La perspective du temps

Et l’on pense à ce phare, à ce phare dont Roger Fry demanda à Virginia Woolf qu’elle lui en dévoilât la signification.

De quoi est-il le symbole ? Questionna-t-il.

De rien, mon ami, de RIEN.

La Double vie de Virginia Woolf, de Geneviève Brisac et Agnès Desarthe

Si Flush fut une partie de plaisir de pattes en l’air et de truffe en terre, et que ses essais lus en milieu d’année restaient courts et digestibles, Vers le Phare est une toute autre histoire, si « histoire » est une étiquette que l’on peut se risquer à lui coller, tant sa forme expérimentale est une gageure.

L’intrigue tient un peu de signes : dans les Hébrides au début du siècle dernier, sur une île où séjournent la famille Ramsay et ses proches, un petit garçon – James Ramsay – rêve de faire une promenade au phare. Sa mère, encline à lui autoriser cette faveur, voit son projet contrecarré par le patriarche, Mr Ramsay, qui prévoit qu’il y aura de la pluie, d’une façon aussi unilatérale que son statut. Dedans et dehors, les gens vaquent à leurs activités ; dehors et dedans, les pensées se promènent, se rencontrent, se séparent et tissent un monde.

Retranscrire le passage du temps, saisir les fils de la mémoire

On l’aura compris, il ne se passe pratiquement rien, si ce n’est le temps qui passe, qui est en réalité le sujet central du livre : comment rendre, en mots, les durées, les espaces ? Retranscrire le passage du temps, saisir les fils de la mémoire, voilà les prises de vue auxquelles s’essaye Vers le Phare. Le roman est composé de deux chapitres principaux (« La fenêtre » et « Le phare »), et d’un troisième très court (« Le temps passe »), servant d’entracte, de passage entre la soirée d’été du premier chapitre, et l’excursion au phare du second chapitre, se déroulant dix ans plus tard.

Tout se joue en l’espace de quelques heures, avant le diner et après le dîner. La narration, à la fois omnisciente et plurielle, va comme un courant d’air passer d’une personne à une autre, rentrant par les interstices, pénétrant jusqu’à la conscience de chacun, puis quittant l’habitat au gré des silhouettes s’approchant. Une narration flottante, comme un esprit occupant tel ou tel corps, venant en sucer la pensée, et dont les va-et-vient ne semblent motivés par rien d’autre que la proximité des corps qui se côtoient.

Le second chapitre, le plus court, est magnifique : c’est un pur exercice de forme, à la fois concret, abstrait, balayant les recoins de la maison qui se vide et va rester ainsi, désertée, pendant près de dix ans. Le point de vue s’élève au-dessus du sol et se projette dans les airs, pour observer la poussière s’amasser sur les meubles, les ombres riantes des passants, l’immuable stature des domestiques vacant à leurs tâches au gré des saisons. Il faut rendre la traversée des vivants et des morts interceptés par la pantière du temps.

Une dimension autobiographique : un besoin de purger, d’exorciser

Virginia Woolf a reconnu (dans ses lettres ou dans son journal, ma mémoire me joue des entourloupes) que Vers le Phare était une entreprise psychanalytique : on y retrouve beaucoup de sa biographie familiale. Il y a ce père obsédant et tyrannique, cette mère irréelle, parfaite jusque dans sa mort, qui a lieu entre parenthèses dans l’inter-chapitre. D’autres tragédies se font écho, comme celle du personnage de Prue Ramsay, morte en couches, rappelant Stella, la demi-sœur aînée de Virginia décédée trois mois après ses noces ; son frère Thobby, ainsi que son neveu Julian Bell, tous deux partis si jeunes, sont retrouvés dans le destin d’Andrew Ramsay, tombé au champ d’honneur ; sa sœur, Vanessa, et elle-même s’incarnent toutes deux en enfants, dans James et Cam, et dans des figures extérieures, comme celle de la peintre célibataire, Lily Briscoe, offrant une alternative de vie à celle plus traditionnelle, prônée par Mrs Ramsay.

Woolf emprunte, voire plagie, la vie de son père, pour donner forme à Mr Ramsay : un être bridant ses enfants, inspirant en eux des sentiments contraires et puissants, tour à tour fascinés, subjugués, puis haineux, dégoutés et enferrés. De son père, Virginia dira d’ailleurs :

Anniversaire de Père. Il aurait eu quatre-vingt-seize ans. Quatre-vingt-seize ans. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais pas écrit, pas un seul livre. Inconcevable.

Il y a cela aussi, dans Vers le Phare, des clefs de lecture qui ouvrent différents tiroirs de la psyché de son auteure. De fait, le père de Woolf décède alors qu’elle a vingt-six ans ; tyran victorien qui ne permit pas à ses filles d’aller à l’école, il leur laissa toutefois le libre accès à sa colossale bibliothèque, que Virginia lira de bout en bout dès son plus jeune âge ; quant à la peinture, il ne la considérait qu’avec circonspection. Ses filles se construisent contre lui, ou bien s’éteignent dans son giron, comme leur demi-sœur, Stella, que l’on prétend à moitié folle, peut-être d’avoir été bridée par ce second père. À la mort de leur père, ses filles se mettent à respirer la vie, l’art et le cosmopolitisme. L’une se mettra à publier frénétiquement, l’autre s’adonnera à la peinture.

Je suppose que je fis ce que les psychanalystes font pour leurs malades. J’exprimai une émotion très ancienne et très profondément ensevelie.

Pietro Citati dressa un beau portrait des années pendant lesquelles Virginia Woolf rédigea Vers le Phare.

Le souci de la création

Cet effort de création est l’un des sujets du roman, dans ses motifs, ses personnages, ses paysages. Woolf s’interroge : qu’est-ce que la composition ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que l’art ?

Que ce soit l’écriture ou la peinture, il y a le même effort de création de composition, d’observation et d’élévation. Elle révèle, aux travers des mouvements de sa narration, la multiplicité et la simultanéité du point de vue : le regard en écriture et en peinture est conjoint. Cette question esthétique était prégnante dans la vie et l’œuvre de Woolf, qui se rendait toutes les semaines au musée, dans des galeries, allait écouter des concertos, observait attentivement la vie se dérouler dans les jardins londoniens où elle se promenait presque quotidiennement. Une question qui transparait dans la tenure de son journal : comment formuler, rendre sa phrase étanche à la tentation de la logorrhée ?

Woolf est une écrivaine exigeante, aux mot pointus, retournés cent fois avant d’emprunter le chemin de la page imprimée. Une auteure cérébrale, qu’on méprend souvent pour tout autre chose, comme le disent si bien Agnès Desarthe et Geneviève Brisac :

Les lettres de Virginia Woolf l’ont rendue immortelle, elles ont fait d’elle la plus fragile des mortelles immortelles.

Elles ont, comme elle le devinait d’avance, faussé ses relations avec nous, comme elles faussaient ses relations avec ses contemporains. Elles l’ont désacralisée, la faisant du même coup sortir de la cohorte des géants. Elles ont enfin élevé un mur d’incompréhension entre les lecteurs trop familiers de Virginia, et une œuvre formaliste, si exigeante et difficile qu’ils viennent s’y casser le nez et, déçus, s’en éloignent. Personne ne leur avait dit que c’était une œuvre qui, à l’instar de celles de Lowry, Joyce, Proust ou Faulkner, se méritait.

La Double vie de Virginia Woolf, de Geneviève Brisac et Agnès Desarthe

Aparté finale. Brisac et Desarthe articulent avec brio l’une des plus grandes injustices faites à l’œuvre de Virginia Woolf, une affaire similaire collant aux basques de Jane Austen : leurs œuvres sont tombées dans le creux de l’œil public, qui pense déjà les connaître et se fait une idée préconçue de leurs écrits.

Le cas de Jane Austen est d’une simplicité quasi-absolue : on s’attend, en ouvrant ses romans, à découvrir du sirupeux, des histoires d’amour contrariées qui finissent bien. Et l’on se « casse le nez » sur une écriture sardonique, une écriture du détail domestique, l’une des premières écritures qu’on qualifiera de « purement féminine », car elle aura tiré ses sujets de la sphère féminine. Une simili-évidence aujourd’hui : on oublie pourtant qu’au XVIIe siècle, les femmes n’ont que des hommes pour modèle, leur style à singer, et leurs sujets à épouser. Au contraire, choisir une écriture du domestique, des rapports intérieurs et extérieurs se tramant entre femmes, de la domesticité, et, plutôt que de l’amour et du romantisme, de la nécessité de mariage en milieu de survie sociale, choisir de se pencher sur ces questions en se départissant des nœuds d’intrigue masculins comme le fait Jane Austen, en docte de l’espace féminin, est une grande première. Loin d’être une féministe, bien que ses personnages féminins aient du caractère, l’écriture d’Austen est conservatrice : il ne faut pas détonner, mais trouver le moyen de concilier, avec le plus de loyauté possible, soi et les autres. Elle est largement le produit de son temps.

Si elles ont souffert de préjugés frères, Austen et Woolf ne sont pas faites du même moule. Un autre problème se pose pour les écrits de Virginia Woolf, dont les spécificités sont différentes : tout comme on croit, en ouvrant un roman de Jane Austen, se retrouver uniquement dans le récit des affres amoureuses d’une héroïne romantique, on pense, en ouvrant un livre de Virginia Woolf, en prendre un peu plein la tête d’histoires féministes, engagées, peut-être romanesques. On ne saurait pas mieux se tromper. Les romans de Woolf sont des ovnis, ils l’étaient hier et le demeurent aujourd’hui. Des livres expérimentaux, abstraits, concrets, des voix se chamaillent le devant de la page, le temps passe ou ne passe pas. On ne sait pas toujours en quel lieu on se trouve, on ne sait pas toujours qui émet une pensée, on ne sait pas toujours où l’on se dirige, ni pour quels motifs. C’est l’écriture pour l’écriture, avec la volonté première de parvenir à créer, à concevoir quelque chose de réellement neuf, par-dessus des siècles de création littéraire. La volonté de retourner les manches du roman et d’en éclater la doublure.

Esquisser Meurisse

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Catherine Meurisse (Meumeu, de son surnom) est une dessinatrice de presse « à l’ancienne ». Le simple fait qu’elle fasse partie du staff de Charlie Hebdo en dit déjà un petit morceau sur son trait et sa liberté de ton : un dessin vif, impertinent, avec, toujours, le sens de la formule, la phrase en flèche. Quiconque a lu l’une de ses bandes dessinées ne peut être que soufflé par son sens de la répartie, par son dessin fouillé et par sa faculté de mettre en scène l’histoire, les arts et les lettres. Avec Meurisse, on s’écroule de rire, que ce soit pour plonger dans des siècles de littérature française (Mes Hommes de Lettres), l’impressionnisme et le cinéma (Moderne Olympia) ou bien la Critique d’art (Le Pont des Arts). Elle raconte avec autant de vivacité et de verve les origines de la chanson de geste, les déboires sexuelles des trentenaires que la désorientation existentielle et artistique après les attentats de Charlie et du Bataclan (La Légèreté). Le style de Meurisse est avant tout une vulgate sensiblement drôle.

