et quelques épisodes avant et pendant guerre, laissent la place à ses premiers combats pour la Liberté de la Femme. On apprend au passage ses avortements aux aiguilles à tricoter, qu’elle a fricoté avec François Mitterrand, qu’elle a fait de la chirurgie esthétique et qu’elle « n’en a pas honte ! », que des escort-boys de 24 ans lui envoient des lettres pour lui proposer leurs services spécialisés dans le 4ème âge, ou que sa vie d’embourgeoisée pétrit parfois son engagement féministe de contradictions, comme avec l’affaire DSK. Une chose reste néanmoins constante : où que Benoite aille, la foule titraille. C’est une vraie reusta.

Rosie devient Benoîte

Comme toujours, le trait de Catel est magique pour faire revivre le passé, et l’histoire de Benoîte Groult (née Rosie) ne manque pas de protagonistes haut en couleurs, à commencer par sa mère, Marie « Nicole » Groult, qui fréquenta toute la clique de Montparnasse (et le tout Paris excentrique et artistique), adorait la fête, était libre et indépendante, et complètement aux antipodes de Benoîte, qui cherchera à échapper à la féminité que porte sa mère comme un étendard.

Nicole et Rosie

La dessinatrice se retrouve à partager plusieurs années de la vie de Groult (cinq ans !), souffler en compagnie de tous ses amis ses 90 bougies, découvre l’ensemble de sa famille, se voit introduite auprès de P.D.G., d’intellectuels et autres membres de l’intelligentsia qui composent l’entourage surcôté de Benoîte. Au bout du compte, quand les tranches de leurs deux vies dessinées s’achèvent, Groult a 93 ans et semble indétrônable : continuant de bourlinguer à droite à gauche, continuant de donner des conférences, intervenir à la radio, écrire… L’immédiateté avec laquelle l’Alsacienne croque son aînée est rafraichissante et toujours affectueuse, même quand Benoîte plane au sommet de sa mauvaise foi : « la bande dessinée, de la littérature ? Pouah ! »

La BD pouah

La bd est un art

Le format de reportage-documentaire où la dessinatrice se met elle-même en scène pour approcher son sujet est très sympathique, et diversifie de ses travaux précédents. La « pionnière de la bio-graphique, telle qu’elle la nomme » a donc un troisième objet a son actif (et pas des moindres ce pavé de 330 pages). Et si l’on en croit son blog, le duo a déjà fini de plancher sur un troisième opus… Joséphine Baker, à sortir en 2016 !

Benoîte et les préjugés bd

Kiki de Montparnasse, de Catel et Bocquet

Petite fille « tombée du ruisseau », Alice Prin avait tout pour bien commencer dans la vie : une mère accouchant cuitée, un père absent, un parrain semi-contrebandier qui la fait danser et chanter dans des tavernes alors qu’elle fait encore l’école buissonnière. Arrivée adolescente à Paris, son indomptable caractère se fait renvoyer de plusieurs établissements, avant de l’amener à faire ses premières poses de modèle nue chez des artistes de Montparnasse. Ni d’une, ni de deux, voici ses opulentes courbes parties faire le tour des ateliers, tandis que sa verve, sa bonne humeur et sa liberté en font bientôt la muse et la mascotte des Montparnos.

Kiki et ses coupains

Quelle vivacité, quel dynamisme ! Grâce aux passionnants et vifs dialogues de Bocquet, la bd suit un rythme effréné, rythme que le trait de Catel entraîne avec aisance et pétulance. Quelle plus merveilleuse façon de faire reprendre vie à de telles figures, que par le biais d’un dessin si vif et astucieux ? Entre 1916 et 1930, Kiki incarne la vie, dans un univers habité par des êtres aspirant à incarner l’art, dans leur conversation, leur mode d’existence, leurs choix de vie. Parfois futile et superficielle, inconstante et caractérielle, cette provinciale libérée offre une vraie vitrine pour ces hommes vivant souvent en reclus, croyant dominer dans des sphères intellectuelles. Elle rappelle que sans la vie, ils ne sont rien et mate tous ceux qui la confondent avec une putain (notamment dans le sud, où l’on ne fait pas la différence entre une morue et une Marie-couche-toi-là… La province, ces arriérés !). De Paris à la Riviera, en passant par New-York, Kiki sera de toutes les fêtes, jusqu’à son déclin.

