Apoeticalypse

À Toronto, dans un théâtre de renom qui présente une représentation du Roi Lear, l’acteur principal est victime d’un accident sur scène. De cette première scène qui plante le décor, dans laquelle s’affairent des personnages divers et variés, qui marque le début d’une terrible pandémie qui décimera la Terre plus promptement qu’une tragédie Shakespearienne bien rodée, Emily St. John Mandel nous propulse deux décennies plus tard, dans ce monde qui est le nôtre, mais qui n’a plus rien de reconnaissable. Les survivants sont des vagabonds, optant parfois pour une sédentarité éphémère, et parmi eux va et vient un orchestre et des acteurs, une compagnie du nom de Symphonie itinérante, qui chemine dans le cimetière qu’est devenu le monde, pour rappeler aux anciens et aux nouveaux, des bribes de la civilisation qu’ils ont laissée derrière eux. Dans ce monde nouveau, les plus jeunes foulent les vestiges d’une ère électrique et électronique qu’ils sont incapables d’appréhender ; cette nouvelle réalité désastreuse est comme une décharge abandonnée, où toute présence est un suspense, où chaque silhouette risque de s’évanouir sans laisser de trace.

Ce roman doux amer, qui suscite tour à tour frissons, élans d’espoir ou réflexions métempiriques, est conté d’une main de maîtresse absolue. Les allers-retours entre les quelques époques (proches) sont d’une clarté saisissante, les liens toujours fluides, les épisodes incontestablement haletants. Non seulement le lecteur n’est jamais égaré, mais – et dans mon cas, c’est une sorte de prouesse – il est passionné par tout ce qu’il lit et n’est jamais pris de cette impatience à vouloir rattraper l’une des trames narratives momentanément laissées de côté. Tous les fils se rejoignent naturellement, et tous donnent envie d’être tirés.

Ce récit réconciliera les plus réticents avec le genre de l’anticipation. Germophobes, vous succomberez également au charme de cette histoire de protagonistes héroïques ayant réchappé à l’épidémie la plus fulgurante qui soit, grâce à une combinaison de chance et de mesures préventives très efficaces (on ne touche rien à l’aéroport). Vous pourrez même citer, à vos progénitures un peu sceptiques devant vos sermons hygiénistes, quelques exemples probants tirés du livre.

Station Eleven cover

Comme les personnages survivants de Station Eleven, on se met à considérer d’un regard plus pesant, plus intense, plus existentiel, les œuvres qui nous entourent. Les livres, tout d’abord ; puis les films, les musiques, les objets, les matières ; les phrases, les répliques, les références, que l’on pourrait s’échanger éternellement, se raconter en continu, si tout venait à disparaître autour de soi et que l’on était voué à marcher pour une éternité à être. Alors que « Certains l’aiment FIP » passait l’extrait de Denis Lavant courant pour Juliette Binoche – dans le mauvais sens – sur Modern Love, je me suis imaginée, moi aussi, être aux prises d’une extatique fébrilité si j’avais entendu la voix familière du présentateur radio annoncer le titre choisi « pour Christophe, qui habite le Ve, de la part de Juliette, qui habite le Ier ». En cette saison de sec hiver si tôt entamée, comment ne pas se sentir un peu plus près de ce Toronto tempétueux qui enterre sous son élégante neige, en l’espace d’un éclair de secondes, des millions d’habitants ?

J’invite les mains moites comme moi (vous savez, ceux qui flippent au ciné au point de se couvrir tous les orifices quand une musique un peu stridente vient corser une scène un peu chill) à lire ce récit d’anticipation en écoutant de la musique un peu lyrique : on risque de s’y croire un peu trop et d’être pris de palpitations le soir, au moment d’éteindre la lumière, à la pensée que l’obscurité totale pourrait un jour se refermer comme un piège autour d’une humanité ayant épuisé toutes ses ressources. FIP, d’ailleurs, est vraiment la bande-sonore à sélectionner si vous optez pour l’offre « bad trip total / on va tous y rester » : au moment où j’entamais, fébrile, le dernier tiers du livre, ils passaient un extrait de la BO de 120 battements par minute (un film sur les rescapés du SIDA, et sur ceux qui rescapent pas…) en la commentant comme la musique sur laquelle on danse quand on sait que l’on va mourir (OLALA FIP MAIS NON). Probablement le moment où j’aurais dû considérer l’option RTL comme un peu plus viable. Malgré tout (enfin, malgré FIP surtout), le livre garde un ton toujours lumineux, grâce à une narration distanciée, qui maîtrise le récit de ces vies dispersées et de ces personnages qui s’entêtent, coûte que coûte, à avancer avec le recul de leur civilisation.

Chiang et le sujet scientifique

Tour de babylone

La tour de Babylone est un recueil de nouvelles qui s’intéresse tout particulièrement au langage et qui rassemble des histoires balayant des sujets, des situations et des narrations complètement différents les uns des autres : Ted Chiang se glisse dans la peau d’hommes, de femmes, d’enfants, de professeurs ou de chercheurs, d’ouvriers, utilise une narration à la troisième personne, à la première personne, fait usage de flash-backs, de flash-forwards… Chaque nouvelle a son propre univers, ses thèmes, ses techniques. Il faut saluer la propension de Chiang à véritablement explorer les techniques narratives autant que les thématiques scientifiques : on navigue entre les sciences physique, mathématique, linguistique, génétique, théologique ou encore neurologique. Ces réflexions se sont révélées parfois un peu revêches, parfois très accessibles, mais toujours très fertiles !

Pourtant, j’ai vite failli laisser tomber après dix pages de la première nouvelle éponyme : dans la SF ou la fantasy, je suis le genre de lectrice qu’il faut prendre par la main, et si on me propulse dans un univers où la toponymie m’est inconnue, l’échafaudage très fragile de mon attention peut vite céder sous le poids des repères manquants. De fait, j’ai reposé le livre, et l’ai repris quelques mois plus tard, en m’apercevant que le recueil contenait la nouvelle ayant servi de base à Premier contact (The Arrival), un film qui m’a complètement captivée.

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Pour ceux qui auraient raté le début : « L’Histoire de ta vie » et The Arrival racontent l’apparition de mystérieux vaisseaux monolithiques à la surface de la Terre et la tentative de l’armée, épaulée par des scientifiques de tous bords, pour comprendre les intentions des êtres extra-terrestres arrivés avec eux. En l’absence de ressemblance avec quoi que ce soit de possiblement imaginable, l’armée les caractérise d’« heptapodes » et dépêche une linguiste (Amy Adams) auprès d’eux pour établir un premier contact.

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Dans le livre de Ted Chiang, Louise – la wonder-linguiste – comprend en analysant leurs langues (A et B, une langue orale et une langue écrite, sans lien apparent l’une avec l’autre) que leur rapport aux événements est simultané et non séquentiel, comme c’est le cas pour les humains. Ce qui leur permet d’envisager la triade passé-présent-futur complètement différemment de nous. En parallèle, Louise se remémore des moments avec sa fille, quand elle est enfant, jeune adulte ; ces souvenirs surgissent dans tous les sens et sont empreints d’une âpre nostalgie puisqu’on apprend dès les premières lignes que son enfant n’a pas dépassé sa prime jeunesse.

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Les réflexions sur le langage et la différence de rapports au temps et à l’espace sont très intéressantes, mais j’avoue avoir largement préféré son adaptation (sensiblement différente, d’ailleurs), pour son ambiance assez phénoménale (trop fort le Denis). Pourtant, la nouvelle est bien plus subtile à certains égards – le film apporte une réponse à ces flashbacks que n’apporte pas du tout le texte écrit, qui en reste à une suggestion quasi-cryptique, en jouant sur l’utilisation des temps dans le récit à la première personne de Louise. Mais le ton souvent cliché de Louise lorsqu’elle évoque sa fille ne m’a que tièdement convaincue.

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La seconde nouvelle, « Comprend », met en scène un homme s’étant réveillé d’un coma et qui intègre un essai clinique d’injection d’hormones décuplant ses capacités intellectuelles. Quatre injections l’éloignent progressivement de tout affect, toute émotion, pour atteindre un état de pur intellect. Cela l’entraîne vers la reconsidération de tous ses liens cognitifs, donc de sa perception du monde, et le ramène à la primauté du langage. La troisième nouvelle, « Division par zéro », fait le portrait d’une professeure de mathématique qui trouve le moyen de faire s’égaler 1 et 2 (sans passer par la valeur zéro) et voit tout s’effondrer autour d’elle. Les autres histoires traitent tour à tour de génétique (et si un nombre de fœtus bien précis était contenu dans les spermatozoïdes ?), d’automates risquant de remplacer la masse ouvrière, ou encore d’une opération-mystère permettant de couper les capteurs neurologiques sensibles à la « beauté » – opération réversible – qui soulève des questionnements autour du libre-arbitre et de notre conditionnement socioculturel. Le récit qui m’a plus le plu est une sorte de fable, en décalage avec le reste du recueil, qui rapporte les conséquences désastreuses des visitations des anges sur Terre, venant octroyer quelques guérisons miraculeuses. Les anges sont dépeints comme des benêts royalement étourdis, distribuant les guérisons comme des bonbons d’Halloween, au petit bonheur la chance, ne s’apercevant pas que leur puissante lumière cause des catastrophes naturelles, qui laissent autant d’estropiés que de miraculés.

Bref, un recueil assez divers dans les styles, tout en étant très consistant sur les thématiques. Pas répétitif pour un sou, mais parfois ardu. J’ai trouvé une critique qui recensait plutôt bien mes impressions après cette lecture, qui s’avère relativement positive… Mais qui n’égale pas Fondation dans le plaisir que j’en ai tiré.

Le diable au corps

Une amie à moi n’avait pas écouté les recommandations de sa très avisée grand-mère lorsqu’au début de l’année 2015, alors que sa matrice stomacale s’arrondissait tranquillement, elle s’était mis en tête de lire Rosemary’s Baby. Mal et bien lui en avaient pris, puisque d’irraisonnables frayeurs s’emparèrent alors de son quotidien, quand l’espace d’un instant, son esprit était porté aux rêveries cauchemardesques. Étrangement, ne pas s’aviser de lire des ouvrages portant sur la grossesse ou d’écouter les divers conseils que pourraient dispenser par des amies-mères est la parole prodiguée à Rosemary par son renommé obstétricien, le Dr Abe Sapirstein, chaudement recommandé par les nouveaux voisins, les invasifs Castevet.

Mais rembobinons un peu, si vous le voulez bien. Nous sommes à New York, en l’an 1965, et Rosemary et Guy Woodhouse sont fraichement mariés, en quête d’un nid d’amour un peu plus grand que la cage à lapins dans laquelle ils demeurent, en prévision d’agrandir leur famille. Alors qu’ils s’apprêtent à signer pour un moderne et large appartement, un logement se libère au Bramford, célèbre complexe du XVIIIe siècle au charme suranné hautement prisé de la classe moyenne new-yorkaise. Le cachet, voyez-vous. Bien que Hutch, un vieil ami un peu bourru mais bien intentionné de Rosemary, les mette en garde sur la pauvre réputation du bâtiment (des meurtres, suicides et autres affaires sordides intimement liées au lieu), le jeune couple emménage rapidement, faisant la connaissance de leurs voisins peu après, au cours d’une tragique nuit qui voit une jeune femme se défenestrer depuis leur propre appartement. Et quels énergumènes que ces Castevets, polonais d’origine, magistralement intrusifs, qui se prennent d’une affection indélébile pour Guy et Rosemary !

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Les Castevets fournissent tout, du pendentif porte-bonheur aux conseils personnalisés sur la carrière d’acteur de Guy, en passant par des bougies noires et des boissons vitaminées pour vitaliser la grossesse de Rosemary. Car Rosemary est enceinte ! Et la carrière de Guy décolle soudainement et puissamment ! Et l’on entend, parfois, de drôles de psalmodies de l’autre côté des cloisons ; les amis bien-intentionnés disparaissent mystérieusement, sans raison apparente ; et que dire de cette douleur abdominale, ces terribles crampes qui tiraillent et plient Rosemary en deux, à longueur de journée… ces crampes qui n’inquiètent pas le Dr Sapirstein le moins du monde et à propos desquelles il ne faut questionner personne, car « chaque grossesse est différente » ?

