Oralité et bancalité

Il y a des livres qu’on prend en grippe, pour une raison ou pour une autre, qui au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, voient leur portrait à charge empirer. Dès l’instant où l’on remarque les petits détails qui nous asticotent, on ne voit qu’eux. L’espoir de redresser la barre du plaisir s’amoindrit progressivement et l’on ne voit guère plus que la délivrance de la dernière page pour nous sauver de ce simili-naufrage.

Je partais pourtant avec un bon a priori. Je ne connaissais pas l’auteur mais j’avais lu des propos élogieux sur son petit livre, Mr Gwyn, que je me suis procuré et que j’ai lu avant d’entamer City. Et force est de constater que si j’ai passé un sympathique moment, j’ai finalement retrouvé les mêmes défauts : hélas, sur un roman de 500 pages, ça ne pardonne pas autant que dans une liasse de 150 feuilles en corps 18 (Folio, whassup with that?). Cet étrange Mr Gwyn, sorte de Bartleby moderne, sans la puissance quasi-métaphysique du personnage énigmatique de Melville, avait un soupçon d’intrigant et de résilient, dans son cadre moderne : mais l’écriture, parfois cousue de gros fil et empêtrée dans de lourds sabots,  m’avait désarçonnée. Le genre d’auteur qui me laisse un peu indécise…

city

City n’a de ville que le titre, cherchant à conceptualiser un projet fouillis. On y suit Gould, un ado surdoué un peu schizo, qui vit seul, au milieu des histoires qu’il se raconte. Il fait la rencontre de Shatzy, presque trentenaire, une fille bizarre qui décide de devenir sa gouvernante, sans trop poser de questions. Gould suit des cours à l’université et son entourage place en lui tous ses espoirs pour l’obtention du prix Nobel, tandis que Shatzy ne vit de rien et passe sa vie à fabriquer le récit d’un western spaghetti. Mais au fond, Shatzy qui veille sur Gould à sa façon jmenfoutiste-badass, s’aperçoit que l’ado ne se remet pas du départ de ses parents, et ne cherche qu’à s’évader en créant des personnages avec lesquels converser.

Après un vrai faux départ, mon attention a vite lâché. Je n’étais pas du tout concentrée pendant les 50 premières pages : je me suis alors aperçue que mon attention dérivait quasiment à chaque paragraphe. Pendant trois semaines, dès que j’ouvrais ce livre, je me baladais entre le lycée et le cimetière de Sunnydale, j’essayais de faire marcher mon couple avec Ryan Gosling tout en m’acharnant à me faire un nom à Hollywood, ou je me retrouvais à nouveau, après un hiatus de deux ans, dans un Brooklyn post-hipster très en forme et prometteur… et puis ça m’a frappée : le coupable est ce livre ! Je n’étais pas juste victime d’un trouble de l’attention, je cherchais simplement à m’évader dès que mes yeux touchaient la cellule de la page.

Ma présence a été inégale dans cette lecture. Parfois, mon attention est captée : ça parle alors de Monet, ça décompose ses Nymphéas, dans une sorte de mini-conférence, un peu cliché mais qui frappe juste, par un universitaire qui pleure en classe. Et puis pof, la baby sitter du jeune surdoué, de quinze ans son aînée, vient le border puis l’embrasse à pleine bouche dans son lit, et je recommence à penser que le récit est gluant et englué (il y a aussi une scène extraite du western qui m’a gravement rebutée, où une prostituée se fait violer par un révolver, scène un peu gratis à mon sens…).