It's prohibition 2

En passant, on apprendra quelques petites choses sur cette icône et ses comparses : qu’elle a vécu une dizaine d’années avec Man Ray (quand même), qu’elle montrait ses fesses à tout bout de champ, qu’elle savait se tailler les sourcils comme personne, ou encore qu’elle était bien accroc à la coco, dont je découvre un nouveau sobriquet : le « çakébon ».

Man et Kiki 1

Man et Kiki causent de faire un livre olé-olé ensemble…

Man Ray et Kiki 2

Man Ray a finalement bien publié les photos gros plan prises de ses ébats avec Kiki (dit comme ça, c’est très grivois).

Roman de gars

Concarneau, le soir. Un brave type, Mostaguen, sort d’un bar en titubant, sous le regard amusé d’un douanier. Quelques mètres plus tard, il s’effondre. Le douanier s’approche pour s’occuper du gonze et s’aperçoit qu’il est troué du flanc et qu’un liquide rouge opaque s’écoule de l’ouverture. Un chien jaune est couché à ses côtés. Maigret, qui a été dépêché dans la région, arrive dès le lendemain sur les lieux du crime, secondé par Leroy, un tout jeune inspecteur du coin aux méthodes modernes (comprendre : il relève les empreintes et les envoie au labo). Grâce à son savoir-farniente, Maigret va tout comprendre de ce qui s’est diantre passé.

Maigret - Le chien jaune

Je n’avais jamais lu de Simenon, et c’est par l’entremise de Penguin et des vieilles couvertures de leurs romans de gare (B. !) que j’avais relevé l’étonnante taille de sa production (iciiçà ou encore li). Penguin s’est relancé récemment dans une grosse entreprise de réédition de tous les Maigret, et j’ai donc décidé de sauter le pas !

Première impression : l’écriture désarçonne…! Ce n’est pas bavard, pas descriptif, pas explicatif. L’action n’est pas non plus des plus dynamiques et on peut vraisemblablement dire qu’il ne se passe pas grand chose. L’écriture plutôt caricaturale ne s’embarrasse pas de subtilités visant à complexifier les tempéraments et motivations des personnages, pour justifier qu’ils se trouvent dans une situation. Maigret est là, il attend, il se tait, il fume. Il sort, il rentre, il ressort. Il grommelle, on lui téléphone, il écoute, il raccroche. Il commande un demi, demande qu’on lui foute la paix et tente de faire admettre à la serveuse le nombre de mecs avec lequel elle s’entiche. Il la gronde, il lui pince la joue, il la reluque mais reste classe : l’homme, c’est lui, les chiens c’est les autres. C’est le commerce du quotidien.

Maigret on TV

Je me souviens évidemment des épisodes du Commissaire Maigret à la télé, jamais suivis avec assiduité : eh bien, j’ai trouvé Le Chien jaune du même acabit, un poil soporifique. Son côté désuet ne m’a pas non plus amusée des masses : l’intrigue n’est pas palpitante, la caractérisation des personnages est inexistante, l’écriture est scénaristique (mais pas pour des effets de style), Simenon ne prend parfois même pas la peine de faire des phrases complètes… Bref, il n’y a pas grand chose à sauver, si ce n’est le temps investi dans la lecture en s’en rendant compte pas trop tard. Prenez gare, si vous vous attaquez à Simenon : comme l’avait déjà souligné Jean-Bingo dans son excellent billet de 2014 (où il résume très bien le côté daté, caricactural et grotesque de ses histoires), ce n’est pas de la noble littérature.

Fondation

Je reconnaîtrai un avantage indéniable à ne jamais lire de science-fiction : on a le choix ! Et j’étais donc bien contente de m’apercevoir que Fondation faisait partie de la sous-catégorie « Hard SF » pour la majeure partie (voire l’unanimité) d’Internet (je dis cela parce que j’ai eu le droit à un sourcil levé de Jean-Bingo, quand j’ai partagé mon choix) (et Jean-Bingo a tellement levé les sourcils dernièrement, je ne voudrais pas qu’il en arrive à les installer de façon définitive au niveau du front pour leur éviter la navette ;-). De par sa notoriété, son influence, ses sympathiques fans, c’est de loin la lecture qui m’a le plus tentée (c’était aussi endurable en terme de pagination, avouons-le) (l’inconnu fait très très peur quand il se présente sous la forme d’une grosse brique).