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Sa toute première œuvre, Alexandre Dumas – Causerie sur Delacroix, est publiée aux éditions Drozophile-Quiquandquoi en 2005, alors qu’elle vient tout juste d’intégrer Charlie, du haut de ses 25 ans. Basée sur un hommage que prononça Alexandre Dumas à l’occasion d’une exposition posthume des œuvres d’Eugène Delacroix, j’y ai vu l’esquisse fondatrice de ce que seront toutes ses œuvres suivantes. Sans couleur aucune (faut pas déconner, elle vient de décrocher son diplôme et n’a pas un rond), ce discours illustré reprend et adapte le texte original, et exprime toute l’admiration de Dumas/Meurisse pour l’art et les lettres, en repartant de cette époque chérie du XIXe siècle et des Salons, où l’un et l’autre ne faisaient qu’un. Le texte de Dumas revient sur toute la carrière de Delacroix et le chemin de ses découvertes artistiques : les refus et insultes, les simili-succès critiques, la succession de salons :

Il fallut une révolution, celle de 1830, un renversement de dynastie, un changement de ministre, le triomphe de la bourgeoisie sur l’aristocratie, pour que Delacroix vendît un tableau.

On a dit que l’homme qui tient une espingole à la droite de la Liberté était le portrait du peintre. De là à dire que Delacroix s’était battu comme un sauvage, il n’y avait qu’un pas. Aussi se répandait-il que Delacroix était un Républicain furieux. Pauvre cher Delacroix ! Nous avons passé toute notre vie à être de la même opinion en art, mais ennemis jurés en politique !

Le portrait de l’homme armé, celui de Delacroix ? Allons-donc ! L’homme à l’espingole est un véritable homme du peuple, et tout au contraire, Delacroix était une nature aristocratique s’il en fût !

(Terrible sort que connut ce tableau : accroché puis décroché en 1830 pour être remisé au grenier, il fut de nouveau monté puis démonté en 1848, direction le grenier pour une seconde sieste, avant d’être de nouveau récupéré en 1855.)

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… et ponctue son portrait d’une multitude d’anecdotes croustillantes (ah, ce bal costumé que servit Dumas chez lui, où il somma tous ses potos gribouilleurs, futurs pontes des Arts, de venir badigeonner les murs de son quatre pièces, entre deux binouzes et une quenelle !). Servi par les illustrations, le récit fait limite office de post de blog tant il est facile d’accès. Au final, pour une œuvre de « jeunesse » (qu’on qualifiera plus facilement de « maturité jeune »), la Causerie de Meurisse est bougrement maîtrisée, bien rythmée et instructive. Alors que le ton est à la badinerie pendant tout le discours, la fin surprend par sa brusque gravité. J’en ai presque eu la gorge étranglée, sacré Dumas, il savait s’y faire !

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Note actu : vous pouvez également opter pour des passeurs plus modernes.

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Scènes de la vie hormonale est un recueil de strips en 6 cases, parus dans Charlie Hebdo entre fin 2014 et mi 2016. C’est sympa sans plus (même si Meurisse visant la moyenne me paraît toujours au-dessus du standard médian) : des histoires très courtes avec des chutes sur le thème du désir de l’autre, de soi, des enfants, avec en guest star la GPA (j’ai limite pas compris que ça prenne autant de place dans le recueil, mais j’imagine que ça va avec la publication hebdomadaire dans Charlie) et multiplie les références aux classiques psychanalytiques. Une lecture facile et le cadeau passe-partout pour les fêtes (cet oncle ou ce membre de la belle-famille qu’on connait mal), et certainement pas ma préférée de l’auteure… Celle que j’ai le moins aimée, en fait (mais bon, difficile de passer après La Légèreté).

L’Europe en exil

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Janet Frame était l’un de mes objectifs de l’année 2017, soit des lectures sur le thème de la Nouvelle-Zélande, cette terre qui me fait rêver depuis des années. Ayant finalement entamé le premier tome de son autobiographie, Un ange à ma table, qui fut portée à l’écran en 1990 par la formidable Jane Campion, je m’empresse de rendre hommage à cette nouvelle année avec cet aperçu insulaire.

L’histoire de Janet Frame est un peu dramatique : elle est célèbre avant toute chose, comme Katherine Mansfield, pour être originaire de Nouvelle-Zélande, mais également pour avoir été « profondément marquée par la mort de deux de ses sœurs par noyade à dix ans d’écart. Très introvertie, elle est diagnostiquée schizophrène en 1945. Internée huit ans en hôpital psychiatrique où elle subit quelque deux cents électrochocs, notamment au Sunnyside Hospital de Christchurch, elle réussit tout de même à écrire. »

Ce premier tome de 230 pages porte sur les 16 premières années de sa vie, entre la petite ville de Wyndham et la cité balnéaire d’Oamaru (dont l’industrialisation effraie les membres de la famille Frame lorsqu’ils y déménagent : pour un petit choc sympathique des civilisations, je vous propose de taper « Oamaru, NZ » sur Google et de juger par vous-même de ce degré effrayant d’industrialisation). Je dois avouer que les villages et les villes par lesquelles Janet (Jean) Frame a transité dans son enfance et son adolescence font office d’aires dépeuplées et ne sont pas aussi attrayantes que les paysages des brochures auxquels on est habitué lorsqu’on s’imagine la Terre du Milieu et le reste du pays annexant le Comté.

Retour à cette autobiographie : la quatrième de couverture promet quelques révélations qui n’auront donc pas lieu dans ce premier tome, puisque le traitement que subit l’auteure n’est pas le moins du monde abordé. Il s’agit de parcourir avec elle une bonne dizaine d’années qui la voit accumuler des bêtises d’enfant, mener une vie presque idyllique à la campagne, au sein d’une famille peu fortunée, jusqu’à ses débuts d’écolière qui se prend de passion pour les études et la poésie.

jane-campion-toutes-les-janetLes Janet de l’adaptation de Jane Campion

Force est de s’apercevoir qu’après deux cent pages, on ne sait finalement pas grand chose de l’auteure / la narratrice. Son excellente mémoire dépeint dans les détails ses mésaventures enfantines et adolescentes, mais l’introspection s’arrête là où la psychanalyse pourrait prendre le relai : deuxième fille d’une famille de cinq enfants, des drames touchent pourtant ce pauvre foyer. Son frère aîné, unique garçon de la fratrie, se découvre épileptique à l’adolescence, maladie encore incomprise à l’époque, le rendant inapte au travail, l’amitié, les jeux, et le menant à l’alcool et aux jeux d’argent. Premier drame incompréhensible puisque impossible à résoudre à l’aide de coups de ceinture ou de douceurs maternelles, la maladie de Bruddie demeure planante et tabou. Tabou dans ce premier tome sera également le décès de sa sœur aînée, Myrtle, à l’âge de 15 ans, qui s’évanouit lors d’une banale baignade. Janet Frame rapporte l’événement en quelques pages, puis n’y fait plus trop référence, comme si la vie se poursuivait sans grande altération. De fil en aiguilles, on comprend pourtant que sa « poésie » se développe largement en réaction à cette mort inattendue et que la famille se replie peu à peu sur elle-même. Je n’ai pas trouvé exactement ce que je cherchais dans ce récit qui retrace ce début d’existence, de 1924 jusque la Seconde Guerre Mondiale. Malgré un début fastidieux, qui annonce une narration s’épanchant sur le quotidien dans son menu détail, j’ai pris beaucoup de plaisir à voir défiler les saisons dans ces petites maisons surpeuplées de Frames, encerclées de collines, de rivières, de chats, de vaches, d’animaux et de plantes en tout genre dont la majorité m’était inconnue. Néanmoins, à l’exception de la mention régulière des Maoris et des noms de lieux portant cette marque d’exotisme, je m’attendais (ignorante que j’étais) à plus de dépaysement, et certains chapitres auraient parfaitement trouvé leur place dans une autobiographie européenne. Ce premier volume s’interrompt avant le dénouement de la Seconde Guerre Mondiale, et Wikipedia promet déjà des rebondissements dramatiques dès le second tome, on peut donc me compter parmi les lectrices atteintes du syndrome Closer, animée par la curiosité de la déchéance mentale de l’auteure.

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Les dessous d’un duo

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Dupuy-Berberian. Derrière ce nom marital se cachent en réalité les sobriquets des deux auteurs de bande dessinée, Charles Berberian et Philippe Dupuy, quinquagénaires bien entamés. Le premier a fui la guerre civile au Liban, pour s’installer en France en 1975 : Du9 a publié un long entretien passionnant, qui revient sur son enfance et son adolescence, puis son arrivée en France (curieux comme il est difficile de ne pas faire le parallèle avec Riad Sattouf) ; le second a grandi en France et a contribué à l’essor de la culture bd underground. Ils se sont rencontrés dans les années 80, à Paris, tous deux des connaissances du cercle de l’Association. Leur collaboration assez féconde démarre rapidement, dont on retient notamment la série des Henriette, et bien sûr des Monsieur Jean, une série bd drôle, intelligente, absolument délicieuse, traitant du quotidien d’un jeune trentenaire.

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Le Journal d’un album est une sorte de making-off de plusieurs choses : de l’écriture et du dessin de Monsieur Jean, qu’ils co-signent, ; du Journal en lui-même ; et de leur quotidien alterné, avec leurs proches, leurs non-aventures et leurs questionnements artistiques.

La lecture du Journal est l’occasion de s’apercevoir que derrière ce duo, il n’y a pas d’harmonie parfaite, pas de symétrie : il y a, en réalité, un manque d’équilibre. Le terme « duo » signifie d’une part la théorie (quand ils travaillent sur Monsieur Jean, ils scénarisent, croquent, encrent, et les planches vont et viennent entre eux) ; d’autre part, il implique la pratique. L’un des deux est plus productif, plus à l’aise avec les histoires, plus à l’aise avec sa pratique, plus à l’aise dans sa vie. Moins torturé, plus équilibré et plus stable, et plus « respecté » des autres membres du groupe de l’Association, Berberian est un peu le frère chéri, dont Dupuy n’arrive pas à se distancier dans son admiration et sa jalousie. Ou plutôt son sentiment d’infériorité. C’est d’ailleurs Berberian qui propose le projet du Journal à Dupuy, qui finira par en faire sa raison d’être. Berberian a compris qu’il s’agissait d’un projet vital pour l’art et la vie de Dupuy, qui perd complètement pied au milieu d’une dépression, de problèmes de couple et de remise en question de son état d’artiste mâle indépendant, après l’arrivée d’un bébé…

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Un contraste intéressant à la lumière de la biographie de Berberian (qui a fuit le Liban, etc…). On sent que Dupuy est aux prises des démons de son époque, de l’Occident où les hommes sont perdus dans leurs aspirations, en conflit avec l’idée de liberté, de masculinité (qui se retrouve dans sa façon de se dessiner, costaud, comme un super héros) et de sensibilité, de fragilité et de famille à laquelle il faut apporter un soutien, une présence, qu’il croit en opposition avec son désir égoïste de pratique plastique, d’Art.