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Le livre d’Ira Levin est une lecture savoureuse, mais pour ceux qui auraient vu l’adaptation de Polanski, il est quasiment impossible de ne pas voir les grands yeux effrayés de Mia Farrow se frayer un chemin entre les lignes, d’entendre sa douce voix angélique dire amen à tout ce qui peut lui être infligé ou de l’imaginer pianoter avec panique dans la cabine téléphonique lui servant de refuge. Cours Rosemary, cours avec ton gros bidou ! Sauve Andy-Susan-Trucmuche, ton enfant qui a tous les noms et à la vérité qu’un seul et unique ! Le livre est le pendant cinématographique du film fait livre : tout est si visuel, presque scénarisé selon un principe de scènes. Les comportements des personnages évoluent et varient tranquillement, laissant une brume inquiétante et étrange s’installer entre eux, isolant Rosemary du reste du monde. Est-elle folle ? Est-elle plus perspicace et plus tenace que les autres ? Est-ce un conte fantastique brodant à partir de la poussée d’hormones de grossesse (ladies, you are crazy… or maybe not?) ? Rosemary, n’est-ce donc pas, après tout, qu’une Marie… rouge ? Et Guy juste un mec, un pion, une vitrine, un type trop facilement berné, qui derrière ses perpétuelles démonstrations de charme incarne tout de même l’instrument du viol sécrétant la mystérieuse grossesse de Rosemary. Tout n’est pas rose dans Rosemary’s Baby, plutôt majoritairement jaune et vert, des couleurs n’augurant absolument rien de bon, si ce n’est un bon moment de frissons duquel on ne devrait pas se priver.

Grève de guerre

Athènes, Ve siècle before Jesus. C’est la guerre et y en a ras le pompom. Lysistrata, femme turbulente s’il en est, décide de réunir la communauté ovarienne et de prendre des mesures drastiques pour obtenir un cessez-le-feu de la part des mâles guerriers : faire la grève du sexe. La proposition ne remporte pas le franc succès escompté, les femmes étant disposées à se fendre en deux pour mettre un terme à la guerre, mais sûrement pas à se passer de coït. Les arguments de Lysistrata ayant pourtant du sens, toutes acceptent de prêter serment sur une coupe de vin : si elles tiennent, alors la coupe se remplira de vin. Si elles cèdent, cette dernière se remplira d’eau. Autant vous dire que la vie à Athènes, au vu des priorités de ces gentes dames, a l’air tout à fait rock’n'roll.

Les hommes et les femmes se tirent dans les pattes et s’accusent de tous les maux du monde. Les hommes sont prêts à faire brûler l’Acropole si cela peut faire périr ces goujates qui osent garder les cuisses serrées. Ça se tease, ça intrigue pour outrepasser l’interdiction de Lysistrata, les hommes n’arrivent plus à marcher correctement et les femmes se frottent contre tout ce qui se trouve à portée de minou. Bref, de la comédie potache qui tâche. À noter que la traduction fait le choix de la modernité, mais s’avère carrément vulgos. Loin de la modernité des traduction de Déprats pour les Shakespeare, qui actualisent la langue en conservant une fidélité au contexte ; là on a le droit à des références modernes, de l’insulte de harcèlement de rue, des expressions limites-limites… qui peuvent ne pas être du goût de tous. Cette courte introduction à Aristophane aura éveillé un intérêt tout nouveau, mais malgré une note sur la traduction tout à fait pertinente (et comme on aimerait en lire plus souvent), je pense que j’irai traîner ma truffe du côté des traductions de Gallimard ou des Belles Lettres pour ma prochaine incursion chez ce turlupin grec.

« Macbeth does murther Sleep »

Macbeth, ce brave guerrier, est-il un couard devant ses ambitions ? N-a-t-il aucun courage pour lui-même, comme l’en accuse sa désireuse compagne, Lady Macbeth ? N’est-il qu’un homme moral, manipulé par des sorcières, éminences noires représentant l’ambition d’autres voulant renverser le roi d’Écosse ? Ainsi, Macbeth qui n’était qu’un loyal sujet aidant à la victoire du roi d’Écosse sur les Norvégiens devient-il, après une infortunée rencontre avec des sorcières lui prédisant un royal avenir, l’instrument de la tragédie. Bientôt, l’assassinat est résolu, leur plan mis à exécution. Macbeth, paranoïaque et sanguinaire, finit par transformer le royaume écossais en cimetière, obsédé par l’idée que sa sécurité viendra le jour où son règne ne sera plus sujet aux obstacles. Mais les Macbeth s’aperçoivent qu’il est bien difficile d’être calife à la place du calife quand on est rongé par la peur d’être découvert ou assassiné à son tour.

De multiples thèmes se côtoient dans cette courte et facile pièce de Shakespeare (ma dernière incursion chez le barde datait de l’année dernière, et j’avais manqué de persévérance après un début un peu âpre chez Les Joyeuses commères de Windsor). C’est tout d’abord une pièce sur la trahison. Peut-on faire confiance à un traître ? Faut-il trahir les traîtres ou ce catch-22 nous rend-t-il aussi imméritants et indignes de confiance ? C’est aussi la pièce des bravaches : les protagonistes fuient tous les uns après les autres, abandonnant femmes et enfants aux dagues des mercenaires mandatés pour faire couler le sang des rivaux. Et puis, c’est une pièce sur l’influence. Si les sorcières n’avaient pas, comme leur reproche leur maîtresse Hécate, lâché ces informations fatales, peut-être Macbeth n’aurait-il jamais tenté d’usurper la couronne, puisque de telles aspirations déloyales ne régnaient pas dans son cœur. Plus les actes passent, plus son comportement est imprudent, malavisé, périlleux ; il ne fait plus confiance qu’à la seconde prophétie, professée en milieu de pièce, probablement inventée de toutes pièces par l’une des sorcières (« Tu ne pourras périr que de la main d’un homme qui n’est pas né d’une femme », absurdité élaborée dans le but de le rassurer). La pièce se termine sur la critique d’une croyance aveugle, qui fait fi de toute raison.

Beaucoup de choses m’ont plu et m’ont rendu bien gaie dans cette pièce de théâtre qui ne perd de temps pour rien. Les spectres et les toqués sont toujours un régal chez Shakespeare (Le roi Lear est jouissif à cet égard). Ici, Macbeth a des hallucinations, il observe les couteaux venir à lui, comme s’il était forcé par des forces invisibles, par un destin trop fort. Il voit le sang perler, il croit que les pierres parlent lorsqu’il se déplace. Il est accusé d’être jusque l’assassin du sommeil, l’innocent sommeil… Superbe scène de banquet où Macbeth, ayant accès à une réalité supérieure, se juge téméraire de faire face aux spectres de ses victimes, tandis que Lady Macbeth vivant dans une tout autre dimension, celle du scalpel et des faits, de l’ambition et du pragmatisme, ne parvient pas à interagir avec lui et à le ramener à la raison devant leurs invités. Grosse gêne, le roi est barjo.

Lady Macbeth finit elle-même par succomber à la folie des actes. Son somnambulisme dans l’acte V révèle, pour la dame de compagnie et le médecin qui captent ses paroles, un cœur indigne de disposer d’un corps. Rongée par la culpabilité, somatisée par ses errances nocturnes, elle devient littéralement toquée et répète trois fois : « Au lit, au lit, au lit », avant de sombrer définitivement dans des ténèbres seyant son inhumanité.

On peut lire un merveilleux entretien à propos de Macbeth, avec la disparue Françoise Chatôt, metteuse en scène, et Jean-Michel Déprats, traducteur novateur de Shakespeare, publié dans la Revue électronique d’études sur le monde anglophone sur Revues.org.

Brontë d’âmes

Je raffole du quotidien des écrivains. Je suis tellement curieuse de savoir comment les choses se déroulaient (une curiosité perverse que les lecteurs assidus de Voici et Closer peuvent tout à fait comprendre) : cela va des ragots de la paroisse du coin aux détails peu reluisants d’insignes crises de foie, en passant par les problèmes de napperon à l’heure du thé. Aussi ce genre, et celui du journal, m’enthousiasme au plus haut point. De fait, il y a tellement de correspondances que je souhaite lire que c’est une vraie torture de choisir. Mais passer ce début d’automne en la compagnie venteuse et taciturne des Brontë était comme de voir pousser des arbres frêles et décharnés depuis les lattes du sommier et s’étendre jusqu’au plafond. Ces Lettres m’ont redonné la foi en la lecture dont le goût s’était sensiblement dissipé après ma prise de nouvelles fonctions : il faut dire que lorsqu’on lit et corrige à longueur de journée, le sens de la lecture se fait moins impérieux en sortant du travail, et la frontière entre loisir et labeur s’amincit. Je me suis aperçue que les lectures un peu exigeantes m’envoyaient directement chez Morphée, et les livres commencés dans l’intervalle estival m’ont majoritairement glissé des mains, jusqu’à terminer leur course dans une mare de poussière entre le mur et la table de chevet.

Les Lettres choisies ont changé tout ça. Dès la première lettre, on vit du drame ! Quel excellent choix de Constance Lacroix, traductrice et directrice de l’ouvrage, que d’inaugurer le livre avec une missive de la main du Révérend Patrick Brontë, rapportant avec tristesse l’épisode de la maladie de son épouse et de sa mort prématurée, avec flamme et roidissement. Le misérabilisme, trop peu pour ces grincheux de Brontë. Il y a presque un quelque chose de joyeux qui découlerait de cette écriture vivante, dynamique et qui ne s’apitoie pas dans le malheur le plus complet.

La première moitié des Lettres rend compte de la vingtaine d’Emily, Anne et Charlotte, de leur passage par plusieurs pensionnats, de leurs tentatives de s’établir en tant que gouvernantes dans des familles plus ou moins charitables, des séjours à Bruxelles d’Anne et Charlotte, de la vie (secrètement) débridée de Branwell, jusqu’au projet des trois sœurs d’établir leur propre pensionnat, afin de ne dépendre de rien ni personne sinon d’elles-mêmes. Projet qui sera avorté, d’abord par la déchéance de Branwell, puis par le décès prématuré de la fratrie. Une mélancolie durable va s’emparer de Charlotte, qui tente de tenir bon pour son vieux père de 70 ans qui a vu sa famille décimée par trois décennies (mais qui s’en sort avec humour, l’air de rien).

La famille… En vérité, très peu de lettres subsistent autres que celles tirées de la lourde correspondance qu’entretint Charlotte, en quasi-majorité avec sa grande amie Ellen Nussey, largement conservée et permettant l’existence de ce livre. Pour les curieux dont je fais partie, cet échange de lettres commençant dans la prime jeunesse de Charlotte et se poursuivant jusque son décès, permet d’assouvir la soif de détails. De l’âge de 16 à 36 ans, on assiste à la transformation du temps sur une jeune femme pétrie d’idées et d’un peu de légèreté, pour devenir une vieille célibataire résolue, aux opinions bien marquées et à la morale intangible. Les trois-quarts du livre mettent en scène une Charlotte aux prises du nord du Yorkshire, ses saisons lugubres, l’ascétisme du presbytère, l’absence de vie sociale, et la ribambelle de maladies que tout le monde choppe (il faut croire que les écharpes et les gants étaient des technologies trop avancées pour les pedzouilles du Yorkshire) : il faut parfois rester très alerte pour pas confondre Haworth avec l’Hôtel-Dieu.

La deuxième partie du livre, cependant, voit naître un regain de vie et d’intellectualisme : il faut dire que, quelques mois précédant la mort de ses trois frères et sœurs, Charlotte a fait publier un recueil de poèmes d’Emily, Anne et d’elle-même, sous les pseudonymes des frères Bell (Currer, Ellis et Acton), tandis qu’Emily fait publier ses Hauts de Hurlevent de son côté, et Anne son Agnès Grey et sa Recluse de Wildfell Hall. Charlotte essuie, elle, des refus pour son premier roman intitulé Le Professeur, tiré de son expérience à Bruxelles et de son amour non réciproque pour son professeur de français (marié avec enfants, sacrée Charlotte), Constantin Héger (dont on trouvera 4 lettres dans ce recueil, les seules lettres de Charlotte à Héger qui ont survécu, que Mme Héger avait subtilisées et qu’elle confiera à ses enfants sur son lit de mort, qui les confieront à leur tour à la British Library). Un peu avant le décès d’Emily et Anne, Charlotte réussira à faire publier Jane Eyre chez Smith, Elder & co, sous pseudonyme, et c’est ce qui lancera un second souffle de vie dans l’existence isolée et lugubre de Charlotte, dernière des Brontë à tenir debout.

Tout à coup, succèdent aux lettres routinières d’Ellen Nussey de multiples correspondances nouées avec ses éditeurs, le beau et dynamique George Smith (pour lequel elle se prend d’un béguin), le nerveux et emporté James Taylor (pour lequel elle aura aussi le béguin), le calme et pondéré William Smith Williams. Jane Eyre, accueilli de multiples façons par la critique (tour à tour immoral, trop prude, bien écrit pour un homme, mal écrit pour une femme, etc.), remporte un succès auprès du public qui se plie en conjectures quant à l’identité de son auteure et fait de Charlotte une figure que le Londres littéraire, la bourgeoisie et l’aristocratie s’arrachent. La voilà invitée à l’opéra, au théâtre, à l’exposition universelle (ou à la banque, la prison ou l’asile d’aliénés, quand on lui laisse le loisir de choisir ses visites), à séjourner aux quatre coins de l’Angleterre ; elle initie une correspondance avec Harriet Martineau, puis Elizabeth Gaskell ; William Makepeace Thackeray recherche sa compagnie, et l’existence de nonne menée pendant près de 35 ans se transforme en tourbillon de mondanités, qui l’épuisent et la ravissent.