Fondation - Mister Asimov lit

Nous sommes au début du treizième millénaire : il n’est plus question de parler de la Terre, de Mars, du Soleil, toutes ces notions archaïques qui n’ont plus lieu d’être, puisque la Galaxie toute entière a été colonisée par les humains (à peu de choses près). Une planète (?) a vu s’établir le gouvernement impérial et chapeaute plus ou moins bien tous les astres colonisés tout autour. Oui mais voilà, en treize mille ans, beinh il y a eu quelques dérives, et un grand scientifique de l’Empire tire la conclusion que cette ère tire à sa fin, que l’Empire, aux prises de prochains soulèvements qui mèneront à une sorte de chaos politique, sombrera bientôt. Hari Seldon est un « psychologue », et sa science s’appelle la psycho-histoire : globalement, il déduit les phénomènes sociaux et politiques qui sont censés découler du train auquel les choses actuelles vont (ça existe vraiment).

Alors évidemment, les prophètes annonçant l’apocalypse sont jamais les mecs qu’on invite aux soirées (je casse l’ambiance bonjour !) et du coup pour qu’il fiche la paix à l’Empire, on l’envoie à l’autre bout de la Galaxie, sur une planète excavée peu de temps avant et donc inhabitée, portant le petit nom de Terminus : Hari, en compagnie de cent mille personnes, s’y installe, dans le but de fonder une colonie de scientifiques, qui se consacreront à l’écriture de la plus vaste encyclopédie jamais rédigée. Le but de cette encyclopédie galactique ? Rassembler l’ensemble du savoir universel pour que, lorsque les planètes et les astres commenceront à sombrer dans la guerre, le conflit, le chaos, les générations survivantes aient de quoi reconstruire un monde en deux temps, trois mouvements. Sinon imaginez le désastre : l’ère australopithèque le retour.

Mais Seldon est tellement le prophète des prophètes, qu’il a un peu manipulé tout le monde (Hari Seldon, c’est ce type à on attribue l’origine de l’expression « ni vu, ni connu je t’embrouille »), sur la façon dont l’univers allait décliner : il avait prévu les petites brouilles humaines et les terribles défauts naturels de ces monstres de chair qui viendraient enrayer la machine mal huilée de l’évolution. Cinquante ans après l’arrivée des premiers migrants sur Terminus et la création de la Fondation, un hologramme de Hari (décédé au début du bouquin, après l’annonce de l’apocalypse) est extrait d’un caveau : le scientifique avait enregistré un message adressé aux générations suivantes. L’Encyclopédie n’est qu’un leurre (… whaaaat ?) ! Il s’agissait plutôt de créer une oasis dans tout cet univers belliqueux, où les graines d’une nouvelle ère pourraient être plantées en toute sérénité (ou presque).

Geekation_Isaac_AsimovAsimov, précurseur du duckface ?

Bon. Je vous avoue que les vingt premières pages, j’ai eu… très peur. Mais finalement, la situation est très vite exposée de façon limpide – par le biais d’un dialogue (qui est la re-transcription d’un procès). Et de fait, Asimov va en réalité utiliser la voie (la voix ?) du dialogue pour faire avancer l’histoire : il n’y a pratiquement aucune scène d’action à proprement parler, l’action se déroule entièrement via les stratégies élaborées par chacun des personnages occupant la place des chapitres thématiques. Tactique, stratégie, planification… Voilà comment Isaac Asimov envisage la science-fiction dans Fondation : elle est avant tout une pensée, côtoyant d’autres pensées. Une pensée cherchant à se dépenser et à se dépasser.

Au bout de deux cent pages, d’exposition des systèmes politiques et sociaux, d’intrigues, voyant les personnages de différents conseils et gouvernements se rencontrer, leurs systèmes exposés… Je m’aperçois que je n’ai pas croisé le chemin d’une seule femme. Asimov, ce « progressiste » bien de son temps ! Il y a un milliard d’habitants dans cette galaxie, il y a des milliers (millions ?) de planètes et d’étoiles colonisées, la galaxie est sous le pouvoir d’un empire civilisé… mais pas de femme scientifique ? Politicienne ? Des ovaires, quelque part ? Pas étonnant que cette galaxie s’effondre !

Russian-born American author Isaac Asimov is seen in 1974. (AP Photo)

Je vous prie à présent de bien vouloir accueillir l’intervention de notre camarade, Simone la grognonne.