Le Journal met donc en évidence deux personnalités, deux façons d’envisager la pratique artistique. Celui qui la pratique instinctivement, avec une certaine facilité, sans se poser trop de questions. Et celui qui est en constante lutte avec elle, qui dépend de son inspiration, qui peut bloquer devant la page blanche et se torture l’esprit. Dupuy à la fois aime et déteste son sort. Sa pratique est plus personnelle, psychanalytique, thérapeutique (il réitère d’ailleurs en 2005, solo cette fois, avec un album qui sera sélectionné à Angougou).

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La dualité / binarité de ce duo est joliment retranscrite dans Journal d’un album, avec les turpitudes routinières de Berberian, très bien contées, mais dont on n’entrevoit de sa psyché que le vestibule. Les défauts de Berberian se limitent à une irrésistible propension à emmagasiner et tout collectionner, tout dévorer avec avidité (au moment du Journal, il vient de découvrir Batman et se laisse mentalement et physiquement envahir par sa nouvelle passion). Berberian fait office de good guy, avec la guerre qu’il a traversée et dont il ne fait pas grand cas, son tempérament calme et conciliant, sa manie de la collection qui constitue son principal défaut… Berberian se présente toujours avec pudeur, sous un film de protection, qui contracte avec la personnalité dramatique et pathétique de son collègue, la capacité qu’a Dupuy de tordre l’âme et d’en retranscrire les plis noirs, de se payer le luxe d’une mise en abyme complète, de dévoiler ses penchants égoïstes sans faire montre de politiquement correct.

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Une œuvre introspective, qui a un côté croquis, non-abouti. C’est très spontané. La structure n’est pas fixe, Berberian raconte quelques anecdotes, puis passe le flambeau à Dupuy, qui rend la plume à Berberian, comme dans un exercice de cadavre exquis : ce qui peut, à l’arrivée, aussi bien convenir au projet (l’aspect imparfait de la réalisation contribue à sa perfection) comme le desservir, en donnant l’impression au lecteur qu’on lui sert un met qui n’aurait peut-être pas dû figurer à la carte.

Fun, sincère et chouette, clairement pas égal au niveau du rendu entre les deux personnalités, Journal d’un album offre une lecture atypique et furieusement sympathique, dont le contraste qui s’en dégage, entre les deux hommes, leurs deux modes de vie et leurs deux pratiques, est diantrement captivant.

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« Crois-tu qu’Oz me donnerait un peu de cervelle ? »

Milieu du 19e siècle, dans le Kansas. Un violent cyclone vient heurter la maison dans laquelle Dorothy vit avec sa tante Em et son oncle Henry. Alors que ces deux derniers sont sortis pour trouver de quoi protéger leur simple logis, Dorothy se retrouve emportée, aux côtés de Toto, son toutou chéri, dans le cœur du cyclone, qui entraîne la maison loin dans les airs, jusqu’aux confins d’une contrée lointaine : le Pays d’Oz, tenant son nom du terrible magicien qui le gouverne. Dans ce pays divisé en quatre régions, chacune gouvernée par une gentille ou une vilaine sorcière, Dorothy devra trouver son chemin jusqu’à la Cité d’Émeraude, où siège le Magicien, afin de quémander son aide pour retourner au Kansas.

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Je n’ai jamais été très familière avec l’histoire du Magicien d’Oz, dont j’ai fini par saisir les grandes lignes à force de regarder des séries américaines et d’y entendre des références à ce classique jeunesse. J’avoue pourtant que je ne savais pas trop à quoi m’attendre en ouvrant le conte : une histoire féérique ? Un ton adulte ? Une grande épopée ? Nope, rien de tout ça : un ton assez neutre de conte classique (avec son absence habituelle de psychologie), quelques épisodes sanglants sans véritable hémoglobine et un style qui se lit sans aucune difficulté (là où, l’année dernière, la lecture de Coraline m’avait gênée sur le début ; une lecture qui était aussi beaucoup plus effrayante). L’auteur le précise d’ailleurs en préambule : c’est en l’honneur des contes tels ceux de Grimm ou Andersen, dont on a perdu la filiation, qu’il souhaite offrir ce conte sans morale, où la péripétie reprend le dessus.

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Un aller-retour post-lecture sur Wiki m’apprend bien des choses sur l’auteur qui, semble-t-il, était un vrai boute-en-train à la fibre entrepreneure. Le Magicien d’Oz fut publié en 1900, Lyman Frank Baum écrivit pas moins de 13 suites (oh ?) et « fit de nombreux efforts pour porter son travail à l’écran » (ce type est mort en 1919, autant vous dire qu’il n’a pas perdu de temps). De fait, si j’en crois sa « filmographie », il a joué et réalisé des films autour de l’univers de Oz, entre 1910 et 1918. Je donne l’une de mes étoiles à celui qui me trouve l’un de ces films (deux si c’est celui dans lequel il interprète également) ! Mais la précoce industrie du film n’a pas été son unique hobby, puisqu’il a partagé la seconde moitié du 19e siècle entre son activité d’éditeur et de comédien, sans oublier la multitude de contes et romans qu’il a publiés en son nom, ou sous de nombreux autres pseudonymes (féminins).

L. Frank BaumCe type a l’air juste super sympa

Une lecture sympathique, avec une structure franche et directe (les personnages se trouvent un but, rencontrent des obstacles en chemin et obtiennent gain de cause, tout en se découvrant un nouveau but, etc.), la tristesse est éphémère, même lorsqu’elle touche à la perte d’un compagnon d’armes et on dézingue quand même quelques créatures ici et là, sans émoi ni effluve. S’il n’y a pas de grande surprise, l’histoire n’est pas si facile à prédire, puisque les éléments classiques du conte sont bel et bien revisités. Le ton est cependant un poil trop classique pour que le coup de cœur frappe (bien que le personnage de l’Épouvantail à lui seul ait bien failli valoir la lecture).

L’héritage austiennien

Stella Gibbons est une découverte amicale. Lors d’une échappée dans un comptoir de papier, l’acolyte était revenue toute guillerette, tenant sous le bras un livre au titre un peu ballot : La Ferme de cousine Judith. Ravie de sa lecture, elle en a ensuite vanté les mérites : un ton caustique, dans la lignée des Jane Austen, un humour juteux et des situations ridicules. Puisque la donzelle me devait une recommandation, selon les règles implacables de cette marotte littéraire à laquelle je consacre généralement ma fin d’année, j’ai pu récupérer le volume dans son giron.

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Ce n’est qu’alors que la connexion s’est établie, dans ce méli-mélo médusien de neurones emmêlés : La Ferme de Cousine Judith n’est autre que la traduction infortunée du célèbre classique britannique Cold Comfort Farm ! Celui-là même dont je voyais régulièrement se faufiler dans les listes des livres les plus drôles de tous les temps : Esquire, le Telegraph, le Guardian… Remarquez que Le Guide du voyageur galactique se paye également le haut de l’affiche humoristique de ces listes (oui, toi Bingo-copine qui souffre encore de quelques réluctances à toucher à la SF, je te regarde de mes yeux charbonneux). Ce Gibbons est donc une excellente nouvelle et c’est avec moult anticipation que je m’engouffre avec Flora Poste dans le récit de ses déconvenues sociales à Cold Comfort Farm, la Ferme de Froid Accueil.

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À 21 ans, Flora Poste se retrouve orpheline et sans le sou. Une seule certitude : elle est déterminée à bien ne jamais travailler une seule minute de sa précieuse vie. La solution qui s’impose est de faire appel à la charité de parents éloignés du Sussex, les Starkadders. La jeune femme est enchantée par cette perspective : voici le « projet de vie » idéal pour tromper son oisiveté. La Ferme de Froid Accueil est habitée par une branche très lugubre de la famille de Flora : des rustres mal-fagotés pataugeant dans une crasse permanente, avec nulle envie aucune de se civiliser un tant soit peu. En digne représentante de l’héroïne austiennienne, la vaniteuse Emma, Flora décide qu’il est de son devoir de mettre de l’ordre dans ce chaos campagnard.

Derrière cette histoire simplette, dont l’intrigue n’a pour but que d’occuper l’espace des pages, se cache un livre anti-sentimental : le sirupeux devient une sorte de moquerie, qui va devenir indispensable dans la vie de chacun des personnages. Le maître de maison, à Starkadder, est un prêcheur raté, qui va rencontrer sa destinée d’évangéliste (et quitter femme et ferme) ; la cheffe de famille atterrit dans une maison de repos en Suisse, pour une psychanalyse +++ ; le fils chéri, séducteur acharné, finit par être enrôlé par un producteur de cinéma ; la jeune sœur un peu souillon est une Cendrillon, qui match avec le meilleur parti du coin… Aucun personnage n’échappera à sa destinée romanesque à la ferme de Froid Accueil : en un coup de baguette magique et trois bons mots sur l’absurdité de la vie, le sort de chacun est envoyé paître au pays du happy end. Pas de temps à perdre avec la psychologie, au vu du peu de temps qui nous est imparti sur cette terre, boudiou, on est là pour se détendre – semble nous dire l’auteure ! La fin, mièvre au possible, fait écho aux (effroyables) dernières pages d’Orgueil et préjugés : La Ferme de cousine Judith oscille souvent entre une intrigue un peu neuneu, et la moquerie permanente de son récit, de ses personnages et de ses situations, qui manquent capitalement d’importance.

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Un livre léger qui m’a plu, mais avec lequel j’ai eu du mal parfois, butant sur la (mauvaise) langue : l’édition de Belfond Vintage a ressorti une traduction franchement vétuste du texte, sans réellement la peaufiner, et le texte est malheureusement criblé de formules approximatives, de collages anglais/français ou de contresens. Le plaisir de lecture s’en est un peu ressenti. M’est d’avis les amis qu’il vaut mieux en rester au texte dans sa langue originale (un texte assez simple, au demeurant), pour profiter pleinement de l’humour !

Le scandale de la modernité

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L’amant de lady Chatterley est un titre que l’on fait souvent figurer en tête des listes des livres les plus scandaleux et de la littérature érotique. Scandaleux car l’histoire de son procès à la fin des années 50 a marqué les esprits et fit jurisprudence en matière de « d’atteinte aux mœurs ». Un coup d’éclat que l’on doit en partie à la personnalité de son éditeur de l’époque, car si le texte avait des relents de scandale dans ses thèmes et sa crudité, il pouvait largement prétendre à moins d’obscénité que l’un de ses congénères qui était passé entre les mailles du filet judiciaire : j’ai nommé Lolita, bien entendu.

Nous vivons dans un âge essentiellement tragique ; aussi refusons-nous de le prendre au tragique. Le cataclysme est accompli ; nous commençons à bâtir de nouveaux petits habitats, à fonder de nouveaux petits espoirs. C’est un travail assez dur : il n’y a plus maintenant de route aisée vers l’avenir : nous tournons les obstacles ou nous grimpons péniblement par-dessus. Il faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux.