La fin de vie de Charlotte prend des airs de romance, de mélodrame : un an et demi avant sa triste fin, elle découvre (enfin) que le vicaire, au service de son révérend de père depuis 7 ans, se meurt – presque littéralement – d’amour pour elle. Un être pour lequel elle n’a jamais eu grande considération (voir du mépris), à la situation inférieure à la sienne, un être un peu noiraud, rigoureux et peu loquace, qui perd complètement ses moyens dès qu’il l’approche. Mr Arthur Nicholls est l’amoureux transi tel qu’on se le figure : complètement déprimé, tremblant, souffrant, au point de s’attirer la compassion de l’entière congrégation, voir de tout l’arrière-pays, tant il est incapable de masquer son effroyable désarroi. Un prétendant complètement inattendu pour Charlotte, qui espérait au fond d’elle-même une petite déclaration de l’un de ses éditeurs (en vain), qui le refuse d’abord, jetant les foudres paternelles sur ce sacripant au sacré toupet (on ne lui retire pas sa seule et unique fille chérie comme ça). À la suite de moult péripéties au cours desquelles Nicholls est envoyé à l’autre bout du Yorkshire, puis rappelé presque en secret, Charlotte finit par accepter sa demande en mariage, faute de meilleur parti à 37 ans. Ses paroles, à l’aube de ses fiançailles, vendent du rêve…

Pourtant, la seule année de mariage qu’elle sera donnée d’avoir sera très heureuse, excepté du fait que son nouveau mari accapare beaucoup trop de son temps (madame avait ses petites habitudes) et commence à lui faire la leçon sur ce qu’il est bon d’écrire ou non dans ses correspondances (« Mais non, ma tendre, il ne faut pas raconter tout ce qui vous passe par la tête à cette chère Ellen, vous imaginez un peu ma réputation si elle s’avisait de livrer toute votre correspondance à Mme Gaskell à votre mort, pour que cette dernière puisse écrire votre biographie que pourront lire tous vos contemporains ?! »). (Malaise.)

Je ne peux pas m’empêcher d’être attristée par cette intégrité que ressentait le lecteur moyen de ces temps jadis : je vise, par ces paroles semant la confusion, les agents prenant part aux correspondances (littéraires) les plus prisées aujourd’hui, qui décidèrent d’honorer le vœu de chasteté posthume des célèbres défunts, ou qui par simple discrétion, détruisirent des dizaines, centaines de lettres, qui nous font désormais cruellement défaut. Looking at you, Cassandra Austen, sœur de Jane Austen, qui est la raison, la cause de tant d’incertitudes auprès de sa fanatique foule contemporaine ; et il en va de même pour les Brontë. Sans la diligence, la propension d’Ellen Nussey à conserver la majorité de ses échanges avec Charlotte Brontë, la vie de cet illustre presbytère qui vit jaillir de prodigieuses plumes, si inclassables, nous demeurerait entièrement brumeuse… Quelle perte cela aurait été !

L’art d’être un pion

Je suis très fan de Julia Deck. Fan du genre à mettre un rappel dans mon calendrier pour la sortie de son nouveau bouquin, et même à obtenir de ma libraire de quartier de me le refourguer la veille au soir, alors que je sais pertinemment que c’est illégal et qu’elle va devoir trouver une combine pour justifier cette sortie.

C’est simple, dès la sortie de son premier roman en 2012, Viviane Élizabeth Fauville, qui récolta une pluie d’éloges et une couverture médiatique d’autant plus efficace que Julia Deck bénéficiait du statut de primo-romancière (une carte joker malheureusement utilisable qu’une seule fois), je me suis sentie conquise. Conquise, prête à suivre cette sympathique auteure pour d’assez longues aventures. Sa lecture m’a procuré un sentiment que je n’avais pas ressenti depuis le lycée, enthousiasme hilare provoqué notamment lors de ma découverte de L’Hygiène de l’assassin. Tout à coup, une voix était née, dont l’impertinence et l’humour résonnèrent durablement en moi.

Amélie Nothomb, comme tant d’autres, j’en suis depuis revenue, semée en chemin après une dizaine d’ouvrages dégustés avec plus ou moins d’enchantement et de désenchantement. Mais Deck n’est pas Nothomb. Pour la quantité, déjà : si l’on a eu le plaisir d’obtenir un second roman deux ans plus tard, Le Triangle d’hiver, il a fallu trois années supplémentaires pour en livrer un troisième, Sigma. De fait, sans vouloir jouer à touche-maison, la pression de la création doit être tout autre chez Minuit (sans compter tous les spectres des reustas de la maison, à commencer par Echenoz, une influence majeure de Deck). Et puis, Deck s’éloigne d’elle-même et s’en va expérimenter du côté des genres.

S’ouvrant sur une citation en exergue tirée d’Un pur espion de John Le Carré, Sigma est une courte énigme chorale se déroulant autour de l’existence (hypothétique) d’un tableau du peintre suisse Konrad Kessler. Cette peinture au potentiel controversé pouvant bouleverser l’ordre public en encourageant le tout-venant à se poser des questions qu’il ne devrait pas se poser (pourquoi suis-je là ? que fais-je ? qui suis-je ? etc., tout ça juste en fixant une croûte), une corporation internationale décide de mettre la main sur le chef-d’œuvre et dépêche dans l’entourage local toute une kyrielle d’assistants qui ont pour principale fonction l’espionnage personnel. Ainsi, le directeur d’une banque d’influence, Alexis Zante, collectionneur d’art à ses heures perdues ; Pola Stalker, actrice de cinéma et sœur d’Elvire Elstir, gérante d’une galerie d’art à la recherche de cette œuvre subversive ; Lothaire Elstir, neuroscientifique aux idées quelque peu dangereuses : tous ces personnages sans lien apparent se retrouvent suivis comme leur ombre, dans le but de débusquer l’endroit où l’œuvre siège en secret. L’entreprise d’espionnage global œuvre ici à la tranquillité d’esprit de l’humanité, à la tenue de l’opinion, à la circonférence des comportements. Loin du matérialisme goulu des grandes corporations souvent mises en scène dans les complots, Sigma monopolise ses forces dans le but manipulatoire avoué et revendiqué de ne pas exciter les passions. Julia Deck a pris le temps de revenir sur cette notion dans un long et intéressant entretien avec Diacritik :

« Dans Sigma, je me suis intéressée aux discours officiels des puissants. Je suis toujours étonnée par le fait que les interviews de responsables politiques, de chefs d’entreprise, ou même de stars ou de sportifs de haut niveau semblent à ce point interchangeables. On dirait qu’ils sont complètement opprimés, qu’ils s’autocensurent volontairement pour ne pas sortir des clous. Donc je me suis demandé quelle était cette force obscure qui les poussait à lisser leur discours. J’ai imaginé que cela pouvait être un complot. Dès que vous accédez à un certain niveau de notoriété, une organisation secrète se chargerait de vous faire marcher droit pour que vous ne risquiez pas de perturber l’ordre établi. C’est très séduisant, le complot. Ça a l’avantage de gommer toutes les questions sans réponses, des mystères médiatiques au chaos financier. »

D’un ton léger, caustique et frappant, Julia Deck s’attache à faire entendre la voix des espions puisque c’est pas leur correspondance romancée, les rapports à destination des directions des opérations locales ou du siège mondial que l’on prend connaissance de toutes les pièces s’assemblant peu à peu. Et les espions aussi connaissent les doutes du métier, se révélant être souvent des caractères abusés d’un côté de la branche espionne comme de celle espionnée, souvent insatisfaits du manque de reconnaissance ou pris au piège du dévouement feint qui se transforme en véritable affection pour leur « cible ». Loin de l’image traditionnelle plutôt sérieuse, austère et méticuleuse prêtée aux espions (coucou La Taupe), les envoyés de Sigma sont parfois monsieur ou madame tout-le-monde en mission dans un pays pas poilant, bien emmerdés par toutes les corvées qu’ils se tapent, ne pouvant pas s’empêcher d’émettre des avis personnels. L’industrie de l’espionnage n’échappe pas à la crise de l’emploi et engage au rabais.

Une lecture très sympathique, peut-être moins coup de cœur que Viviane Élizabeth Fauville mais qui ne se faufile pas très loin derrière. Fun fact : Deck entame toujours l’histoire de son dernier livre à l’endroit où le précédent s’est terminé (Viviane s’achevait dans un port, Le Triangle d’hiver se déroulait dans des villes portuaires et se terminait sur une exposition de peintures, Sigma se passe dans le monde de l’art…), ce qui rend le lecteur évoluant dans cet univers fermé sur lui-même encore plus friand de toutes les références, y compris cinématographiques, artistiques ou littéraires, à glaner au fil de la lecture.

Recentrer le(s) débat(s) fuministe(s)

Autant vous dire que bell hooks a quelques comptes à régler avec le mouvement féministe. Si son premier livre, Ne suis-je pas une femme ? traitait du sort de la femme noire et l’obscurantisme qui l’entoure, ce second livre s’intéresse en profondeurs au mouvement féministe et ses travers, en particulier sa tendance à promouvoir un mode de pensée hégémonique et un point de vue unilatéral. hooks et son ton professoral hautement intelligible entreprennent de convoquer l’esprit errant de toutes les femmes qui ne sont pas rentrées dans le moule du mouvement féministe et de ses revendications, revendications fallacieuses qui ont favorisé l’avancement d’une classe moyenne et ont écarté de leur chemin les préoccupations de femmes plus pauvres, qui ne trouvaient pas voix au chapitre. Tout un programme pour défendre l’idée d’une révolution et rabattre le caquet aux réformistes qui se contentent elleux-mêmes.


Ainsi, De la marge au centre met l’accent sur le classisme et le racisme de ce « mouvement de libération », qui se serait approprié le vocabulaire radical de la lutte contre « l’oppression » (employé abusivement à la place de « sexisme »), pour faire référence aux situations, par exemple, d’enfermement des mères au foyer, quand le sens même du mot oppression doit tenir compte de son historicité et de la violence qui y est attachée. hooks reconnaît la valeur d’une telle lutte (analyser, critiquer et éliminer les constructions sociétales qui ont amené à associer systématiquement les épouses au foyer) mais souhaite dénoncer cet usage rhétorique du vocabulaire de l’oppression qui perd toute sa violence s’il est utilisé dans des contextes où les personnes ont un choix, aussi mince soit-il. C’est en premier lieu cet usage de la dialectique par les « féministes » à des fins de luttes qui ne sont pas radicales, et qui en réalité servent leur individualisme (voire leur individualisme de classe) que l’auteure dénonce et entreprend de démonter. Au nom de l’ « oppression », ces femmes éduquées, souvent aisées, servent leurs propres intérêts et leur avancement capitaliste de classe : elles cherchent à partager le pouvoir, et non à en critiquer les prises.

Une première partie s’intéresse à la place de la femme noire (et la femme blanche pauvre, dans une moindre mesure) dans les débats et problématiques féministes qui sont mis en avant. L’une des analyses auxquelles hooks a très souvent recours est que les femmes blanches de la classe moyenne ont mené un combat féministe qui est en fait un combat capitaliste, en phase avec leur envie d’être les égales des hommes de leur milieu, soit des hommes portant des idées (voire idéaux) de suprématie blanche. L’agenda féministe a en effet poussé ces femmes à réclamer l’égalité d’opportunités de travail, l’égalité salariale et l’égalité dans les tâches domestiques.

Cependant, hooks avance que cette problématique, ce souci, ne s’applique pas aux femmes noires : d’une part, elles ont rarement connu le chômage, et ce depuis le début de leur histoire sur le continent américain, ou une vie dédiée à leur propre foyer. La nécessité de travailler s’est imposée à elles, les alternatives rarement possibles, et elles ne considèrent pas le travail comme une possible source d’émancipation : c’est au contraire une source d’aliénation, puisque les travails les moins considérés et les moins rémunérés leur sont en général réservés, et elles expérimentent une autre forme d’oppression au travail que celle qu’elles pourraient rencontrer à leur domicile ou dans leur quartier. hooks déconstruit cette volonté des femmes de la classe moyenne de partager le pouvoir avec les hommes : elle la renvoie à la source illégitime du pouvoir qu’il faut critiquer, revoir et abolir, et avance qu’il faut reconsidérer ce rapport au pouvoir en général. Elle reviendra, en fin d’ouvrage, sur cette même conception, liée à l’éducation cette fois, et la notion de pouvoir que les parents ont et exercent sur leurs enfants à tort (leur imposant le bagage nécessaire qu’ils emmèneront avec eux à l’âge adulte, qui servira à faire tourner en boucle les rapports de pouvoir, d’autorité et d’oppression). Pour hooks, un parent qui assène plutôt qu’explique ne laisse pas à l’humanité de grandes chances de progresser.

