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Plus grands que nurture

La nouvelle année commence et avec elle un nouveau round s’ouvre. Moi qui ai rédigé quelques notes courant décembre, je dois pourtant avouer brasser beaucoup d’air avec mes rames pour faire avancer la barque à notes de janvier. Il fait froid, on s’emmitoufle sous des heures de contemplation ahurissante, on ronfle purement et simplement…  Allez, observer les premières émulsions de l’année m’a fait roidir le poing, et à défaut de m’en servir pour réchauffer des causes valeureuses, je vais gratter ma première allumette sur le Bingo.

Les deux premiers livres de mon année ont des destins jumeaux. L’année 2017 devrait être pour moi une année russophile, voilà qui a été unanimement décidé par décret interne. Par un étrange coup du sort, ce sont deux auteurs affiliés que je m’apprête à pousser sur le devant de l’écran, deux auteurs originaires du bloc de l’est, qui se sont élevés dans l’intelligentsia littéraire française, si haut qu’ils en sont devenus des étendards. Drôle de destin, pourrait être le titre de leur biographie un peu cheap et très peu fact-checkée, que l’on trouverait à la caisse du supermarché.

promesse-de-laube
Jadis, j’étais une petite fille, fraichement émancipée de la proche et aliénante banlieue, catapultée dans une chambre sous les toits parisiens, avec pour intime voisin une armoire à glace, dont la voix revêtait la force du plus banal mégaphone, lorsqu’il décrochait son infâme téléphone. Ces jours-là sont bien loin désormais, et mes nuits de nouveau complètes. Mais enfin, en ces temps-là, certains Bingo-membres se souviendront qu’il fallut bien bénir les lieux, et cette bénédiction se tînt en grande pompe, avec moult  chiffonades & chansonnades ; c’est précisément à cette occasion que je reçus mes premiers Romain Gary (sic). Pendant plus d’un an, le beau cadeau enrubanné a trôné sur le devant de ma bibliothèque, jusqu’à ce matin hivernal de 2017 où enfin, enfin ! l’existence d’une certaine catégorie Bingo empêchait de repousser plus longtemps sa lecture. J’arrête ici la chansonnette de la vie, et passe aux choses sérieuses immédiatement.

Romain Gary, Kacew, de son réel patronyme, est né à Vilnius en 1914. De famille, il n’a véritablement connu que sa mère, titanesque petit bout de femme au caractère de battante qui, au moment-même de sa naissance, hisse son fils jusqu’au plus haut piédestal seul à ne jamais avoir vu le jour sur cette terre, voire l’univers tout entier dans lequel se balade la dite terre. Madame Kacew/Gary est juste un phénomène de vie, de cris, de palabres, d’hyperactivité, d’orgueil, de dévotion maternelle (emphase mise sur la dimension religieuse du mot), qui se donna entièrement au destin qu’elle voyait son fils accomplir avec une croyance inébranlable.

Gary a grandi entre la Lituanie, la Pologne et la Russie, avec pour unique compagnon de vie cette femme habitée par la certitude que son fils était divin. Conversant principalement en français, sa mère lui répète en boucle depuis qu’il est enfant qu’il est fait pour être ambassadeur de France. Ambassadeur et musicien. Ou ambassadeur et danseur. Ou bien ambassadeur et écrivain. Cette femme qui lui assène à tout bout de champ qu’il est comme la réincarnation du Christ le hantera toute son existence : être aussi aveuglément aimé ne pourra jamais lui arriver deux fois. Cette mère lui fait affreusement pitié et honte, cette mère le mène à la baguette, il souhaite à la fois grandir le plus vite possible pour la protéger à son tour et s’en éloigner le plus loin possible, pour s’en émanciper.

Mommy dearest

La vie qu’a menée Romain Gary est d’un incroyable burlesque. Le premier chapitre revient sur les treize premières années de sa vie passées en Europe de l’est, à tenter d’échapper à la pauvreté, réussir à s’élever socialement en Pologne par le biais d’une superbe supercherie inventée par sa mère, avant de re-sombrer à nouveau dans un état de pauvreté relatif. Et la mère de Gary semble un monument d’énergie, animé par une foi en l’effort et le travail que l’on ne peut qu’admirer avec une sorte de peur dans les yeux… La seconde partie du livre se déroule à Nice, où Gary et sa mère émigrent finalement (si le rêve d’ambassadeur de France doit se réaliser, il faut plier bagage) ; c’est le moment pour Romain d’ouvrir les yeux sur la vision fantasmée qu’entretient sa mère sur le pays natal, la patrie qu’ils se sont choisis depuis une décennie, et ses petites boursouflures qui n’échappent pas à un œil plus aiguisé. La troisième et dernière partie, traite de son entrée dans la Guerre. Il ne fait usage que de ce filtre burlesque, en racontant ses souvenirs sur le ton des mésaventures, avec une absence de gravité, qui n’aurait pas fait rougir Chaplin et évoque le Woody Allen de Guerre et amour. Il faut préciser qu’il y a tant de morts que pour leur redonner un peu de couleurs, il faut pouvoir les évoquer avec vivacité.