En fait, la première mention d’une femme vient d’une démonstration d’un marchand, qui souhaite expliquer la nécessité des biens qu’il tente de mettre en circulation sur sa planète, restée à l’écart du négoce impérialiste de la Fondation : soudainement, la femme fait son apparition, car il y a tant de choses à lui vendre ! Des bijoux, oui, mais pas seulement : on nous parle également d’une « foule d’articles ménagers » : des fours démontables, des couteaux, des buanderies, des laveurs vaisselle, des frotteuses de parquet, etc… C’est un vrai délice d’être une femme dans Fondation.

Fin de l’intervention de Simone.

À force de ne donner que la parole aux fins stratèges, on se retrouve face à beaucoup de paradoxes. Par exemple, un intéressant postulat est celui d’imaginer s’il n’y avait pas eu le canular de Seldon, dans le chapitre des Encyclopédistes (l’utilité même d’une Encyclopédie donc), s’il avait fallu réellement envisager le projet de ces puristes qui souhaitent rendre pérenne le plan original de Seldon, en gardant en tête qu’il ne faut pas en dévier Versus les gens qui habitent désormais réellement sur la planète et qui n’ont pas ce but long terme dans la tête, mais tous les dangers court-terme et les moyens de subsistance qu’il faut mettre en place. Cette problématique de la vision politique et active (grand dessein contre nécessité de s’adapter aux difficultés immédiates) est soulevée pour être regrettablement entérinée. Qu’Asimov ait fait de ces « universitaires » des êtres à ce point coupés de la réalité pratique et tactique est un peu dommage dans le fond, bien que la critique soit aussi bienvenue (d’autant plus si l’on tient compte de son statut de professeur) …

Il y a quelques années, j’ai lu l’excellente Histoire du capitalisme  1500-2010, de Michel Beaud. Eh bien, avec les différents chapitres de l’évolution de la Fondation, j’ai eu l’impression d’en lire l’application, ce qui devient limpide dans le chapitre consacré à l’idéologie marchande. Ça sent bien fort le communisme, quand on déchiffre tout le discours autour de cette religion créée de toutes pièces afin de conserver les intérêts économiques, politiques et sociaux d’une seule nation. L’expansion de la croyance pour garantir la pérennité d’une petite partie de la population.

Asimov - Comme ça c'est dit

En tous les cas, il y a toujours un bien moindre mal, et on part du principe que la vérité n’appartient pas à la masse, sauf quand cela sert les intérêts de plus grands desseins. Mais l’idée mérite sa petite application : et s’il y a avait eu un projet mûrement réfléchi, de monde meilleur, de possibilité d’arriver à un monde amélioré, tout en traversant ce que le livre appelle des « crises » (des ères où les erreurs sont commises et admises, puisqu’elles font partie de l’équation globale et dépassées)… est-ce que le monde aurait été améliorable par ce biais ? C’est un raisonnement plein de défauts que tient Asimov, même dans ses meilleures parties, mais qui vaut vraiment la peine d’être exploré, pour faire avancer la recherche. Un livre très riche, qui fait réfléchir à foison et que l’on ne peut que conseiller.

Horrifique enfantine

J’ai un peu hésité, avant de reprendre la routine du mardi matin et du billet ponctuel. Et puis j’ai réalisé que le Bingo m’avait permis une vraie respiration, au cours de ce week-end anxiogène, face aux images et aux pensées sombres. Lire, malgré une concentration parfois difficile, a été primordial, pour garder la tête un peu fraîche. Aussi je n’hésite plus et je me permets de vous parler de Coraline, de Neil Gaiman.

Coraline - Neil Gaiman

La petite Coraline et ses parents viennent d’emménager dans un nouvel appartement. Oui mais voilà, les parents de Coraline ont du travail et manquent de temps pour s’occuper d’elle. Aux autres étages, elle se distrait à l’aide de deux vieilles voisines, actrices défraichies revivant leurs exploits d’antan, et d’un vieux monsieur vivant au grenier avec ses rats. Et puis ce n’est pas tout : il y a cette drôle de porte dans le salon, qui donne sur un mur de briques rouges. La mère de Coraline lui explique qu’il n’y a rien derrière cette porte condamnée, rien d’autre qu’un autre appartement ressemblant exactement au leur. Un après-midi d’ennui, Coraline ouvre la porte et découvre un couloir tout noir, au bout duquel se trouve… un autre appartement tout comme le sien. Sauf qu’un peu différent : dans ce monde parallèle, son autre mère est un peu plus pâle, un peu plus grande, ses doigts sont longilignes et courbés et ses yeux sont des boutons. Mais cette mère-là n’essaye pas de l’envoyer balader : oh non, cette mère-là veut la garder pour elle… et pour l’éternité !