Et les hommes dans tout ça, ceux qui parfois sont pensés par les sœurs marcheuses comme des ennemis de la cause des femmes, comme le « mal » ? hooks fait également des lettres et des mots sur leur indispensable ralliement à la cause, mais également sur la nécessité de se pencher sur leur propre aliénation. Elle revient sur la place des hommes dans ce mouvement et le discours égaré de certaines femmes mettant l’emphase sur la supposée condition de victime des femmes et d’oppresseur de la gente masculine. Si certains hommes oppressent, il est dangereux d’en faire des généralités et de faire rentrer ces idées reçues dans la tête du tout venant. Car les hommes doivent être aidés et éduqués sur ces notions de pouvoir, qui font d’eux des êtres aussi entravés que les femmes, sans qu’ils ne le soupçonnent. Après tout, qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de mal à disposer d’un peu plus d’autorité, d’argent et d’espace que les autres ? Cra-zy. Pourtant, c’est une évidence, les hommes bénéficieraient de l’égalité des deux sexes : eux-mêmes sont enfermés dans des idées préconçues de ce à quoi tiendrait leur bonheur, leurs besoins, leur rôle dans la société ;  ces messieurs sont poussés, à coups de marteaux de plomb géants, à se comporter d’une certaine façon afin de correspondre à une identité qui serait la clef de voute de leur réussite, une réussite justifiant globalement leur existence. Les hommes sont victimes de cette oppression et leur situation est complexe car leur oppression est subtile et complètement assimilée. Leur liberté est d’autant plus réduite que la moitié (hum, le tiers ?) des possibilités humaines, étiquetées comme féminines, n’arrivent que rarement jusqu’au seuil de leur conscience.

Elle souhaite également réfuter l’absurde amalgame entre féminisme et refus des hommes, qui amèneraient certaines féministes à considérer que seul le lesbianisme peut engendrer une véritable critique et des changements radicaux dans les rapports de sexe. Comme la majorité des points qu’elle soulève, il est probant de constater que ces travers idéologiques sont précisément toujours d’actualité, presque 35 ans plus tard. Ces batailles de normes – hétérosexualité versus homosexualité – sont stériles et se risquent à établir une hiérarchie dans les préférences de chacun-e qui, cette fois, appartiennent aux individus et non au collectif. Un autre argument met d’ailleurs en avant la solidarité nécessaire, la sororité qui devrait faire loi dans les rapports entre femmes. Éliminer toute jalousie, éliminer toute concurrence ; créer un réseau de soutien, d’accompagnement et de sponsoring.

Quant à l’oppression sexuelle, hooks désire exposer comme nulle l’idée qu’elle ne serait faite que de violence, force et engendrée par le masculin. Car l’entravement et la suffocation se manifestent tout autant via la pression sociale de se conformer aux normes d’activité sexuelle : car soudainement, la société véhicule presque à outrance l’idée qu’une femme sexuellement active est une femme libérée de toute oppression, de tout mantra, de tous diktats. Certes, une femme qui choisit sa sexualité et l’exerce comme bon lui semble constitue indéniablement une femme libre ; mais l’idée qu’une femme n’ayant pas d’activité sexuelle est une femme réprimée, oppressée et que son sentiment d’accomplissement doit passer par la sexualité, est entièrement récusée par hooks, qui considère cette idée aussi aliénante que celle d’une femme obéissant au désir masculin avant le sien propre. Si désir il n’y a pas, c’est parce que le cerveau est fait d’une multitude d’hormones (& other stuff) et qu’il n’est pas obligatoirement monocen-trique. La volonté collective cherche à soumettre les femmes à ce jugement sexuel, que l’accomplissement personnel les oblige à s’intéresser à leur performance en rapport avec les hommes (ou les femmes) et le sexe, et les force à essayer de rentrer dans des cases avant tout profitables : profitables pour l’autorité qui les soumet à ses conditions, profitables au commerce qui instrumentalise et mise ses capitaux sur le désir sexuel, profitables à l’establishment, dont l’apocalypse révolutionnaire est repoussé chaque fois qu’un être humain acquiesce sans protester.

L’ouvrage, riche, est souvent répétitif, au point que ses propos deviennent incantatoires et collent à la rétine (peut-être la meilleure stratégie anti-intellectuelle et d’attrait du public, comme elle les prône de préférence ?). Ce sont des décennies de mouvement féministe qui se retrouvent décortiquées, décennies précédant la publication (l’ouvrage est publié en 1984), mais aussi les décennies l’ayant suivie. C’est le point le plus fort de hooks : sa vision critique et analytique était si pertinente, si aiguë, qu’elle a traversé le siècle sans prendre une ride. Les erreurs du féminisme, ses errances, ses possibilités pour le futur, sont dramatiquement semblables. Faut-il en déduire que lutte est en partie perdue d’avance ? Il y a un je-ne-sais-quoi désespérant à y regarder de plus près, surtout lorsqu’on voit resurgir les pensées à fléau(x) que l’on pensait définitivement repoussées, et qui trouvent un second souffle auprès de tempêtes opportunistes. L’analyse des rapports de pouvoir est plus essentielle que jamais.

Les fossiles des sans faux-cils

En 1811, une gamine ouvrière du nom de Mary Anning vivant sur les côtés de Lyme Regis découvre le premier fossile anglais d’Ichtyosaure. C’est une révolution dans le monde scientifique : ce squelette d’un animal qui ne serait plus en existence met à mal les théories d’Histoire naturelle et secoue les croyances religieuses des scientifiques les plus fervents. Si en France, Georges Cuvier avait commencé à introduire une théorie de l’extinction des espèces, il est encore loin le temps où l’on peut envisager que Dieu n’ait pas créé le monde en six jours, heure pour heure, et que le monde soit en tantinet plus vieux que son âge biblique, soit 6 000 ans.

C’est l’histoire passionnante de cette jeune femme, peu créditée par l’intelligentsia qui se servit pourtant de ses trouvailles pendant plus de 30 ans, que Tracy Chevalier décide d’exposer dans Prodigieuses créatures. Le quotidien miséreux d’une famille endettée, rejetée par nécessité sur les bords de mer et aux creux des falaises, en quête de curios – belemnites, ammonites, gryphées, crinoïdes – qu’ils cueillent ou extraient de la roche avec une relative facilité, puis vendent dans leur froide boutique à des amateurs éclairés ou des collectionneurs. Mais c’est la découverte de plus larges vestiges qui vont leur apporter une renommée internationale et les inscrire à une discrète postérité : des vestiges de l’ère préhistorique gravés dans les minéraux. Si sa prime découverte d’ichtyosaures – des « crocodiles », comme la population les appelle alors prudemment – intéresse et attire les géologues et futurs paléontologues, l’extraordinaire trouvaille du premier plésiosaure (en dehors de l’Allemagne, nous souffle wikicopain) crée un trouble sans précédent.

Il y  a quelque chose d’à la fois plaisant et tragique dans cette histoire si banale, d’une femme pénétrant l’Histoire malgré elle : tous ces squelettes qu’elle a dénichés, extraits, nettoyés, puis vendus tardivement à de grands collectionneurs ou institutions, ont tout d’abord porté le nom de leurs propriétaires, qui n’ont pas crédité la main qui a permis leur récupération, ni l’artisane qui travailla à les excaver. Chevalier rend parfaitement cette injustice, en décrivant la pauvreté ouvrière de cette famille : le froid à endurer en bord de mer pour permettre ces découvertes historiques, la considération prosaïque du pain sur la table et de l’achat de charbon, ayant guidé de telles découvertes. On doit au bon vouloir de scientifiques et d’aristocrates, tels William Bauckland et Thomas Birch, le souvenir de son nom : en la créditant à quelques reprises, dans des discours à la Geological Society de Londres ou lors d’une vente aux enchères de ses spécimens au Museum of Natural Curiosities de William Bullock, cette poignée de scientifiques dont la renommée fut – elle – largement établie permit sa discrète traversée du siècle, jusqu’à ce que son histoire soit remise au goût féministe du jour (car il faut reconnaître que cette vieille fille n’ayant jamais mis d’anneau à son doigt, sa descendance put difficilement la rappeler à la vie mnémonique ; là où son acolyte bourgeoise, Elizabeth Philpot, chassant les fossiles de poissons à la même époque, bénéficia du souvenir de ses neveux et arrière-neveux, qui prirent bon soin de conserver son héritage). Leur existence et leur travail croisèrent celui de George Cuvier, le « baron » célèbre pour ses interventions sur l’extinction des espèces et sur le catastrophisme, pour ses trouvailles et ses démonstrations d’inhumanité (Sarah Baartman a quand même fini sur sa table de dissection), qui mit en doute la véracité du plésiosaure avant de se rétracter et reconnaître son authenticité.

Il y a comme un paradoxe chez Tracy Chevalier, passeuse de l’ombre à la lumière, jeteuse de coups de projecteur sur des épisodes et des figures oubliés : La Jeune fille à la perle, La Dame à la licorne, Prodigieuses créatures, La Dernière fugitive… Les sujets de ses romans font toujours tant d’effet sur le papier : la mystérieuse femme peinte par Vermeer, la mystérieuse (bis) Dame à la licorne brodée sur la tapisserie éponyme, la fuite des quakers ou encore des femmes paléontologues amateures qui découvrirent les premiers fossiles d’envergure en Angleterre. Qui sont-elles, ces rejetées de l’Histoire, ces ovariennes n’ayant pas réussi à grimper l’échelle sociale de la mémoire collective ? L’écrivaine est éminemment sympathique : il n’y a qu’à l’écouter discourir à la sortie de son roman.

Et pourtant. Un paradoxe lugubrement énoncé : c’est qu’il faut reconnaître que sa lecture est fastidieuse. Mais que de romance, que de trop de romance. Ça piaille, ça discourt, ça gémit. La psychologie est quasi-inexistante, les personnages sont tous caricaturaux, rustres, faussement subtils. Le roman à proprement écrit est prévisible, le flux de pensées est une redite des dialogues, et vice-versa, et les poncifs du genre croient échapper à eux-mêmes en reproduisant et détournant des motifs du romantisme sardonique austenien ; mais il n’en est rien, si ce n’est le sentiment que l’on salit un peu le modèle en le méprenant. Comme dirait l’auteure elle-même : « If I could do the research and never have to write, I’d be very happy. » Tracy Chevalier, ou l’heureuse recherche : je crois que nous nous sommes comprises.

Un passionnant compte-rendu est également publié en ligne dans Femmes savantes : femmes de science, par l’Association science et bien commun.

Relativisme, relationnisme et pluriréalisme

Je pense que l’on opèrerait, en s’extrayant du geste scientifique, une « re-narcissisation » du réel. Autrement dit, en se fermant à l’altérité (au sens de quelque chose qui dépasse nos seules créations) mise en lumière – ou en clair-obscur – par les sciences, c’est la capacité du réel à nous étonner qui serait finalement niée. Les postures religieuses, mystiques ou spiritualistes (…) la psychologie et les neurosciences l’ont largement montré, (…) constituent pour l’essentiel une projection de nos angoisses du moment. Elles traduisent nos peurs et nos désirs. La science est un effort (…) pour tenter de lire dans le monde autre chose que ce nous y avons nous-même instillé. Récuser cette démarche, ce n’est pas seulement se priver des richesses d’un monde protéiforme, c’est aussi – je le crains – faire preuve d’arrogance en oubliant que l’Univers ne se réduit pas à ce que nous souhaitons qu’il soit ou à ce que nous percevons directement de lui.

Dans De la vérité dans les sciences, Aurélien Barrau – astrophysicien et philosophe – s’attaque au principe de vérité lié aux sciences et défend sa non-irréductibilité. Sa lecture, parfois dense dans son entremêlement de concepts scientifiques et philosophiques, nous laisse le sentiment que quelque chose nous échappe. Comme si être astrophysicien donnait à s’apercevoir d’une immensité trop impénétrable, qu’à l’échelle à laquelle ces scientifiques œuvrent, force est de se rendre compte qu’on ne sait pratiquement rien de ce qui est, que le doute, le relativisme, la certitude d’incertitude sont les seuls postulats valables pour ces scientifiques étranglés par l’immense, dont ils ne percevront jamais tous les mystères. Plus l’on en sait, moins l’on en sait. Et la philosophie paraît essentielle à Aurélien Barrau pour garder pied face à ces échelles infiniment grandes et petites, qui disparaissent sous toutes les tentatives de les approcher.

Un relativisme exigeant et militant, à l’inverse d’un laxisme, permet d’opérer des choix tout en demeurant conscient du fait qu’ils ne sont pas nécessairement les seuls possibles. (…) Sans doute faudrait-il en fait plutôt parler de relationnisme pour éviter la connotation souvent péjorative du relativisme. Ou, mieux encore, de pluriréalisme : ni l’irréalisme qui nie l’existence d’une réalité hors soi, ni le réalisme absolu qui entend tout réduire à un seul mode d’être (qui peut être, suivant celui qui le défend, la science, la religion, etc.)