Telle était à peu près la situation de Constance Chatterley. La guerre avait fait écrouler les toits sur sa tête. Et elle avait compris qu’il faut vivre et apprendre.

Ainsi débute le roman de D.H. Lawrence, avec emphase et optimisme. On comprend immédiatement que l’on va se trouver en joyeuse compagnie, au fin fond de la campagne anglaise : le monde actuel court à sa perte, le bonheur est derrière nous, la guerre et les machines ont fait s’écrouler le monde. Un boute-en-train ce Lawrence !

Il a l'air tout penaud… Peut-être que la modernité de l'appareil lui faisait peur ?

Ce livre est assez atypique, du point de vue de sa structure, de son histoire, de sa publication. Il fait penser aux œuvres d’écrivains comme Zola, où l’intrigue narrative se mêle à de longs passages descriptifs ou argumentatifs, où les personnages sont parfois les récipients des opinions véhémentes de l’auteur. Dans L’amant de lady Chatterley, c’est un peu pareil : à part Constance, qui est l’incarnation d’une Mère Nature à l’écoute de ses instincts et ne prête jamais sa voix à des opinions marquées, les autres personnages ne dialoguent souvent que pour arguer de manière philosophique. Écrit dans les années 20, le livre est très déstabilisant sur la part qu’il donne aux femmes, qui y sont des créatures hautement supérieures aux hommes (plaît-il ?), petits enfants manipulés par leur orgueil et leur cupidité, qui se sont perdus dans l’Histoire. La femme de son côté ne doit rien à personne, ni à son père, ni à son époux, ni à la communauté, et fait – littéralement – corps avec son environnement, puisqu’elle trouve dans la forêt et dans son garde-chasse, deux moyens de contrecarrer le déterminisme social qui aurait fait d’elle une Lady.

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C’est un roman souvent décrit comme foncièrement moderne et conservateur : le lord que Constance épouse, Sir Clifford Chatterley, est un handicapé qui a perdu l’usage de ses jambes dans la première guerre mondiale, et qui de retour sur ses terres, se jettera à corps perdu dans la modernisation des mines environnant son domaine. Une mission décrite comme patriarcale et artificielle par Lawrence, Clifford étant une coquille vide d’aristocrate qui se trouve des occupations pour ne pas faire face au néant qui l’occupe, et qui représente la partie obscure de la lutte décrite entre nature et industrialisation, entre les mines et la simple forêt arpentée par le garde-chasse, entre Clifford et Constance. Il y a une scène formidable où Clifford, qui ne jure que par la machine et les innovations techniques, abruti toute la journée au son de son transistor, voit son fauteuil électrique d’handicapé bloqué, lors de la montée d’une petite pente raide dans la forêt, et refuse totalement qu’un humain aide la machine à se remettre en marche. Cet homme, impuissant dans sa voiture, se retrouve empêtré dans ses croyances modernes, incapable d’accepter l’intervention d’un peu d’humanité, qui le secourrait. C’est le choc des cultures !

Le début du roman est particulièrement frappant de ce point de vue. Ce qui fait que l’on se demande ce qui a vraisemblablement été le plus choquant pour la société qui lui fit procès : le sexe (peu probable) ? La relation entre un ouvrier et une aristocrate ? Ou toute cette langue libertaire, pas simplement dans la chair mais dans les idées, les envies, les aspirations ? Les femmes, et Constance particulièrement, jouissent d’une liberté de mœurs sans limite, tandis que les hommes sont fréquemment rabaissés à leur état de dépendance presque infantile. Il est assez évident, lorsqu’on lit des comptes-rendus de son procès en Angleterre, que le livre inspira la méfiance et la désapprobation du fait que les parties de jambes en l’air de Constance sont complètement libres de jugement. Il n’y a aucune contextualisation, aucune justification des penchants qu’elle aurait (qui sont, en conséquence, dépeints comme naturels), et c’est bien entendu ce qui manquait principalement au livre pour les bien pensants de l’époque : une morale qui viendrait contrebalancer toute cette liberté, afin de mettre en garde les jeunes et les tempéraments influençables (les femmes et les servants) contre l’exercice d’une telle liberté, qui serait puni par la société.

2nd November 1960:  British publisher Sir Allen Lane (1902 - 1970) displays a copy of D H Lawrence's 'Lady Chatterley's Lover', which was the subject of a celebrated obscenity trial.  He resigned from the Bodley Head in 1935 to found the massively successful Penguin Books Ltd, who published the controversial book.  (Photo by Central Press/Getty Images)

L’amant de lady Chatterley fut publié pour la première fois en 1928, à Florence. Son roman était alors disponible en forme plus ou moins abrégée et purgée, mais rarement autrement. Les éditions intégrales du texte furent sporadiques en Angleterre et presque systématiquement interceptées aux douanes jusque dans les années 60, date à laquelle Allen Lane, le fondateur des éditions Penguin, se décida à fêter dignement les 30 ans de la mort de l’auteur avec une première véritable édition britannique du texte : une édition non-censurée.

Des œuvres aussi variées que Madame Bovary, Moll Flanders, le Décaméron, ou même Tristram Shandy, avait payé de leurs pages cette obscénité chassée par l’esprit du Obscene Publications Act et des « chastes » années 50. Pour les éditeurs de ces publications maudites, il fallait compter des amendes parfois très salées, des interdictions de publication, des peines de prison, et bien sûr, les livres saisis et souvent brûlés.

Moult péripéties juridiques ont suivi la publication en poche de cette œuvre subversive de Lawrence, et c’est finalement devant les tribunaux que les éditions Penguin et Allen Lane vont se retrouver, devant faire face à un juré de 12 lecteurs, qui liront le livre durant les quatre jours de procès. L’État finit par perdre la face, à force d’en critiquer son langage trop ordurier pour les jeunes filles, les servants et autres publics sous influence, et à la faiblesse de ses rares témoins. Lady Chatterley’s Lover fut jugé non coupable d’obscénité. Les éditions Penguin vendirent jusque 3 millions d’exemplaires du livre, et la décision du procès ouvrit la voie à une plus libre publication d’œuvres impertinentes et aux sulfureuses années 60.

Dans l’air du temps

L’année 2015 avait été l’occasion de lire un livre que j’avais acheté pour sa charmante couverture et que je pensais condamné à jaunir et gondoler sur une étagère trop exposée à la moisissure… Autant dire que j’ai brandi mon V de la victoire quand je suis tombée sur le titre de ce petit pingouin de la collection Great Ideas, sûrement parti pour suivre le même sort.

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C’est donc le retour de cette chère Virginia, avec laquelle vous êtes dorénavant plus qu’accointés, puisque j’en ai fait mon sujet principal de l’année 2016 (… vous n’êtes pas au bout de vos peines !), ayant même entrepris de contaminer un peu mon entourage.

M’enfin, Virginia, tout cela lui passe bien au-dessus du chignon, ai-je envie de vous dire ! J’ai donc marqué un temps d’arrêt dans la lecture de ses journaux pour m’acquitter de cette lecture qui prenait de l’épaisseur poussiéreuse.

C’est le premier chapitre, « Thoughts on Peace in an Air Raid » (que Folio a traduit en français sous le titre « Pensées sur la paix dans un raid aérien » dans ses Essais choisis) qui donne son titre au recueil. On retrouve d’ailleurs dans ce volume traduit bien plus épais, d’autres essais que j’ai pu découvrir à l’occasion de ma lecture : parmi eux « Par les rues : aventure londonienne » (Street Haunting), « Fiction moderne » (Modern Fiction), et d’autres dont je vais vous dire quelques mots ci-après. Pour les insoumis aux Folios, le Bruit du Temps a également entrepris une (meilleure ?) traduction des essais.

Ce premier essai est celui qui m’a le plus marquée ; c’est également le plus aisé à approcher. Woolf l’initie en dépeignant les sentiments et comportements qu’engendrent les raids aériens allemands, en plein conflit de la Seconde Guerre Mondiale. Allongé dans un lit, quelles pensées nous viennent ? Dans les méandres de son esprit lui vient l’image des jeunes soldats anglais et allemands, qui dans d’autres circonstances, trouveraient complètement absurde de se taper dessus. L’esprit se raccroche à cet imaginaire où l’oppresseur a un autre rôle, où d’autres temps surgissent. Tout à coup, une évidence : il faut libérer l’homme du joug de la machine. Mais avant cela, le rôle de la femme surgit, ce rôle qui a changé en temps de nécessité : que se passera-t-il, quand la Guerre prendra fin ?

Woolf procède à la mise en scène de sa pensée. Comme si ce réveil féministe s’était fait de lui-même, un processus déclenché pour démontrer un naturalisme de la pensée (au lieu d’argumenter de façon traditionnelle, point par point, je montre de quoi découle ma réflexion, baignant naturellement dans son courant, jusqu’au réveil de la conscience façon Kate Chopin). Je suis moi-même convaincue par mon environnement, par la force des éléments qui m’environnent, et en aucun cas je ne suis le bretteur lui-même. En d’autres termes, celui qui convint se présente comme le premier des convaincus (et pof).

C’est une posture à l’unisson avec son argument : en tant que femme, je n’ai pas eu accès à l’éducation et donc aux méthodes classiques d’argumentation que les philosophes, écrivains, politiciens se sont vus enseigner. Tout comme sa littérature, Woolf cherche des voies de traverse pour véhiculer son propos. Elle fait donc mine d’être candide (« quelque chose cloche, non ? C’est probablement moi qui l’imagine, car je n’ai aucune légitimité [en tant que femme, la plupart du temps] pour le savoir. Je vais néanmoins poser la question, à tout hasard »), de s’étonner à l’excès et non sans ironie, pour se placer du côté de son lecteur et l’entraîner dans la nature de son étonnement, le tourner vers les dunes où s’éveille la conscience, jusqu’aux rives où souffle la brise du mécontentement.

La référence de la couverture prend tout son sens, après la lecture de ce premier essai (une affiche de propagande pour que les femmes contribuent à l’effort de guerre) (remarquez le détournement des éléments graphiques de cette affiche pour coller à l’esprit de la collection Great Ideas, et à l’ouvrage de Woolf) :

Dans le chapitre « The Art of Biography », elle s’en va questionner la valeur de ce nouveau genre, né au 18e siècle, développé plus amplement au 19e et intrinsèquement lié à son sujet d’étude et ses survivants. Woolf déplore qu’il n’y ait pas souvent eu de chef-d’oeuvre du genre, mais remarque de son ton exégétique que ce manque est inhérent aux contraintes – presque sociales – des biographes.

