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“Mrs Rachel Lynde is Surprised”

Il était bien 13 h passées, mon estomac commençait à peine à se rassasier, quand je me rendis compte aujourd’hui que nous étions le 26 juillet, et qu’il fallait souhaiter leur fête à toutes les Anne. Fortuit ! Cette découverte changea radicalement le cours de ma journée. À 17h17, je remuai mon mouchoir en direction de mes collègues de plateau et mes bouts de pieds en direction de l’ascenseur de service. À 18h23, je sortais d’un autre ascenseur, à Abbesses cette fois, et me dirigeai le pas résolu vers l’antenne de Petite Mendigote, bien déterminée à me féliciter moi-même d’être née une Anne. À 21h11, je m’emparai de mon exemplaire d’Anne of Green Gables pour me rafraichir la mémoire de la semaine précédente et m’attelai à la présente note, bien décidée à marquer le coup.

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Alors Anne of Green Gables, c’est un peu mon Star Trek à moi. Ou bien mon Star Wars (j’ai parfois du mal à différencier mon Trek de mon Wars, un peu comme mon Montgomery de mon Austen). C’est l’histoire qui a enchanté mon enfance, et mon adolescence, qui y a mis de la magie, de l’imagination, l’idée qu’il suffisait de se mettre de la poussière d’étoile dans la tête pour regarder le monde et que tout paraîtrait toujours scintillant. J’avoue avoir eu un éternel faible pour ce récit d’apprentissage, depuis la diffusion de la mini-série TV de Kevin Sullivan avec Megan Follows (que M6 diffusa de nombreuses fois entre 1985 et 2010, traduit sobrement par « Le bonheur au bout du chemin », dans le cadre de son programme qui marqua les réunions familiales dominicales, la bonne vieille « Saga du dimanche »). Combien de nuits à s’endormir et de jours à s’éveiller, la tête nourrie d’images de verte campagne, de terre rouge et de falaises amies ?

Anne Shirley, 11 ans, se retrouve expédiée sur l’île du Prince Édouard, à la demande d’un vieux couple (une sœur et un frère célibataires), les Cuthberts, qui voyant les années les rosser tous deux, se décident à demander de l’aide pour s’occuper de la ferme des pignons verts. Hélas, suite à un quiproquo, voilà-t-il pas qu’ils reçoivent à la place de leur garçon, une petite fille rousse virevoltante, qui tombe dans des rêveries toutes les cinq minutes, et n’est presque bonne à rien. Mais de son petit handicap, Anne révèle bientôt la graine de génie qui dort en elle…

Puffin in Bloom - Anne of Green Gables

Comment ne pas tomber sous le charme de cette petite orpheline, qui est dans l’incapacité mentale et physique de la mettre en sourdine, « quand le monde est une chose si intéressante » ? Le postulat d’Anne est d’une rare simplicité : « il est strictement interdit de cesser de rêver », avec franchement plus d’orgueil et de répondant. Vous pensiez vraiment que Trump avait plagiarisé son propre nègre ? Anne Shirley le disait déjà en 1908 : « Because when you are imagining, you might as well imagine something worthwhile », bien que le contexte fasse ici état d’une très belle robe en mousseline avec des manches bouffantes.

De même, Anne porte des valeurs que vous porterez aussi : on ne nivelle pas par le bas, aux Pignons verts ! « People laugh at me because I use big words. But if you have big ideas you have to use big words to express them, haven’t you? » On remarquera qu’Anne n’est pas radine en auto-suffisance : voilà une héroïne qui n’a, ni sa langue, ni son égo dans sa poche ! Elle se défend toujours, se justifie quoi qu’il arrive (si tu n’arrives pas à te disculper, toujours t’auto-justifier en remettant la faute sur le contexte : telle est la devise éponyme). Elle est intrépide, frondeuse, orgueilleuse et embrasse les folies des grandeurs de l’imagination romantique. Le seul vrai frein à son imagination demeure… sa rousseur.

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Anne fait figure d’enfant sauvage en arrivant aux pignons verts. Elle est excentrique, bavarde, plane, s’avère vaine mais d’une façon si délicieusement candide que l’on ne peut y résister. Marilla Cuthbert en fait l’expérience au chapitre 7, lorsqu’elle découvre qu’Anne n’a jamais fait de prière de sa vie. « Mrs Thomas told me that God made my hair red on purpose, and I’ve never cared about Him since. » Marilla est soufflée, elle en perd presque l’ouïe. Toutes deux jouent le jeu de l’apprentissage, et Anne, agenouillée devant Marilla (qui abandonne l’idée de tout lui enseigner en un soir), articule ainsi sa première prière devant témoin divin :

« Gracious Heavenly Father,

I thank thee for the White Way of Delight (l’allée des pignons verts qu’elle a renommée ainsi) and the Lake of Shining Waters (le lac d’en face qu’elle a également renommé dans la foulée) and Bony (la plante de la cuisine, qu’elle a renommée, aussi) and the Snow Queen (… l’arbre devant sa fenêtre, qu’elle a…) (ça fait 24 heures qu’elle est là). I’m really extremely grateful for them.