On ne sait pas trop où l’on met les pieds en entrant dans La Promesse de l’aube, récit centré sur les origines, rapport à la mère, rapport au pays adoptif, rapport à la guerre, rapport à l’écriture, rapport à soi… Mais de fil en aiguille, tout finit par tenir très solidement, malgré la pléthore de très courts chapitres, qui démontrent d’ailleurs un vrai talent pour l’écriture épisodique. Et puis il y a tout ce discours sous/sur-jacent sur l’espoir, le rapport à la vie et l’envie de vivre malgré soi, l’impossibilité à désespérer, cette tendance – presque inée – pour mettre de la distance entre les faits et soi, qui le pousse à toujours user de l’auto-dérision pour traiter des situations. Cela donne voie (et voix !) à des moments très poignants où une description humoristique traite en réalité d’un événement tragique. La Guerre, certainement pas mon genre d’histoire préférée avant de m’endormir, mais Gary a su me rendre impatiente et passionnée par les récits de ce déserteur au grand cœur espérant, qui mourrait d’espoir.

enfance

Un livre que je termine à l’instant, les pages encore toutes chaudes de ma fébrile prise en main dans la ligne 13 en heures de pointe. Enfance porte une démarche similaire à celle de Romain Gary, et au même titre que La Promesse de l’aube, se place comme récit de filiation, un genre que je dois reconnaître beaucoup apprécier (tout comme avec les biopics, je m’empiffre de la vie des autres suivant une tendance qu’on pourrait qualifier de boulimique). Mais là où Romain Gary effectue une dramatisation et un hommage, où il désire transcender la vie avec sa plume, Nathalie Sarraute cherche, fouille, part explorer les bribes du passé qui restent en sa possession pour comprendre ce qui lui a échappé : son enfance.

C’est d’ailleurs la forme qu’elle choisit pour dépoussiérer les étagères, pour ouvrir les tiroirs et ôter les draps des meubles : un dialogue. La Nathalie écrivain se voit apostrophée par la Nathalie enfant, à mesure qu’elle déroule les souvenirs, anecdotes, réflexions sur tel ou tel événement, qui cherche à lui faire se souvenir, mieux, à analyser, à mettre des mots sur les traumatismes enfouis. À l’inverse de Gary, la démarche penche du côté de la psychanalyse.

Nathalie Sarraute est née Natalia / Natacha Tcherniak, à Ivanovo, en 1900. Contrairement à Gary, c’est la solitude qui semble habiter l’enfance de Sarraute, l’impression d’un rejet de tous côtés : elle est un peu le bébé dont on cherche à se débarrasser. Ainsi, Enfance retrace les 14 premières années de sa vie, suivant le divorce de ses parents à l’âge de 2 ans, puis d’un déménagement à l’autre, entre la Suisse, la France où l’entraîne sa mère en quittant la Russie. Puis de retour en Russie, quand celle-ci se remarie ; et enfin, de retour en France, quand sa mère la renvoie en France, où son père a parallèlement émigré et fondé un nouveau foyer à son tour, cherchant à la fois à se délester d’un poids l’empêchant d’être une femme pleine, et à éloigner cette petite chose dont elle ne parvient pas complètement à s’amouracher.

nathalie-sarrauteCosy wiz m’books

Le ton avec lequel Sarraute s’intéresse à son passé est neutre, atone, analytique. Son écriture cherche à épingler les événements non-importants qui ont compté malgré eux dans la formation de sa personnalité : ces petites phrases, ici et là, de rejet ; le comportement de sa belle-mère, portrait de la marâtre, que l’enfant défend pourtant ; la figure fantasmée d’une mère simplement trop égocentrique pour s’occuper d’un enfant, fut-il le sien. Et puis, comme Gary, mais de nouveau dans un style amplement différent, il y a la découverte de l’écriture et surtout de l’école, qui rappelle cette même portée qu’a connue Annie Ernaux, et même Janet Frame : celle des enfants déplacés, qui trouvent un sens profond à leur vie lorsqu’ils se découvrent aptes aux études. Cette mesure de ton au plus près des choses, du vrai, du simple, donne lieu à quelques poignances lorsqu’elle découvre les accrocs d’un pan de son passé. Les phrases sont tournées avec un équilibre majestueux d’apparente simplicité, la syntaxe est infaillible, et l’usage de la ponctuation est des plus particuliers, comme si la narration se servait des points de suspension pour proposer une troisième voix au dialogue…

Deux lectures, si pareilles et si dissemblables (l’une spectaculaire, l’autre stupéfiante), qui m’ont fait toutes deux passer un excellent moment. Foncez les champions, la Russie (et les fondants au chocolat) est une bonne piste pour traverser cette trouée sibérienne.