L’histoire donne l’impression que Baricco a voulu entreposer tout plein d’idées, d’expérimentations qu’il faisait, tout un tas d’inspirations et de voies qu’il avait envie d’explorer, et que plutôt que de leur donner un espace à chacune, plutôt que d’explorer et de décortiquer l’une de ces voies après l’autre,  il a opté pour l’assemblage. Assemblage qui serait la recette de ce roman. La quatrième de couverture me conforte d’ailleurs dans mes soupçons.
L’écriture n’est pas expérimentale à proprement parler, mais elle se laisse énormément de liberté : elle s’essaye à la juxtaposition des tons, des styles, des idées… une juxtaposition qui à l’arrivée n’accroche pas. Pourquoi cela ? Superficielle, facile, souvent cliché sans déployer la force de le dépasser. Si on n’accroche que moyennement au tout, ça tourne vite à la diatribe.

La littérature, c'est du sérieux. #hairspray

Il y a une bonne tentative de faire état du discours, de transcrire l’oralité : une part importante du livre est dédiée aux conversations téléphoniques et aux silences, aux monologues de Gould qui s’adonne aux commentaires sportifs de matchs fictifs, aux conversations entre Gould et ses deux amis imaginaires qu’il incarne de sa seule voix, au récit du western que Shatzy crée en temps réel. L’oralité de Shatzy et Gould est d’ailleurs très marquée : ils changent de ton, de registre, de rythme. Ils répètent, miment, crient en lettres majuscules. Et puis il y a l’oralité propre au sport, propre aux conférences de classe, etc. Au fond, c’est là que le bat a blessé, car je n’ai pas été convaincue par chacune de ces oralités, qui s’alternent et reviennent à la charge régulièrement dans le récit. Au contraire, leurs faiblesses se sont amplifiées à mesure des retours. Quand Baricco se montre érudit, il maîtrise les sujets et leurs véhicules narratifs ; quand il explore d’autres registres que le sien, il tombe dans un mimétisme surfait. Ces petites faiblesses finissent de scinder le lecteur attentif et le lecteur passif.

Au premier abord, on songe à Queneau (et même à Calvino), et par extension aux expérimentations des Oulipiens, afin d’oublier cette comparaison au niveau de laquelle Baricco s’efforce de se hisser. Shatzy évoque une Zazie grandie, adulte, dont la familiarité n’est plus fantasque et acceptablement transgressive, mais s’est plutôt ancrée dans un caractère bizarre qui crée un malaise chez les adultes. Pourtant, si j’aurais aimé suivre cette piste, Baricco n’insuffle pas assez de sophistication dans son style, pas assez de génie dans ses trouvailles linguistiques et de maîtrise dans les changements de registre, pour mériter cette affiliation artistique : pour ce dernier aspect notamment, on sent qu’il y a moins d’étude, car Baricco – peut-être en cherchant par là le langage improbablement mimétique de l’enfant ? – s’essaye au parler des gens bobos, des gens babas, des sportifs, des professeurs. Et si la maîtrise de la langue du professeur est impeccable (Faut-il en rester à ce que l’on connait ? Grand débat), si les commentaires sportifs connaissent quelques envolées, la modalité du commentaire tient à beaucoup d’insultes mises bout à bout. C’est plus rustique que lyrique.

Ce roman a pourtant conquis une foule d’adeptes italiens, et des gens du monde. Le Guardian en dit du bien (et en profite pour se lâcher un peu) :

Not only is City a much bulkier tome, it’s a knotty ragbag of wanton circumlocution and narrative anarchy. It is like slipping out of a kimono and pulling on a hairshirt. [T]he place is packed with weird caricatures and unreliable narrators, none of whom are interested in giving intelligible directions. […] It is this kind of authorial sleight of hand that will endear Baricco to some and infuriate others. But City stands as a laudable attempt to create a 21st-century Tristram Shandy.

(Une comparaison avec Tristram Shandy est une aberration dont l’audace me dépasse, Guardian.)

Il y a par moments de très bonnes idées, des phrases qui font mouche, des associations imaginatives. Mr Gwyn en était une : l’idée était canalisée et développée sur une forme courte. Là, tout se côtoie. De ce fourmillement nait une perte de pertinence et les bonnes idées, au milieu de ce bazar, sont des lourdeurs de plus.

Carton rouge.

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