Cet essai m’a fait réfléchir sur mon propre relativisme. Car Barrau, si l’on caricature sa pensée, considère qu’il y a du bon à prendre (presque) partout. De même, j’ai tendance à souvent trouver du bon un peu partout. Je n’apprécie pas grand chose avec le cœur, mais j’apprécie principalement – presque dans sa valeur marchande – avec la tête. Mon réflexe est d’être décortique (ou analytique) avant de me constituer critique. Dans mon cas propre, je me dis que je manque d’opinions, et peut-être d’intelligence globale. J’ai le nez sur les choses et je ne parviens pas à les replacer dans un système plus large, pour les analyser autrement, pour les utiliser afin d’analyser un contexte, pour les utiliser analogiquement et faire progresser d’autres situations.

Mais lorsque je vois ce même système d’exposé décortique – analytique chez quelqu’un d’autre, et surtout dans le contexte de l’immensité indécidable, je songe que c’est peut-être autre chose qui guide cette fausse prudence, cette fausse indécision. Est-ce la compréhension – ou plutôt la perception – que la captation est impossible ? Que tout nous échappe ? Qu’il ne s’agit pas de penser en bon ou mauvais, mais en comment ? Par quoi ? Vers quoi ?

Dans une défense de la pensée et de la prose qu’il s’est choisie pour la révéler au monde, Aurélien Barrau mentionne Jacques Derrida et sa posture d’incertitude, son droit à énoncer la multitude de vérités qui cohabitent en permanence, et explique en quoi cela relève de l’exigence scientifique :

Je crois qu’il est opportun de penser la vérité avec le philosophe Jacques Derrida. Certains pensent parfois qu’il s’agit d’un ennemi des sciences, voire de la rationalité en général. Rien en saurait être plus faux. Il s’agit au contraire d’un esprit d’une singulière exigence et d’une grande humilité qui, face à chaque question ou problème, eut le courage de considérer les diverses manières de l’aborder et les incomplétudes de chaque réponse possible, y compris les siennes. Ce n’est donc certainement pas par goût de l’étrange ou du confus qu’il me semble intéressant de référer ici à cette figure mais, tout au contraire, en tant que symbole de précision quant au niveau de nuance requis pour aborder ces questions complexes.

Est-ce qu’un sentiment comme celui du tournis peut être expérimenté dans des sphères où la gravité est abolie ?

Ces années dont raffoler

Quoi de mieux, en plein mois de mai, entre flâneries et déambulations littéraires, que de se plonger dans le Paris des années 20, en pleine effervescence artistique ?


En accord avec mon humeur du mois (qui était aux antipodes de celle d’Emilie Simon), je me suis plongée dans la lecture de Shakespeare and Company, le récit que Sylvia Beach fit en 1952, plus de dix ans après sa tragique fermeture pendant l’Occupation, de sa librairie mythique tenue rue de l’Odéon. Il s’agit là de mes badaudismes littéraires favoris ! Découvrir le récit de ces années passées entre la rue Dupuytren, l’Odéon et la rue Jacob (et en poussant un peu, jusqu’à la rue de Fleurus), pénétrer à l’intérieur de ces librairies qui accueillaient écrivains, peintres, musiciens, américains, anglais et français… renifler l’odeur de ces livres et de ces cases, se faire bousculer dans son fauteuil par les nouveaux arrivants, tenter d’arracher un mot à la libraire, Sylvia Beach, trop occupée elle-même à s’y retrouver parmi toutes ses feuilles volantes, à coup sûr des parties des chaotiques épreuves d’Ulysse !


Pour ceux qui ne seraient pas entièrement familiers avec l’histoire de cette librairie, il faut donc tout de suite éliminer un possible quiproquo : cette librairie n’a rien à voir avec l’actuelle Shakespeare and Company se trouvant rue de la Bûcherie, sur les quais Saint-Michel face à Notre-Dame, et qui fait le délice de milliers de touristes ! Leurs noms sont l’unique point commun : en réalité, l’actuelle Shakespeare and Co est née après-guerre, à l’initiative de George Whitman (descendant ou non de Walt Whitman ?) et a été nommée ainsi en hommage à l’originale librairie créée par Sylvia Beach. De même, l’actuelle tenante, Sylvia Whitman, s’est vue prénommée Sylvia également en hommage à l’originale. Enfin, pour que tout cela soit aussi limpide que l’eau de la Seine : retenez que Sylvia Beach était américaine, que toute sa famille y est restée et qu’elle ne mangeait pas de ce pain hétéro-normé. Maintenant, nul doute ne subsiste : aucun lien aucun entre tous ces agents.

Née dans une famille passionnément francophile de la côte est des États-Unis, Sylvia Beach a tout simplement décidé, à l’orée de ses 18 ou 19 ans, qu’elle allait déménager à Paris et tenter d’y ouvrir une librairie. Adrienne Monnier, libraire de la Maison des Amis du Livre ouverte rue de l’Odéon, liée à tous les jeunes écrivains de renom, lui apporte son indéfectible soutien (et plus car affinités) dès l’instant où la petite Américaine met les pieds dans sa boutique. Sur son modèle, elle ouvre son propre fonds de prêt de livres et revues anglophones : tout d’abord rue Dupuytren, qui devient presque instantanément le point de chute d’Américains de passage à Paris, puis rue l’Odéon, pour se rapprocher de sa librairie amie. Il faut dire qu’en 1919, à l’ère de la prohibition, une génération (perdue ?) avait mis le cap sur la vieille Europe et redonnait un coup de jeune à notre capitale un peu vieux jeu.

Les écrivains américains fuyaient la prohibition, chassaient l’esprit de liberté et la ferveur des années folles à Paris. À Shakespeare and Company, ils pouvaient alors souscrire aux abonnements que Sylvia Beach avait mis en place et découvrir des auteurs classiques et contemporains, qui ne leur étaient pas forcément accessibles à une époque où les livres coûtaient plus qu’un paquet de cigarettes. Les auteurs venaient s’y cultiver, s’immerger, consulter les revues littéraires qui publiaient alors les œuvres les plus expérimentales, s’en inspirer et en discuter avec la libraire, qui les conseille et les oriente vers telle ou telle lecture. Ainsi se fait et s’étoffe rapidement le carnet d’adresses d’une jeune Américaine à Paris. Dans ce carnaval de figures des lettres, on pourra voir défiler : James Joyce, Valery Larbaud, Léon-Paul Fargues, Robert McAlmon, Ernest Hemingway, ou encore André Gide, Ezra Pound, Dos Passos, Sherwood Anderson, George Antheil, les Scott Fitzgerald, Natalie Clifford Barney, Janet Flanner, Ford Maddox Ford, Paul Valéry, Raymonde Linossier… Que du beau monde. Je garde précieusement noté dans un coin de ma tête un nouveau nom qui m’a particulièrement intriguée : Marguerite Radclyffe Hall.

portrait_adrienne_sylvia1 Sylvia Beach la brindille, à gauche ; Adrienne Monnier la robustesse, à droite.

C’est un livre écrit un peu maladroitement, mais qui m’a tellement réjouie ! On sent que Sylvia Beach était un formidable bout de femme, très réservé, qui se trouve presque malgré elle à l’avant-centre littéraire parisien de la première moitié du XXe siècle. En sa qualité de noyau, elle fut témoin d’énormément d’épisodes marquants, qu’elle tente de retranscrire dans une suite d’anecdotes, récits, vignettes, mises bout à bout les unes aux autres, et c’est ce patchwork éclairant qui en constitue toute la saveur (moins les qualités d’écriture qui démontrent que la libraire n’était pas libraire pour rien). Le récit paraît bien partiel par moments : toutes les figures défilant dans sa librairie sont des « amis » ; des brouilles sont parfois mentionnées, vaguement, mais dans l’ensemble tous ces écrivains sont formidablement sympathiques et intéressants. Beach a l’air de représenter une épaule sur laquelle se reposer, ainsi qu’un pied-à-terre, en transformant une partie de sa librairie en bureau de poste, pour tous les Américains expatriés. Toujours heureuse de pouvoir rendre service, elle n’apporte que peu de commentaire sur la profondeur des uns des autres, du contexte, de la réception de leurs œuvres : ils sont pour elle, avant toute chose, des clients, avec lesquels converser, s’informer et servir.

Fun times ! Sylvia hébergeait même des écrivains en galère à qui elle ne donnait pas les clefs (pas folle la guêpe).

L’un des points forts de son témoignage est bien sûr tout le récit de l’édition d’Ulysse, le monstre tentaculaire de Joyce, que les Américains, Anglais, Irlandais refusaient d’éditer (ou tentèrent d’éditer au péril de leur commerce) et que Sylvia Beach se proposa de fabriquer. Cette entreprise faillit avoir raison de la librairie, par le temps, l’argent, l’énergie que la librairie dût investir dans la prise en charge du manuscrit colossal et illisible de son auteur quasiment aveugle, dans la dactylographie, dans la fabrication (avec des imprimeurs qui faillirent mettre la clef sous la porte en son nom), puis la vente et la livraison impossible à l’étranger… Tous les maillons de la chaîne de production (hey you, old pal !) risquèrent la prison et y laissèrent des plumes. D’autant que même lorsque cette histoire d’édition fut enfin mise derrière elle, la librairie dût se transformer en bureau de secrétariat de Mr James Joyce lui-même. Elle est franchement bonne patte cette Sylvia.


Dans le même genre, mais d’une inventivité plus affirmée, j’avais pu lire il y a quelques années l’Autobiographie d’Alice B. Toklas, qui est un livre formidable dans sa forme pour ce qu’il dit, pour ce qu’il ne dit pas et pour ce qu’il sait pertinemment qu’il révèle malgré lui. Un billet un peu poussiéreux doit être dénichable quelque part dans les bas-fonds ancestraux de ce site.
C’est avec moult éclats de ravissement que j’ai accueilli ce compte-rendu, parallèle à celui du salon tenu par cette forte tête de Stein : l’autre Amérique parisienne, celle plus observatrice et moins jaugeante de Sylvia Beach, avec toutes les récupérations face aux manques de la rue de Fleurus (Joyce et Hemingway, en premières lignes). Une lecture qui peut être poursuivie avec l’avers de la médaille américaine, en lisant le récit qu’Adrienne Monnier fait dans Rue de l’Odéon (une suite d’interventions, compte-rendus et petits articles publiés au cours des années actives de sa librairie), où l’on retrouvera les fidèles Valéry Larbaud, Paul Fargues, André Gide et autres jazzeurs et non-jazzeurs tels Ernest Hemingway.

Bis repetita placent

Ma réponse au bandeau que Flammarion a installé en facing du livre de Laure Murat, Relire : enquête sur une passion littéraire, va à l’encontre de cette évidence, partiellement déconstruite par les résultats de l’enquête sociologique menée auprès d’une foule d’écrivains, journalistes, acteurs divers et variés du livre… Je crois garder mes livres avant tout par fétichisme, que je le veuille ou non. En seconde position, seulement, viendra la nécessité de les consulter, de temps à autre, quand le temps le permet, ce qui n’est pas courant au cours d’une existence d’embauche. Mais Laure Murat nous le dit bellement : « Une bibliothèque, ce serait donc d’abord cela : un réservoir à relectures potentielles. » La bibliothèque, ou le RÉRELPO.

Cette enquête sur les pratiques de relecture s’est révélée être une véritable madeleine de Proust. Non contente de faire appel à mes souvenirs brumeux, tronqués, calcinés, elle a entrepris, à l’aide des anecdotes de tierces personnes, qualifiées de « grands lecteurs », d’ordonner ces images et mots qui ont refait surface. Ce compte-rendu sur la lecture et la relecture m’a immergée dans le passé, en quête des origines de la lectrice que je suis aujourd’hui. Car je dois reconnaitre avec tristesse combien ma mémoire déficiente (comptez les années d’insomnie comme tributaires de cet état) se débat en vain pour formuler une frise chronologique et descriptive sur la question. Mes parents, ces charmants gredins qui pourraient alors voler à sa rescousse, sont en réalité tout autant incapables de me brosser le portrait de la surgence de ce hobby (ou bien fut-ce une construction ?). Ils ne m’ont jamais serinée à coups d’anecdotes un peu nigaudes sur mon enfance, faisant de moi ce triste sire usant de la blase comme d’une pirouette, ne sachant jamais trop quoi faire d’un compliment (Le manger ? L’enterrer sous une pile de vêtement dans le panier à linge ? Le passer à son voisin ?).

À l’origine de Relire est la volonté de son universitaire d’auteure d’élaborer une typologie imparfaite du grand lecteur. Une questionnaire envoyé à plusieurs centaines de destinataires va servir de base à son étude sociologique. Le maître de la majorité des répondants à l’enquête, la figure tutélaire, le ponte des pontes, c’est Proust, bien sûr. Parce que son œuvre dense, fleuve, invite à une interminable lecture et relecture, que le degré de profondeur se redécouvre à chaque ouverture, que la phrase atteint un niveau de perfection jamais égalée. Les maîtres de ces spécialistes incluent Flaubert, Stendhal… Pratiquement jamais Balzac. Quant aux femmes, elles sont peu lues et relues : Jane Austen, Marguerite Duras, Madame de La Fayette, Virginia Woolf, sont de celles qui  tirent leur épingle du jeu. Mais sur les auteurs sujets à relecture, cités dans l’étude effectuée par Murat, 93 % sont des hommes, 7 % des femmes ; et aucun homme interrogé n’a cité de femme (à l’exception de René de Ceccatty, traducteur de Marguerite Duras). « Cette oblitération des femmes sur la scène littéraire » commente Murat, « - alors que deux tiers du lectorat de romans sont féminins – est un problème vieux comme l’universalisme français. » Un rappel, s’il en faut, que la lecture de Mona Ozouf, et de Martine Reid, n’a été que trop repoussée.