De fait, le biographe dont elle souhaite réellement bavasser s’appelle Lytton Strachey. Strachey était un écrivain, proche de Virginia Woolf, qui n’avait ni le génie du romancier, ni celui du dramaturge, et qui trouva un parfait compromis pour son désir d’écriture dans celle de la vie d’autrui. Qui plus est, pour cet art encore bien jeune, Woolf raconte comment c’est là l’occasion pour ce flamboyant briton de s’y distinguer, en explorant le genre au-delà de ses limites victoriennes. Cet essai donne lieu à un classique duel Craft Vs Art. Une question centrale dans l’entourage de sa mère, Julia Stephen, qui avait côtoyé tout le beau monde de cette Fin de siècle, dont les Préraphaélites n’étaient pas des moindres. C’est dans la gauche lignée de William Morris, John Ruskin et tutti quanti, que Woolf, en bonne critique britannique, se pose ces questions existentielles.

Mais de fait, Virginia Woolf décortique deux biographies rédigées par Strachey – l’une à son sens réussie, l’autre restant un échec – et analyse dans les détails les sources de ces dissensions critiques, pour en conclure que le genre, qui se doit d’être au plus vrai, a pour pour nécessité de grandes limites : les faits.

For the invented character lives in a free world where the facts are verified by one person only – the artist himself. Their authenticity lies in the truth of his own vision. The world created by that vision is rarer, intenser, and more wholly of a piece than the world that is largely made of authentic information supplied by other people. And because of this difference the two kinds of fact will not mix; if they touch they destroy each other. No one, the conclusion seems to be, can make the best of both worlds ; you must choose, and you must abide by your choice.

Mais les faits eux-mêmes sont le terreau de la créativité, les faits sont fertiles, nous dit Woolf, qui termine son essai sur une note presque transcendantale. La biographie est une fenêtre pour l’imagination et l’esprit, qui recherchent d’un commun accord le vrai, le réaliste, le palpable, et bien souvent vont les chercher dans la vie des autres. Car les faits du passé nourrissent et habitent l’imagination, qui se construit sur ce qu’elle sait. Ce passage final est assez fascinant et discute de notre goût pour l’intimité des autres, que ce soit celle des Brangelina, ou bien celle-là même de Woolf, qui a laissé une quantité phénoménale d’écrits, d’essais, de lettres et d’entrées de journal, matériau re-constitué moult fois par des biographes (parfois en herbe), extatiques à l’idée de plonger aussi concrètement dans la vie d’une morte (Hermione, Viviane, Alexandra, Geneviève et Agnès, pour n’en citer qu’une poignée).

Dans une tentative de mise en abyme, de jeu-ne-sais-quoi, Woolf s’est essayée elle-même au tracé des contours de la vie de Roger Fry, peintre et critique, pour mettre en pratique tout son discours sur le genre.

Dans son essai intitulé « Why », elle s’interroge, à la suite d’une conférence donnée par un orateur particulièrement ennuyeux, sur ce qui peut amener la société à faire monter un pauvre homme sur une estrade, plutôt que de le faire se mêler à la populace et débattre librement. Ce début de questionnement l’amène à répéter, au départ pétulante mais bientôt intenable, « pourquoi, pourquoi, pourquoi », en finissant par vouloir complètement chambouler l’ordre des choses, dont l’ordre paraît justement absurde :

… Why not create a new form of society founded on poverty and equality? Why not bring together people of all ages and both sexes and all shades of fame and obscurity so that they can talk, without mounting platforms or reading papers or wearing expensive clothes or eating expensive food? (…) Why not abolish prigs and prophets? Why not invent human intercourse? Why not try?

Bien sûr, Woolf fait de la provoc’ plutôt que de la réelle rébellion, puisqu’elle est bien loin d’être anarchiste, et a tôt fait de rappeler qu’elle parle de littérature. Et en littérature, pourquoi écouter les autres, quand on peut piocher soi-même, à la fois le matériel et le matériau ? Woolf prône l’auto-didactisme et oublie au passage que tout le monde n’a pas grandi dans une bibliothèque géante, avec un éditeur pour papa. Nonobstant cette petite remise en contexte, c’est un essai qui rappelle que c’est une auteure qu’on identifie souvent pour son féminisme, mais moins souvent pour son activisme littéraire « genre-free », et ses opinions indisciplinées, une plume qui aime à secouer la fourmilière de l’establishment.

Cependant, cette petite manie qu’a Woolf, d’à la fois reconnaître qu’elle fait partie de la fange aristocrate, et d’oublier que ses « acquis » sont issus de ses privilèges de classe, conduit au dernier essai intitulé « Why Should One Read a Book? » Sans développer plus avant sur ce dernier essai, je me paye le luxe d’une dernière défense de cette élitiste assumée en précisant qu’elle allait tout de même, à l’orée de sa vingtaine, à la rencontre nocturne d’ouvrières, afin de leur donner de petites conférences sur des sujets divers et variés de l’Histoire et de la culture.

Ce n’est clairement pas un recueil d’essais qui passionnera tout le monde, au vu de ses sujets souvent très contextuels ou confidentiels. Virginia Woolf était quand même une lectrice et écrivain autodidacte, qui n’alla jamais véritablement à l’école (un père tyrannique), qui s’éduqua toute seule, en piochant tous les jours dans l’immense bibliothèque familiale, et qui prit le pli de discuter en elle-même des problématiques soulevées (de la grammaire grecque à l’utilisation du point-virgule par Walter Scott, en passant par le ratage total qu’était pour elle l’Ulysses de Joyce). Le fameux Stream of Consciousness est palpable dans cette façon de se laisser guider dans ses réflexions, et certains essais s’en retrouvent fastidieux à la lecture, comme si vous vous retrouviez au poste de police et que l’inspecteur qui conduisait l’interrogatoire avait une façon plutôt trouble de vous amener à avouer (disons tellement trouble que vous ne sachiez plus vraiment pourquoi vous êtes là). Woolf oppose un style novateur et un découlement, plutôt qu’une argumentation plus classique, pour dévoiler une autre sorte de logique, servant des positions réformatrices.

En vaisseau, Simone !

La catégorie SF, pour laquelle je ne donnais pas cher de ma peau l’année dernière, s’était finalement soldée par une excellente surprise, avec la lecture du tome 1 de Fondation. J’étais donc bien mieux disposée cette année envers la catégorie de space opéra, pour laquelle je pensais me rabattre sur le tome 2 de Fondation ou bien la bande dessinée de Graig Thomson, Space Boulettes (finalement un peu trop jeunesse à mon goût). Mais ces conciliabules en interne étaient sans compter le conseil enthousiaste d’une collègue sur Le Guide du voyageur galactique (ou la saga H2G2, abréviation de son nom original, The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy), qui en 8 mots, a suffi à motiver son achat le jour-même (la puissance de la concision).

Alors que la Terre est sur le point d’être détruite pour faire place à une voie express hyperspatiale, Arthur Dent, un humain vivant tranquillement dans son petit coin de terre, est sauvé in extremis par son meilleur ami, Ford Prefect. Ce dernier s’avère être un extraterrestre arrivé 15 ans plus tôt sur la Terre, initialement pour faire un simple repérage d’extra-badaud, et resté bloqué par inadvertance (de badaud à ballot, il n’y a qu’un pas). Mais avec la démolition de la Terre, une échappatoire lui est offerte et il entraîne Arthur dans son sillage : c’est reparti pour faire un tour dans la galaxie, afin de compléter ses notes pour la nouvelle édition du Guide du voyageur galactique, le guide du routard indispensable à tout voyageur désirant survivre en milieu galactique (plus ou moins) hostile.

M. L. Prosser n’était, comme on dit, qu’un homme. En d’autres termes, c’était une forme de vie bipède, fondée sur le cycle du carbone, et descendant du singe.

Coup de cœur, pour ce livre d’une légèreté qui défie les lois de Toto. Douglas Adams manie avec succès l’ironie, le ton sardonique et le loufoque, de son savoureux humour anglais, faisant effectivement penser aux Monty Pythons : c’est débile, comme pas permis. Le genre de débile qui nous fait regarder la page pendant cinq secondes, avant de murmurer, incrédule : « il a pas osé… » Du Tristram Shandy version SF (hey, ils font tous deux partie des listes de livres qu’il-parait-qu’on-rit-vraiment-beaucoup-puhu).

- Vous savez, remarqua Arthur, songeur, tout cela explique un tas de choses : toute ma vie durant, j’ai eu cette étrange et vague sensation que quelque chose dans le monde était à l’oeuvre, quelque chose d’énorme, voire de sinistre, et que personne ne voulait me dire quoi.
- Non, dit le vieil homme, ça, ce n’est que de la paranoïa parfaitement normale. Tout le monde ressent ça, dans l’univers.

Le livre regorge de répliques hilarantes, de petites piques et de concepts tournés en dérision. Douglas Adams interrompt souvent l’action d’une scène – qui de toute façon, n’a jamais grande importance – pour faire soudainement échanger deux personnages, au summum de leur absurdité, sur des questions très absconses. Il marie les contraires et manie la rupture de tons : du gros délire, qui rentre immédiatement dans les annales !

Comment te sens-tu ?
- Comme l’Université après réduction des crédits, répondit Arthur : j’ai perdu une partie de mes facultés.

Un nouvel univers s’est ouvert à moi, où les serviettes revêtent une importance capitale, où les dauphins ne sont pas là juste pour déconner, où on prend un max de temps pour essayer de répondre à LA question existentiellement métaphysique, avant de déclarer mystérieusement que… « C’est coton. »

J’ai dévoré ce premier tome, qui est passé à une vitesse folle et ne dérobe jamais aux joies du rire: on piaffe et on s’esclaffe, littéralement jusqu’à la dernière page, qui introduit sa suite. D’ailleurs, les titres des volumes constituant cette « trilogie en cinq tomes » sont alléchants – et mentionnés via l’intrigue de ce premier livre : Le Dernier Restaurant avant la fin du monde, La Vie, l’Univers et le Reste , Salut, et encore merci pour le poisson, Globalement inoffensive.

« Le sang, même celui des coupables, versé avec cruauté et profusion, souille éternellement les révolutions. »

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Benoîte Groult nous a quittés en juin cette année, à l’âge de 96 ans, après une vie plutôt bien remplie, que Catel s’était chargée de raconter, dans sa bio-graphique / reportage bd / portrait distancié publié en 2013 intitulé Ainsi soit Benoîte Groult. On y découvrait les grandes lignes de l’existence tumultueuse, féministe, bourgeoise qu’elle mena, son arbre généalogique (la moitié de la France glamour est liée à elle) ainsi que son existence peu paisible à l’âge de 90 ans, entre bourlingue sur les routes, conférences très pop’ et propos têtus (voire un peu limites) de vétérane. So long, Benoîtine !

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

Son décès en juin m’a paru une bonne occasion de s’y pencher, aussi j’ai mis dans ma besace son Ainsi soit Olympe de Gouges, livre où elle s’empare de la figure féministe (sic) de la Révolution, Marie Gouze veuve Aubry, dite Olympe de Gouges.