Plus très habituée à lire des œuvres adressées à des enfants/ados, j’ai cru que le style parfois un peu explicatif serait un frein à l’enthousiasme que j’allais éprouver à la lecture de ce prix Hugo. Il s’avère rapidement n’en être rien : bien que le style reste de toute évidence ciblé vers un public plus jeune, l’histoire tourne rapidement à l’horrifique. Cette autre mère qui se voudrait rassurante est en fait repoussante au possible : elle se gave de cafards qu’elle décortique et croque onctueusement (irk). Coraline, qui finit par se faire enfermer « de l’autre côté », se fait poursuivre par des rats, attraper la jambe tandis qu’elle tente de s’échapper par la trappe d’une cave, prendre au piège derrière un miroir… On frissonne et on serre les dents !

Coraline

Le personnage de Coraline est un personnage de petite fille forte : son caractère téméraire ne se laisse pas débouter et convaincre trop vite, toute fringante qu’elle est dans son imperméable bleu (dans le livre) et ses bottes jaunes. Un modèle d’enfant libre et anti-conformiste, qui déclare à sa mère qu’elle n’aspire qu’à des vêtements qui la feront sortir du lot à l’école (clap clap clap). Si elle est tentée quelques secondes de croire aux mensonges du clone de sa mère, qui sont aussi la projection de ses propres peurs et cauchemars (« tes parents seront plus heureux sans toi », « au fond ils ne t’aiment pas », etc.), c’est pour mieux se reprendre très vite et faire battre en retraite ces propos insidieux, en raisonnant dans son (jeune) for intérieur. Coraline apprend à ne compter que sur elle-même, et c’est elle qui sera l’instrument de la libération de ses parents. Elle fait montre d’une témérité et d’une intelligence exemplaires pour les jeunes lecteurs : bravez l’obscurité, petits, car on en ressort que plus grands.

Petite folle de Merricat

Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur, Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens, et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantegenêt, et l’amanite phalloïde, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.

Bienvenue dans l’esprit un peu dérangé de Mary Katherine, qui vit en compagnie de sa sœur bien-aimée, Constance, et de son oncle infirme, Julian, dans cette grande demeure familiale de style gothique, désertée depuis une cène tragique où tous les membres de la famille furent empoisonnés à l’arsenic… à l’exception d’eux-trois. Difficile d’en dire plus sans divulgâcher immédiatement, et le suspense excellemment ménagé par l’auteure fait une grande partie du charme de ce petit livre, à l’issue surprenante.

Cela faisait un bail que je me disais que ce petit classique devrait en jour me passer entre les mains. Mais il a fallu un passage du livre de Joyce Carol Oates, mentionnant quelques détails glauques de la vie de l’auteure pour aiguiser définitivement ma curiosité. En exclusivité, un extrait de J’ai réussi à rester en vie :

Je pense à Shirley Jackson – écrivain brillant, « féministe » glaçante et drôle à une époque – les années cinquante – où le « féminisme » ne s’était pas encore imposé comme une façon nouvelle et révolutionnaire pour les femmes de se penser, et qui finit sa vie atteinte d’agoraphobie aiguë, incapable de quitter la chambre à coucher sordide de sa maison de North Bennington dans le Vermont.

Shirley n’avait pas perdu son mari au sens propre du terme – mais Stanley Edgar Hyman la trompait ouvertement, souvent avec ses étudiantes de Bennington, en adoration.

La plus hideuse des morts – obésité maladive, dépendance aux amphétamines, alcoolisme. Pendant des mois, Shirley Jackson s’est terrée dans sa chambre à coucher sordide – avec la complicité de Hyman ? – mais il ne se souciait sans doute plus d’elle à ce moment-là – et on avait fini par la trouver morte, d’un arrêt du cœur, à l’âge de quarante-neuf ans.

Shirley Jackson : agoraphobe, droguée, trompée, obèse, paranoïaque, retrouvée morte chez elle ? Count me in.

Shirley Jackson, dans les années 40. Ça avait l'air encore d'aller !