Lire à propos des maîtres des spécialistes à fait de moi comme l’observatrice d’un tableau aspirant à quelque cours de peinture. Leur passion se communique. Et les témoignages de ces grands lecteurs (vs grands électeurs ?) m’ont fait me questionner sur mes habitudes, mes pratiques, mes blocages. Pourquoi je relis finalement peu et pas souvent pour le plaisir (heureusement, je ne suis pas seule : bonjour, Julia Deck). Il va m’arriver d’ouvrir un livre et de relire un passage, mais j’ai vite l’impression de perdre mon temps, devant l’immensité de la tâche et des livres demeurés, encore, inconnus. Je suis d’un genre obsessionnel et compulsif, et je ne prétendrai jamais que la lecture est pur plaisir. Elle est intrinsèquement mêlée à des émotions et des calculs plus cérébraux, si je puis dire, plus froids et pragmatiques, tout comme il est rare que je parvienne à m’installer devant un film et à m’arrêter de réfléchir et d’analyser ce que je vois. Lire est une mixité de ressentis. Que cette conséquence soit une déformation de l’université ou non, je m’y plie en lectrice consciente de l’acte et ne cherche pas à débrancher ce qui ne peut jurer de l’existence même d’un branchement. Mais que la lecture ne soit pas simple plaisir par tout temps, beaucoup l’envisagent et Deck, parmi d’autres, pointe du doigt sa plausible usure :

J’avais lu en traduction L’Attrape-coeurs de Salinger, et j’ai soupçonné que l’original devait être supérieur. Mais lire une traduction puis l’original ne constitue pas une relecture, car la première est nécessairement une réinterprétation. The Catcher in the Rye est devenu mon livre de chevet, que j’ai relu à toutes les rentrées scolaires pour me donner du courage. Je dois reconnaître qu’il y a une forme d’usure du texte : chaque fois, j’arrêtais la lecture un peu plus tôt.

Lire Relire m’a fait me rappeler d’anciennes lectures adolescentes très marquantes. Et pourquoi ne pas rouvrir Le Monde d’hier ? Voilà plus de dix ans qu’a eu lieu mon dépucelage de Stefan Zweig. Que vais-je en penser ? À l’époque, le livre faisait écho à un dynamisme, un idéalisme, un intellectualisme que je portais en étendard. Je m’étais reconnue dans beaucoup de passages. Mais aujourd’hui, qu’en penserai-je ? Quels passages me parleront le plus ? La prévision de Murat, « Le relecteur cherche à se souvenir du lecteur qu’il fut et/ou qu’il est devenu », va-t-elle me mener à une déception de mon moi d’antan et/ou de mon moi présent ? Est-ce Agnès Desarthe ou Évelyne Bloch-Dano, qui disent ne jamais se hasarder à relire dans une édition différente, par crainte de perdre contact avec le texte cognitivo-originel ? Mais peut-être qu’une traduction différente révèlerait une perspective et une appréciation différentes ? Je m’aperçois que je partage cette crainte : je souhaite acheter le Folio, alors que je me souviens avec précision combien mon Livre de Poche est barbouillé de mes impressions de l’époque. À la lumière des années de pratique, force est de s’apercevoir que je suis devenue difficile, voire intraitable, avec le sujet de certaines traductions ; à commencer par Shakespeare, que je n’explore que chez Déprats, le texte original en vis-à-vis.

Volonté de se rapprocher d’un ressenti, d’une émotion, d’un état d’esprit du passé… Relire, c’est aussi vouloir faire appel à sa mémoire. Et bon sang, que la mienne est sale et partielle. L’entreprise est opaque. Je salue le charme des souvenirs des autres, qui font ressurgir les miens. De la mémoire individuelle à la mémoire collective, il n’y a qu’un pas : la relecture serait également une réponse aux livres condamnés à ne pas laisser d’empreinte définitive. « Élisabeth Ladenson, professeure de littérature française, en est convaincue : »

J’avais lu Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq à sa sortie. Je l’avais trouvé intéressant, sans toutefois l’adorer, une première fois. Or quelques années plus tard, j’ai dû l’enseigner, et cette deuxième fois, de surcroit avec obligation de le commenter, j’ai été impressionnée par sa nullité. Mon métier, qui exige une relecture régulière de beaucoup d’œuvres, m’a incitée à contempler ce phénomène depuis des années, et j’ai fini par conclure que l’idée – le poncif – que c’est à la relecture qu’on reconnait le vrai génie littéraire est exacte.

Les habitudes et raisons de lecture des grands lecteurs sont mises à jour : parmi ceux interrogés, des pontes, de plus jeunes auteurs, des universitaires, des journalistes, des librairies, etc. Il y a donc une première partie de l’enquête qui cherche à savoir ce que relisent en priorité/majorité ces lecteurs, avant de s’intéresser à la question concomitante du leitmotiv. Murat demande à ses répondants d’associer la relecture à l’une et/ou l’autre des cinq idées suivantes : répétition, reprise, réinterprétation, redécouverte, refuge. Des idées de « clôture », comme le souligne François Bon, mais qui ouvrent sur une première réflexion pour beaucoup.

Et la réponse est très éclairante. Certains relisent exclusivement pour le plaisir, d’autres uniquement pour le travail. On voit se dessiner chez les lecteurs des luttes intérieures : ceux qui ont du mal à aimer les livres d’un amour saint, naturel, allant de soi, et qui sont constamment en lutte avec leur passion. Ceux-là lisent pour grandir ou rester grand, pour s’informer, pour savoir… pour se faire du mal ? Certaines relectures sont des confort, des puits à inspiration, des exercices intellectuels : relire incite à écrire, à réfléchir, ou même à fléchir. L’immersion dans la conscience de l’autre aiguise notre empathie, émousse notre égocentrisme. Lire donne à être autre. « La relecture est une courroie de transmission », assure Murat, une « imprégnation ». Linda Lê raconte comment sa lecture des Misérables lui a donné de rêver une terre d’exil, un Paris exotique, sans se douter que la vision écrite était déjà passée.

La relecture est également une ancre à un temps et à un lieu, notamment lorsqu’il s’agit des relectures enfantines, premières lectures compulsives, qui se transportent d’espaces en époques et accompagnent les déplacements, en procurant une nécessaire sensation d’ancrage et de stabilité. Le monde se déplace, mais heureusement certains éléments internes au monde se retrouveront toujours, images figées et rassurantes comme immuable contre-pouvoir de la fugacité.

Pour (ou contre) une récupération féministe

Chimamanda Ngozi Adichie is back, ladies & gents. L’auteure de We Should all be Feminists, retranscription de sa conférence TED, qui a remporté un succès phénoménal, revient avec une publication à potentiel multi-best seller sur un thème similaire : le féminisme de masse, le seul et l’unique qui atteindra tous les cœurs de foyer. Cette fois, il s’agit de partir des fondations de l’esprit et d’imaginer une éducation féministe qui favoriserait l’ouverture sur la diversité du genre, dans cette lettre intitulée Chère Ijeawele, adressée à l’une de ses amies.

Ce court opus de 70 pages (comptez 20 lignes à peine par page) s’engouffre à la pause thé-café-biscuits, ou lors d’un simple trajet de moins de 60 minutes. On y retrouve Adichie dans une verve olympique et dans un format dans lequel elle excelle depuis son premier essai. C’est drôle, droit, concis. Les propos sont pragmatiques, les exemples sont toujours tirés de son vécu, mais la vérité y est universelle. Elle sait là où le bat le plus banal blesse, quand la sauce pique, et parvient avec une adresse toute naturelle à déjouer les retenues et réfutations à l’encontre des arguments qu’elle formule. Adichie a un talent pour se montrer à la fois compréhensive et intransigeante avec son sujet de prédilection.

Éduque-la à la différence. Fais de la différence une chose ordinaire. Fais de la différence une chose normale. Apprends-lui à ne pas attacher d’importance à la différence. Et il ne s’agit pas là de se montrer juste ou même gentille, mais simplement d’être humaine et pragmatique. Parce que la réalité de notre monde, c’est la différence. Et en l’éduquant à la différence, tu lui donnes les moyens de survivre dans un monde de diversité.

Avec ce petit manifeste, c’est 15 des piliers de la pensée féministe qu’elle énumère et illustre de ses anecdotes, qui par leur solidité et la force positive de leur auteure, parviennent à se loger durablement quelque part entre la tête et le poitrail.

Son entreprise globale est de désamorcer les préjugés mis en branle malgré nous, qui contribueront à l’empêchement féminin : préjugés trop ancrés, presque invisibles, transmis de génération en génération ou par notre exposition quotidienne aux idées sociétales, dans les journaux, dans la culture, dans l’Histoire.

La puissance des modèles alternatifs ne pourra jamais être exagérée. Parce qu’elle en aura côtoyé régulièrement, et que cela l’aura rendue plus forte, elle sera en mesure de s’opposer à l’idée selon laquelle les « rôles de genre » seraient figés.

Ses propos liminaires portent sur le travail, et la nécessité de ne pas s’excuser de travailler, en tant que femme. C’est pour elles-toutes que la pression sociale liée à la famille sera la plus lourde, et ce sont elles qui intérioriseront cette pression en la transformant en culpabilité, dès l’instant que l’enfant pourra paraître en souffrir ; tandis que les hommes, peu souvent – voire jamais – ne percevront leur occupation comme une source de culpabilisation, ou même de jugement, sur leur rapport à l’éducation des enfants. Rentrer tard ne sera qu’une conséquence logique et nécessaire de leur dévouement à enrichir le foyer, à des fins confortables. Elle met en garde contre les discours qui entoureront ces jugements : « Apprends-lui à questionner la façon dont notre société utilise la biologie de manière sélective, comme « argument » pour justifier des normes sociales. » Cette volonté de déculpabiliser la femme, et la mère, de sa volonté d’indépendance, d’entièreté qui s’allient au souhait de faire comme il faut, s’exprime parfaitement dans son injonction : « Accorde-toi le droit d’échouer. »

Adichie s’attaque ensuite au langage commun : « Et, je t’en prie, bannis le vocabulaire de l’aide. Chudi ne « t’aide » pas quand il s’occupe de son enfant. Il fait ce qu’il est censé faire. » Les tâches doivent être partagées, et la langue d’usage participe de cette égalité et de ce changement de point de vue. De même, elle encourage son amie à toujours laisser un champ libre de possibilités, de tenir son langage loin des contraintes, notamment de genre ; les valeurs qu’elle prône sont humanistes, il s’agit d’enseigner la bienveillance et l’assertion de soi, et contextualiser chaque doute, chaque conflit, pour ne pas croire qu’il y a une seule et même réponse à chaque question émergeant dans les relations de sexe : « Quand tu lui apprendras ce qu’est l’oppression, fais attention à ne pas faire des opprimés des saints. »

Mais quand même. N’en restons pas à d’heureuses (auto-)congratulations (pour lire ce livre) car il y a critique. Oui, critique. Et la chose n’est pas facile car je porte Adichie haut dans ma tête, et ses livres (y compris celui-ci) trônent fièrement, dans leur éventail d’éditions, éditions pas seulement acquises parce que les couvertures sont irrésistiblement géométriques.

C’est la périphérie de cette publication qui m’a posé problème. L’autour. Et pour être plus précise (si mes restes de Génette étaient plus frais, l’ultime précision aurait peut-être été atteinte, mais la flemme de plonger dans les sous-sols de ma bibliothèque a coupé l’alimentation à mes veines de jambes), plus précise, disais-je, l’appareil marketing. Alors, que le marketing nous martèle et nous empêche, ce n’est nouveau pour personne. Que diable me donne-je donc cette peine qui n’en vaut pas ? Eh bien, c’est que je ne peux jouir d’un plaisir sans ombre à cette lecture, tant la crainte m’apparait que cette auteure chérie ne se transforme, malgré elle : car cette publication pose la question de l’auteure marketing. Adichie, devient-elle une sorte d’évangéliste ultra-populaire pour vendre cette idée de féminisme aux couleurs changeantes ?

Le livre est, à l’origine, une lettre rédigée à la requête d’une amie nigérianne, Ijeawele, interrogeant Adichie (comme de nombreuses personnes le font désormais, depuis qu’elle incarne cette figure de féministe messianique) sur la façon adéquate d’offrir une éducation féministe à sa fille. Cette lettre fut ensuite publiée en statut Facebook, sous une forme légèrement altérée.