Olympe de Gouges, en quelques mots : née dans le Sud, cette occitane est mariée à 16 ans et veuve (avec enfant à charge) à 17. Une vie de liberté l’attendait, puisqu’elle refusa catégoriquement de se re-marier (« le mariage est le tombeau de l’amour »). Par la suite, désirant un peu vibrer dans la vie, elle monte à Paris, s’installe dans le(s) cœur(s) littéraire(s) et intellectuel(s), développe sa carrière de dramaturge avant de se découvrir un goût fort prononcé et inaltérable pour la Patrie et les questions politiques et sociales qui animent les classes françaises, en cette fin de XVIIIe siècle. Elle se prend de passion pour la cause des esclaves (et des noirs libres), puis pour celles des femmes, et rédige, après la Révolution, la Déclaration des droits de la Femme, dans l’espoir de la faire adopter à l’Assemblée. « Girondine », s’attaquant sans en démordre à la tyrannie des Jacobins – Marat, Robespierre, Fouquier-Tinville et tutti quanti – elle finit par être emprisonnée sous la Terreur, et condamnée à l’échafaud, où sa tête roule en plein été 1793.

Autant dire que le petit livre de Benoîte Groult n’est pas réellement ce à quoi je m’attendais ! Peut-être plus un ouvrage dans la lignée d’Élisabeth Badinter, cf. Condorcet et Émilie Émilie, avec moult notes de bas de page et des propos bien référencés ?

Benoîte Groult verse complètement dans la vulgarisation. On sent un militantisme effronté, avec ses idées parfois un peu arrêtées, raccord avec le portrait en plusieurs teintes (de noir et blanc) qu’en avait fait Catel dans Ainsi soit Benoîte Groult. C’est light, c’est groove, c’est punch !

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Je dois dire que j’ai eu une impression de récit-gruyère, avec beaucoup d’ellipses laissées sur sa vie et ses activités. On passe en l’espace de quelques pages sur la moitié de sa vie (0 → 30 ans), on s’intéresse à ses premiers coups d’éclat… Puis je ne sais trop comment, à son activisme politique acharné pré et post-révolutionnaire (1789 – 1792). C’est un peu frustrant, le tout emballé et pesé en 60 pages.

Groult propose plus une introduction, un récit libre et sélectif pour saisir les enjeux des textes de Gouges. Mais il n’empêche que le contexte vient à manquer. Il s’agit bien d’une figure à réhabiliter (ce qui, je pense, est désormais en bonne voie) mais on a le sentiment que c’est un portrait très indulgent et parfois caricatural qui en est fait.

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Mais que cette lecture de l’Olympe de Groult ait été partielle et sommaire, à la limite tant mieux, puisque ma curiosité était suffisamment piquée pour que je puisse m’accrocher au récit bd de 400 pages de Catel et Bocquet, qui semblait une autre paire de manches que le dos nu de Kiki.

Effectivement, on referme ce pavé (comme une tombe) avec une idée très précise de ce que furent son ascension et sa chute. La très longue première partie traite du quotidien des 25 premières années, son entrée dans le monde cosmopolite parisien, sa fréquentation des intellectuels, son adoration des philosophes (salut Jean-Jacques !), ses flirts éclairés. Progressivement, elle s’imprègne du climat qui bouillonne, passe de l’autre côté de la scène théâtrale en rédigeant des pièces, amateures tout d’abord, puis se met en tête de les faire jouer à la Comédie-Française. De fil en aiguille, de rejets, de préjugés, et de mécontentement populaire grondant autour d’elle, sa conscience politique et sociale s’éveille, s’anime et ira jusqu’à frôler l’illumination.

Des détails de sa vie font mouche, notamment sa grande liberté clairement permise par l’absence d’attachement conjugal (ou familial) et la rente, que lui fournit pendant plus de 20 ans, son riche amant Biétrix de Rozières. Elle éprouvait des difficultés pour l’écriture et n’écrivit jamais rien elle-même mais dictait, à un fidèle Bertrand, l’ensemble de ses pièces, romans, placards et réclames, qu’elle apportait ensuite chez l’imprimeur pour les distribuer dans toute la ville.

C’est également l’occasion de se rafraichir un peu la mémoire sur cette période foutraque de notre Histoire, et de croiser des visages et des noms bien connus (grâce aux notices bibliographique de fin de volume, vous serez incollables sur les traitres à la patrie de cette sombre époque). En bonus « je réhabilite ces dames, intellectuelles et activistes, qui ont été gommées de nos livres », on croisera : Théroigne de Méricourt, Sophie de Condorcet, Charlotte Corday, Madame de Montesson, Fanny de Beauharnais ou encore Julie Candeille. Dommage néanmoins que Mary Wollstonecraft, l’auteure de la Vindication of the Rights of Women, que Sophie Condorcet fait découvrir à de Gouges et qui inspirera sa Déclaration des droits de la Femme, ne soit pas plus créditée dans la bd.

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Le livre fait office de manuel. C’est plein d’anecdotes, tellement fouillées qu’il fait parfois plus l’effet d’un document (pouvant paraître rébarbatif). Et c’est à se demander si ce n’est pas un virage que souhaite prendre le couple Catel & Bocquet, tant la forme est plus « éclairée » que Kiki de Montparnasse (dont leur chronique d’une femme et de son époque, était largement plus teintée de légèreté). On sent l’influence de la rencontre avec Benoîte Groult et du sujet en elle-même ; une impression de responsabilité / responsabilisation se détache de la lecture.

Cela tombe bien, le couple sort une nouvelle bd à la rentrée, sur Joséphine Baker. Ça va pouvoir se vérifier bien tôt ! D’ailleurs, nouvelles couvertures pour Kiki et Olympe, suivant celle de leur nouvel opus.

« Mrs Rachel Lynde is Surprised »

Il était bien 13 h passées, mon estomac commençait à peine à se rassasier, quand je me rendis compte aujourd’hui que nous étions le 26 juillet, et qu’il fallait souhaiter leur fête à toutes les Anne. Fortuit ! Cette découverte changea radicalement le cours de ma journée. À 17h17, je remuai mon mouchoir en direction de mes collègues de plateau et mes bouts de pieds en direction de l’ascenseur de service. À 18h23, je sortais d’un autre ascenseur, à Abbesses cette fois, et me dirigeai le pas résolu vers l’antenne de Petite Mendigote, bien déterminée à me féliciter moi-même d’être née une Anne. À 21h11, je m’emparai de mon exemplaire d’Anne of Green Gables pour me rafraichir la mémoire de la semaine précédente et m’attelai à la présente note, bien décidée à marquer le coup.

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Alors Anne of Green Gables, c’est un peu mon Star Trek à moi. Ou bien mon Star Wars (j’ai parfois du mal à différencier mon Trek de mon Wars, un peu comme mon Montgomery de mon Austen). C’est l’histoire qui a enchanté mon enfance, et mon adolescence, qui y a mis de la magie, de l’imagination, l’idée qu’il suffisait de se mettre de la poussière d’étoile dans la tête pour regarder le monde et que tout paraîtrait toujours scintillant. J’avoue avoir eu un éternel faible pour ce récit d’apprentissage, depuis la diffusion de la mini-série TV de Kevin Sullivan avec Megan Follows (que M6 diffusa de nombreuses fois entre 1985 et 2010, traduit sobrement par « Le bonheur au bout du chemin », dans le cadre de son programme qui marqua les réunions familiales dominicales, la bonne vieille « Saga du dimanche »). Combien de nuits à s’endormir et de jours à s’éveiller, la tête nourrie d’images de verte campagne, de terre rouge et de falaises amies ?

Anne Shirley, 11 ans, se retrouve expédiée sur l’île du Prince Édouard, à la demande d’un vieux couple (une sœur et un frère célibataires), les Cuthberts, qui voyant les années les rosser tous deux, se décident à demander de l’aide pour s’occuper de la ferme des pignons verts. Hélas, suite à un quiproquo, voilà-t-il pas qu’ils reçoivent à la place de leur garçon, une petite fille rousse virevoltante, qui tombe dans des rêveries toutes les cinq minutes, et n’est presque bonne à rien. Mais de son petit handicap, Anne révèle bientôt la graine de génie qui dort en elle…

Puffin in Bloom - Anne of Green Gables

Comment ne pas tomber sous le charme de cette petite orpheline, qui est dans l’incapacité mentale et physique de la mettre en sourdine, « quand le monde est une chose si intéressante » ? Le postulat d’Anne est d’une rare simplicité : « il est strictement interdit de cesser de rêver », avec franchement plus d’orgueil et de répondant. Vous pensiez vraiment que Trump avait plagiarisé son propre nègre ? Anne Shirley le disait déjà en 1908 : « Because when you are imagining, you might as well imagine something worthwhile », bien que le contexte fasse ici état d’une très belle robe en mousseline avec des manches bouffantes.

De même, Anne porte des valeurs que vous porterez aussi : on ne nivelle pas par le bas, aux Pignons verts ! « People laugh at me because I use big words. But if you have big ideas you have to use big words to express them, haven’t you? » On remarquera qu’Anne n’est pas radine en auto-suffisance : voilà une héroïne qui n’a, ni sa langue, ni son égo dans sa poche ! Elle se défend toujours, se justifie quoi qu’il arrive (si tu n’arrives pas à te disculper, toujours t’auto-justifier en remettant la faute sur le contexte : telle est la devise éponyme). Elle est intrépide, frondeuse, orgueilleuse et embrasse les folies des grandeurs de l’imagination romantique. Le seul vrai frein à son imagination demeure… sa rousseur.

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Anne fait figure d’enfant sauvage en arrivant aux pignons verts. Elle est excentrique, bavarde, plane, s’avère vaine mais d’une façon si délicieusement candide que l’on ne peut y résister. Marilla Cuthbert en fait l’expérience au chapitre 7, lorsqu’elle découvre qu’Anne n’a jamais fait de prière de sa vie. « Mrs Thomas told me that God made my hair red on purpose, and I’ve never cared about Him since. » Marilla est soufflée, elle en perd presque l’ouïe. Toutes deux jouent le jeu de l’apprentissage, et Anne, agenouillée devant Marilla (qui abandonne l’idée de tout lui enseigner en un soir), articule ainsi sa première prière devant témoin divin :

« Gracious Heavenly Father,

I thank thee for the White Way of Delight (l’allée des pignons verts qu’elle a renommée ainsi) and the Lake of Shining Waters (le lac d’en face qu’elle a également renommé dans la foulée) and Bony (la plante de la cuisine, qu’elle a renommée, aussi) and the Snow Queen (… l’arbre devant sa fenêtre, qu’elle a…) (ça fait 24 heures qu’elle est là). I’m really extremely grateful for them.

And that is all for the blessings I can think of just now to thank Thee for. As for the things I want, they’re so numerous that it would take a great deal of time to name them all, so I will only mention the two most important. Please, let me stay at Green Gables ; and please, let me be good-looking when I grow up. I remain,

Yours respectfully,

Anne Shirley »

Le monde des pignons verts est un monde rassurant, dans lequel on plonge armé de charentaises bien moelleuses et d’une part de tarte aux pommes bien chaude, sur laquelle s’affaisserait une timide boule de glace à la vanille. C’est vert, si vert, et blanc en hiver, les branches pesant sous le poids poussiéreux de la neige qui dégringole pour s’amonceler devant la fenêtre ; tandis que l’automne, flamboyant, se marie parfaitement au destin de cette petite orpheline rousse. Les amies de cœur se jurent des serments éternels dans les fougères, les garçons ne sont que des rivaux à l’école et on saoule la tronche à ses cops de 11 ans parce qu’on ne fait pas encore la différence entre le sirop et la liqueur de framboise.