L’horreur est ici psychologique. L’atmosphère est suintante, il fait bon de toujours rester sur ses gardes. À la suite de cet incident, il semble que les survivants de la famille Blackwood se soient isolés du reste du monde. La vie pour Mary Katherine se limite aux trois dimensions de sa sœur chérie et celles de son chat, Jonas. Le reste de l’humanité ne vaut rien. Et ceux qui méritent le plus d’être torturés et de finir leur souffreteuse existence dans les plus terribles souffrances ? Ce sont les villageois, ces maudites engeances qui la regardent passer et se rient d’elle, lorsqu’elle s’aventure une fois la semaine en dehors du Château ; car les deux sœurs ne peuvent pas vivre en complète autarcie alimentaire.

Mais que s’est-il véritablement passé ? Vont-elles pouvoir continuer à vivre en dehors du monde ? Quel nouveau tourment mental va bien pouvoir inventer Mary Katherine ? Pourquoi a-t-on le sentiment que quelqu’un – n’importe qui – peut péter un plomb d’un instant à l’autre et dézinguer tout ce qui se trouve autour ? Si Constance a dix ans de plus que Mary Katherine, son extrême fragilité, sa volonté de rester enfermée dans la cuisine, à mitonner des petits plats pour ses deux locataires, en font une silhouette aux semblants flous et évanescents. Elle ne s’aventure dans le jardin que pour exploiter la terre afin de faire des conserves (et leur permettre de subsister), tandis que sa sœur, dans une logique inverse, balise son territoire en enterrant des objets dans le sol. Toutes sortes d’objets.

Comment les légendes naissent et fleurissent, et notamment les histoires que l’on se raconte sur les maisons hantées. Car les filles, barricadées dans leur maison, finissent par revêtir le contour diaphane des fantômes : on ne les voit jamais, toujours terrées dans leur cuisine en soubassement, à épier par les petits trous de lumière, percés dans le carton les imperméabilisant de la présence des autres. On leur laisse leur nourriture sur le pas de la porte avec quelques paroles ou prières d’excuse, comme on donne à manger aux divinités ou aux esprits, pour ne pas les enrager, les calmer et les garder de bon augure.

Un bijou d’ébène que j’ai dévoré. L’humour est aussi noir que la suie encombrant leur grosse cheminée, le suspense est au rendez-vous, la fin est à la hauteur des attentes un peu incertaines que l’on a à mesure que la lecture avance. Le personnage de Mary Katherine, la narratrice, est une pièce maîtresse : comme le dit Oates dans son analyse du livre, Mary Katherine est un personnage hypnotique, perturbant, rapportant ses actes sans jamais les justifier. Je recommande très chaudement cette histoire simili-horrifique et surréaliste, d’une auteure majeure (et pourtant peu connue dans nos contrées), qui a, entre autres, inspiré Neil Gaiman, ou encore Robert Wise, qui a adapté l’un de ses livres au cinéma (La Maison du Diable).

Dessous la veuve

« Parmi les innombrables derniers devoirs de la veuve, il n’en est qu’un qui importe vraiment : le jour du premier anniversaire de la mort de son mari, la veuve devrait se dire J’ai réussi à rester en vie. »

Tout le monde connait Joyce Carol Oates, l’auteure ayant publié plus de cent vingt livres, une soixantaine de romans, plus de quatre-cent nouvelles, une bonne dizaine d’essais, huit livres de poésie et plus de trente pièces de théâtre. Véritable Wonder Woman de la littérature américaine, elle est clairement l’une des auteurs les plus prolifiques des XXe et XXIe siècles. Comment a-t-elle réussi un tel exploit ? N’a-t-il donc pas vécu, ce petit bout de femme de moins d’1m60, en dehors de l’écriture et de la rature compulsives ?

J'ai réussi à rester en vie - Joyce Carol Oates

Il n’en fallait pas plus que le soudain décès, d’un mari chéri et adoré, pour se permettre une incursion inattendue et totale dans la simple existence de cette femme dévouée. Car non seulement Joyce Carol Oates a vécu, en dehors de son écriture et son activité d’écrivaine, mais cette catastrophe est l’occasion de s’apercevoir qu’elle n’a vécu qu’en dehors de son écriture. Ceux qui ne vivent que pour et dans leur art mentent, affirme-t-elle, ou bien ce sont des gens bien seuls : car c’est le reste, c’est-à-dire les vivants, qui donnent à la vie toute sa valeur.