Certes, il n’est pas inhabituel, ou contraire à l’éthique imaginaire de la création, qu’un auteur utilise ses productions à titre personnel (lettres, notes, morceaux de journal, etc.), pour en tirer profit. L’écrivain écrit, mais s’il veut en vivre, il doit vendre ses écrits, ça ne peut pas constituer une aberration, et ce serait vite oublier la normalité d’une telle pratique : depuis 25 ans, Amélie Nothomb (que j’affectionne également, #ToughLove) sort quelques feuillets de son tiroir et les refile en couronne à la Rentrée littéraire. Mais la valeur de l’auteure, sans vouloir tomber dans l’amalgame de celles et ceux qui vendent leur âme au profit du profit, tient en partie à son authenticité. Quand le filon commence à être exploité plus que de mesure, la foire aux vanités tient ses quartiers.

Aussi, on peut parler, en ce qui concerne ce manifeste, d’une écriture rapide, d’une production éclair et d’un objet à destination des masses, dans tout ce qu’elles ont de plus gros, c’est-à-dire un pouvoir massif d’achat commun, à condition que le prix soit petit et l’objet lestement digestible. Que se passe-t-il dans la tête de l’auteure lorsqu’elle accepte de publier, sous forme imprimée, son statut Facebook, et de le transformer en livre légèrement étoffé ? Joue-t-elle le jeu de l’éditeur, lorsqu’elle accepte cette publication, vendue à presque 15 euros, pour quelques feuillets non-inédits (le prix tout d’abord affiché) ? A-t-elle conscience de sa pleine valeur marketing (la marque Boots avec laquelle elle a signé un contrat pour représenter un rouge à lèvres aurait tendance à corroborer) ? Souhaite-t-elle exploiter son potentiel marketing pour établir un complément de revenus ? S’est-elle entichée de cette posture de porte-parole, de communicante sur un principe en lequel elle croit, dont elle est devenue l’image, l’incarnation ? Et d’un autre côté, le monde n’a-t-il pas fait d’Adichie une si parfaite porte-parole en raison de sa pleine féminité, de son physique glamour et de son charisme qui, au-delà de la compréhension des principes mêmes qu’elle porte, donne un sentiment de fierté aux suiveurs qui s’y identifient ?

So in the past few years, she has become something of a star, flourishing at the unlikely juncture of fiction writing and celebrity. Her position was on full display during her visit to New York, where she started her book tour last week. She took the stage in front of a sold-out crowd at Cooper Union, and there was “this kind of unanimous scream,” said Robin Desser, a Knopf editor who has worked with Ms. Adichie for 12 years.

rapporte le NY Times, alors que son slogan a été récupéré et s’est imprimé sur la pop-culture, utilisé et détourné sur des t-shirts, des mugs et tout un tas de goodies. Idem pour L’Express « style », qui se demande qui est Chimamanda Adichie Ngozie, cette « icône » féministe ? Voilà qui nous fait dériver vers le concept de « Femvertising », le féminisme comme argument de vente, ni plus, ni moins : de Konbini à Madame le Figaro, le sujet soulève quelques interrogations.

Et de fait, Adichie a toujours unis les concept de féminisme et de féminité, en appuyant sur le fait que l’un et l’autre ne devaient pas s’opposer mais régner ensemble, dans la mesure de la volonté de féminité de la femme. Il y a une dichotomie entre féminisme et réflexion sur le genre, cette dernière ne rentrant que très peu dans le discours d’Adichie. La construction sociale de la féminité n’est pas réellement remise en question, quand bien même l’auteure précise qu’il ne faut pas encourager cette construction en insinuant qu’une chose (une activité, un vêtement, un aliment) est féminin ou masculin. Elle s’en prend, d’ailleurs, à la dichotomie des couleurs dans sa dernière publication :

Je ne peux pas m’empêcher de m’interroger au sujet du petit génie du marketing qui a inventé cette distinction binaire entre rose et bleu. Il y avait aussi un rayon « unisexe », avec toute une gamme de gris blafards. Le concept d’ « unisexe » est idiot, puisqu’il se fonde sur l’idée que le masculin est bleu, que le féminin est rose et qu’unisexe est une catégorie à part. Pourquoi ne pas simplement ranger les vêtements des bébés par taille et les présenter dans tous les coloris ? Les nourrissons, garçons ou filles, ont tous des corps semblables en fin de compte.

(Mona Chollet dans Beauté fatale, revenait également sur cette idée marketing de génie émergée au milieu de XXe siècle, car traditionnellement, le rose – et le rouge – avaient été jusque-là associés aux hommes)

Elle développe cette thèse, en discourant sur le rapport du vêtement et de la morale qui, selon elle, est nul :

Ne fais jamais le lien entre l’apparence physique (…) et la morale. Ne lui dis jamais qu’une jupe courte est « immorale ». Fais de ses choix vestimentaires une question de goût et de charme, plutôt qu’une question de morale. (…) Parce que les vêtements n’ont strictement rien à voir avec la morale.

Mais elle défend le goût des femmes pour le rouge à lèvres, les talons et les robes. Et quelque part, c’est ce qui est plaisant chez elle : elle véhicule des idées progressistes, le féminisme, mais n’effraie pas car elle ne remet pas en cause la base, les fondamentaux. Adichie secoue, mais ne dérange pas, ne révolutionne pas. La société dans ses fondations n’est pas remise en question. Elle plait parce qu’elle est consensuelle, parce qu’elle est féminine et féministe.

Prenons le contre-exemple d’Adichie, prenons sa presque nemesis : Jessa Crispin. Crispin a récemment publié un livre qui a fait un formidable tollé, Why I’m not a Feminist. Ce sont des idées de l’ordre du féminisme anarchique, révolutionnaires, grandioses. Impraticables ? Des idées qui mettent mal à l’aise parce qu’elles vont vers le déracinement des repères de sexe et de genre auxquels nous sommes habitués, malgré nous, des repères qui nous jalonnent sur toute une vie et sans lesquels nous serions pris complètement au dépourvu. Parmi ces repères, la féminité donc, le rapport hommes-femmes mais aussi la famille.

Dans son interview avec Flavorwire – qui est un must, pour celui ou celle qui a une heure à tuer et un malaise existentiel à se créer – elle va à l’encontre de tout ce que porte Adichie, comme intrinsèquement fallacieux et contre-productif de la cause qu’elle porte. Il s’agit pour elle de redescendre des fausses idées de féminisme appliquées au quotidien, à la culture. La famille est un leurre qui perpétue des stéréotypes de genre ad vitam eternam, la pop-culture est un outil de masse pour perpétuer les stéréotypes de genre. Buffy est en première ligne de ces attaques, car porteuse justement de cette idéologie prêtant à la culture un emploi féministe. Crispin remet fondamentalement en doute les prétentions de la série de Joss Whedon en s’en prenant à ce qu’elle considère être le tronc de la série : le caractère intrinsèquement charmant de Buffy. Le personnage féminin duquel tous les autre personnages tombent amoureux.

Qu’Adichie soit le porte-étendard du féminisme, cela n’est pas forcément un souci pour le mouvement qu’elle s’est appropriée et dont elle souhaite répercuter les idées, mais l’impact véritable du noyau dur demeure en suspens. Et ce qui pose tout autant question, c’est la machine, éditrice dans le cas de son dernier livre, qui est à l’œuvre derrière, machine à laquelle elle participe, en cautionnant un tel tarif pour un tel objet (même si là n’est originellement pas la place de l’auteur, puisque l’espace commercial appartient à l’éditeur). Ce petit livre, bien écrit, bien pensé, est fait pour circuler. Sa structure, sa taille, font de lui un objet de circulation, posté aux caisses, comme à Paris où Gallimard a mis en place des PLV. Gallimard qui a d’ailleurs exploité cette pépite avec une rapidité fulgurante : rapidité de traduction et d’édition, pour un petit objet bien confectionné avec soin (gaufrage, couverture à rabais + bandeau glacé) et sorti dans la collection Nrf pour 8 sous et 50 centimes. À la Librairie de Paris (qui appartient au groupe), les exemplaires foisonnent. Toutes les meilleures raisons d’abaisser son prix, puisque le tirage initial doit être diantrement élevé, ici et ailleurs.

Un livre au contenu pertinent et nécessaire, mais entaché par la volonté unanime de vouloir tirer profit de tout ce qu’Adichie touche, sans que celle-ci ne s’en émeuve particulièrement. Nonobstant ce coup de pif passager, je souhaite que ce livre lâché dans le monde ait désormais les meilleures répercussions possibles. On se souvient qu’un exemplaire de Nous sommes tous des féministes avait été offert à chaque adolescent suédois de 16 ans. Soyons follement optimistes : peut-être la Suède va-t-elle poursuivre sur sa lancée progressiste et offrir la version parentale, Chère Ijeawele, à tous les nouveaux parents de 2017 ?

Oralité et bancalité

Il y a des livres qu’on prend en grippe, pour une raison ou pour une autre, qui au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, voient leur portrait à charge empirer. Dès l’instant où l’on remarque les petits détails qui nous asticotent, on ne voit qu’eux. L’espoir de redresser la barre du plaisir s’amoindrit progressivement et l’on ne voit guère plus que la délivrance de la dernière page pour nous sauver de ce simili-naufrage.

Je partais pourtant avec un bon a priori. Je ne connaissais pas l’auteur mais j’avais lu des propos élogieux sur son petit livre, Mr Gwyn, que je me suis procuré et que j’ai lu avant d’entamer City. Et force est de constater que si j’ai passé un sympathique moment, j’ai finalement retrouvé les mêmes défauts : hélas, sur un roman de 500 pages, ça ne pardonne pas autant que dans une liasse de 150 feuilles en corps 18 (Folio, whassup with that?). Cet étrange Mr Gwyn, sorte de Bartleby moderne, sans la puissance quasi-métaphysique du personnage énigmatique de Melville, avait un soupçon d’intrigant et de résilient, dans son cadre moderne : mais l’écriture, parfois cousue de gros fil et empêtrée dans de lourds sabots,  m’avait désarçonnée. Le genre d’auteur qui me laisse un peu indécise…

city

City n’a de ville que le titre, cherchant à conceptualiser un projet fouillis. On y suit Gould, un ado surdoué un peu schizo, qui vit seul, au milieu des histoires qu’il se raconte. Il fait la rencontre de Shatzy, presque trentenaire, une fille bizarre qui décide de devenir sa gouvernante, sans trop poser de questions. Gould suit des cours à l’université et son entourage place en lui tous ses espoirs pour l’obtention du prix Nobel, tandis que Shatzy ne vit de rien et passe sa vie à fabriquer le récit d’un western spaghetti. Mais au fond, Shatzy qui veille sur Gould à sa façon jmenfoutiste-badass, s’aperçoit que l’ado ne se remet pas du départ de ses parents, et ne cherche qu’à s’évader en créant des personnages avec lesquels converser.

Après un vrai faux départ, mon attention a vite lâché. Je n’étais pas du tout concentrée pendant les 50 premières pages : je me suis alors aperçue que mon attention dérivait quasiment à chaque paragraphe. Pendant trois semaines, dès que j’ouvrais ce livre, je me baladais entre le lycée et le cimetière de Sunnydale, j’essayais de faire marcher mon couple avec Ryan Gosling tout en m’acharnant à me faire un nom à Hollywood, ou je me retrouvais à nouveau, après un hiatus de deux ans, dans un Brooklyn post-hipster très en forme et prometteur… et puis ça m’a frappée : le coupable est ce livre ! Je n’étais pas juste victime d’un trouble de l’attention, je cherchais simplement à m’évader dès que mes yeux touchaient la cellule de la page.

Ma présence a été inégale dans cette lecture. Parfois, mon attention est captée : ça parle alors de Monet, ça décompose ses Nymphéas, dans une sorte de mini-conférence, un peu cliché mais qui frappe juste, par un universitaire qui pleure en classe. Et puis pof, la baby sitter du jeune surdoué, de quinze ans son aînée, vient le border puis l’embrasse à pleine bouche dans son lit, et je recommence à penser que le récit est gluant et englué (il y a aussi une scène extraite du western qui m’a gravement rebutée, où une prostituée se fait violer par un révolver, scène un peu gratis à mon sens…).

L’histoire donne l’impression que Baricco a voulu entreposer tout plein d’idées, d’expérimentations qu’il faisait, tout un tas d’inspirations et de voies qu’il avait envie d’explorer, et que plutôt que de leur donner un espace à chacune, plutôt que d’explorer et de décortiquer l’une de ces voies après l’autre,  il a opté pour l’assemblage. Assemblage qui serait la recette de ce roman. La quatrième de couverture me conforte d’ailleurs dans mes soupçons.
L’écriture n’est pas expérimentale à proprement parler, mais elle se laisse énormément de liberté : elle s’essaye à la juxtaposition des tons, des styles, des idées… une juxtaposition qui à l’arrivée n’accroche pas. Pourquoi cela ? Superficielle, facile, souvent cliché sans déployer la force de le dépasser. Si on n’accroche que moyennement au tout, ça tourne vite à la diatribe.

