Bis repetita placent

Ma réponse au bandeau que Flammarion a installé en facing du livre de Laure Murat, Relire : enquête sur une passion littéraire, va à l’encontre de cette évidence, partiellement déconstruite par les résultats de l’enquête sociologique menée auprès d’une foule d’écrivains, journalistes, acteurs divers et variés du livre… Je crois garder mes livres avant tout par fétichisme, que je le veuille ou non. En seconde position, seulement, viendra la nécessité de les consulter, de temps à autre, quand le temps le permet, ce qui n’est pas courant au cours d’une existence d’embauche. Mais Laure Murat nous le dit bellement : “Une bibliothèque, ce serait donc d’abord cela : un réservoir à relectures potentielles.” La bibliothèque, ou le RÉRELPO.

Cette enquête sur les pratiques de relecture s’est révélée être une véritable madeleine de Proust. Non contente de faire appel à mes souvenirs brumeux, tronqués, calcinés, elle a entrepris, à l’aide des anecdotes de tierces personnes, qualifiées de “grands lecteurs”, d’ordonner ces images et mots qui ont refait surface. Ce compte-rendu sur la lecture et la relecture m’a immergée dans le passé, en quête des origines de la lectrice que je suis aujourd’hui. Car je dois reconnaitre avec tristesse combien ma mémoire déficiente (comptez les années d’insomnie comme tributaires de cet état) se débat en vain pour formuler une frise chronologique et descriptive sur la question. Mes parents, ces charmants gredins qui pourraient alors voler à sa rescousse, sont en réalité tout autant incapables de me brosser le portrait de la surgence de ce hobby (ou bien fut-ce une construction ?). Ils ne m’ont jamais serinée à coups d’anecdotes un peu nigaudes sur mon enfance, faisant de moi ce triste sire usant de la blase comme d’une pirouette, ne sachant jamais trop quoi faire d’un compliment (Le manger ? L’enterrer sous une pile de vêtement dans le panier à linge ? Le passer à son voisin ?).

À l’origine de Relire est la volonté de son universitaire d’auteure d’élaborer une typologie imparfaite du grand lecteur. Une questionnaire envoyé à plusieurs centaines de destinataires va servir de base à son étude sociologique. Le maître de la majorité des répondants à l’enquête, la figure tutélaire, le ponte des pontes, c’est Proust, bien sûr. Parce que son œuvre dense, fleuve, invite à une interminable lecture et relecture, que le degré de profondeur se redécouvre à chaque ouverture, que la phrase atteint un niveau de perfection jamais égalée. Les maîtres de ces spécialistes incluent Flaubert, Stendhal… Pratiquement jamais Balzac. Quant aux femmes, elles sont peu lues et relues : Jane Austen, Marguerite Duras, Madame de La Fayette, Virginia Woolf, sont de celles qui  tirent leur épingle du jeu. Mais sur les auteurs sujets à relecture, cités dans l’étude effectuée par Murat, 93 % sont des hommes, 7 % des femmes ; et aucun homme interrogé n’a cité de femme (à l’exception de René de Ceccatty, traducteur de Marguerite Duras). « Cette oblitération des femmes sur la scène littéraire » commente Murat, “- alors que deux tiers du lectorat de romans sont féminins – est un problème vieux comme l’universalisme français.” Un rappel, s’il en faut, que la lecture de Mona Ozouf, et de Martine Reid, n’a été que trop repoussée.

Lire à propos des maîtres des spécialistes à fait de moi comme l’observatrice d’un tableau aspirant à quelque cours de peinture. Leur passion se communique. Et les témoignages de ces grands lecteurs (vs grands électeurs ?) m’ont fait me questionner sur mes habitudes, mes pratiques, mes blocages. Pourquoi je relis finalement peu et pas souvent pour le plaisir (heureusement, je ne suis pas seule : bonjour, Julia Deck). Il va m’arriver d’ouvrir un livre et de relire un passage, mais j’ai vite l’impression de perdre mon temps, devant l’immensité de la tâche et des livres demeurés, encore, inconnus. Je suis d’un genre obsessionnel et compulsif, et je ne prétendrai jamais que la lecture est pur plaisir. Elle est intrinsèquement mêlée à des émotions et des calculs plus cérébraux, si je puis dire, plus froids et pragmatiques, tout comme il est rare que je parvienne à m’installer devant un film et à m’arrêter de réfléchir et d’analyser ce que je vois. Lire est une mixité de ressentis. Que cette conséquence soit une déformation de l’université ou non, je m’y plie en lectrice consciente de l’acte et ne cherche pas à débrancher ce qui ne peut jurer de l’existence même d’un branchement. Mais que la lecture ne soit pas simple plaisir par tout temps, beaucoup l’envisagent et Deck, parmi d’autres, pointe du doigt sa plausible usure :

J’avais lu en traduction L’Attrape-coeurs de Salinger, et j’ai soupçonné que l’original devait être supérieur. Mais lire une traduction puis l’original ne constitue pas une relecture, car la première est nécessairement une réinterprétation. The Catcher in the Rye est devenu mon livre de chevet, que j’ai relu à toutes les rentrées scolaires pour me donner du courage. Je dois reconnaître qu’il y a une forme d’usure du texte : chaque fois, j’arrêtais la lecture un peu plus tôt.