Si on ne l’avait pas compris, voilà ce qu’était véritablement Oates : une épouse. Non une fonction, mais sa nature, à proprement parler. Et puisque l’époux décède, la valeur de sa nature opère un glissement d’épouse à veuve : voilà donc ce que sera dorénavant Oates, la Veuve.

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Raymond « Ray » Smith et Joyce Carol Oates se sont mariés en 1961, quelques mois après leur rencontre à l’Université de Wisconsin. Il était alors en thèse de littérature, elle terminait son master. Ensemble, ils ont traversé les années 60, 70, 80, 90, ont enseigné du Texas à l’Ontario, en passant par Detroit, avant que la mort de Ray les sépare en février 2008 : une simple pneumonie, traitée à l’hôpital de l’Université de Princeton – où enseigne Oates depuis 30 ans – une pneumonie prenant une mauvaise tournure quand ce jeune homme de 74 ans attrape un staphylocoque, quelques jours à peine après être avoir été admis. Tout d’abord morte d’inquiétude et de solitude, Oates se rassure en voyant l’état de son mari un peu s’améliorer. Le cinquième jour pourtant, un coup de téléphone la réveille en pleine nuit : il faut qu’elle vienne à l’hôpital, vite, très vite. Sur place, après s’être garée comme une sagouine, elle trouve les appareils silencieux, son mari débranché, la chambre déserte. L’infirmière de garde est bien désolée, mais rien n’a pu être fait. Après quelques errances, Oates déboussolée s’extrait de l’établissement, les quelques affaires de son mari débordant dans ses bras.

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Le récit de la mort de son mari occupe les 150 premières pages, cinq jours contés dans le plus menu détail ; les 150 pages suivantes reviennent sur la première semaine qui a suivi (le pavé en compte plus de 500…). Oates gratte compulsivement toutes ses pensées, réflexions, actions les plus obsessionnelles. Elle recopie sa correspondance électronique, pour donner à voir dans quel état malade est sa psyché. Dans ce témoignage émotionnel, mais aussi pratique, logistique, elle fait appel à sa mémoire pour connecter des événements et des ressentis, elle effectue des parallèles avec la littérature, et fait des allers-retours constants vers les mêmes pensées : suicide, antidépresseurs, solitude et incompréhension de sa situation. Le livre s’apparente au journal d’une veuve, ce qui apparaît dans le titre original du livre, A Widow’s Story, publié par les presses de l’Ontario Review, revue et presses qu’avaient créées Joyce et Raymond Smith en 1974.

Le témoignage est très focalisé sur l’état mental et physique de la Veuve, Joyce Smith – et non Oates, qui est sa persona publique, complètement refoulée quand elle passe le pas de la porte : son désœuvrement est complet en l’absence de son mari, désœuvrement qui touche vite les aspects financier et manuel. La narratrice – qui est à la fois Smith et Oates – rapporte comment sa dissociation des personnalités lui permet une respiration, comment son activité de professeure lui offre une fenêtre de distraction vitale. L’épouse n’est pas l’auteure, Joyce Smith n’est pas Joyce Carol Oates, qu’elle décrit comme un costume à enfiler. Ray n’avait jamais lu l’un de ses livres, pas un seul, (malgré qu’il ait été un éditeur de renom) et leur vie en avait été ainsi complètement dissociée. Son mari ne connaissait pas Joyce Carol Oates. Ce fait – pas tout à fait anodin – est source de multiples reproches pour la veuve, qui pleure également le fait de ne pas avoir assez connu son mari, discret et peu affable.

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En somme, un manuel branlant de survie à l’égard de la veuve et le récit comme force contraignante pour réussir à se souvenir sans périr. L’écriture est une activité mais aussi un exutoire, dans ce journal où l’écrivaine s’exprime et rapporte comme elle ne le pourrait pas de vive voix, dans son nouvel état d’agoraphobe et de vocaphobe (elle laisse le téléphone sonner pendant des mois, incapable de faire sortir le son de sa voix une fois le combiné en main).

Un livre qui trainait sur mes étagères depuis 2012 et que je suis tout de même bien contente d’avoir lu, malgré quelques longueurs et une structure parfois confuse : Joyce Carol Oates a 70 ans en 2008, lorsque Raymond Smith passe l’arme à gauche.