La littérature, c'est du sérieux. #hairspray

Il y a une bonne tentative de faire état du discours, de transcrire l’oralité : une part importante du livre est dédiée aux conversations téléphoniques et aux silences, aux monologues de Gould qui s’adonne aux commentaires sportifs de matchs fictifs, aux conversations entre Gould et ses deux amis imaginaires qu’il incarne de sa seule voix, au récit du western que Shatzy crée en temps réel. L’oralité de Shatzy et Gould est d’ailleurs très marquée : ils changent de ton, de registre, de rythme. Ils répètent, miment, crient en lettres majuscules. Et puis il y a l’oralité propre au sport, propre aux conférences de classe, etc. Au fond, c’est là que le bat a blessé, car je n’ai pas été convaincue par chacune de ces oralités, qui s’alternent et reviennent à la charge régulièrement dans le récit. Au contraire, leurs faiblesses se sont amplifiées à mesure des retours. Quand Baricco se montre érudit, il maîtrise les sujets et leurs véhicules narratifs ; quand il explore d’autres registres que le sien, il tombe dans un mimétisme surfait. Ces petites faiblesses finissent de scinder le lecteur attentif et le lecteur passif.

Au premier abord, on songe à Queneau (et même à Calvino), et par extension aux expérimentations des Oulipiens, afin d’oublier cette comparaison au niveau de laquelle Baricco s’efforce de se hisser. Shatzy évoque une Zazie grandie, adulte, dont la familiarité n’est plus fantasque et acceptablement transgressive, mais s’est plutôt ancrée dans un caractère bizarre qui crée un malaise chez les adultes. Pourtant, si j’aurais aimé suivre cette piste, Baricco n’insuffle pas assez de sophistication dans son style, pas assez de génie dans ses trouvailles linguistiques et de maîtrise dans les changements de registre, pour mériter cette affiliation artistique : pour ce dernier aspect notamment, on sent qu’il y a moins d’étude, car Baricco – peut-être en cherchant par là le langage improbablement mimétique de l’enfant ? – s’essaye au parler des gens bobos, des gens babas, des sportifs, des professeurs. Et si la maîtrise de la langue du professeur est impeccable (Faut-il en rester à ce que l’on connait ? Grand débat), si les commentaires sportifs connaissent quelques envolées, la modalité du commentaire tient à beaucoup d’insultes mises bout à bout. C’est plus rustique que lyrique.

Ce roman a pourtant conquis une foule d’adeptes italiens, et des gens du monde. Le Guardian en dit du bien (et en profite pour se lâcher un peu) :

Not only is City a much bulkier tome, it’s a knotty ragbag of wanton circumlocution and narrative anarchy. It is like slipping out of a kimono and pulling on a hairshirt. [T]he place is packed with weird caricatures and unreliable narrators, none of whom are interested in giving intelligible directions. […] It is this kind of authorial sleight of hand that will endear Baricco to some and infuriate others. But City stands as a laudable attempt to create a 21st-century Tristram Shandy.

(Une comparaison avec Tristram Shandy est une aberration dont l’audace me dépasse, Guardian.)

Il y a par moments de très bonnes idées, des phrases qui font mouche, des associations imaginatives. Mr Gwyn en était une : l’idée était canalisée et développée sur une forme courte. Là, tout se côtoie. De ce fourmillement nait une perte de pertinence et les bonnes idées, au milieu de ce bazar, sont des lourdeurs de plus.

Carton rouge.

Plus grands que nurture

La nouvelle année commence et avec elle un nouveau round s’ouvre. Moi qui ai rédigé quelques notes courant décembre, je dois pourtant avouer brasser beaucoup d’air avec mes rames pour faire avancer la barque à notes de janvier. Il fait froid, on s’emmitoufle sous des heures de contemplation ahurissante, on ronfle purement et simplement…  Allez, observer les premières émulsions de l’année m’a fait roidir le poing, et à défaut de m’en servir pour réchauffer des causes valeureuses, je vais gratter ma première allumette sur le Bingo.

Les deux premiers livres de mon année ont des destins jumeaux. L’année 2017 devrait être pour moi une année russophile, voilà qui a été unanimement décidé par décret interne. Par un étrange coup du sort, ce sont deux auteurs affiliés que je m’apprête à pousser sur le devant de l’écran, deux auteurs originaires du bloc de l’est, qui se sont élevés dans l’intelligentsia littéraire française, si haut qu’ils en sont devenus des étendards. Drôle de destin, pourrait être le titre de leur biographie un peu cheap et très peu fact-checkée, que l’on trouverait à la caisse du supermarché.

promesse-de-laube
Jadis, j’étais une petite fille, fraichement émancipée de la proche et aliénante banlieue, catapultée dans une chambre sous les toits parisiens, avec pour intime voisin une armoire à glace, dont la voix revêtait la force du plus banal mégaphone, lorsqu’il décrochait son infâme téléphone. Ces jours-là sont bien loin désormais, et mes nuits de nouveau complètes. Mais enfin, en ces temps-là, certains Bingo-membres se souviendront qu’il fallut bien bénir les lieux, et cette bénédiction se tînt en grande pompe, avec moult  chiffonades & chansonnades ; c’est précisément à cette occasion que je reçus mes premiers Romain Gary (sic). Pendant plus d’un an, le beau cadeau enrubanné a trôné sur le devant de ma bibliothèque, jusqu’à ce matin hivernal de 2017 où enfin, enfin ! l’existence d’une certaine catégorie Bingo empêchait de repousser plus longtemps sa lecture. J’arrête ici la chansonnette de la vie, et passe aux choses sérieuses immédiatement.

Romain Gary, Kacew, de son réel patronyme, est né à Vilnius en 1914. De famille, il n’a véritablement connu que sa mère, titanesque petit bout de femme au caractère de battante qui, au moment-même de sa naissance, hisse son fils jusqu’au plus haut piédestal seul à ne jamais avoir vu le jour sur cette terre, voire l’univers tout entier dans lequel se balade la dite terre. Madame Kacew/Gary est juste un phénomène de vie, de cris, de palabres, d’hyperactivité, d’orgueil, de dévotion maternelle (emphase mise sur la dimension religieuse du mot), qui se donna entièrement au destin qu’elle voyait son fils accomplir avec une croyance inébranlable.

Gary a grandi entre la Lituanie, la Pologne et la Russie, avec pour unique compagnon de vie cette femme habitée par la certitude que son fils était divin. Conversant principalement en français, sa mère lui répète en boucle depuis qu’il est enfant qu’il est fait pour être ambassadeur de France. Ambassadeur et musicien. Ou ambassadeur et danseur. Ou bien ambassadeur et écrivain. Cette femme qui lui assène à tout bout de champ qu’il est comme la réincarnation du Christ le hantera toute son existence : être aussi aveuglément aimé ne pourra jamais lui arriver deux fois. Cette mère lui fait affreusement pitié et honte, cette mère le mène à la baguette, il souhaite à la fois grandir le plus vite possible pour la protéger à son tour et s’en éloigner le plus loin possible, pour s’en émanciper.

Mommy dearest

La vie qu’a menée Romain Gary est d’un incroyable burlesque. Le premier chapitre revient sur les treize premières années de sa vie passées en Europe de l’est, à tenter d’échapper à la pauvreté, réussir à s’élever socialement en Pologne par le biais d’une superbe supercherie inventée par sa mère, avant de re-sombrer à nouveau dans un état de pauvreté relatif. Et la mère de Gary semble un monument d’énergie, animé par une foi en l’effort et le travail que l’on ne peut qu’admirer avec une sorte de peur dans les yeux… La seconde partie du livre se déroule à Nice, où Gary et sa mère émigrent finalement (si le rêve d’ambassadeur de France doit se réaliser, il faut plier bagage) ; c’est le moment pour Romain d’ouvrir les yeux sur la vision fantasmée qu’entretient sa mère sur le pays natal, la patrie qu’ils se sont choisis depuis une décennie, et ses petites boursouflures qui n’échappent pas à un œil plus aiguisé. La troisième et dernière partie, traite de son entrée dans la Guerre. Il ne fait usage que de ce filtre burlesque, en racontant ses souvenirs sur le ton des mésaventures, avec une absence de gravité, qui n’aurait pas fait rougir Chaplin et évoque le Woody Allen de Guerre et amour. Il faut préciser qu’il y a tant de morts que pour leur redonner un peu de couleurs, il faut pouvoir les évoquer avec vivacité.

On ne sait pas trop où l’on met les pieds en entrant dans La Promesse de l’aube, récit centré sur les origines, rapport à la mère, rapport au pays adoptif, rapport à la guerre, rapport à l’écriture, rapport à soi… Mais de fil en aiguille, tout finit par tenir très solidement, malgré la pléthore de très courts chapitres, qui démontrent d’ailleurs un vrai talent pour l’écriture épisodique. Et puis il y a tout ce discours sous/sur-jacent sur l’espoir, le rapport à la vie et l’envie de vivre malgré soi, l’impossibilité à désespérer, cette tendance – presque inée – pour mettre de la distance entre les faits et soi, qui le pousse à toujours user de l’auto-dérision pour traiter des situations. Cela donne voie (et voix !) à des moments très poignants où une description humoristique traite en réalité d’un événement tragique. La Guerre, certainement pas mon genre d’histoire préférée avant de m’endormir, mais Gary a su me rendre impatiente et passionnée par les récits de ce déserteur au grand cœur espérant, qui mourrait d’espoir.

enfance

Un livre que je termine à l’instant, les pages encore toutes chaudes de ma fébrile prise en main dans la ligne 13 en heures de pointe. Enfance porte une démarche similaire à celle de Romain Gary, et au même titre que La Promesse de l’aube, se place comme récit de filiation, un genre que je dois reconnaître beaucoup apprécier (tout comme avec les biopics, je m’empiffre de la vie des autres suivant une tendance qu’on pourrait qualifier de boulimique). Mais là où Romain Gary effectue une dramatisation et un hommage, où il désire transcender la vie avec sa plume, Nathalie Sarraute cherche, fouille, part explorer les bribes du passé qui restent en sa possession pour comprendre ce qui lui a échappé : son enfance.

C’est d’ailleurs la forme qu’elle choisit pour dépoussiérer les étagères, pour ouvrir les tiroirs et ôter les draps des meubles : un dialogue. La Nathalie écrivain se voit apostrophée par la Nathalie enfant, à mesure qu’elle déroule les souvenirs, anecdotes, réflexions sur tel ou tel événement, qui cherche à lui faire se souvenir, mieux, à analyser, à mettre des mots sur les traumatismes enfouis. À l’inverse de Gary, la démarche penche du côté de la psychanalyse.

Nathalie Sarraute est née Natalia / Natacha Tcherniak, à Ivanovo, en 1900. Contrairement à Gary, c’est la solitude qui semble habiter l’enfance de Sarraute, l’impression d’un rejet de tous côtés : elle est un peu le bébé dont on cherche à se débarrasser. Ainsi, Enfance retrace les 14 premières années de sa vie, suivant le divorce de ses parents à l’âge de 2 ans, puis d’un déménagement à l’autre, entre la Suisse, la France où l’entraîne sa mère en quittant la Russie. Puis de retour en Russie, quand celle-ci se remarie ; et enfin, de retour en France, quand sa mère la renvoie en France, où son père a parallèlement émigré et fondé un nouveau foyer à son tour, cherchant à la fois à se délester d’un poids l’empêchant d’être une femme pleine, et à éloigner cette petite chose dont elle ne parvient pas complètement à s’amouracher.

nathalie-sarrauteCosy wiz m’books

Le ton avec lequel Sarraute s’intéresse à son passé est neutre, atone, analytique. Son écriture cherche à épingler les événements non-importants qui ont compté malgré eux dans la formation de sa personnalité : ces petites phrases, ici et là, de rejet ; le comportement de sa belle-mère, portrait de la marâtre, que l’enfant défend pourtant ; la figure fantasmée d’une mère simplement trop égocentrique pour s’occuper d’un enfant, fut-il le sien. Et puis, comme Gary, mais de nouveau dans un style amplement différent, il y a la découverte de l’écriture et surtout de l’école, qui rappelle cette même portée qu’a connue Annie Ernaux, et même Janet Frame : celle des enfants déplacés, qui trouvent un sens profond à leur vie lorsqu’ils se découvrent aptes aux études. Cette mesure de ton au plus près des choses, du vrai, du simple, donne lieu à quelques poignances lorsqu’elle découvre les accrocs d’un pan de son passé. Les phrases sont tournées avec un équilibre majestueux d’apparente simplicité, la syntaxe est infaillible, et l’usage de la ponctuation est des plus particuliers, comme si la narration se servait des points de suspension pour proposer une troisième voix au dialogue…

Deux lectures, si pareilles et si dissemblables (l’une spectaculaire, l’autre stupéfiante), qui m’ont fait toutes deux passer un excellent moment. Foncez les champions, la Russie (et les fondants au chocolat) est une bonne piste pour traverser cette trouée sibérienne.