C’est aussi un monde où l’on grandit, où certains vont à l’école, d’autres non ; chacun a ses raisons pour faire des études. L’existence d’Anne Shirley, quant à elle, est dirigée par l’idée de mérite : car émergée de nulle part et sans le moindre sou dans le trou de ses guenilles, il lui faut labourer avec acharnement pour se détacher du peloton et briller par ses connaissances.

Le baquegrounde

On connait peu son auteure dans nos contrées, mais l’auteure d’Anne of Green Gables, Lucy Maud Montgomery, était un sacré bout d’écrivain ! Mi-orpheline, accueillie par ses grands-parents sur l’île du Prince Édouard, elle suit une formation d’enseignante, publie dans les journaux locaux d’Halifax à l’âge de 17 ans, puis suit un cursus universitaire de littérature à 20 ans (on n’est quand même qu’en 1895 les gars) (pas trop mal pour une péquenaude). Le livre parut en 1908, après avoir essuyé moult refus (Montgomery avait alors 34 ans). La même année d’ailleurs – coïncidence ? Oui, je crois – L. M. Montgomery compose l’hymne provincial de l’île. C’est un peu une étoile montante, la Montgomery.

Pour la faire plus courte, c’était à la fois une lady précurseuse de son temps et une femme de révérend bien révérante, puisqu’elle finit tout de même par faire ses épousailles en 1911, une fois que son avenir littéraire est bien assuré. Et son avenir littéraire, causons-en, parce que c’est beinh surprenant. Anne of Green Gables est en réalité une série de quatre (Anne of Avonlea, Anne of the Island, Anne’s House of Dreams)– puis six livres (Anne of Windy Poplars, Anne of Ingleside). La page kiki se charge de vous aider à saisir les tenants et aboutissants d’une saga publiée en plusieurs tranches (avec en bonus, le volume « perdu » par l’éditeur, la veille de la mort de son auteure en 1942…)

Car Anne grandit, et finit même par avoir des enfants, qui ont leur propre histoire (Rainbow Valley ; Rilla of Ingleside), dans des villes fictives, Avonlea et Ingleside, qui connaissent elles-mêmes moult tumultes (Chronicles of Avonlea ; Further Chronicles of Avonlea ; The Road to Yesterday ; The Doctor’s Sweetheart ; Akin to Anne: Tales of Other Orphans ; Along the Shore: Tales by the Sea ; Among the Shadows: Tales from the Darker Side ; After Many Days: Tales of Time Passed ; Against the Odds: Tales of Achievement).

De fait, Montgomery a publié plus de 20 romans, 530 nouvelles, 500 poèmes et 30 essais. The list is long. Moi zaussi, cela me laisse coite. Il est vrai que, dans mon cas, c’est avec ravissement que je découvre la perspective de poursuivre mon immersion dans cet univers cotonneux : Montgomery avait d’ailleurs pour habitude de dire que son propre penchant tendait vers Emily (elle en avait probablement juste ras le chignon d’entendre parler de ces satanés pignons verts)… Et l’on connait assez bien les mouvements de sa pensée, grâce à son abondante activité de diariste (suivez le clic).

En France pourtant, l’œuvre de Montgomery demeure relativement anonyme. Quel dommage qu’elle ne soit pas plus exportée par chez nous. Il y a bien eu une édition France Loisir il y a vingt ans, et une nouvelle fort fort récente, sortie aux éditions Leduc. J’avoue que le bandeau me laisse pensive : « Une des plus belles histoires romantiques du monde ». D’ailleurs, dans la même foulée quasi-mystique, les éditions Leduc ont également traduit Polyanna, gros classique étranger, qui lui se voit affublé d’un médaillon « Best-seller » plutôt que d’un bandeau (logique, quand tu nous tiens). Et pourquoi un crépuscule sur ces deux couvertures ? Parce que ce sont des histoires qu’on lit aux enfants avant d’aller se coucher ? Dans la mesure où ce sont plutôt des livres jeunesse, l’astuce du crépuscule m’échappe passablement…

Mais peut-être est-ce simplement ma préférence qui va aux couvertures colorées d’outre-Manche / outre-Atlantique ?

Les petites perturbations de Paley

J’en barbotais dans un billet précédent, les commentaires laudatifs de Brisac à propos de Grace Paley avaient suffi à me faire me procurer les deux premiers volumes de ses recueils de nouvelles.

Grace Paley est un peu la grand-mère chérie de l’Amérique littéraire. Elle n’a pourtant pas publié une kyrielle de volumes : quelques collections de nouvelles, deux recueils de poésie et un volume d’essais… Pas de quoi fouetter une page Wikipédia. Pourtant, son style vivant et drôle, et son fervent activisme ont suffi à faire d’elle une figure bien postée dans le décor des lettres. Je laisse Paule Levy lui tailler une fringante redingote (ou l’habiller d’un t-shirt troué) :

Dans tous les cas, elles s’emploient, suivant ce que l’on pourrait appeler une esthétique du « je ne sais quoi » et [du] « presque rien », à mettre en scène le quotidien prosaïque et ténu de petites gens aux prises avec leurs petits soucis (« The Little Disturbances of Life ») – avec leurs craintes, leurs regrets ou leurs doutes, mais aussi avec leurs espoirs et leurs aspirations, si souvent dérisoires. Une place toute particulière est accordée aux exploités, aux marginaux et aux exclus. […] Voix de femmes, d’hommes ou d’enfants ; voix juives, irlandaises, afro-américaines ou américaines, qui sans cesse s’entrecroisent, s’interrompent ou se relaient. Toutes sont accueillies avec le même intérêt et la même tolérance amusée.

Les petits riens de la vie conte le quotidien des petites gens, des pauvres, des galériens, des faibles qui se font exploiter et font contre mauvaise fortune bon cœur. Ceux qui s’entassent à plusieurs dans des logements exigus, parfois insalubres, qui cherchent à joindre les deux bouts et pinaillent aimablement leur générosité. On assiste ainsi à la joyeuse revanche de Tante Rose qui raconte à sa nièce comment elle troqua son derrière contre un travail dans un théâtre ; une mère célibataire file à l’anglaise avec un bellâtre de passage ; une gamine juive se retrouve à faire la voix de la narratrice dans la pièce de Noël de son école…

« Voix de femmes, d’hommes ou d’enfants ; voix juives, irlandaises, afro-américaines ou américaines, qui sans cesse s’entrecroisent, s’interrompent ou se relaient. Toutes sont accueillies avec le même intérêt et la même tolérance amusée. En effet, pour Grace Paley, qui affirme volontiers que c’est avec l’oreille qu’elle écrit, le conteur est d’abord et avant tout un écouteur, passionnément attentif à la rumeur. »

Ce sont des gens parfois simples, mais toujours malins et débrouillards. Leur langue est acérée, les personnages se cherchent des noises, se rabibochent, naviguent entre leurs désirs, leurs superstitions et l’acceptation de leur sort. Un peu comme Flannery O’Connor, l’action se concentre majoritairement dans les dialogues et la répartie des personnages, dans ce qu’ils disent ou ne disent justement pas. Tout, ou presque, est contenu dans les échanges, les descriptions sont rares ; les êtres ont besoin de faire état de parole pour se sentir exister. Il y a un quelque chose de Woody Allen, avec ses personnages de la débrouille orale (en zappant l’image de l’intellectuel maniaco-égocentrique du réalisateur.

« Minimaliste et expérimentale, l’œuvre de Grace Paley se présente comme une combinaison, tout à la fois déconcertante et remarquablement efficace, des ressources de la tradition orale et des techniques les plus audacieuses. Tantôt prolixe, provocatrice et fantasque, tantôt au contraire elliptique, nostalgique ou inquiète, elle dissimule sous ses abords primesautiers et sa simplicité apparente un talent parfaitement maîtrisé. Car la sensibilité poétique et le penchant burlesque la préservent avec bonheur de tout dogmatisme revêche. »

Ses répliques sont inimitables, il y en a toujours un pour se faire moucher et j’avoue avoir trouvé cela jouissif une bonne moitié du recueil : effet de surprise passé, je me suis peut-être un poil lassée (ou bien les premières nouvelles étaient-elles les plus savoureuses ?) et mon intérêt a décru sur la fin. Ce joyeux chaos peut s’avérer fatigant à la longue. Reste tout de même que cette lecture demeure une formidable découverte, et ayant lu de très bons échos sur la suite de ces nouvelles, avec notamment la resurgence de personnages déjà croisés dans cette première partie, je pense suivre Grace Paley avec entrain.

Pour retrouver les extraits d’analyse : Lévy Paule, « Péril en la demeure : Grace Paley ou l’écriture dépaysée », Revue française d’études américaines 2/2003 (no96) , p. 74-88

En mémoire des paires

Fairyland (sous-titré en anglais « A Memoir of My Father ») est le récit, ou plutôt le travail, à la fois biographique et autobiographique d’Alysia Abbott, sur son enfance et son adolescence passées aux côtés de Steve Abbott, père célibataire, homosexuel assumé dans le San Francisco des années 1970 et 1980. À partir de ses souvenirs, des lettres qu’elle a conservées, et surtout des lettres et du journal intime tenu par son père depuis leur emménagement jusqu’à sa mort, Abbott entreprend dans sa quatrième décennie de raconter leur vie dans le San Francisco littéraire des années 70 et 80, de faire un portrait de ces dernières décennies de « liberté » qui suivirent le « Summer of Love » et précédèrent la montée hégémonique du capitalisme. Découvrez, autrement qu’en lorgnant sur Google Images à la pause déjeuner ces quartiers emblématiques de SF (même si vous êtes accompagnée d’un fort sympathique Américain originaire du Kansas qui commente, à vos côtés, les routes sinueuses et la palette de bleus qui nuance l’horizon) : le Castro ; Haight-Ashbury ; La Mission ; Le Golden Gate Park ; North Beach… Voir ici, pour plus d’exploration.