And that is all for the blessings I can think of just now to thank Thee for. As for the things I want, they’re so numerous that it would take a great deal of time to name them all, so I will only mention the two most important. Please, let me stay at Green Gables ; and please, let me be good-looking when I grow up. I remain,

Yours respectfully,

Anne Shirley »

Le monde des pignons verts est un monde rassurant, dans lequel on plonge armé de charentaises bien moelleuses et d’une part de tarte aux pommes bien chaude, sur laquelle s’affaisserait une timide boule de glace à la vanille. C’est vert, si vert, et blanc en hiver, les branches pesant sous le poids poussiéreux de la neige qui dégringole pour s’amonceler devant la fenêtre ; tandis que l’automne, flamboyant, se marie parfaitement au destin de cette petite orpheline rousse. Les amies de cœur se jurent des serments éternels dans les fougères, les garçons ne sont que des rivaux à l’école et on saoule la tronche à ses cops de 11 ans parce qu’on ne fait pas encore la différence entre le sirop et la liqueur de framboise.

C’est aussi un monde où l’on grandit, où certains vont à l’école, d’autres non ; chacun a ses raisons pour faire des études. L’existence d’Anne Shirley, quant à elle, est dirigée par l’idée de mérite : car émergée de nulle part et sans le moindre sou dans le trou de ses guenilles, il lui faut labourer avec acharnement pour se détacher du peloton et briller par ses connaissances.

Le baquegrounde

On connait peu son auteure dans nos contrées, mais l’auteure d’Anne of Green Gables, Lucy Maud Montgomery, était un sacré bout d’écrivain ! Mi-orpheline, accueillie par ses grands-parents sur l’île du Prince Édouard, elle suit une formation d’enseignante, publie dans les journaux locaux d’Halifax à l’âge de 17 ans, puis suit un cursus universitaire de littérature à 20 ans (on n’est quand même qu’en 1895 les gars) (pas trop mal pour une péquenaude). Le livre parut en 1908, après avoir essuyé moult refus (Montgomery avait alors 34 ans). La même année d’ailleurs – coïncidence ? Oui, je crois – L. M. Montgomery compose l’hymne provincial de l’île. C’est un peu une étoile montante, la Montgomery.

Pour la faire plus courte, c’était à la fois une lady précurseuse de son temps et une femme de révérend bien révérante, puisqu’elle finit tout de même par faire ses épousailles en 1911, une fois que son avenir littéraire est bien assuré. Et son avenir littéraire, causons-en, parce que c’est beinh surprenant. Anne of Green Gables est en réalité une série de quatre (Anne of Avonlea, Anne of the Island, Anne’s House of Dreams)– puis six livres (Anne of Windy Poplars, Anne of Ingleside). La page kiki se charge de vous aider à saisir les tenants et aboutissants d’une saga publiée en plusieurs tranches (avec en bonus, le volume « perdu » par l’éditeur, la veille de la mort de son auteure en 1942…)

Car Anne grandit, et finit même par avoir des enfants, qui ont leur propre histoire (Rainbow Valley ; Rilla of Ingleside), dans des villes fictives, Avonlea et Ingleside, qui connaissent elles-mêmes moult tumultes (Chronicles of Avonlea ; Further Chronicles of Avonlea ; The Road to Yesterday ; The Doctor’s Sweetheart ; Akin to Anne: Tales of Other Orphans ; Along the Shore: Tales by the Sea ; Among the Shadows: Tales from the Darker Side ; After Many Days: Tales of Time Passed ; Against the Odds: Tales of Achievement).

De fait, Montgomery a publié plus de 20 romans, 530 nouvelles, 500 poèmes et 30 essais. The list is long. Moi zaussi, cela me laisse coite. Il est vrai que, dans mon cas, c’est avec ravissement que je découvre la perspective de poursuivre mon immersion dans cet univers cotonneux : Montgomery avait d’ailleurs pour habitude de dire que son propre penchant tendait vers Emily (elle en avait probablement juste ras le chignon d’entendre parler de ces satanés pignons verts)… Et l’on connait assez bien les mouvements de sa pensée, grâce à son abondante activité de diariste (suivez le clic).

En France pourtant, l’œuvre de Montgomery demeure relativement anonyme. Quel dommage qu’elle ne soit pas plus exportée par chez nous. Il y a bien eu une édition France Loisir il y a vingt ans, et une nouvelle fort fort récente, sortie aux éditions Leduc. J’avoue que le bandeau me laisse pensive : « Une des plus belles histoires romantiques du monde ». D’ailleurs, dans la même foulée quasi-mystique, les éditions Leduc ont également traduit Polyanna, gros classique étranger, qui lui se voit affublé d’un médaillon « Best-seller » plutôt que d’un bandeau (logique, quand tu nous tiens). Et pourquoi un crépuscule sur ces deux couvertures ? Parce que ce sont des histoires qu’on lit aux enfants avant d’aller se coucher ? Dans la mesure où ce sont plutôt des livres jeunesse, l’astuce du crépuscule m’échappe passablement…

Mais peut-être est-ce simplement ma préférence qui va aux couvertures colorées d’outre-Manche / outre-Atlantique ?