Lire Relire m’a fait me rappeler d’anciennes lectures adolescentes très marquantes. Et pourquoi ne pas rouvrir Le Monde d’hier ? Voilà plus de dix ans qu’a eu lieu mon dépucelage de Stefan Zweig. Que vais-je en penser ? À l’époque, le livre faisait écho à un dynamisme, un idéalisme, un intellectualisme que je portais en étendard. Je m’étais reconnue dans beaucoup de passages. Mais aujourd’hui, qu’en penserai-je ? Quels passages me parleront le plus ? La prévision de Murat, « Le relecteur cherche à se souvenir du lecteur qu’il fut et/ou qu’il est devenu », va-t-elle me mener à une déception de mon moi d’antan et/ou de mon moi présent ? Est-ce Agnès Desarthe ou Évelyne Bloch-Dano, qui disent ne jamais se hasarder à relire dans une édition différente, par crainte de perdre contact avec le texte cognitivo-originel ? Mais peut-être qu’une traduction différente révèlerait une perspective et une appréciation différentes ? Je m’aperçois que je partage cette crainte : je souhaite acheter le Folio, alors que je me souviens avec précision combien mon Livre de Poche est barbouillé de mes impressions de l’époque. À la lumière des années de pratique, force est de s’apercevoir que je suis devenue difficile, voire intraitable, avec le sujet de certaines traductions ; à commencer par Shakespeare, que je n’explore que chez Déprats, le texte original en vis-à-vis.

Volonté de se rapprocher d’un ressenti, d’une émotion, d’un état d’esprit du passé… Relire, c’est aussi vouloir faire appel à sa mémoire. Et bon sang, que la mienne est sale et partielle. L’entreprise est opaque. Je salue le charme des souvenirs des autres, qui font ressurgir les miens. De la mémoire individuelle à la mémoire collective, il n’y a qu’un pas : la relecture serait également une réponse aux livres condamnés à ne pas laisser d’empreinte définitive. “Élisabeth Ladenson, professeure de littérature française, en est convaincue :

J’avais lu Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq à sa sortie. Je l’avais trouvé intéressant, sans toutefois l’adorer, une première fois. Or quelques années plus tard, j’ai dû l’enseigner, et cette deuxième fois, de surcroit avec obligation de le commenter, j’ai été impressionnée par sa nullité. Mon métier, qui exige une relecture régulière de beaucoup d’œuvres, m’a incitée à contempler ce phénomène depuis des années, et j’ai fini par conclure que l’idée – le poncif – que c’est à la relecture qu’on reconnait le vrai génie littéraire est exacte.

Les habitudes et raisons de lecture des grands lecteurs sont mises à jour : parmi ceux interrogés, des pontes, de plus jeunes auteurs, des universitaires, des journalistes, des librairies, etc. Il y a donc une première partie de l’enquête qui cherche à savoir ce que relisent en priorité/majorité ces lecteurs, avant de s’intéresser à la question concomitante du leitmotiv. Murat demande à ses répondants d’associer la relecture à l’une et/ou l’autre des cinq idées suivantes : répétition, reprise, réinterprétation, redécouverte, refuge. Des idées de “clôture”, comme le souligne François Bon, mais qui ouvrent sur une première réflexion pour beaucoup.

Et la réponse est très éclairante. Certains relisent exclusivement pour le plaisir, d’autres uniquement pour le travail. On voit se dessiner chez les lecteurs des luttes intérieures : ceux qui ont du mal à aimer les livres d’un amour saint, naturel, allant de soi, et qui sont constamment en lutte avec leur passion. Ceux-là lisent pour grandir ou rester grand, pour s’informer, pour savoir… pour se faire du mal ? Certaines relectures sont des confort, des puits à inspiration, des exercices intellectuels : relire incite à écrire, à réfléchir, ou même à fléchir. L’immersion dans la conscience de l’autre aiguise notre empathie, émousse notre égocentrisme. Lire donne à être autre. « La relecture est une courroie de transmission », assure Murat, une « imprégnation ». Linda Lê raconte comment sa lecture des Misérables lui a donné de rêver une terre d’exil, un Paris exotique, sans se douter que la vision écrite était déjà passée.

La relecture est également une ancre à un temps et à un lieu, notamment lorsqu’il s’agit des relectures enfantines, premières lectures compulsives, qui se transportent d’espaces en époques et accompagnent les déplacements, en procurant une nécessaire sensation d’ancrage et de stabilité. Le monde se déplace, mais heureusement certains éléments internes au monde se retrouveront toujours, images figées et rassurantes comme immuable contre-pouvoir de la fugacité.

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