C’est aussi s’essayer à l’exercice du portrait, celui de son père, ce poète homosexuel prêt à tout vivre ouvertement à partir des années soixante-dix, tout en élevant une petite fille sous le même toit : Abbott opte pour une éducation à la « bohème » (précepte selon lequel l’enfant n’est jamais mis à l’écart, constamment intégré au monde adulte, et qui tient parfois à ce que l’enfant s’élève en partie seul), avec ses réussites et ses échecs. Ce mode de liberté va ouvrir des portes à Alysia, autant que lui en fermer, et va contribuer à faire d’elle une enfant hantée par le sentiment de nager dans la solitude d’un sort aux atours particuliers. Enfin, c’est le portrait de la génération du sida, trop jeune pour partir, déjà trop ancienne pour les médicaments qui émergeront véritablement au début des années quatre-vingt-dix. Une génération sacrifiée par le manque de connaissance sur le sujet, vivant dans une sorte d’omniscience ignorante de la fatalité susceptible de les toucher. Quant aux éternels préjugés… Force est de reconnaître que, si les arguments changent selon les époques, les bien-pensants semblent s’accrocher aux mêmes sempiternelles rengaines, vides de sens mais pleines de choc, pour mettre à l’écart ceux qui ne rentrent pas dans les cases des rites hétéronormatifs à la blancheur étincelante. L’un des préjugés qu’Abbott n’aborde pas frontalement, mais dont l’antithèse s’impose à la lecture de son récit personnel, est cette ridicule crainte, érigée en drapeau, de permettre aux homosexuels d’adopter pour ne pas créer d’environnement corrompu, susceptible de conduire des enfants vers d’autres choix que l’hétérosexualité. Si Alysia en passe par une phase d’identification à son père – phase passionnante au demeurant – où elle apprend à uriner debout et ne souhaite se vêtir qu’en garçon, elle ne stagne pas longtemps à cette étape. En outre, à aucun moment, Alysia ne fait état d’attirance vers des personnes du même sexe, ou ne s’identifie à son père pour ces questions « plus adultes ». S’ils constituent deux êtres fusionnels, leurs désirs et leur construction personnelle sont bien distincts.

C’est un ouvrage qui se dévore à une vitesse vertigineuse : grâce au journal et aux lettres de Steve Abbott, les souvenirs, les émotions et les détails de vie sont intacts et abondants. On est complètement sapé par la vie bouillonnante de ces années, leur musique, leur poésie, leur idéalisme pas encore éteint ; la liberté de ton de ses habitants, le soleil, le bouddhisme et la New Wave. Steve Abbott se fait progressivement un nom sur la scène poétique de San Francisco, où il intervient au cours de divers événements, au sein de revues dans lesquelles il tient tribune, dans les facs où il finit par donner des cours. On croise le chemin de quelques noms aux sonorités familières, dont celui d’un vieillissant Allen Ginsberg qui n’est pas des moindres.

Enfin, l’un des aspects les plus intéressants est le regard que porte l’Alysia adulte sur sa vie d’enfant et sur le quotidien de son père, dont elle découvre les pensées et l’intimité en lisant son journal – laissé à son intention – qu’elle n’avait jamais parcouru auparavant. Elle découvre un homme différent, aux prises avec sa paternité et son homosexualité, un homme pris du désir individualiste de s’accomplir et de celui de pourvoir aux besoins du petit être qu’il a participé à créer ; « créature » qu’il confondra presque parfois avec la notion de « création ». C’est une passionnante démarche de déconstruction, pour re-bâtir une histoire au plus près des faits, venant compléter celle élaborée à la force de ses perceptions et réminiscences individuelles.

C’est une piqure de rappel nostalgique, qui pourra contrebalancer la puissance dévastatrice des habituées de saisons, araignées et autres culicidés, une piqure pour se faire du bien (et un peu de mal sur la fin), traitant d’une multitude de thèmes passionnants, et qui sera bientôt disponible dans une version édulcorée dont vraisemblablement la Terre entière parlera bien assez vite.

Marche à l’hombre

Pourquoi ne parler dans ces pages, et sur des questions somme toute générales, que de livres écrits par des femmes (ou presque) ? Par provocation, tout simplement, par souci de justice et pour rétablir un peu la balance. Quand un lecteur évoque ses lectures, et qu’il n’évoque que des livres écrits par des hommes, ceux qui l’ont fait ce qu’il est, ceux à qui il est reconnaissant, ses pères et ses modèles, personne ne relève même cette univocité. Le masculin est le général. Le féminin est le particulier.

En juin, fais ce qui t’enjaille. C’est ainsi que s’emplit, pendant plusieurs semaines, l’auge à essais. Parmi les ramifications au programme de la captation, la possibilité du nie-Il, soit de la parlante en dilettante (ou non) d’une ou cent mantes.

En choisissant cette catégorie d’essai portant sur une figure filiforme féminine des Lettres, je n’avais pas de titre précis ballottant dans la caboche, mais plutôt quelques volumes, empilés aux abords de lit-mon, traitant des sujettes, qui patientaient stoïquement que je m’y attaquasse enfin. Juin pointant le bout de son parapluie, je déroulai mes bras de chemise jusqu’aux poignets et je m’emparai des Portraits de femmes, de Pietro Citati, bien décidée à me mettre dans la peau d’un homme pour caqueter phrasé phéminin. Hélas, force fut d’avouer capitulation : le premier chapitre sur sainte Thérèse d’Avila me bouta hors du papier. Ti rivedrò tantôt, Pietro.

Comme les choses sont bien faites en ce bas-monde, je lisais en parallèle, d’un œil distrait, la collection de courts essais de Geneviève Brisac, mystérieusement intitulée La Marche du cavalier. Stupeur ! Après un incipit qui me fait un peu hausser de broussailleux sourcils (la peur d’entendre ressasser de Brisac, sous le fallacieux prétexte de lire à propos de tout autres auteures), je m’aperçois qu’il n’en est rien. L’introduction, brève au demeurant, est l’annonce émotionnée du projet d’essais de Brisac, une justification (dont est issue la citation en exergue de ce post) du fait de ne placer que des elles dans son panier (si vous me passez l’allusion). Et cette justification tient à peu de choses : d’une part, ce choix est une révolte et une tentative de faire justice, pour le compte d’auteures dont on n’écrit que trop peu ; d’autre part, c’est une défense de leur prose ou de leur poésie antimatérialiste et anticonformiste :

J’écris ce livre pour défendre (…) les histoires dont nous avons besoin, comme nous avons besoin d’eau, la littérature qui n’est ni véhicule idéologique, ni forme pure, mais autre chose, la beauté mystérieuse des scènes, des phrases, des personnages qui nous laissent silencieux et nourris. Les émotions de pensée. La littérature qui ne sert à rien que cela.

À première vue, rien de très neuf. Maisenfait, l’éditrice est bien plus remontée que ça, et elle l’explicite un peu plus bas, dans sa critique des grosses ficelles et des grosses écuries, ainsi que des cavaliers un peu fat eux-mêmes :

« À l’ère de l’autopropagande généralisée qui est la nôtre, les écrivains qui ne proposent pas leur propre mode d’emploi, nouveau Satan, nouveau Rimbaud, nouveau Sade, ou nouveau Kafka, sont des écrivains perdus. Et à ce jeu les femmes n’ont pas, comme on dit aux cartes, une très bonne main. »

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Une défense donc, d’auteures pointues, des laissées pour conte, qu’elle ira chercher de l’autre côté des frontières hexagonales (on perçoit mieux avec un peu de recul, prétend-elle ; on comprend, surtout, qu’une écrivaine française ait du mal à critiquer ou porter un regard admiratif et analytique sur ses consœurs, quand la langue qu’elles parlent en commun ramène forcément l’exercice à l’autocritique).

Le vestibule laisse rapidement la place à la première salle d’exposition, via le récit d’une anecdote tenant au point de vue (initialement rétrograde) de Nabokov sur Jane Austen (Nabokov qui, par principe, ne lisait pas la mièvre prose des femmes… Il y a une expression toute consacrée en anglais pour ce genre de réaction épidermique et assumée, quasi-conçue pour Vladimir lui-même : chauvinist pig), elle réussit l’exercice d’éperonner, en peu de mots et faits, les travaux de Lidia Jorge, Natalia Ginzburg, Virginia Woolf, Grace Paley, Sylvia Townsend Warner, Alice Munro, Ludmila Oulitskaïa, Rosetta Loy, Karen Blixen, Jean Rhys ou encore Christa Wolf. Écrivaines du XXe siècle dans leur quasi-majorité (seules Alice Munro, récente lauréate du prix Nobel de littérature, Rosetta Loy, Lidia Jorge et Ludmila Oulitskaïa, leur survivent), on ne compte parmi elles que peu de noms véritablement connus du grand public (si mystérieuse que cette entité soit). La sélection de ces auteures est bien entendu personnelle (elles font toutes partie du panthéon de Brisac), mais on peut également mettre dans la balance le besoin de réhabilitation de certaines d’entre elles, dont on n’a trop peu entendu lire et écrire.

Jean Rhys

« Hi, there. »

Chaque court essai se focalise sur un aspect bien particulier de l’écriture de chaque auteure, à l’aide de quelques remarques pointues, exemplifiées en fragments extraits d’une ou plusieurs œuvres et en allusions à leur biographie. Les essais se répondent les uns les autres, et incorporent quelques noms supplémentaires ici et là, sans sombrer non plus dans la manie du name-dropping (pour avoir lu ce mois-ci Murmures à la jeunesse de Taubira, je peux dire que le concept du name-dropping a pris tout son sens). Juste de quoi établir des liens bienvenus, qui tout au mieux, incite à quelques recherches supplémentaires une fois le volume refermé, si l’on souhaite prolonger le voyage.

Sylvia Townsend Warner

Ce fut notamment l’occasion de faire la découverte des écrits de Grace Paley et de Sylvia Townsend Warner, dont je me suis procuré Les petits riens de la vie et le Royaume des elfes dans l’immédiate foulée.

Pour refroisser ce billet, un bon mot, un écho :

J’ai observé que, si on ne parle que de femmes, le soupçon est instantané.

Alors va pour le soupçon.

Le mot juste

J’écris ces pages pour puiser dans les livres que j’aime, dans les rêveries et les réflexions qu’ils m’inspirent, la force de penser. On découvre ce que l’on pense en écrivant.

La Marche du cavalier, Geneviève Brisac

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Ces semaines juniales furent riches en Brisac, entre la lecture palpitante de La Double vie de Virginia Woolf et La Marche du cavalier. Écrire sur les écrits, critiquer et encenser sur le mode de l’écrivain plutôt que celui de l’académie : une posture qui avait tendance à me faire frissonner, au souvenir d’hommages égocentriques ou de témoignages bien romanesques. Mais Geneviève Brisac (et Agnès Desarthe), loin de déplacer l’angle d’attaque du luminaire, plongent la pleine lumière sur leurs sujets. Envoyant une chiquenaude à Marcel, elles puisent dans les biographies des éléments éclairants et les distillent, sans faire d’histoire, à mesure qu’elles commentent et décortiquent, avec acuité, les cuirassées que l’Histoire a souvent oubliées sur le champ de bataille. Un enthousiasme bien moindrement éprouvé à la découverte des Sept femmes de Lydie Salvayre, qui se voient mises en scène dans une mêlée de sentiments de l’auteur et de fragments de leur propre biographie, dans une apparence de cadre analytico-poétique qui déçoit par son manque de pénétration.

« Le travail de l’écrivain est de trouver le mot juste« , disait Jean Rhys, citée par Brisac. Si le travail du critique était celui de trouver la note la plus juste, appliquée à un autre que soi ?